George Sand
[ILLUSTRATION]
GABRIEL
ROMAN DIALOGUE
NOTICE
J'ai écrit _Gabriel_ à Marseille, en revenant d'Espagne, mes enfants
jouant autour de moi dans une chambre d'auberge.--Le bruit des enfants
ne gêne pas. Ils vivent, par leurs jeux mêmes, dans un milieu fictif, où
la rêverie peut les suivre sans être refroidie par la réalité. Eux aussi
d'ailleurs appartiennent au monde de l'idéal, par la simplicité de leurs
pensées.
_Gabriel_ appartient, lui, par sa forme et par sa donnée, à la fantaisie
pure. Il est rare que la fantaisie des artistes ait un lien direct
avec leur situation. Du moins, elle n'a pas de simultanéité avec les
préoccupations de leur vie extérieure. L'artiste a précisément besoin de
sortir, par une invention quelconque, du monde positif qui l'inquiète,
l'oppresse, l'ennuie ou le navre. Quiconque ne sait pas cela, n'est
guère artiste lui-même.
GEORGE SAND.
Nohant, 2l septembre 1854.
A ALBERT GRZYMALA,
(Souvenir d'un frère absent.)
PERSONNAGES.
LE PRINCE JULES DE BRAMANTE. GABRIEL DE BRAMANTE, son petit-fils.
LE COMTE ASTOLPHE DE BRAMANTE. ANTONIO. MENRIQUE. SETTIMIA, mère
d'Astolphe. LA FAUSTINA. PERINNE, revendeuse à la toilette. LE
PRÉCEPTEUR de Gabriel. MARC, vieux serviteur. FRERE COME, cordelier,
confesseur de Settimia. BARBE, vieille demoiselle de compagnie de
Settimia. GIGLIO. UN MAÎTRE DE TAVERNE. BANDITS, ÉTUDIANTS, SBIRES,
JEUNES GENS ET COURTISANES.
PROLOGUE. Au château de Bramante.
SCÈNE PREMIÈRE. LE PRINCE, LE PRÉCEPTEUR, MARC.
(_Le prince est en manteau de voyage, assis sur un fauteuil. Le
précepteur est debout devant lui. Marc lui sert du vin._)
LE PRÉCEPTEUR. Votre altesse est-elle toujours aussi fatiguée?
LE PRINCE. Non. Ce vieux vin est ami du vieux sang. Je me trouve
vraiment mieux.
LE PRÉCEPTEUR. C'est un long et pénible voyage que votre altesse vient
de faire... et avec une rapidité....
LE PRINCE. A quatre-vingts ans passés, c'est en effet fort pénible. Il
fut un temps où cela ne m'eût guère embarrassé. Je traversais l'Italie
d'un bout à l'autre pour la moindre affaire, pour une amourette, pour
une fantaisie; et maintenant il me faut des raisons d'une bien haute
importance pour entreprendre, en litière, la moitié du trajet que je
faisais alors à cheval.... Il y a dix ans que je suis venu ici pour la
dernière fois, n'est-ce pas, Marc?
MARC, _très-intimidé_. Oh! oui, monseigneur.
LE PRINCE. Tu étais encore vert alors! Au fait, tu n'as guère que
soixante ans. Tu es encore jeune, toi!
MARC. Oui, monseigneur.
LE PRINCE, _se retournant vers le précepteur_. Toujours aussi bête, à ce
qu'il paraît? (_Haut_.) Maintenant laisse-nous, mon bon Marc, laisse ici
ce flacon.
MARC. Oh! oui, monseigneur. (_Il hésite à sortir_.)
LE PRINCE, _avec une bonté affectée_. Va, mon ami....
MARC. Monseigneur... est-ce que je n'avertirai pas le seigneur Gabriel
de l'arrivée de votre altesse?
LE PRINCE, _avec emportement_. Ne vous l'ai-je pas positivement défendu?
LE PRÉCEPTEUR. Vous savez bien que son altesse veut surprendre
monseigneur Gabriel.
LE PRINCE. Vous seul ici m'avez vu arriver. Mes gens sont incapables
d'une indiscrétion. S'il y a une indiscrétion commise, je vous en rends
responsable.
(_Marc sort tout tremblant_.)
SCÈNE II. LE PRINCE, LE PRÉCEPTEUR.
LE PRINCE. C'est un homme sûr, n'est-ce pas?
LE PRÉCEPTEUR. Comme moi-même, monseigneur.
LE PRINCE. Et... il est le seul, après vous et la nourrice de Gabriel,
qui ait jamais su....
LE PRÉCEPTEUR. Lui, la nourrice et moi, nous sommes les seules personnes
au monde, après votre altesse, qui ayons aujourd'hui connaissance de cet
important secret.
LE PRINCE Important! Oui, vous avez raison; terrible, effrayant secret,
et dont mon âme est quelquefois tourmentée comme d'un remords. Et
dites-moi, monsieur l'abbé, jamais aucune indiscrétion....
LE PRÉCEPTEUR. Pas la moindre, monseigneur.
LE PRINCE. Et jamais aucun doute ne s'est élevé dans l'esprit des
personnes qui le voient journellement?
LE PRÉCEPTEUR. Jamais aucun, monseigneur.
LE PRINCE. Ainsi, vous n'avez pas flatté ma fantaisie dans vos lettres?
Tout cela est l'exacte vérité?
LE PRÉCEPTEUR. Votre altesse touche au moment de s'en convaincre par
elle-même.
LE PRINCE. C'est vrai!... Et j'approche de ce moment avec une émotion
inconcevable.
LE PRÉCEPTEUR. Votre coeur paternel aura sujet de se réjouir.
LE PRINCE. Mon coeur paternel!... L'abbé, laissons ces mots-là aux gens
qui ont bonne grâce à s'en servir. Ceux-là, s'ils savaient par quel
mensonge hardi, insensé presque, il m'a fallu acheter le repos et la
considération de mes vieux jours, chargeraient ma tête d'une lourde
accusation, je le sais! Ne leur empruntons donc pas le langage d'une
tendresse étroite et banale. Mon affection pour les enfants de ma race a
été un sentiment plus grave et plus fort.
LE PRÉCEPTEUR. Un sentiment passionné!
LE PRINCE. Ne me flattez pas, on pourrait aussi bien l'appeler criminel;
je sais la valeur des mots, et n'y attache aucune importance. Au-dessus
des vulgaires devoirs et des puérils soucis de la paternité bourgeoise,
il y a les devoirs courageux, les ambitions dévorantes de la paternité
patricienne. Je les ai remplis avec une audace désespérée. Puisse
l'avenir ne pas flétrir ma mémoire, et ne pas abaisser l'orgueil de mon
nom devant des questions de procédure ou des cas de conscience!
LE PRÉCEPTEUR. Le sort a secondé merveilleusement jusqu'ici vos
desseins.
LE PRINCE, _après un instant de silence_. Vous m'avez écrit qu'il était
d'une belle figure?
LE PRÉCEPTEUR. Admirable! C'est la vivante image de son père.
LE PRINCE. J'espère que son caractère a plus d'énergie!
LE PRÉCEPTEUR. Je l'ai mandé souvent à votre altesse, une incroyable
énergie!
LE PRINCE. Son pauvre père! C'était un esprit timide... une âme timorée.
Bon Julien! quelle peine j'eus à le décider à garder ce secret à son
confesseur au lit de mort! Je ne doute pas que ce fardeau n'ait avancé
le terme de sa vie....
