George Sand

Andre
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--Et il a soin de choisir la plus jolie, dit Joseph: c'est toujours
vous, mademoiselle Henriette.

--Pourquoi pas? dit-elle en se rengorgeant; avec des gens aussi comme il
faut!...

--C'est-à-dire que mon ami André, reprit Joseph en la regardant d'un air
moqueur, n'est pas un homme comme il faut, selon vos idées.

--Je ne dis pas cela; ces messieurs sont fiers; ils ont raison, si cela
leur convient; chacun est maître chez soi: libre à eux de nous tourner
le dos quand nous sommes chez eux; libre à nous de rester chez nous
quand ils nous font demander.

--Je ne savais pas que nous eussions d'aussi grands torts, dit André
en riant; cela m'explique pourquoi nous avons toujours d'aussi laides
ouvrières; mais c'est leur faute si nous ne nous corrigeons pas; essayez
de nous rendre sociables, mademoiselle Henriette, et vous verrez!

Henriette parut goûter assez cette fadeur; mais, fidèle à son rôle de
princesse, elle s'en défendit.

--Oh! nous ne mordons pas dans ces douceurs-là, reprit-elle; nous sommes
trop mal élevées pour plaire à des gens comme vous; il vous faudrait
quelqu'un comme Geneviève pour causer avec vous; mais c'est celle-là qui
ne souffre pas les grands airs!

--Oh! pardieu! dit vivement Joseph, cela lui sied bien, à cette
précieuse-là! Je ne connais personne qui se donne de plus grands airs
mal à propos.

--Mal à propos? dit Henriette, il ne faut pas dire cela; Geneviève n'est
pas une fille du commun; vous le savez bien, et tout le monde le sait
bien aussi.

--Ah! je ne peux pas la souffrir votre Geneviève, reprit Joseph; une
bégueule qu'on ne voit jamais et qui voudrait se mettre sous verre comme
ses marchandises?

--Qu'est-ce donc que mademoiselle Geneviève, demanda André; je ne la
connais pas...

--C'est la marchande de fleurs artificielles, répondit Joseph, et la
plus grande _chipie_...

En ce moment la servante annonça, avec la formule d'usage dans le pays,
_Voilà madame une telle,_ une des dames les plus élégantes de la ville.

«Oh! je m'en vais, dit tout bas Joseph; voici la quintessence de
bégueulisme.»

Cette visite interrompit la conversation des grisettes, et l'activité
de leur aiguille fut ralentie par la curiosité avec laquelle elles
examinèrent à la dérobée la toilette de la dame, depuis les plumes
de son chapeau jusqu'aux rubans de ses souliers. De son côté, madame
Privat, c'était le nom de la merveilleuse, qui regardait les chiffons du
trousseau avec beaucoup d'intérêt, s'avisa de faire, sur la coupe d'une
manche, une objection de la plus haute importance. Le rouge monta au
visage d'Henriette en se voyant attaquée d'une manière aussi flagrante
dans l'exercice de sa profession. La dame avait prononcé des mots
inouïs: elle avait osé dire que la manchette était de mauvais goût,
et que les doubles ganses du bracelet n'étaient pas d'un bon genre.
Henriette rougissait et pâlissait tour à tour; elle s'apprêtait à une
réponse foudroyante, lorsque madame Privat, tournant légèrement sur
le talon, parla d'autre chose. L'aisance avec laquelle on avait osé
critiquer l'oeuvre d'Henriette et le peu d'attention, qu'on faisait à
son dépit augmentèrent son ressentiment, et elle se promit d'avoir sa
revanche.

Après que la dame eut parlé assez longtemps avec madame Marteau sans
rien dire, elle demanda si le bouquet de noces était acheté.

--Il est commandé, dit madame Marteau, Geneviève y met tous ses soins;
elle aime beaucoup ma fille, et elle lui a promis de lui faire les plus
jolies fleurs qu'elle ait encore faites.

--Savez-vous que cette petite Geneviève a du talent dans son genre?
reprit madame Privat.

--Oh! dit la grand'mère, c'est une chose digne d'admiration! moi, je ne
comprends pas qu'on fasse des fleurs aussi semblables à la nature. Quand
je vais chez elle et que je la trouve au milieu de ses ouvrages et de
ses modèles, il m'est impossible de distinguer les uns des autres.

--En effet, dit la dame avec indifférence, on prétend qu'elle regarde
les fleurs naturelles et qu'elle les imite avec soin; cela prouve de
l'intelligence et du goût.

--Je crois bien! murmura Henriette, furieuse d'entendre parler
légèrement du talent de Geneviève.

--Oh! du goût! du goût! reprit la vieille, c'est ravissant le goût
qu'elle a, cette enfant! Si vous voyiez le bouquet de noces qu'elle a
fait à Justine, ce sont des jasmins qu'on vient de cueillir, absolument!

--Oh! maman, dit Justine, et ces muguets!

--Tu aimes les muguets, toi? dit à sa soeur Joseph, qui venait de
rentrer.

--Il y a aussi des lilas blancs pour la robe de bal, dit madame Marteau;
nous en avons pour cinquante francs seulement pour la toilette de la
mariée, sans compter les fleurs de fantaisie pour les chapeaux; tout
cela coûte bien cher et se fane bien vite.

--Mais combien de temps met-elle à faire ces bouquets? dit Joseph; un
mois peut-être? travailler tout un mois pour cinquante francs, ce n'est
pas le moyen de s'enrichir.

--Oh! monsieur Joseph, vous avez bien raison! dit Henriette d'une voix
aigre, ce n'est certainement pas trop payé; il n'y a guère de profit,
allez, pour les pauvres grisettes, et par-dessus le marché on leur fait
avaler tant d'insolences! On n'a pas toujours le bonheur d'aller en
journée chez du _monde honnête_ comme votre famille, monsieur Joseph; il
y a des personnes qui parlent bien haut chez les autres, et qui, au coin
de leur feu, lésinent misérablement.

--Eh bien! eh bien! dit la grand'mère, qui, placée assez loin
d'Henriette, n'entendait que vaguement ses paroles, qu'a-t-elle donc
à regarder de travers par ici, comme si elle voulait nous manger?
Henriette, Henriette, est-ce que tu dis du mal de nous, mon enfant?

--Eh non! eh non! ma mère, répondit Joseph; tout au contraire,
mademoiselle Henriette nous aime de tout son coeur; car j'en suis aussi,
n'est-ce pas, mademoiselle Henriette?