LE PRÉCEPTEUR. Plutôt la douleur que lui causa la mort prématurée de sa
belle et jeune épouse....
LE PRINCE. Je vous ai défendu de m'adoucir les choses; monsieur l'abbé,
je suis de ces hommes qui peuvent supporter toute la vérité. Je sais
que j'ai fait saigner des coeurs, et que ceci en fera saigner encore!
N'importe, ce qui est fait est fait.... Il entre dans sa dix-septième
année; il doit être d'une assez jolie taille?
LE PRÉCEPTEUR. Il a plus de cinq pieds, monseigneur, et il grandit
toujours et rapidement.
LE PRINCE, _avec une joie très-marquée_. En vérité! Le destin nous aide
en effet! Et la figure, est-elle déjà un peu mâle? Déjà! Je voudrais me
faire illusion à moi-même.... Non, ne me dites plus rien; je le verrai
bien.... Parlez-moi seulement du moral, de l'éducation.
LE PRÉCEPTEUR. Tout ce que votre altesse a ordonné a été ponctuellement
exécuté, et tout a réussi comme par miracle.
LE PRINCE. Sois louée, ô fortune!... si vous n'exagérez rien, monsieur
l'abbé. Ainsi rien n'a été épargné pour façonner son esprit, pour
l'orner de toutes les connaissances qu'un prince doit posséder pour
faire honneur à son nom et à sa condition?
LE PRÉCEPTEUR. Votre altesse est douée d'une profonde érudition. Elle
pourra interroger elle-même mon noble élève, et voir que ses études ont
été fortes et vraiment viriles.
LE PRINCE. Le latin, le grec, j'espère?
LE PRÉCEPTEUR. Il possède le latin comme vous-même, j'ose le dire,
monseigneur; et le grec... comme....
(_Il sourit avec aisance._)
LE PRINCE, _riant de bonne grâce._ Comme vous, l'abbé? A merveille,
je vous en remercie, et vous accorde la supériorité sur ce point. Et
l'histoire, la philosophie, les lettres?
LE PRÉCEPTEUR. Je puis répondre _oui_ avec assurance; tout l'honneur en
revient à la haute intelligence de l'élève. Ses progrès ont été rapides
jusqu'au prodige.
LE PRINCE. Il aime l'étude? Il a des goûts sérieux?
LE PRÉCEPTEUR. Il aime l'étude, et il aime aussi les violents exercices,
la chasse, les armes, la course. En lui l'adresse, la persévérance et le
courage suppléent à la force physique. Il a des goûts sérieux, mais il
a aussi les goûts de son âge: les beaux chevaux, les riches habits, les
armes étincelantes.
LE PRINCE. S'il en est ainsi, tout est au mieux, et vous avez
parfaitement saisi mes intentions. Maintenant, encore un mot. Vous avez
su donner à ses idées cette tendance particulière, originale... Vous
savez ce que je veux dire?
LE PRÉCEPTEUR. Oui, monseigneur. Dès sa plus tendre enfance (votre
altesse avait donné elle-même à son imagination cette première
impulsion), il a été pénétré de la grandeur du rôle masculin, et de
l'abjection du rôle féminin dans la nature et dans la société. Les
premiers tableaux qui ont frappé ses regards, les premiers traits de
l'histoire qui ont éveillé ses idées, lui ont montré la faiblesse et
l'asservissement d'un sexe, la liberté et la puissance de l'autre. Vous
pouvez voir sur ces panneaux les fresques que j'ai fait exécuter par
vos ordres: ici l'enlèvement des Sabines, sur cet autre la trahison de
Tarpéia; puis le crime et le châtiment des filles de Danaüs; là une
vente de femmes esclaves en Orient; ailleurs, ce sont des reines
répudiées, des amantes méprisées ou trahies, des veuves indoues immolées
sur les bûchers de leurs époux; partout la femme esclave, propriété,
conquête, n'essayant de secouer ses fers que pour encourir une peine
plus rude encore, et ne réussissant à les briser que par le mensonge, la
trahison, les crimes lâches et inutiles.
LE PRINCE. Et quels sentiments ont éveillés en lui ces exemples
continuels?
LE PRÉCEPTEUR. Un mélange d'horreur et de compassion, de sympathie et de
haine....
LE PRINCE. De sympathie, dites-vous? A-t-il jamais vu aucune femme?
A-t-il jamais pu échanger quelques paroles avec des personnes d'un autre
sexe que... le sien?...
LE PRÉCEPTEUR. Quelques paroles, sans doute; quelques idées, jamais.
Il n'a vu que de loin les filles de la campagne, et il éprouve une
insurmontable répugnance à leur parler.
LE PRINCE. Et vraiment vous croyez être sûr qu'il ne se doute pas
lui-même de la vérité?
LE PRÉCEPTEUR. Son éducation a été si chaste, ses pensées sont si
pures, une telle ignorance a enveloppé pour lui la vérité d'un voile si
impénétrable, qu'il ne soupçonne rien, et n'apprendra que de la bouche
de votre altesse ce qu'il doit apprendre. Mais je dois vous prévenir
que ce sera un coup bien rude, une douleur bien vive, bien exaltée
peut-être.... De telles causes devaient amener de tels effets....
LE PRINCE. Sans doute... cela est bon. Vous le préparerez par un
entretien, ainsi que nous en sommes convenus.
LE PRÉCEPTEUR. Monseigneur, j'entends le galop d'un cheval... C'est lui.
Si vous voulez le voir par cette fenêtre... il approche.
LE PRINCE, _se levant avec vivacité et regardant par la fenêtre en se
cachant avec le rideau._ Quoi! ce jeune homme monté sur un cheval noir,
rapide comme la tempête?
LE PRÉCEPTEUR, _avec orgueil_. Oui, monseigneur.
LE PRINCE. La poussière qu'il soulève me dérobe ses traits... Cette
belle chevelure, cette taille élégante... Oui, ce doit être un joli
cavalier... bien posé sur son cheval; de la grâce, de l'adresse, de la
force même... Eh bien! va-t-il donc sauter la barrière, ce jeune fou?
LE PRÉCEPTEUR. Toujours, monseigneur.
LE PRINCE. Bravissimo! Je n'aurais pas fait mieux à vingt-cinq ans.
L'abbé, si le reste de l'éducation a aussi bien réussi, je vous en fais
mon compliment et je vous en récompenserai de manière à vous satisfaire,
soyez-en certain. Maintenant j'entre dans l'appartement que vous m'avez
destiné. Derrière cette cloison, j'entendrai votre entretien avec lui.
J'ai besoin d'être préparé moi-même à le voir, de le connaître un
peu avant de m'adresser à lui. Je suis ému, je ne vous le cache pas,
monsieur l'abbé. Ceci est une circonstance grave dans ma vie et dans
celle de cet enfant. Tout va être décidé dans un instant. De sa première
impression dépend l'honneur de toute une famille. L'honneur! mot vile et
tout-puissant!...
LE PRÉCEPTEUR. La victoire vous restera comme toujours, monseigneur. Son
âme romanesque, dont je n'ai pu façonner absolument à votre guise tous
les instincts, se révoltera peut-être au premier choc; mais l'horreur
de l'esclavage, la soif d'indépendance, d'agitation et de gloire
triompheront de tous les scrupules.
LE PRINCE. Puissiez-vous deviner juste! Je l'entends... son pas est
délibéré!... J'entre ici... Je vous donne une heure... plus ou moins,
selon....
LE PRÉCEPTEUR. Monseigneur, vous entendrez tout. Quand vous voudrez
qu'il paraisse devant vous, laissez tomber un meuble; je comprendrai.
LE PRINCE. Soit! _(Il entre dans l'appartement voisin.)_
SCÈNE III.
LE PRÉCEPTEUR, GABRIEL.
(_Gabriel en habit de chasse à la mode du temps, cheveux longs, bouclés,
en désordre, le fouet à la main. Il se jette sur une chaise, essoufflé,
et s'essuie le front._)
GABRIEL. Ouf! je n'en puis plus.
LE PRÉCEPTEUR. Vous êtes pâle, en effet, monsieur. Auriez-vous éprouvé
quelque accident?
GABRIEL. Non, mais mon cheval a failli me renverser. Trois fois il s'est
dérobé au milieu de la course. C'est une chose étrange et qui ne m'est
pas encore arrivée depuis que je le monte. Mon écuyer dit que c'est
d'un mauvais présage. A mon sens, cela présage que mon cheval devient
ombrageux.
LE PRÉCEPTEUR. Vous semblez ému... Vous dites que vous avez failli être
renversé?
GABRIEL. Oui, en vérité. J'ai failli l'être à la troisième fois, et à ce
moment j'ai été effrayé.
LE PRÉCEPTEUR. Effrayé? vous, si bon cavalier?
GABRIEL. Eh bien, j'ai eu peur, si vous l'aimez mieux.
LE PRÉCEPTEUR. Parlez moins haut, monsieur, l'on pourrait vous entendre.
GABRIEL. Eh! que m'importe? Ai-je coutume d'observer mes paroles et de
déguiser ma pensée? Quelle honte y a-t-il?
LE PRÉCEPTEUR. Un homme ne doit jamais avoir peur.
GABRIEL Autant voudrait dire, mon cher abbé, qu'un homme ne doit jamais
avoir froid, ou ne doit jamais être malade. Je crois seulement qu'un
homme ne doit jamais laisser voir à son ennemi qu'il a peur.
LE PRÉCEPTEUR. Il y a dans l'homme une disposition naturelle à
affronter le danger, et c'est ce qui le distingue de la femme
très-particulièrement.
GABRIEL. La femme! la femme, je ne sais à quel propos vous me parlez
toujours de la femme. Quant à moi, je ne sens pas que mon âme ait un
sexe, comme vous tâchez souvent de me le démontrer. Je ne sens en moi
une faculté absolue pour quoi que ce soit: par exemple, je ne me sens
pas brave d'une manière absolue, ni poltron non plus d'une manière
absolue. Il y a des jours où sous l'ardent soleil de midi, quand mon
front est en feu, quand mon cheval est enivré, comme moi, de la course,
je franchirais, seulement pour me divertir, les plus affreux précipices
de nos montagnes. Il est des soirs où le bruit d'une croisée agitée par
la brise me fait frissonner, et où je ne passerais pas sans lumière le
seuil de la chapelle pour toutes les gloires du monde. Croyez-moi nous
sommes tous sous l'impression du moment, et l'homme qui se vanterait
devant moi de n'avoir jamais eu peur me semblerait un grand fanfaron,
de même qu'une femme pourrait dire devant moi qu'elle a des jours de
courage sans que j'en fusse étonné. Quand je n'étais encore qu'un
enfant, je m'exposais souvent au danger plus volontiers qu'aujourd'hui:
c'est que je n'avais pas conscience du danger.
LE PRÉCEPTEUR. Mon cher Gabriel, vous êtes très-ergoteur aujourd'hui...
Mais laissons cela. J'ai à vous entretenir....
GABRIEL. Non, non! je veux achever mon ergotage et vous prendre par vos
propres arguments... Je sais bien pourquoi vous voulez détourner la
conversation....
LE PRÉCEPTEUR. Je ne vous comprends pas.
GABRIEL. Oui-da! vous souvenez-vous de ce ruisseau que vous ne vouliez
pas passer parce que le pont de branches entrelacées ne tenait presque
plus à rien? et moi j'étais au milieu, pourtant! Vous ne voulûtes pas
quitter la rive, et à votre prière je revins sur mes pas. Vous aviez
donc peur?
LE PRÉCEPTEUR. Je ne me rappelle pas cela.
GABRIEL. Oh! que si!
LE PRÉCEPTEUR. J'avais peur pour vous, sans doute.
GABRIEL. Non, puisque j'étais déjà à moitié passé. Il y avait autant de
danger pour moi à revenir qu'à continuer.
LE PRÉCEPTEUR. Et vous en voulez conclure....
GABRIEL. Que, puisque moi, enfant de dix ans, n'ayant pas conscience du
danger, j'étais plus téméraire que vous, homme sage et prévoyant, il
en résulte que la bravoure absolue n'est pas le partage exclusif de
l'homme, mais plutôt celui de l'enfant, et, qui sait? peut-être aussi
celui de la femme.
LE PRÉCEPTEUR. Où avez-vous pris toutes ces idées? Jamais je ne vous ai
vu si raisonneur.
GABRIEL. Oh! bien, oui! je ne vous dis pas tout ce qui me passe par la
tête.
LE PRÉCEPTEUR, _inquiet_. Quoi donc, par exemple?
GABRIEL. Bah! je ne sais quoi! Je me sens aujourd'hui dans une
disposition singulière. J'ai envie de me moquer de tout.
LE PRÉCEPTEUR. Et qui vous a mis ainsi en gaieté?
GABRIEL. Au contraire, je suis triste! Tenez, j'ai fait un rêve bizarre
qui m'a préoccupé et comme poursuivi tout le jour.
LE PRÉCEPTEUR. Quel enfantillage! et ce rêve...
GABRIEL. J'ai rêvé que j'étais femme.
LE PRÉCEPTEUR. En vérité, cela est étrange... Et d'où vous est venue
cette imagination?
GABRIEL. D'où viennent les rêves? Ce serait à vous de me l'expliquer,
mon cher professeur.
LE PRÉCEPTEUR. Et ce rêve vous était sans doute désagréable?
GABRIEL. Pas le moins du monde; car, dans mon rêve, je n'étais pas un
habitant de cette terre. J'avais des ailes, et je m'élevais à travers
les mondes, vers je ne sais quel monde idéal. Des voix sublimes
chantaient autour de moi; je ne voyais personne; mais des nuages légers
et brillants, qui passaient dans l'éther, reflétaient ma figure, et
j'étais une jeune fille vêtue d'une longue robe flottante et couronnée
de fleurs.
LE PRÉCEPTEUR. Alors vous étiez un ange, et non pas une femme.
GABRIEL. J'étais une femme; car tout à coup mes ailes se sont
engourdies, l'éther s'est fermé sur ma tête, comme une voûte de cristal
impénétrable, et je suis tombé, tombé... et j'avais au cou une lourde
chaîne dont le poids m'entraînait vers l'abîme; et alors je me suis
éveillé, accablé de tristesse, de lassitude et d'effroi... Tenez, n'en
parlons plus. Qu'avez-vous à m'enseigner aujourd'hui?
LE PRÉCEPTEUR. J'ai une conversation sérieuse à vous demander, une
importante nouvelle à vous apprendre, et je réclamerai toute votre
attention.