Pour faire comprendre au lecteur la crainte de la grand'mère, il est bon
de dire que le caquet des grisettes est la terreur de tous les ménages
de L.... Initiées durant des semaines entières à tous les petits secrets
des maisons où elles travaillent, elles n'ont guère d'autre occupation,
après le bal et les fleurettes des garçons, que de colporter de famille
en famille les observations malignes qu'elles ont faites dans chacune,
et même les scandales domestiques qu'elles y ont surpris. Elles trouvent
dans toutes des auditeurs avides de commérage qui ne rougissent pas de
les questionner sur ce qui se passe chez leur voisin, sans songer que
demain à leur tour leur intérieur fera les frais de la chronique dans
une troisième maison. La médisance est une arme terrible dont les
grisettes se servent pour appuyer le pouvoir de leurs charmes et imposer
aux femmes qui les haïssent le plus toutes sortes de ménagements et
d'égards.

Madame Privat sentit l'imprudence qu'elle avait commise, et, sachant
bien qu'il n'était pas de moyen humain, d'empêcher une grisette de
parler, elle prit le parti d'éviter au moins les injures directes, et
battit en retraite.

Lorsqu'elle fut partie, un feu roulant de brocards soulagea le coeur
d'Henriette, et ses ouvrières firent en choeur un bruit dont les
oreilles de la dame durent tinter, si le proverbe ne ment pas.

Au nombre des anecdotes ridicules qui furent débitées sur son compte,
Henriette en conta une qui ramena le nom de Geneviève dans la
conversation: madame Privat lui avait honteusement marchandé une
couronne de roses qu'elle s'était ensuite donné les gants d'avoir fait
venir de Paris et payée fort cher.

Joseph, qui n'aimait pas Geneviève, déclara que c'était bien fait, et
il prit plaisir à lutiner Henriette en rabaissant le talent de la jeune
fleuriste.

--Oh! pour le coup, s'écria Henriette avec colère, ne dites pas de mal
de celle-là; de nous autres, tant que vous voudrez, nous nous moquons
bien de vous; mais personne n'a le droit de _donner du ridicule_ à
Geneviève: une fille qui vit toute seule enfermée chez elle, travaillant
ou lisant le jour et la nuit, n'allant jamais au bal, n'ayant peut-être
pas donné le bras à un homme une seule fois dans sa vie...

--Ah! ah! dit Joseph, vous verrez qu'elle s'y mettra un beau jour et
qu'elle fera pis que les autres; je me méfie de l'eau dormante et des
filles qui lisent tant de romans.

--Des romans! appelez-vous des romans ces gros livres qu'elle feuillette
toute la journée, et qui sont tout pleins de mots latins où je ne
comprends rien, et où vous ne comprendriez peut-être rien vous-même?

--Comment! dit André, mademoiselle Geneviève lit des livres latins?

--Elle étudie des traités de botanique, répondit Joseph. Parbleu! c'est
tout simple, c'est pour son état.

--C'est donc une personne tout à fait distinguée? reprit André.

--Oui-da, je crois bien! repartit Henriette; je vous le disais tout à
l'heure, c'est une grisette comme celle-là qu'il faudrait pour dîner
avec monsieur! Mais tout marquis que vous êtes, monsieur André, vous
feriez bien de ne pas oublier vos manchettes pour lui parler; on parle
de fierté: c'est elle qui sait ce que c'est!

--Mais qu'est-elle donc elle-même? interrompit Joseph; de quel droit
s'élève-t-elle au-dessus de vous?

--Ne croyez pas cela, monsieur; avec nous elle est aussi bonne camarade
que la première venue.

--Pourquoi donc ne va-t-elle pas au bal et à la promenade avec vous?

--C'est son caractère; elle aime mieux étudier dans ses livres. Mais
elle nous invite chez elle le soir, quand elle a gagné une petite somme.
Elle nous donne des gâteaux et du thé; et puis elle chante pour nous
faire danser, et elle chante mieux avec son gosier que vous avec votre
flûte. Il faut voir comme elle nous reçoit bien! quelle propreté chez
elle! c'est un petit palais! On ne dira pas qu'elle est aidée par ses
amants, celle-là!

--Ah! oui, des jolis bals! dit Joseph, des bals sans hommes! Je suis sûr
que vous vous ennuyez.

--Voyez-vous cet orgueil! ces messieurs se figurent qu'on ne pense qu'à
eux!

--A quoi tout cela la mènera-t-il? reprit Joseph; trouvera-t-elle un
mari sous les feuillets de ses vieux livres ou dans les boutons de ses
fleurs?

--Bah! bah! un mari! quel est donc l'artisan qui pourrait épouser
une femme comme elle? Un beau mari pour elle qu'un serrurier ou un
cordonnier, avec ses mains sales et son tablier de cuir! Et quant à
vous, mes beaux messieurs, vous n'épousez guère, et Geneviève est trop
fière pour être votre _bonne amie_ autrement.

--Dites qu'elle est trop froide. Je ne peux pas souffrir les femmes qui
n'aiment rien.

Vous la connaissez bien, en vérité! dit Henriette, en haussant les
épaules; c'est le coeur le plus sensible: elle aime ses amies comme des
soeurs, elle aime ses fleurs, comme quoi dirai-je?... comme des enfants.
Il faut la voir se promener dans les prés et trouver une fleur qui lui
plaît! c'est une joie, c'est un amour! Pour une petite marguerite dont
je ne donnerais pas deux sous, elle pleure de plaisir; quelquefois elle
sort avec le jour, pour aller dans les champs cueillir ses fleurs, avant
que vous ne soyez sortis du nid, vous autres, oiseaux sans plumes.

--En vérité! s'écria André vivement; en ce cas c'est elle que j'ai
rencontrée un jour.... Il se tut tout à coup, et sortit un instant
après, pour cacher l'émotion et la joie qu'il éprouvait de retrouver la
trace de sa belle rêveuse de la prairie.

--Voyez-vous ce garçon-là? dit Joseph aux ouvrières, lorsque André eut
quitté la chambre: il est fou.

--Il est _tout étrange_, en effet, répondit Henriette.

--Il faut que je vous dise son véritable mal, reprit Joseph; il s'ennuie
faute d'être amoureux, et il faut, mesdemoiselles, que vous m'aidiez à
le guérir de cet ennui-là.

--Oh! nous ne nous en mêlons pas! s'écrièrent-elles toutes, non sans
jeter un regard attentif sur André, qui passait à la fenêtre.

--Je parle sérieusement, chère Henriette, dit Joseph, qui rencontra
la belle couturière un instant avant le dîner dans le corridor de la
maison; il faut que vous m'aidiez à consoler mon ami André.

--Plaisantez-vous? répondit-elle d'un air dédaigneux; adressez-vous à un
médecin si _ce monsieur_ est fou.