GABRIEL. Une nouvelle! ce sera donc la première de ma vie, car j'entends
dire les mêmes choses depuis que j'existe. Est-ce une lettre de mon
grand-père?
LE PRÉCEPTEUR. Mieux que cela.
GABRIEL. Un présent? Peu m'importe. Je ne suis plus un enfant pour me
réjouir d'une nouvelle arme ou d'un nouvel habit. Je ne conçois pas que
mon grand-père ne songe à moi que pour s'occuper de ma toilette ou de
mes plaisirs.
LE PRÉCEPTEUR. Vous aimez pourtant la parure, un peu trop même.
GABRIEL. C'est vrai; mais je voudrais que mon grand-père me considérât
comme un jeune homme, et m'admit à l'honneur insigne de faire sa
connaissance.
LE PRÉCEPTEUR. Eh bien, mon cher monsieur, cet honneur ne tardera pas à
vous être accordé.
GABRIEL. C'est ce qu'on me dit tous les ans.
LE PRÉCEPTEUR. Et c'est ce qui arrivera demain.
GABRIEL, _avec une satisfaction sérieuse_. Ah! enfin!
LE PRÉCEPTEUR. Cette nouvelle comble tous vos voeux?
GABRIEL. Oui, j'ai beaucoup de choses à dire à mon noble parent,
beaucoup de questions à lui faire, et probablement de reproches à lui
adresser.
LE PRÉCEPTEUR, _effrayé_. Des reproches?
GABRIEL. Oui, pour la solitude où il me tient depuis que je suis au
monde. Or, j'en suis las, et je veux connaître ce monde dont on me parle
tant, ces hommes qu'on me vante, ces femmes qu'on rabaisse, ces biens
qu'on estime, ces plaisirs qu'on recherche... Je veux tout connaître,
tout sentir, tout posséder, tout braver! Ah! cela vous étonne; mais,
écoutez: on peut élever des faucons en cage et leur faire perdre le
souvenir ou l'instinct de la liberté: un jeune homme est un oiseau doué
de plus de mémoire et de réflexion.
LE PRÉCEPTEUR. Votre illustre parent vous fera connaître ses intentions,
vous lui manifesterez vos désirs. Ma tâche envers vous est terminée, mon
cher élève, et je désire que Son Altesse n'ait pas lieu de la trouver
mal remplie.
GABRIEL. Grand merci! Si je montre quelque bon sens, tout l'honneur en
reviendra à mon cher précepteur; si mon grand-père trouve que je ne suis
qu'un sot, mon précepteur s'en lavera les mains en disant qu'il n'a pu
rien tirer de ma pauvre cervelle.
LE PRÉCEPTEUR. Espiègle! m'écouterez-vous enfin?
GABRIEL. Écouter quoi? J'ai cru que vous m'aviez tout dit.
LE PRÉCEPTEUR. Je n'ai pas commencé.
GABRIEL. Cela sera-t-il bien long?
LE PRÉCEPTEUR. Non, à moins que vous ne m'interrompiez sans cesse.
GABRIEL. Je suis muet.
LE PRÉCEPTEUR. Je vous ai souvent expliqué ce que c'est qu'un majorat,
et comment la succession d'une principauté avec les titres, les droits,
privilèges, honneurs et richesses y attachés....
(_Gabriel bâille en se cachant._)
Vous ne m'écoutez pas?
GABRIEL. Pardonnez-moi.
LE PRÉCEPTEUR. Je vous ai dit....
GABRIEL. Oh! pour Dieu, l'abbé, ne recommencez pas. Je puis achever la
phrase, je la sais par coeur: «Et richesses y attachés, peuvent passer
alternativement, dans les familles, de la branche aînée à la branche
cadette, et repasser de la branche cadette à la branche aînée,
réciproquement, par la loi de transmission d'héritage, à l'aîné des
enfants mâles d'une des branches, quand la branche collatérale ne se
trouve plus représentée que par des filles.» Est-ce là tout ce que
vous aviez de nouveau et d'intéressant à me dire! Vraiment, si vous ne
m'aviez jamais appris rien de mieux, j'aimerais autant ne rien savoir du
tout.
LE PRÉCEPTEUR. Ayez un peu de patience, songez qu'il m'en faut souvent
beaucoup avec vous.
GABRIEL. C'est vrai, mon ami, pardonnez-moi. Je suis mal disposé
aujourd'hui.
LE PRÉCEPTEUR. Je m'en aperçois. Peut être vaudrait-il mieux remettre la
conversation à demain ou à ce soir.
(_Léger bruit dans le cabinet._)
GABRIEL. Qui est là-dedans?
LE PRÉCEPTEUR. Vous le saurez si vous voulez m'entendre.
GABRIEL, _vivement_. Lui! mon grand-père, peut-être?
LE PRÉCEPTEUR. Peut-être.
GABRIEL, _courant vers la porte_. Comment peut-être! et vous me faites
languir!...
(_Il essaie d'ouvrir. La porte est fermée en dedans._)
Quoi! il est ici, et on me le cache!
LE PRÉCEPTEUR. Arrêtez, il repose.
GABRIEL. Non! il a remué, il a fait du bruit.
LE PRÉCEPTEUR. Il est fatigué, souffrant; vous ne pouvez pas le voir.
GABRIEL. Pourquoi s'enferme-t-il pour moi? Je serais entré sans bruit;
je l'aurais veillé avec amour durant son sommeil; j'aurais contemplé
ses traits vénérables. Tenez, l'abbé, je l'ai toujours pressenti, il ne
m'aime pas. Je suis seul au monde, moi: j'ai un seul protecteur, un seul
parent, et je ne suis pas connu, je ne suis pas aimé de lui!
LE PRÉCEPTEUR. Chassez, mon cher élève, ces tristes et coupables
pensées. Votre illustre aïeul ne vous a pas donné ces preuves banales
d'affection qui sont d'usage dans les classes obscures....
GABRIEL. Plût au ciel que je fusse né dans ces classes! Je ne serais pas
un étranger, un inconnu pour le chef de ma famille.
LE PRÉCEPTEUR. Gabriel, vous apprendrez aujourd'hui un grand secret qui
vous expliquera tout ce qui vous a semblé énigmatique jusqu'à présent;
je ne vous cache pas que vous touchez à l'heure la plus solennelle et
la plus redoutable qui ait encore sonné pour vous. Vous verrez quelle
immense, quelle incroyable sollicitude s'est étendue sur vous depuis
l'instant de votre naissance jusqu'à ce jour. Armez-vous de courage.
Vous avez une grande résolution à prendre, une grande destinée à
accepter aujourd'hui. Quand vous aurez appris ce que vous ignorez, vous
ne direz pas que vous n'êtes pas aimé. Vous savez, du moins, que votre
naissance fut attendue comme une faveur céleste, comme un miracle. Votre
père était malade, et l'on avait presque perdu l'espoir de lui voir
donner le jour à un héritier de son titre et de ses richesses. Déjà la
branche cadette des Bramante triomphait dans l'espoir de succéder au
glorieux titre que vous porterez un jour....
GABRIEL. Oh! je sais tout cela. En outre, j'ai deviné beaucoup de choses
que vous ne me disiez pas. Sans doute, la jalousie divisait les deux
frères Julien et Octave, mon père et mon oncle; peut-être aussi mon
grand-père nourrissait-il dans son âme une secrète préférence pour son
fils aîné... Je vins au monde. Grande joie pour tous, excepté pour moi,
qui ne fus pas gratifié par le ciel d'un caractère à la hauteur de ces
graves circonstances.
LE PRÉCEPTEUR. Que dites-vous?
GABRIEL.
Je dis que cette transmission d'héritage de mâle en mâle est une loi
fâcheuse, injuste peut-être. Ce continuel déplacement de possession
entre les diverses branches d'une famille ne peut qu'allumer le feu
de la jalousie, aigrir les ressentiments, susciter la haine entre les
proches parents, forcer les pères à détester leurs filles, faire rougir
les mères d'avoir donné le jour à des enfants de leur sexe!... Que
sais-je! L'ambition et la cupidité doivent pousser de fortes racines
dans une famille ainsi assemblée comme une meute affamée autour de la
curée du majorat, et l'histoire m'a appris qu'il en peut résulter
des crimes qui font l'horreur et la honte de l'humanité. Eh bien,
qu'avez-vous à me regarder ainsi, mon cher maître? vous voilà tout
troublé! Ne m'avez-vous pas nourri de l'histoire des grands hommes
et des lâches? Ne m'avez-vous pas toujours montré l'héroïsme et la
franchise aux prises avec la perfidie et la bassesse? Êtes-vous étonné
qu'il m'en suit resté quelque notion de justice, quelque amour de la
vérité?
LE PRÉCEPTEUR, _baissant la voix_.
Gabriel, vous avez raison; mais, pour l'amour du ciel, soyez moins
tranchant et moins hardi en présence de votre aïeul.
_(On remue avec impatience dans le cabinet.)_
GABRIEL, _à voix haute_.
Tenez, l'abbé, j'ai meilleure opinion de mon grand-père; je voudrais
qu'il m'entendît. Peut-être sa présence va m'intimider; je serais bien
aise pourtant qu'il put lire dans mon âme, et voir qu'il se trompe,
depuis deux ans, en m'envoyant toujours des jouets d'enfant.
LE PRÉCEPTEUR.
Je le répète, vous ne pouvez comprendre encore quelle a été sa tendresse
pour vous. Ne soyez point ingrat envers le ciel; vous pouviez naître
déshérité de tous ces biens dont la fortune vous a comblé, de tout cet
amour qui veille sur vous mystérieusement et assidûment...
GABRIEL.
Sans doute je pouvais naître femme, et alors adieu la fortune et l'amour
de mes parents! J'eusse été une créature maudite, et, à l'heure qu'il
est, j'expierais sans doute au fond d'un cloître le crime de ma
naissance. Mais ce n'est pas mon grand-père qui m'a fait la grâce et
l'honneur d'appartenir à la race mâle.
LE PRÉCEPTEUR, _de plus en plus troublé_.
Gabriel, vous ne savez pas de quoi vous parlez.
GABRIEL.
Il serait plaisant que j'eusse à remercier mon grand-père de ce que je
suis son petit-fils! C'est à lui plutôt de me remercier d'être né tel
qu'il me souhaitait; car il haïssait... du moins il n'aimait pas son
fils Octave, et il eût été mortifié de laisser son titre aux enfants de
celui-ci. Oh! j'ai compris depuis longtemps malgré vous: vous n'êtes
pas un grand diplomate, mon bon abbé; vous êtes trop honnête homme pour
cela...
LE PRÉCEPTEUR, _à voix basse_.
Gabriel, je vous conjure...
_(On laisse tomber un meuble avec fracas dans le cabinet.)_
GABRIEL.
Tenez! pour le coup, le prince est éveillé. Je vais le voir enfin, je
vais savoir ses desseins; je veux entrer chez lui.
_(Il va résolument vers la porte, le prince la lui ouvre et parait sur
le seuil. Gabriel, intimidé, s'arrête. Le prince lui prend la main
et l'emmène dans le cabinet, dont il referme sur lui la porte avec
violence.)_
SCÈNE IV.
LE PRÉCEPTEUR, _seul_.
Le vieillard est irrité, l'enfant en pleine révolte, moi couvert de
confusion. Le vieux Jules est vindicatif, et la vengeance est si facile
aux hommes puissants! Pourtant son humeur bizarre et ses décisions
imprévues peuvent me faire tout à coup un mérite de ce qui est
maintenant lui semble une faute. Puis, il est homme d'esprit avant tout,
et l'intelligence lui tient lieu de justice; il comprendra que toute la
faute est à lui, et que son système bizarre ne pouvait amener que de
bizarres résultats. Mais quelle guêpe furieuse a donc piqué aujourd'hui
la langue de mon élève? je ne l'avais jamais vu ainsi. Je me perdrais en
de vaines prévisions sur l'avenir de cette étrange créature: son avenir
est insaisissable comme la nature de son esprit... Pouvais-je donc être
un magicien plus savant que la nature, et détruire l'oeuvre divine
dans un cerveau humain? Je l'eusse pu peut-être par le mensonge et la
corruption; mais cet enfant l'a dit, j'étais trop honnête pour remplir
dignement la tâche difficile dont j'étais chargé. Je n'ai pu lui cacher
la véritable moralité des faits, et ce qui devait servir à fausser son
jugement n'a servi qu'à le diriger...
_(Il écoute les voix qui se font entendre dans le cabinet.)_
On parle haut... la voix du vieillard est âpre et sèche, celle de
l'enfant tremblante de colère... Quoi! il ose braver celui que nul n'a
bravé impunément! O Dieu! fais qu'il ne devienne pas un objet de haine
pour cet homme impitoyable!
_(Il écoute encore.)_
Le vieillard menace, l'enfant résiste... Cet enfant est noble et
généreux; oui, c'est une belle âme, et il aurait fallu la corrompre et
l'avilir, car le besoin de justice et de sincérité sera son supplice
dans la situation impossible où on le jette. Hélas! ambition, tourment
des princes, quels infâmes conseils ne leur donnes-tu pas, et quelles
consolations ne peux-tu pas leur donner aussi!... Oui, l'ambition, la
vanité, peuvent l'emporter dans l'âme de Gabriel, et le fortifier contre
le désespoir...
_(Il écoute.)_
Le prince parle avec véhémence... Il vient par ici... Affronterai-je sa
colère?... Oui, pour en préserver Gabriel... Faites, ô Dieu, qu'elle
retombe sur moi seul... L'orage semble se calmer; c'est maintenant
Gabriel qui parle avec assurance... Gabriel! étrange et malheureuse
créature, unique sur la terre!... mon ouvrage, c'est-à-dire mon orgueil
et mon remords!... mon supplice aussi! O Dieu! vous seul savez quels
tourments j'endure depuis deux ans... Vieillard insensé! toi qui n'as
jamais senti battre ton coeur que pour la vile chimère de la fausse
gloire, tu n'as pas soupçonné ce que je pouvais souffrir, moi! Dieu,
vous m'avez donné une grande force, je vous remercie de ce que mon
épreuve est finie. Me punirez-vous pour l'avoir acceptée? Non! car à ma
place un autre peut-être en eût odieusement abusé... et j'ai du moins
préservé tant que je l'ai pu l'être que je ne pouvais pas sauver.
SCÈNE V.
LE PRINCE, GABRIEL, LE PRÉCEPTEUR.
GABRIEL, _avec exaspération_.