--Non, il n'est pas fou, belle Henriette; il est trop sage au contraire.
Il n'ose pas seulement trouver une femme jolie. Fiez-vous à ces
amoureux-là; dès qu'ils ont secoué leur mauvaise honte, ce sont les plus
tendres amants du monde. Mais ne croyez pas que je parle de vous, non,
mille dieux! Si vous voulez avoir pitié de quelqu'un ici, j'aime autant
que ce soit de moi que de lui. Je veux dire, en deux mots, qu'André
deviendrait amoureux s'il voyait Geneviève; c'est tout à fait la beauté
qu'il aimera.

--Eh bien! monsieur, qu'il aille à la messe de sept heures, et il la
verra dimanche prochain. En quoi cela me regarde-t-il?

--Oh! il faut qu'il la voie dès aujourd'hui; vous le pouvez; allez la
chercher après dîner; dites-lui qu'elle vienne danser dans la cour avec
vous, et vous verrez que mon André commencera tout de suite à soupirer.

--Ah çà! est-ce que vous êtes fou, monsieur Marteau? quelle proposition
me faites-vous?

--Aucune! comment? que supposez-vous? auriez-vous de mauvaises idées?
Ah! mademoiselle Henriette, je croyais que vous n'aviez jamais entendu
parler de choses semblables!....

Henriette devint rouge comme son foulard.

--Mais qu'est-ce que vous me demandez donc? d'amener Geneviève pour que
ce monsieur lui fasse la cour, apparemment? Est-ce une conduite honnête?

--Eh! pourquoi pas? si vous avez l'âme pure comme moi, trouvez-vous
malhonnête que mon ami André fasse la cour à votre amie Geneviève? Je
réponds de lui; est-ce que vous ne répondriez pas d'elle?

--Oh! _ce n'est pas l'embarras!_ j'en réponds comme de moi.

Joseph fit la grimace d'un homme qui avale une noix; puis il reprit d'un
air très-sérieux:

--En ce cas, je ne vois pas de quoi vous vous effarouchez. Quand même
André, qui est le plus vertueux des hommes, deviendrait un scélérat
d'ici à une heure, la vertu de mademoiselle Geneviève serait-elle
compromise par ses tentatives? Qu'elle vienne, croyez-moi, belle
Henriette; ce sera une danseuse de plus pour notre bal de ce soir, et
nous nous amuserons du petit air niais d'André et du grand air froid de
Geneviève. Ne voilà-t-il pas une intrigue qui les mènera loin?

--Au fait, c'est vrai, dit Henriette, ce petit monsieur sera drôle avec
ses révérences; et quant à Geneviève, elle n'a pas à craindre qu'on dise
du mal d'elle tant qu'elle ira quelque part avec moi.

Joseph fit la contorsion d'un homme qui avalerait une pomme.

--J'aurai bien de la peine à la décider, ajouta Henriette; elle ne va
jamais chez les bourgeois; et elle a raison, monsieur Joseph! les
bourgeois ne sont pas des maris pour nous; aussi nous n'écoutons guère
leurs fleurettes; tenez-vous cela pour dit.

--Pour le coup, dit Joseph, j'avale une citrouille qui m'étouffera!
Pardon, mademoiselle, ce sont des spasmes d'estomac. Voici le dîner qui
sonne; permettez-moi de vous offrir mon bras. C'est convenu, n'est-ce
pas?

--Quoi donc, monsieur, s'il vous plaît?

--Que vous irez chercher Geneviève après dîner?

--J'essaierai.



V.

Henriette essaya en effet, pour complaire à Joseph Marteau, dont elle
aurait été bien aise de rendre sérieuses les protestations d'amour. Du
reste, elle feignait d'admirer beaucoup la vertu de Geneviève, et, par
esprit de corps, elle ne cessait de vanter la supériorité de cette
grisette, en sagesse et en esprit, sur toutes les dames de la ville;
mais intérieurement elle n'approuvait pas trop la rigidité excessive de
sa conduite. Elle croyait que le bonheur n'est pas dans la solitude du
coeur, et son amitié pour elle la portait à lui conseiller sans cesse
d'écouter quelque galant.

Elle fut forcée de dissimuler avec Geneviève pour la décider à venir
chez madame Marteau. La jeune fleuriste ne se rendit qu'en recevant
l'assurance de n'y rencontrer que les filles de la maison et les
ouvrières d'Henriette.

Pour aider à ce mensonge, Joseph, sans rien dire à André, le mena faire
un tour de promenade dans la ville, et ne rentra que lorsqu'il jugea
Geneviève et Henriette arrivées.

Ils les rejoignirent dans le petit jardin qui était situé derrière la
maison. Geneviève donnait le bras à la grand'mère, qui s'appuyait sur
elle d'un air affectueux en lui disant:

«Viens ici, mon enfant, je veux te montrer mes hémérocales, tu n'as
jamais rien vu de plus beau. Quand tu les auras regardées, tu voudras en
faire pour le bouquet de Justine; c'est une fleur du plus beau blanc:
tiens, vois!»

Geneviève ne s'apercevait pas de la présence des deux jeunes gens; ils
marchaient doucement derrière elle, Joseph faisant signe aux autres
jeunes filles de ne pas les faire remarquer. Geneviève s'arrêta et
regarda les fleurs sans rien dire; elle semblait réfléchir tristement.

--Eh bien, dit la vieille, est-ce que tu n'aimes pas ces fleurs-là?

--Je les aime trop, répondit Geneviève d'un petit ton précieux rempli de
charmes. C'est pour cela que je ne veux pas les copier. Ah! voyez-vous,
madame, je ne pourrais jamais; comment oserais-je espérer de rendre
cette blancheur-là et le brillant de ce tissu? du satin serait trop
luisant, la mousseline serait trop transparente; oh! jamais, jamais! Et
ce parfum! qu'est-ce que c'est que ce parfum-là? qui l'a mis dans cette
fleur? où en trouverais-je un pareil pour celles que je fais? Le bon
Dieu est plus habile que moi, ma chère dame!

En parlant ainsi, Geneviève, s'appuyant sur le vase de fleurs, pencha
sur les hémérocalles son front aussi blanc que leur calice, et resta
comme absorbée par la délicieuse odeur qui s'en exhalait.

C'est alors seulement qu'André put voir son visage, et il reconnut sa
dame d'amour, comme il l'appelait dans ses pensées, en souvenir des deux
vers de la romance.

Geneviève ne ressemblait en rien à ses compagnes: elle était petite
et plutôt jolie que belle; elle avait une taille très-mince et
très-gracieuse, quoiqu'elle se tînt droite à ne pas perdre une ligne de
sa petite stature. Elle était très-blanche, peu colorée, mais d'un ton
plus fin et plus pur que la plus exquise rose musquée qui fût sortie de
son atelier. Ses traits étaient délicats et réguliers; et quoique
son nez et sa bouche ne fussent pas d'une forme très-distinguée,
l'expression de ses yeux, et la forme de son front lui donnaient l'air
fier et intelligent. Sa toilette n'était pas non plus là même que celle
des grisettes de son pays; elle se rapprochait des modes parisiennes,
car elle avait étudié son art à Paris. Aussi ses compagnes toléraient
beaucoup d'innovations de sa part. Seule dans toute la ville elle se
permettait d'avoir un tablier de satin noir, et même de porter dans sa
chambre un tablier de foulard; ce qui, malgré toute la bienveillance
possible, faisait bien un peu jaser. Elle avait hasardé de réduire les
immenses dimensions du bonnet distinctif des artisanes de L...;
elle convenait bien que sur le corps d'une grande femme cette
_fanfrelucherie_ de rubans et de dentelles ne manquait pas d'une grâce
extravagante; mais elle objectait que sa petite personne eût été écrasée
par une semblable auréole, et elle avait adopté le petit bonnet parisien
à ruche courte et serrée, dont la blancheur semblait avoir été mise au
défi par celle du visage qu'elle entourait. Elle avait en outre une
recherche de chaussure tout à fait ignorée dans le pays; elle tricotait
elle-même avec du fil extrêmement fin ses gants et ses bas à jour. André
reconnut à ses mains des gants pareils à celui qu'il possédait; il
admira la petitesse de ses mains et celle des pieds que chaussaient
d'étroits souliers de prunelle à cothurnes rigidement serrés; la robe,
au lieu d'être collante comme celle de ses compagnes, était ample et
flottante; mais elle dessinait une ceinture dont une fille de dix ans
eût été jalouse, et à travers la percale fine et blanche on devinait des
épaules et des bras couleur de rose.

Lorsqu'elle aperçut Joseph, qui lui adressa le premier la parole, elle
le salua avec une politesse froide; mais Joseph avait le moyen de
l'adoucir.

--Oh! mademoiselle Geneviève, lui dit-il, j'ai bien pensé à vous hier à
la chasse; imaginez qu'il y a auprès de l'étang du _Château-Fondu_ des
fleurs comme je n'en ai jamais vu; si j'avais pu trouver le moyen de les
apporter sans les faner, j'en aurais mis pour vous dans ma gibecière.

--Vous ne savez pas ce que c'est?

--Non, en vérité! mais cela a deux pieds de haut; les feuilles sont
comme tachées de sang; les fleurs sont d'un rose clair, avec de grandes
taches de lie de vin; on dirait de grandes guêpes avec un dard, ou de
petites vilaines figures qui vous tirent la langue; j'en ai ri tout seul
à m'en tenir les côtes en les regardant.

--Voilà une plante fort singulière, dit Geneviève en souriant.

--Je crois, dit timidement André, autant que mon peu de savoir en
botanique me permet de l'affirmer, que ce sont des plantes ophrydes
appelées par nos bergers _herbe aux serpents_[1].

[Note 1: C'est le satyrion-bouquin.]

--Ah! pourquoi ce nom-là? dit Geneviève; qu'est-ce que ces pauvres
fleurs ont de commun avec ces vilaines bêtes?

--Ce sont des plantes vénéneuses, répondit André, et qui ont quelque
chose d'affreux en elles malgré leur beauté; ces taches de sang d'abord,
et puis une odeur repoussante. Si vous les aviez vues, vous auriez
trouvé quelque chose de méchant dans leur mine; car les plantes ont une
physionomie comme les hommes et les animaux.

--C'est drôle ce que tu dis là, reprit Joseph; mais c'est parbleu vrai!
Quand je le dis que ces fleurs m'ont fait l'effet de me rire au nez, et
que je n'ai pas pu m'empêcher d'en faire autant!

--D'autant plus que pour les cueillir dans cet endroit, répondit André,
il faut courir un certain danger: l'étang de Château-Fondu a des bords
assez perfides.

--Où prenez-vous ce Château-Fondu? demanda Henriette.

--Auprès du château de Morand, répondit Joseph. Oh! c'est un endroit
singulier et assez dangereux en effet. Figurez-vous un petit lac au
milieu d'une prairie: l'eau est presque toute cachée par les roseaux et
les joncs; cela est plein de sarcelles et de canards sauvages: c'est
pourquoi j'y vais chasser souvent.

--Quand tu dis chasser, tu veux dire braconner, interrompit André.

[Illustration: En parlant ainsi, Geneviève, s'appuyant sur le vase de
fleurs...]

--Soit. Je vous disais donc qu'on ne voit presque pas où l'eau commence,
tant cela est plein d'herbes. Sur les bords il y a une espèce de gazon
mou où vous croyez pouvoir marcher; pas du tout: c'est une vase verte
où vous enfoncez au moins jusqu'aux genoux, et très-souvent jusque
par-dessus la tête.

--La tradition du pays, reprit André, est qu'autrefois il y avait un
château à la place de cet étang. Une belle nuit le diable, qui avait
fait signer un pacte au châtelain, voulut emporter sa proie et planta
sa fourche sous les fondations. Le lendemain on chercha le château dans
tout le pays; il avait disparu. Seulement on vit à la place une mare
verte dont personne ne pouvait approcher sans enfoncer dans la vase, et
qui a gardé le nom de Château-Fondu.

--Voilà un conte comme je les aime, dit Geneviève.

--Ce qui accrédite celui-là reprit André, c'est que dans les chaleurs,
lorsque les eaux sont basses, on voit percer çà et là des amas de terres
ou de pierres verdâtres que l'on prend pour des créneaux de tourelles.

--Je ne sais ce qui en est, dit Joseph; mais il est certain que mon
chien, qui n'est pas poltron, qui nage comme un canard, et qui est
habitué à barboter dans les marais pour courir après les bécassines, a
une peur effroyable du Château-Fondu; il semble qu'il y ait là je ne
sais quoi de surnaturel qui le repousse; je le tuerais plutôt que de l'y
faire entrer.

--C'est un endroit tout à fait merveilleux, dit Geneviève. Est-ce bien
loin d'ici?

--Oh! mon Dieu, non, dit André, qui mourait d'envie de rencontrer encore
Geneviève dans les prés.

--Pas bien loin, pas bien loin! dit Joseph; il y a encore trois bonnes
lieues de pays. Mais voulez-vous y aller, mademoiselle Geneviève?

--Non, monsieur; c'est trop loin.

--Il y aurait un moyen: je mettrais mon gros cheval à la patache, et...

--Oh! oui, oui! s'écrièrent Henriette et ses ouvrières! menez-nous au
Château-Fondu, monsieur Joseph!

--Et nous aussi! s'écrièrent les petites soeurs de Joseph; nous aussi,
Joseph! En patache, ah! quel plaisir!

--J'y consens si vous êtes sages. Voyons, quel jour!

--Pardine! c'est demain dimanche, dit Henriette.

[Illustration: Joseph Marteau.]