Laissez-moi, j'en ai assez entendu; pas un mot de plus, ou j'attente à
ma vie. Oui, c'est le châtiment que je devrais vous infliger pour ruiner
les folles espérances de votre haine insatiable et de votre orgueil
insensé.
LE PRÉCEPTEUR.
Mon cher enfant, au nom du ciel, modérez-vous... Songez à qui vous
parlez.
GABRIEL.
Je parle à celui dont je suis à jamais l'esclave et la victime! O honte!
honte et malédiction sur le jour où je suis né!
LE PRINCE.
La concupiscence parle-t-elle déjà tellement à vos sens que l'idée d'une
éternelle chasteté vous exaspère à ce point?
GABRIEL.
Tais-toi, vieillard! Tes lèvres vont se dessécher si tu prononces des
mots dont tu ne comprends pas le sens auguste et sacré. Ne m'attribue
pas des pensées qui n'ont jamais souillé mon âme. Tu m'as bien assez
outragé en me rendant, au sortir du sein maternel, l'instrument de la
haine, le complice de l'imposture et de la fraude. Fautil que je vive
sous le poids d'un mensonge éternel, d'un vol que les lois puniraient
avec la dernière ignominie!
LE PRÉCEPTEUR.
Gabriel! Gabriel! vous parlez à votre aïeul!...
LE PRINCE.
Laissez-le exprimer sa douleur et donner un libre cours à son
exaltation. C'est un véritable accès de démence dont je n'ai pas à
m'occuper. Je ne vous dis plus qu'un mot, Gabriel: entre le sort
brillant d'un prince et l'éternelle captivité du cloître, choisissez!
Vous êtes encore libre. Vous pouvez faire triompher mes ennemis, avilir
le nom que vous portez, souiller la mémoire de ceux qui vous ont donné
le jour, déshonorer mes cheveux blancs... Si telle est votre résolution,
songez que l'infamie et la misère retomberont sur vous le premier, et
voyez si la satisfaction des plus grossiers instincts peut compenser
l'horreur d'une telle chute.
GABRIEL.
Assez, assez, vous dis-je! Les motifs que vous attribuez à ma douleur
sont dignes de votre imagination, mais non de la mienne...
_(Il s'assied et cache sa tête dans ses mains.)_
LE PRÉCEPTEUR, _bas au prince_.
Monseigneur, il faudrait en effet le laisser à lui-même quelques
instants; il ne se connaît plus.
LE PRINCE, _de même_.
Vous avez raison. Venez avec moi, monsieur l'abbé.
LE PRÉCEPTEUR, _bas_.
Votre altesse est fort irritée contre moi?
LE PRINCE, _de même_.
Au contraire. Vous avez atteint le but mieux que je ne l'aurais fait
moi-même. Ce caractère m'offre plus de garantie de discrétion que je
n'eusse osé l'espérer.
LE PRÉCEPTEUR, _à part_.
Coeur de pierre!
_(Ils sortent.)_
SCÈNE VI.
GABRIEL, _seul_.
Le voilà donc, cet horrible secret que j'avais deviné! Ils ont enfin osé
me le révéler en face! Impudent vieillard! Comment n'es-tu pas rentré
sous terre, quand tu m'as vu, pour te punir et te confondre, affecter
tant d'ignorance et d'étonnement! Les insensés! comment pouvaient-ils
croire que j'étais encore la dupe de leur insolent artifice? Admirable
ruse, en effet! M'inspirer l'horreur de ma condition, afin de me fouler
aux pieds ensuite, et de me dire: Voilà pourtant ce que vous êtes...
voilà où nous allons vous reléguer si vous n'acceptez pas la complicité
de notre crime! Et l'abbé! l'abbé lui-même que je croyais si honnête et
si simple, il le savait! Marc le sait peut-être aussi! Combien d'autres
peuvent le savoir? Je n'oserai plus lever les yeux, sur personne. Ah!
quelquefois encore je voulais en douter. O mon rêve! mon rêve de cette
nuit, mes ailes!... ma chaîne!
_(Il pleure amèrement. S'essuyant les yeux.)_
Mais le fourbe s'est pris dans son propre piège, il m'a livré enfin le
point le plus sensible de sa haine. Je vous punirai, ô imposteurs!
je vous ferai partager mes souffrances; je vous ferai connaître
l'inquiétude, et l'insomnie, et la peur de la honte... Je suspendrai
le châtiment à un cheveu, et je le ferai planer sur ta tête blanche, à
vieux Jules! jusqu'à ton dernier soupir. Tu m'avais soigneusement caché
l'existence de ce jeune homme! ce sera là ma consolation, la réparation
de l'iniquité à laquelle on m'associe! Pauvre parent! pauvre victime,
toi aussi! Errant, vagabond, criblé de dettes, plongé dans la débauche,
disent-ils, avili, dépravé, perdu, hélas! peut-être. La misère dégrade
ceux qu'on élève dans le besoin des honneurs et dans la soif des
richesses. Et le cruel vieillard s'en réjouit! Il triomphe de voir son
petit-fils dans l'abjection, parce que le père de cet infortuné a osé
contrarier ses volontés absolues, qui sait? dévoiler quelqu'une de ses
turpitudes, peut-être! Eh bien! je te tendrai la main, moi qui suis dans
le fond de mon âme plus avili et plus malheureux que lui encore; je
m'efforcerai de te retirer du bourbier, et de purifier ton âme par une
amitié sainte. Si je n'y réussis pas, je comblerai du moins par mes
richesses l'abîme de ta misère, je te restituerai ainsi l'héritage qui
t'appartient; et, si je ne puis te rendre ce vain titre que tu regrettes
peut-être, et que je rougis de porter à ta place, je m'efforcerai du
moins de détourner sur toi la faveur des rois, dont tous les hommes sont
jaloux. Mais quel nom porte-t-il? Et où le trouverai-je? Je le saurai:
je dissimulerai, je tromperai, moi aussi! Et quand la confiance et
l'amitié auront rétabli l'égalité entre lui et moi, ils le sauront!...
Leur inquiétude sera poignante. Puisque tu m'insultes, ô vieux Jules!
puisque tu crois que la chasteté m'est si pénible, ton supplice sera
d'ignorer à quel point mon âme est plus chaste et ma volonté plus ferme
que tu ne peux le concevoir!...
Allons! du courage! Mon Dieu! mon Dieu! vous êtes le père de l'orphelin,
l'appui du faible, le défenseur de l'opprimé!
FIN DU PROLOGUE.
[Illustration: Voilà ce ferrailleur d'Astolphe (Page 8.)]
PREMIÈRE PARTIE.
Une taverne.
SCÈNE PREMIÈRE.
GABRIEL, MARC, GROUPES _attablés_; L'HÔTE, _allant et venant; puis_ LE
COMTE ASTOLPHE DE BRAMANTE.
GABRIEL, _s'asseyant à une table_.
Marc! prends place ici, en face de moi; assis, vite!
MARC, _hésitant à s'asseoir_.
Monseigneur... ici?...
GABRIEL.
Dépêche! tous ces lourdauds nous regardent. Sois un peu moins empesé...
Nous ne sommes point ici dans le château de mon grand-père. Demande du
vin.
_(Marc frappe sur la table. L'hôte s'approche.)_
L'HÔTE.
Quel vin servirai-je à vos excellences?
MARC, _à Gabriel_.
Quel vin servira-t-on à Votre Excellence?
GABRIEL, _à l'hôte_.
Belle question! pardieu! du meilleur.
_( L'hôte n'éloigne. A Marc.)_
Ah çà! ne saurais-tu prendre des manières plus dégagées? Oublies-tu où
nous sommes, et veux-tu me compromettre?
MARC.
Je ferai mon possible... Mais en vérité je n'ai pas l'habitude...
Êtes-vous bien sûr que ce soit ici?...
GABRIEL.
Très-sûr.. Ah! le local a mauvais air, j'en conviens; mais c'est la
manière de voir les choses qui fait tout. Allons, vieil ami, un peu
d'aplomb.
MARC.
Je souffre de vous voir ici!... Si quelqu'un allait vous reconnaître...
GABRIEL.
Eh bien! cela ferait le meilleur effet du monde.
GROUPE D'ÉTUDIANTS.--UN ÉTUDIANT.
Gageons que ce jeune vaurien vient ici avec son oncle pour le griser et
lui avouer ses dettes entre deux vins.
AUTRE ÉTUDIANT.
Cela? C'est un garçon rangé. Rien qu'aux plis de sa fraise on voit que
c'est un pédant.
UN AUTRE.
Lequel des deux?
DEUXIÈME ÉTUDIANT.
L'un et l'autre.
MARC, _frappant sur la table_.
Eh bien! ce vin?
GABRIEL.
A merveille! frappe plus fort.
GROUPE DE SPADASSINS.--PREMIER SPADASSIN.
Ces gens-là sont bien pressés! Est-ce que la gorge brûle à ce vieux fou?
SECOND SPADASSIN.
Ils sont mis proprement.
TROISIÈME SPADASSIN.
Hein! un vieillard et un enfant! quelle heure est-il?
PREMIER SPADASSIN.
Occupe l'hôte, afin qu'il ne les serve pas trop vite. Pour peu qu'ils
vident deux flacons, nous gagnerons bien minuit.
DEUXIÈME SPADASSIN.
Ils sont bien armés.
TROISIÈME SPADASSIN.
Bah! l'un sans barbe, l'autre sans dents.
(_Astolphe entre._)
PREMIER SPADASSIN.
Ouf! voilà ce ferrailleur d'Astolphe. Quand serons-nous débarrassés de
lui?
QUATRIÈME SPADASSIN.
Quand nous voudrons.
DEUXIÈME SPADASSIN.
Il est seul ce soir.
QUATRIÈME SPADASSIN.
Attention!
(_Il montre les étudiants, qui se lèvent._)
LE GROUPE D'ÉTUDIANTS.--PREMIER ÉTUDIANT.
Voilà le roi des tapageurs, Astolphe. Invitons-le à vider un flacon avec
nous; sa gaieté nous réveillera.
DEUXIÈME ÉTUDIANT.
Ma foi, non. Il se fait tard; les rues sont mal fréquentées.
PREMIER ÉTUDIANT.
N'as-tu pas ta rapière?
DEUXIÈME ÉTUDIANT.
Ah! je suis las de ces sottises-là. C'est l'affaire des sbires, et non
la nôtre, de faire la guerre aux voleurs toutes les nuits.
TROISIÈME ÉTUDIANT.
Et puis je n'aime guère ton Astolphe. Il a beau être gueux et débauché,
il ne peut oublier qu'il est gentilhomme, et de temps en temps il lui
prend, comme malgré lui, des airs de seigneurie qui me donnent envie de
le souffleter.
[Illustration: A moi, camarades! je suis mort... (page 10.)]
DEUXIÈME ÉTUDIANT.
Et ces deux cuistres qui boivent là tristement dans un coin me font
l'effet de barons allemands mal déguisés.
PREMIER ÉTUDIANT.
Décidément le cabaret est mal composé ce soir. Partons.
(_Ils paient l'hôte et sortent. Les spadassins suivent tous leurs
mouvements. Gabriel est occupé à examiner Astolphe qui s'est jeté sur un
banc d'un air farouche, les coudes appuyés sur la table, sans demander à
boire et sans regarder personne._)
MARC, _bas à Gabriel_.
C'est un beau jeune homme; mais quelle mauvaise tenue! Voyez, sa fraise
est déchirée et son pourpoint couvert de taches.
GABRIEL.
C'est la faute de son valet de chambre. Quel noble front! Ah! si j'avais
ces traits mâles et ces larges mains!...
PREMIER SPADASSIN, _regardant par la fenêtre_.
Ils sont loin.... Si ces deux benêts qui restent là sans vider leurs
verres pouvaient partir aussi....
DEUXIÈME SPADASSIN.
Lui chercher querelle ici? L'hôte est poltron.
TROISIÈME SPADASSIN.
Raison de plus.
DEUXIÈME SPADASSIN.
Il criera.
QUATRIÈME SPADASSIN.
On le fera taire.
(_Minuit sonne._)
(_Astolphe frappe du poing sur la table. Les sbires l'observent
alternativement avec Gabriel, qui ne regarde qu'Astolphe._)
MARC, _bas à Gabriel_.
Il y a là des gens de mauvaise mine qui vous regardent beaucoup.
GABRIEL.
C'est la gaucherie avec laquelle tu tiens ton verre qui les divertit.
MARC, _buvant_.
Ce vin est détestable, et je crains qu'il ne me porte à la tête.
(_Long silence._)
PREMIER SPADASSIN.
Le vieux s'endort.
DEUXIÈME SPADASSIN.
Il n'est pas ivre.
TROISIÈME SPADASSIN.
Mais il a une bonne dose d'hivers dans le ventre. Va voir un peu si
Mezzani n'est pas par là dans la rue; c'est son heure. Ce jeune gars
qui ouvre là-bas de si grands yeux a un surtout de velours noir qui
n'annonce pas des poches percées.
_(Le deuxième spadassin va à la porte.)_
L'HÔTE, _à Astolphe_.
Eh bien! seigneur Astolphe, quel vin aurai-je l'honneur de vous servir?
ASTOLPHE.
Va-t'en à tous les diables!
TROISIÈME SPADASSIN, _à l'hôte à demi-voix, sans qu'Astolphe le
remarque._
Ce seigneur vous a demandé trois fois du malvoisie.
L'HÔTE.
En vérité?
_(Il sort en courant. Le premier spadassin fait un signe au troisième,
qui met un banc en travers de la porte comme par hasard. Le deuxième
rentre avec un cinquième compagnon.)_
LE PREMIER SPADASSIN.
Mezzani?
MEZZANI, _bas_.
C'est entendu. D'une pierre deux coups... Le moment est bon. La ronde
vient de passer. J'entame la querelle.
_(Haut.)_
Quel est donc le malappris qui se permet de bâiller de la sorte?
ASTOLPHE.
Il n'y a de malappris ici que vous, mon maître.
_(Il recommence à bâiller, en étendant les bras avec affectation.)_
MEZZANI.
Seigneur mal peigné, prenez garde à vos manières.
ASTOLPHE, _s'étendant comme pour dormir_.
Tais-toi, bravache, j'ai sommeil.
PREMIER SPADASSIN, _lui lançant son verre_.
Astolphe, à ta santé!
ASTOLPHE.
A la bonne heure; il me manquait d'avoir cassé quelque cruche en battu
quelque chien aujourd'hui.
_(Il s'élance au milieu d'eux en poussant sa table au-devant de lui avec
rapidité. Il renverse la table des spadassins, leurs bouteilles et leurs
flambeaux. Le combat s'engage.)_
MEZZANI, _tenant Astolphe à la gorge_.