--C'est juste. A demain donc. Vous y viendrez avec nous, mademoiselle
Geneviève?

--Oh! je ne sais, dit-elle avec un peu d'embarras. Je crois que je ne
pourrai pas. Je ne vous suis pas moins reconnaissante, monsieur.

--Allons! allons! voilà tes scrupules, Geneviève, dit Henriette. C'est
ridicule, ma chère. Comment, tu ne peux pas venir avec nous quand les
demoiselles Marteau y viennent?

--Ces demoiselles, lui dit tout bas Geneviève, sont sous la garde de
leur frère.

--Eh! mon Dieu! dit tout haut Henriette, tu seras sous la mienne. Ne
suis-je pas une fille majeure, établie, maîtresse de ses actions? Y
a-t-il, _n'importe où, n'importe qui_, assez malappris pour me regarder
de travers? Est-ce qu'on ne se garde pas-soi-même d'ailleurs? Tu es
ennuyeuse, Geneviève, toi qui pourrais être si gentille! Allons, tu
viendras, ma petite! Mesdemoiselles, venez donc la décider.

--Oh! oui! oui! Geneviève, tu viendras, dirent toutes les petites
filles; nous n'irons pas sans toi.

Justine, l'aînée des filles de la maison, passa son bras sous celui de
Geneviève en lui disant:

--Je vous en prie, ma chère, venez-y. Et elle ajouta, en se penchant à
son oreille: Vous savez que je ne puis causer qu'avec vous.

--Eh bien! j'irai, dit Geneviève toute confuse, puisque vous le voulez
absolument.

--Comme vous êtes aimable! dit Justine.

--Oh! ne vous y fiez pas! s'écria Henriette; voilà comme elle fait
toujours. Elle promet pour se débarrasser des gens, et au moment de
partir elle trouve mille prétextes pour rester. C'est une menteuse:
faites-lui donner sa parole d'honneur.

--Allez-y, mon enfant, dit madame Marteau à Geneviève. Je ne puis y
aller; sans cela je vous accompagnerais. Mais, si vous êtes obligeante,
vous me remplacerez auprès de mes petites. Joseph est un grand fou,
ces demoiselles-là sont un peu étourdies: elles s'amuseront, elles
danseront, et elles feront bien; mais pendant ce temps les petites
filles pourraient bien se jeter dans ce vilain Château-Fondu. Vous,
Geneviève, qui êtes sage et sérieuse comme une petite maman, vous les
surveillerez, et je vous en saurai tout le gré possible.

--Cela me décide tout à fait, répondit Geneviève. J'irai, ma chère dame;
mesdemoiselles, je vous en donne ma parole d'honneur.

--Oh! quel bonheur! s'écrièrent les petites Marteau; tu joueras avec
nous, Geneviève; tu nous feras des couronnes de marguerites et des
paniers de jonc, n'est-ce pas?

--Un instant, un instant, dit Joseph; combien serons-nous? Neuf femmes,
André et moi. Je ne peux mettre tout ce monde-là dans ma patache: il
faut nous mettre en quête d'une seconde voiture.

--Mon père a un char à bancs, qu'il nous prêtera volontiers, dit André.

--A la bonne heure, voilà qui est convenu, reprit Joseph. Tu iras
coucher ce soir chez toi, et tu seras revenu ici de grand matin avec ton
équipage. Très-bien. Maintenant préparons-nous à nous amuser demain en
nous amusant aujourd'hui. Voulez-vous danser? voulez-vous jouer aux
barres, à cache-cache, aux petits paquets?

--Dansons, dansons! crièrent les jeunes filles.

Joseph tira sa flûte de sa poche, grimpa sur des gradins de pierre
couverts d'hortensias, et se mit à jouer, tandis que ses soeurs et les
grisettes prirent place sous les lilas. André mourait d'envie d'inviter
Geneviève: c'est pourquoi il ne l'osa pas et s'adressa à Henriette, qui
fut assez fière d'avoir accaparé le seul danseur de la société.

Néanmoins, guidée par un regard de Joseph, elle entraîna son cavalier
vis-à-vis de Geneviève, qui avait pris pour danseuse la plus petite des
demoiselles Marteau.

Geneviève rougit beaucoup quand il fut question de toucher la main
d'André: c était la première fois de sa vie que pareille chose lui
arrivait; mais elle prit courageusement son parti et montra une gaieté
douce qu'elle n'aurait pas espérée d'elle-même si elle eût prévu une
heure auparavant qu'elle dût sortir à ce point de ses habitudes.

«Eh bien! savez-vous une chose? s'écria Joseph à la fin de la
contredanse; c'est que mademoiselle Geneviève passe pour ne pas savoir
danser. Oui, mesdemoiselles, il y a dans la ville vingt mauvaises
langues qui disent qu'elle a ses raisons pour ne pas aller au bal. Eh
bien! moi, je vous le dis, je n'ai jamais vu si bien danser de ma vie;
et cependant, mademoiselle Henriette, il n'y a pas beaucoup de prévôts
qui pussent vous en remontrer.»

Geneviève devint rouge comme une fraise, et Henriette, s'approchant de
Joseph, lui dit:

Taisez-vous, vous allez la mettre en fuite. C'est un mauvais moyen pour
l'apprivoiser que de faire attention à elle.

--Allons donc! allons donc! dit Joseph à voix basse en ricanant; un
petit compliment ne fait jamais de peine à une fille. Quand je vous dis,
par exemple, que vous voilà jolie comme un ange, vous ne pouvez pas vous
en fâcher, car vous savez bien que je le pense.

--Vous êtes un _diseur de riens!_ répondit Henriette, gonflée d'orgueil
et de contentement.

Cette fois André osa inviter Geneviève, mais il la fit danser sans
pouvoir lui dire un mot; à chaque instant la parole expirait sur ses
lèvres. Il craignait de manquer d'esprit, son coeur battait, il perdait
la tête. Lorsqu'il avait à faire un avant-deux, il ne s'en apercevait
pas et laissait son vis-à-vis aller tout seul; puis tout à coup
il s'élançait pour réparer sa faute, dansait une autre figure et
embrouillait toute la contredanse, aux grands éclats de rire des jeunes
filles. Geneviève seule ne se moquait pas de lui; elle était silencieuse
et réservée. Cependant elle regardait André avec assez de bienveillance;
car il avait bien parlé sur la botanique, et cela devait abréger de
beaucoup les timides préliminaires de leur connaissance. Mais si André
avait osé se mêler à la conversation et s'adresser à elle d'une manière
générale, il n'en était plus de même lorsqu'il s'agissait de lui dire
quelques mots directement. Cette excessive timidité diminuait d'autant
celle de Geneviève; car elle était fière et non prude. Elle craignait
les grosses fadeurs qu'elle entendait adresser à ses compagnes; mais en
bonne compagnie elle se fût sentie à l'aise comme dans son élément.

Il y a des natures choisies qui se développent d'elles-mêmes, et dans
toutes ces positions où il plaît au hasard de les faire naître. La
noblesse du coeur est, comme la vivacité d'esprit, une flamme que
rien ne peut étouffer, et qui tend sans cesse à s'élever, comme pour
rejoindre le foyer de grandeur et de bonté éternelle dont elle émane.
Quels que soient les éléments contraires qui combattent ces destinées
élues, elles se font jour, elles arrivent sans effort à prendre leur
place, elles s'en font une au milieu de tous les obstacles. Il y a sur
leur front comme un sceau divin, comme un diadème invisible qui les
appelle à dominer naturellement les essences inférieures; on ne souffre
pas de leur supériorité, parce qu'elle s'ignore elle-même; on l'accepte
parce qu'elle se fait aimer. Telle était Geneviève, créature plus
fraîche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s'écoulait sa
vie.

On dit que la poésie se meurt: la poésie ne peut pas mourir. N'eût-elle
pour asile que le cerveau d'un seul homme, elle aurait encore des
siècles de vie, car elle en sortirait comme la lave du Vésuve, et se
fraierait un chemin parmi les plus prosaïques réalités. En dépit de ses
temples renversés et des faux dieux adorés sur leurs ruines, elle est
immortelle comme le parfum des fleurs et la splendeur des cieux. Exilée
des hauteurs sociales, répudiée par la richesse, bannie des théâtres,
des églises et des académies, elle se réfugiera dans la vie bourgeoise,
elle se mêlera aux plus naïfs détails de l'existence. Lasse de chanter
une langue que les grands ne comprennent pas, elle ira murmurer à
l'oreille des petits des paroles d'amour et de sympathie. Et déjà
n'est-elle pas descendue sous les ventes des tavernes allemandes? ne
s'est-elle pas assise au rouet des femmes? ne berce-t-elle pas dans
ses bras les enfants du pauvre? Compte-t-on pour rien toutes ces âmes
aimantes qui la possèdent et qui souffrent, qui se taisent devant les
hommes et qui pleurent devant Dieu? Voix isolées qui enveloppent le
monde d'un choeur universel et se rejoignent dans les cieux; étincelles
divines qui retournent à je ne sais quel astre mystérieux, peut-être
à l'antique Phébus, pour en redescendre sans cesse sur la terre et
l'alimenter d'un feu toujours divin! Si elle ne produit plus de grands
hommes, n'en peut-elle pas produire de bons? Qui sait si elle ne sera
pas la divinité douce et bienfaisante d'une autre génération, et si elle
ne succédera pas au doute et au désespoir dont notre siècle est atteint?
Qui sait si dans un nouveau code de morale, dans un nouveau catéchisme
religieux, le dégoût et la tristesse ne seront pas flétris comme des
vices, tandis que l'amour, l'espoir et l'admiration seront récompensés
comme des vertus?

La poésie, révélée à toutes les intelligences, serait un sens de plus
que tous les hommes peut-être sont plus ou moins capables d'acquérir, et
qui rendrait toutes les existences plus étendues, plus nobles et plus
heureuses. Les moeurs de certaines tribus montagnardes le prouvent avec
une évidence éclatante; la nature, il est vrai, prodigue de grands
spectacles dans de telles régions, s'est chargée de l'éducation de ces
hommes; mais les chants des bardes sont descendus dans les vallées, et
les idées poétiques peuvent s'ajuster à la taille de tous les hommes.
L'un porte sa poésie sur son front, un autre dans son coeur; celui-ci
la cherche dans une promenade lente et silencieuse au sein des plaines,
celui-là la poursuit au galop de son cheval à travers les ravins; un
troisième l'arrose sur sa fenêtre dans un pot de tulipes. Au lieu de
demander où elle est, ne devrait-on pas demander où elle n'est pas?
Si ce n'était qu'une langue, elle pourrait se perdre; mais c'est une
essence qui nait de deux choses: la beauté répandue dans la nature
extérieure, et le sentiment départi à toute intelligence ordinaire. Pour
condamner à mort la poésie et la porter au cercueil, il nous faudra
donc arracher du sol jusqu'à la dernière des fleurettes dont Geneviève
faisait ses bouquets.

Car elle aussi était poète; et croyez bien qu'il y a au fond des plus
sombres masures, au sein des plus médiocres conditions, beaucoup
d'existences qui s'achèvent sans avoir produit un sonnet, mais qui
pourtant sont de magnifiques poëmes.

Il faut bien peu de chose pour éveiller ces esprits endormis dans
l'épaisse atmosphère de l'ignorance; et pour les entourer à jamais d'une
lumineuse auréole qui ne les quitte plus. Un livre tombé sous la main,
un chant ou quelques paroles recueillies d'un passant, une étude
entreprise dans un dessein prosaïque ou par nécessité, le moindre hasard
providentiel, suffit à une âme élue pour découvrir un monde d'idées et
de sentiments. C'est ce qui était arrivé à Geneviève. L'art frivole
d'imiter les fleurs l'avait conduite à examiner ses modèles, à les
aimer, à chercher dans l'étude de la nature un moyen de perfectionner
son intelligence; peu à peu elle s'était identifiée avec elle, et chaque
jour, dans le secret de son coeur, elle dévorait avidement le livre
immense ouvert devant ses yeux. Elle ne songeait pas à approfondir
d'autre science que celle à laquelle tous ses instants étaient forcément
consacrés; mais elle avait surpris le secret de l'universelle harmonie.
Ce monde inanimé qu'autrefois elle regardait sans le voir, elle le
comprenait désormais; elle le peuplait d'esprits invisibles, et son âme
s'y élançait pour y embrasser sans cesse l'amour infini qui plane sur
la création. Emportée par les ailes de son imagination toute-puissante,
elle apercevait, au delà des toits enfumés de sa petite ville, une
nature enchantée qui se résumait sur sa table dans un bouton d'aubépine.
Un chardonneret familier, qui voltigeait dans sa chambre, lui apportait
du dehors toutes les mélodies des bois et des prairies; et lorsque sa
petite glace lui renvoyait sa propre image, elle y voyait une ombre
divine si accomplie qu'elle était émue sans savoir pourquoi, et versait
des pleurs délicieux comme à l'aspect d'une soeur jumelle.