Eh! vous autres, lourdauds, tombez donc sur l'enfant.
PREMIER SPADASSIN, _courant sur Gabriel_.
Il tremble.
_(Marc se jette au-devant, il est renversé. Gabriel tue le spadassin
d'un coup de pistolet à bout portant. Un autre s'élance vers lui. Marc
se relève. Ils se battent. Gabriel est pâle et silencieux, mais il se
bat avec sang-froid.)_
ASTOLPHE, _qui s'est dégagé des mains de Mezzani, se rapproche de
Gabriel en continuant à se battre_.
Bien, mon jeune lion! courage, mon beau jeune homme!...
_(Il traverse Mezzani de son épée.)_
MEZZANI, _tombant_. A moi, camarades! je suis mort...
L'HÔTE _crie en dehors_.
Au secours! au meurtre! on s'égorge dans ma maison!
_(Le combat continue.)_
DEUXIÈME SPADASSIN.
Mezzani mort... Sanche mourant... trois contre trois... Bonsoir!
_(Il s'enfuit vers la porte; les deux autres veulent en faire autant.
Astolphe se met en travers de la porte.)_
ASTOLPHE.
Non pas, non pas. Mort aux mauvaises bêtes! A toi! don Gibet; à toi,
Coupe-bourse!...
_(Il en accule deux dans un coin, blesse l'un qui demande grâce. Marc
poursuit l'autre qui cherche à fuir. Gabriel désarme le troisième, et
lui met le poignard sur la gorge.)_
LE SPADASSIN, _à Gabriel_.
Grâce, mon jeune maître, grâce! Vois, la fenêtre est ouverte, je puis
me sauver... ne me perds pas! C'était mon premier crime, ce sera
le dernier... Ne me fais pas douter de la miséricorde de Dieu!
Laisse-moi!... pitié!...
GABRIEL.
Misérable! que Dieu t'entende et te punisse doublement si tu
blasphèmes!... Va!
LE SPADASSIN, _montant sur la fenêtre_.
Je m'appelle Giglio... Je te dois la vie!...
_(Il s'élance et disparaît. La garde entre et s'empare des deux autres,
qui essayaient de fuir.)_
ASTOLPHE.
Bon! à votre affaire, messieurs les sbires! Vous arrivez, selon
l'habitude, quand on n'a plus besoin de vous! Enlevez-nous ces deux
cadavres; et vous, monsieur l'hôte, faites relever les tables. _(A
Gabriel, qui se lave les mains avec empressement.)_ Voilà de la
coquetterie; ces souillures étaient glorieuses, mon jeune brave!
GABRIEL, _très-pâle et près de défaillir_.
J'ai horreur du sang.
ASTOLPHE.
Vrai Dieu! il n'y parait guère quand vous vous battez! Laissez-moi
serrer cette petite main blanche qui combat comme celle d'Achille.
GABRIEL, _s'essuyant les mains avec un mouchoir de soie richement
brodé_.
De grand coeur, seigneur Astolphe, le plus téméraire des hommes!
_(Il lui serre la main.)_
MARC, _à Gabriel_.
Monseigneur, n'êtes-vous pas blessé?
ASTOLPHE.
Monseigneur? En effet, vous avez tout l'air d'un prince. Eh bien!
puisque vous connaissez mon nom, vous savez que je suis de bonne maison,
et que vous pouvez, sans déroger, me compter parmi vos amis. _(Se
retournant vers les sbires, qui ont interrogé l'hôte et qui s'approchent
pour le saisir.)_ Eh bien! à qui en avez-vous maintenant, chers oiseaux
de nuit?
LE CHEF LES SBIRES.
Seigneur Astolphe, vous allez attendre en prison que la justice ait
éclairci cette affaire. _(A Gabriel.)_ Monsieur, veuillez aussi nous
suivre.
ASTOLPHE, _riant_.
Comment! éclairci? Il me semble qu'elle est assez claire comme cela.
Des assassins tombent sur nous; ils étaient cinq contre trois, et parce
qu'ils comptaient sur la faiblesse d'un vieillard et d'un enfant...
Mais ce sont de braves compagnons... Ce jeune homme... Tiens, sbire, tu
devrais te prosterner. En attendant, voilà pour boire... Laisse-nous
tranquilles... _(Il fouille dans sa poche.)_ Ah! j'oubliais que j'ai
perdu ce soir mon dernier écu... Mais demain... si je te retrouve dans
quelque coupe-gorge comme celui-ci, je te paierai double aubaine...
entendu? Monsieur est un prince... le prince de... neveu du cardinal
de... _(A l'oreille du sbire.)_ Le bâtard du dernier pape... _(A
Gabriel.)_ Glissez-leur trois écus, et dites-leur votre nom.
GABRIEL, _leur jetant sa bourse_.
Le prince Gabriel de Bramante.
ASTOLPHE.
Bramante! mon cousin germain! Par Bacchus et par le diable! il n'y a pas
de bâtard dans notre famille...
LE CHEF DES SBIRES, _recevant la bourse de Gabriel et regardant l'hôte
avec hésitation_.
En indemnisant l'hôte pour les meubles brisés et le vin répandu...
cela peut s'arranger... Quand les assassins seront en jugement, vos
seigneuries comparaîtront.
ASTOLPHE.
A tous les diables! c'est assez d'avoir la peine de les larder... Je
ne veux plus entendre parler d'eux. _(Bas à Gabriel.)_ Quelque chose à
l'hôte, et ce sera fini.
GABRIEL, _tirant une autre bourse_.
Faut-il donc acheter la police et les témoins, comme si nous étions des
malfaiteurs!
ASTOLPHE.
Oui, c'est assez l'usage dans ce pays-ci.
L'HÔTE, _refusant l'argent de Gabriel_.
Non, monseigneur, je suis bien tranquille sur le dommage que ma maison a
souffert. Je sais que votre altesse me le paiera généreusement, et je
ne suis pas pressé. Mais il faut que justice se fasse. Je veux que ce
tapageur d'Astolphe soit arrêté et demeure en prison jusqu'à ce qu'il
m'ait payé la dépense qu'il fait chez moi depuis six mois. D'ailleurs je
suis las du bruit et des rixes qu'il apporte ici tous les soirs avec ses
méchants compagnons. Il a réussi à déconsidérer ma maison... C'est lui
qui entame toujours les querelles, et je suis sûr que la scène de ce
soir a été provoquée par lui...
UN DES SPADASSINS, _garrotté_.
Oui, oui; nous étions là bien tranquilles...
ASTOLPHE, _d'une voix tonnante_.
Voulez-vous bien rentrer sous terre, abominable vermine? _(A l'hôte.)_
Ah! ah! déconsidérer la maison de monsieur! _(Riant aux éclats.)_
Entacher la réputation du coupe-gorge de monsieur! Un repaire
d'assassins... une caverne de bandits...
L'HÔTE.
Et qu'y veniez-vous faire, monsieur, dans cette caverne de bandits?
ASTOLPHE.
Ce que la police ne fait pas, purger la terre de quelques coupe-jarrets.
LE CHEF DES SBIRES.
Seigneur Astolphe, la police fait son devoir.
ASTOLPHE.
Bien dit, mon maître: à preuve que sans notre courage et nos armes nous
étions assassinés là tout à l'heure.