Elle s'était donc habituée à vivre en dehors de tout ce qui l'entourait.
Ce n'était pas, comme on le prétendait, une vertu sauvage et sombre;
elle était trop calme dans son innocence pour avoir jamais cherché sa
force dans les maximes farouches. Elle n'avait pas besoin de vertu pour
garder sa sainte pudeur, et le noble orgueil d'elle-même suffisait à la
préserver des hommages grossiers que recherchaient ses compagnes; elle
les fuyait, non par haine, mais par dédain; elle ne craignait pas d'y
succomber, mais d'en subir le dégoût et l'ennui. Heureuse avec sa
liberté et ses occupations, orpheline, riche par son travail au delà de
ses besoins, elle était affable et bonne avec ses amies d'enfance: elle
eût craint de leur paraître vaine de son petit savoir, et se laissait
égayer par elles; mais elle supportait cette gaieté plutôt qu'elle ne la
provoquait, et si jamais elle ne leur donnait le moindre signe de mépris
et d'ennui, du moins son plus grand bonheur était de se retrouver seule
dans sa petite chambre et de faire sa prière en regardant la lune et en
respirant les jasmins de sa fenêtre.



VI.

André avait un peu trop compté sur ses forces en se chargeant de
demander le char à bancs et le cheval de son père. Il fit cette pénible
réflexion en quittant, vers neuf heures, la famille Marteau, et
son anxiété prit un caractère de plus en plus grave à mesure qu'il
approchait du toit paternel; mais ce fut une bien autre consternation
lorsqu'il trouva son père dans un de ses accès de mauvaise humeur des
plus prononcés. Le plus beau de ses boeufs de travail était tombé malade
en rentrant du pâturage, et le marquis, se promenant d'un air sombre
dans la salle basse de son manoir, répétait d'une voix entrecoupée, en
jetant des regards effarés sur son fils: «Des tranchées! des tranchées
épouvantables!

--Hélas! mon père, êtes-vous malade? s'écria André, qui ne comprenait
rien à son angoisse.

Le marquis haussa les épaules, et, lui tournant le dos, continua à
marcher à grands pas.

André, n'osant renouveler sa question, resta fort troublé à sa place,
suivant d'un oeil timide tous les mouvements de son père, qu'il croyait
atteint de vives souffrances.

Enfin le marquis, s'arrêtant tout à coup, lui dit d'une voix brusque:

«Quel a été l'effet de la thériaque?»

André, rassuré, et comprenant à demi, courut vers la porte en disant
qu'il allait le demander.

«Non, non, j'irai bien moi-même, reprit vivement le marquis; restez ici,
vous n'êtes bon à rien, vous.»

André attendit pendant une heure le retour de son père, espérant trouver
un moment plus favorable pour lui présenter sa demande; mais il attendit
vainement. Le marquis passa la moitié de la nuit dans l'étable avec
ses laboureurs, frictionnant le triste _Vermeil_ (c'était le nom de
l'animal) et lui administrant toute sorte de potions. André se hasarda
plusieurs fois de s'informer de la santé du malade, et, partant, de
l'humeur de son père; mais lorsque le malade commença à se trouver
mieux, le marquis accablé de fatigue et gardant sur ses traits
l'empreinte des soucis de la journée, ne songea plus qu'à se reposer.
Il rencontra André sous le péristyle de la maison, et lui dit avec la
rudesse accoutumée de son affection:

«Pourquoi n'êtes-vous pas couché, _gringalet_? est-ce qu'on a besoin de
vous ici? Allons vite, que tout le monde dorme; je tombe de sommeil.»

C'était peut-être la meilleure occasion possible pour obtenir le cheval
et le char à bancs; mais André avait l'enfantillage de souffrir des mots
grossiers ou communs que lui adressait souvent son père, et il prenait
alors une sorte d'humeur qui le réduisait au silence. Il alla se coucher
en proie aux plus vives agitations. Le lendemain devait être à ses yeux
le jour le plus important de sa vie, et pourtant sans le cheval et le
char à bancs tout était manqué, perdu sans retour. Il ne put dormir.
Il fallait partir le lendemain avant le jour; comment oserait-il aller
trouver son père au milieu de son sommeil, affronter ce réveil en
sursaut, si fâcheux chez les hommes replets, s'exposer peut-être à
un refus? Cette dernière pensée fit frémir André. «Ah! plutôt mourir
victime de sa colère, s'écria-t-il, que de manquer à ma parole et perdre
le bonheur de passer un jour auprès de Geneviève!»

Dès que trois heures sonnèrent il se rhabilla, et, prenant sa
désobéissance furtive pour un acte de courage, il attela lui-même le
gros cheval au char à bancs et partit sans bruit, grâce au fumier dont
la basse-cour était garnie. Mais le plus difficile n'était pas fait;
il fallait tourner autour du château et passer sous les fenêtres du
marquis. Impossible d'éviter ce terrible défilé; le chemin était sec et
le mur du château sonore; le char à bancs, rarement graissé, criait à
chaque tour de roue d'une manière déplorable, et les larges sabots du
gros cheval allaient avec maladresse sonner contre toutes les pierres du
chemin. André était tremblant comme les feuilles du peuplier qu'agitait
le vent du matin. Heureusement il faisait encore sombre; si son père, en
proie à une de ces insomnies auxquelles sont sujets les propriétaires,
était par hasard à sa fenêtre, il pourrait bien ne pas reconnaître
son char à bancs; mais il avait l'oreille si fine, si exercée! il
connaissait si bien l'allure de son cheval et le son de ses roues! André
prit le parti de payer d'audace; il fouetta le cheval si vigoureusement
qu'il le força de galoper. C'était une allure inouïe pour le paisible
animal, et M. Morand l'entendit passer sans rien soupçonner et sans
quitter la douce chaleur de son lit.

Lorsque André fut à cinq cents pas du manoir, il osa se retourner, et,
voyant derrière lui la route qui commençait à blanchir et qui était nue
comme la main, il éprouva un bien-être inexprimable, et permit à son
coursier de modérer son allure.

A sept heures du matin, le cheval avait eu le temps de se rafraîchir, et
le char à bancs, avec André le fouet en main, était à la porte de madame
Marteau; Joseph attelait sa carriole, et les voyageuses arrivaient une à
une dans leur plus belle toilette des dimanches, mais les yeux encore un
peu gros de sommeil. On perdit bien une heure en préparatifs inutiles.
Enfin, Joseph régla l'ordre de la marche; il prétendit que la volonté de
sa mère était de confier les demoiselles Marteau à André et à Geneviève,
comme aux plus graves de la société. Quant à lui, il se chargeait
d'Henriette et de ses ouvrières, et, pour prouver qu'on avait raison de
le regarder comme un écervelé, il descendit au triple galop l'horrible
pavé de la ville. Ses compagnes firent des cris perçants; tous les
habitants mirent la tête à la fenêtre, et envièrent le plaisir de cette
joyeuse partie.

André descendit la rue plus prudemment et savoura le petit orgueil
d'exciter une grande surprise. «Quoi! Geneviève! disaient tous les
regards étonnés.--Oui, Geneviève, avec M. Morand! Ah! mon Dieu! et
pourquoi donc? et comment? savez-vous depuis quand? Juste ciel! comment
cela finira-t-il?»

Geneviève, sous son voile de gaze blanche, s'aperçut aussi de tous ces
commentaires; elle était trop fière pour s'en affliger; elle prit le
parti de les dédaigner et de sourire.

Peu à peu André s'enhardit jusqu'à parler. Mademoiselle Marteau l'aînée
était une bonne personne, assez laide, mais assez bien élevée, avec
laquelle il aimait à causer. Peu à peu aussi Geneviève se mêla à la
conversation, et ils étaient presque tous à l'aise en arrivant au
Château-Fondu. Heureusement pour lui, André avait étudié avec assez de
fruit les sciences naturelles, et il pouvait apprendre bien des choses
à Geneviève. Elle l'écoutait avec avidité; c'était la première fois
qu'elle rencontrait un jeune homme aussi distingué dans ses manières et
riche d'une aussi bonne éducation. Elle ne songea donc pas un instant
à s'éloigner de lui et à s'armer de cette réserve qu'elle conservait
toujours avec Joseph. Il lui était bien facile de voir qu'elle n'en
avait pas besoin avec André, et qu'il ne s'écarterait pas un instant du
respect le plus profond.

La matinée fut charmante: on cueillit des fleurs, on dansa au bord de
l'eau, on mangea de la galette chaude dans une métairie; tout le monde
fut gai, et mademoiselle Henriette fut enchantée de voir Geneviève aussi
_bonne enfant_. Cependant, lorsque l'après-midi s'avança, Joseph fit
observer que le besoin d'un repas plus-solide se faisait sentir, qu'on
avait assez admiré le Château-Fondu et qu'il était convenable de
chercher un dîner et une autre promenade dans les environs. André
tremblait en songeant au voisinage du château de son père et à l'orage
qui l'y attendait, lorsque Joseph mit le comble à son angoisse en
s'écriant: «Eh! parbleu! le château de notre ami André est à deux pas
d'ici; le père Morand est le meilleur des hommes; c'est mon ami intime,
il nous recevra à merveille. Allons lui demander un dindon rôti et du
vin de sa cave. André, montre-nous le chemin, et passe devant nous pour
nous faire les honneurs.»

André se crut perdu; mais comme tous les gens faibles, qui n'osent
jamais s'arrêter et s'embarquent toujours dans de nouvelles difficultés,
il se résigna à braver toutes les conséquences de sa destinée, et
remonta en voiture avec Geneviève et ses compagnes.

Cependant, à mesure qu'il approchait des tourelles héréditaires, une
sueur froide se répandait sur tous ses membres. Dans quelle colère il
allait trouver le marquis! car l'enlèvement du cheval et du char à
bancs devait depuis plusieurs heures causer dans la maison un scandale
épouvantable, et le marquis était incapable, pour quelque raison humaine
que ce fût, de sacrifier aux convenances le besoin d'exhaler sa colère.
Quel accueil pour Geneviève, qu'il eût voulu recevoir à genoux dans sa
demeure! et quelle mortification pour lui d'être traité devant elle
comme un écolier pris en fraude! Il arrêta son cheval à deux portées
de fusil de la maison et descendit; il s'approcha de la patache, pria
Joseph de descendre aussi, et, l'emmenant à quelque distance, il lui
confia son embarras. «Ouais! dit Joseph, ce vieux renard est-il sournois
à ce point-là? lui qui fait semblant d'être si bon homme! Mais ne crains
rien; personne, fût-ce le diable, n'osera jamais regarder de travers
celui qui s'appelle Joseph Marteau. Monte dans ma voiture et donne-moi
le fouet du char à bancs; je passe le premier et je prends tout sur
moi.»

En effet, Joseph fouetta d'une main arrogante les flancs respectables
du cheval du marquis, et il fit une entrée triomphale dans la cour du
château. Le marquis était précisément à la porte de l'écurie. Depuis que
l'événement terrible était découvert, le marquis n'avait pas quitté la
place, il attendait son fils pour le recevoir à sa manière. De minute en
minute sa fureur augmentait, et il se formait en lui un trésor d'injures
qui devait mettre plus d'un jour à s'épuiser. Lorsque, au lieu de la
timide figure d'André sur le siège de sa voiture, il vit la mine fière
et décidée de Joseph, il recula de trois pas, et, avant qu'il eût
articulé une parole, Joseph, lui sautant au cou, l'embrassa si fort
qu'il faillit l'étouffer. «Vive Dieu! s'écria le gai campagnard, que je
suis heureux de revoir mon cher marquis! il y a plus de six semaines
que j'ai le projet de vous amener ma famille; mais les femmes sont si
longues à se décider pour la moindre chose! Enfin je n'ai pas voulu
marier ma grande soeur sans vous la présenter: la voilà, cher marquis.
Ah! il y a longtemps qu'elle entend parler de vous et de votre beau
château, et de votre grand jardin, et de vos étables, les mieux tenues
du pays. Ma soeur est une bonne campagnarde qui s'entend à toutes
ces choses-là; et puis voilà les petites, une, deux, trois: allons,
mesdemoiselles, faites la révérence. Marie, essuie les pruneaux que tu
as sur la joue et va embrasser monsieur le marquis. Ah! c'est que c'est
un fier papa que le marquis. Demande-lui des dragées, il en a toujours
plein ses poches. Ah! çà, cher voisin, vous voyez que j'avais une fière
envie de venir vous voir; dès trois heures du matin j'étais dans la
chambre d'André. C'était une partie arrangée depuis hier avec ces
demoiselles. Elles en grillaient d'envie. Moi, qui sais que vous êtes le
plus galant homme et l'homme le plus galant de France, je voulais vous
les amener toutes; car en voilà encore cinq ou six qui ne sont pas mes
soeurs, mais qui n'en valent pas moins, et qui voulaient à toute force
voir votre propriété. C'est une si belle chose! il n'est question que
de ça dans le pays. Or, je suis venu ce matin pour vous demander votre
voiture, votre cheval et votre fils. André m'a répondu que vous dormiez
encore, que vous étiez fatigué de la veille. Je n'ai jamais voulu
souffrir qu'on vous éveillât pour si peu de chose; je n'ai même voulu
déranger personne; j'ai attelé moi-même le cheval et j'ai emmené votre
fils malgré lui, car c'est un paresseux!... Et, à propos, comment se
porte le boeuf malade? Mieux? Ah! j'en suis charmé. Voilà donc comment
j'ai enfin réussi à vous amener à dîner toutes ces petites alouettes.
J'étais bien sûr que vous m'en remercieriez. Ce marquis est l'homme
le plus aimable du département! Allons, mesdemoiselles, n'ayez pas de
honte, dites à monsieur le marquis comme vous aviez envie de venir le
voir.»
                
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