George Sand

Andre
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Le marquis, tout étourdi d'un pareil discours et de l'apparition de
toutes ces jeunes et jolies figures qui semblaient se multiplier par
enchantement à chaque période de Joseph, ne put trouver de prétexte à
son ressentiment. La demande inopinée d'un dîner ne le contraria pas
trop. Il était honorable, et en effet il avait des prétentions à la
galanterie. Il prit le parti d'offrir un bras à mademoiselle Marteau, et
l'autre à Geneviève, qu'à sa jolie tournure il prit pour une personne de
la meilleure société; et, priant poliment les autres de le suivre, il
les conduisit à la salle à manger, où, en attendant le repas
qu'il ordonna sur-le-champ, il leur fit servir des fruits et des
rafraîchissements.

André, charmé de voir les choses s'arranger aussi bien, prit courage et
fit lui-même les honneurs de la maison avec beaucoup de grâce. Son père
le laissa faire, quoiqu'il jetât sur lui de temps en temps un regard de
travers. Le hobereau n'était point avare et voulait bien offrir tout
ce qu'il possédait; mais il voulait le faire lui-même et ne pouvait
souffrir qu'un autre, fût-ce son propre fils, touchât une fleur sans sa
permission.

André conduisit Geneviève à un petit jardin botanique qu'il cultivait
dans un coin du grand verger de son père. Geneviève prit tant d'intérêt
à ces fleurs et aux explications d'André, qu'elle oublia tout le reste
et s'aperçut en rougissant, lorsque la cloche du dîner sonna, qu'elle
était seule avec lui, que le reste de la société était bien loin dans le
fond du verger.

L'affabilité du marquis se soutint assez bien pendant tout le temps du
dîner: même au dessert il s'égaya jusqu'à adresser quelques lourdes
fadeurs aux beaux yeux d'Henriette et aux jolies petites mains blanches
de Geneviève. Joseph était un convive excellent, un vigoureux buveur,
capable de tenir tête à toute une noce depuis midi jusqu'à trois heures
du matin, et jamais maussade après boire, point querelleur, point
casseur d'écuelles, incapable de méconnaître ses amis dans l'ivresse. Il
se conduisit si bien cette fois, et sans cesser d'être aux petits soins
pour _les dames_, il fit si bien fête au petit vin de la côte Morand,
que le marquis sortit de table la joue enluminée, l'oeil brillant et
la mâchoire lourde. Joseph croyait avoir triomphé de sa colère et
s'applaudissait intérieurement de son habileté; mais André, qui
connaissait mieux son père, augurait moins bien de cet état
d'excitation. Il savait que jamais le marquis n'avait une clairvoyance
plus implacable que dans ces moments-là. Il l'observait donc avec
inquiétude et s'observait lui-même scrupuleusement, dans la crainte de
dire un mot ou de faire un geste qui réveillât les souvenirs confus du
cheval et du char à bancs enlevés.

Le marquis jusque-là ne comprenait pas trop clairement en quelle société
Joseph et ses soeurs étaient venus le voir. La vérité est qu'il n'avait
aucun préjugé, qu'il était poli et hospitalier envers tout le monde;
mais il avait une aversion invincible pour les grisettes. Il fallait
que ce sentiment eût acquis chez lui une grande violence; car il était
combattu par une habitude de courtoisie envers le beau sexe et la
prétention de n'être pas absolument étranger à l'art de plaire. Mais
autant il aimait à accueillir gracieusement les personnes des deux sexes
qui reconnaissaient humblement l'infériorité de leur rang, autant il
haïssait dans le secret de son coeur celles qui traitaient de pair à
compagnon avec lui sans daigner lui tenir compte de son affabilité et de
ses manières libérales. Il consentait à être le meilleur bourgeois du
monde, pourvu qu'on n'oubliât point qu'il était marquis et qu'il ne
voulait pas le paraître.

Les artisanes de L..., avec leur jactance, leurs privilèges et leur
affectation de familiarité, étaient donc nécessairement des natures
antipathiques à la sienne, et il est très-vrai qu'il les souffrait
difficilement dans sa maison. Il ne pouvait supporter qu'elles
s'arrogeassent le droit de s'asseoir à sa table sans son aveu, et il
ne manquait pas, lorsque sa salle à manger était envahie par ces
usurpateurs féminins, de leur céder la place et d'aller aux champs.
Ce procédé lui avait aliéné la considération des grisettes les plus
huppées, d'autant plus qu'elles voyaient fort bien l'adjoint de la
commune, personnage revêtu d'une blouse et d'une paire de sabots,
et même le garde champêtre, dignitaire plus modeste, encore admis à
l'honneur de boire un verre de vin et de s'asseoir sur un escabeau
lorsqu'ils apportaient des nouvelles à l'heure où le marquis finissait
son souper. Cette préférence envers des paysans leur paraissait l'indice
d'un caractère insolent et bas, tandis qu'elle était au contraire le
résultat d'un orgueil très-bien raisonné.

Quoique Henriette et ses ouvrières eussent été fort bien traitées
cette fois, il leur restait un vieux levain de ressentiment contre les
manières habituelles du marquis envers leurs pareilles. La présence de
mademoiselle Marteau, les manières douces d'André, le maintien grave et
poli de Geneviève leur avaient un peu imposé pendant le dîner. Aussi en
sortant de table, leur nature bruyante et indisciplinée reprenant le
dessus, elles se répandirent dans le verger en caracolant comme des
cavales débridées, et, sautant sur les plates-bandes, écrasant sans
pitié les marguerites et les tomates, elles remplirent l'air de chants
plus gais que mélodieux, et de rires qui sonnèrent mal à l'oreille du
marquis. Celui-ci laissa André auprès de Geneviève et de mesdemoiselles
Marteau, et, tandis que Joseph prenait sa course de son côté pour aller
embrasser mademoiselle Henriette à la faveur d'un jour consacré à
la folie, il longea furtivement le mur où ses plus beaux espaliers
étendaient leurs grands bras chargés de fruits sur un treillage
vert-pomme, et monta la garde autour de ses pêches et de ses raisins.
Henriette s'en aperçut, et, décidée à déployer ce grand caractère
d'audace et de fierté dont elle tirait gloire, elle coupa le potager
en droite ligne et vint à trente pas du marquis remplir lestement
son tablier des plus beaux fruits de l'espalier. A son exemple, les
grisettes s'élancèrent à la maraude et firent main-basse sur le reste.
Ce qui acheva d'enflammer le marquis d'une juste colère, c'est qu'au
lieu de détacher de l'arbre le fruit qu'elles voulaient emporter, elles
tiraient obstinément la branche jusqu'à ce qu'elle cédât et leur restât
à la main, toute chargée de fruits verts qu'elles jetaient avec dédain
au milieu des allées après y avoir enfoncé les dents. Moyennant ce
procédé aristocratique, au lieu d'une douzaine de pêches et d'autant de
grappes de raisin qu'elles eussent pu enlever, elles trouvèrent moyen de
mutiler tous les arbres fruitiers et de mettre en lambeaux ces belles
treilles si bien suspendues, que le marquis lui-même avait courbées en
berceaux et qui faisaient l'admiration de tous les connaisseurs.

Le marquis eut envie de prendre une des branches cassées dont elles
jonchaient le sable, et de leur _courir sus_ en les poursuivant comme
des chèvres malfaisantes; mais il vit la grande taille de Joseph se
dessiner auprès d'Henriette, et, quoique brave, il ne se soucia point
d'engager avec lui une discussion qui pouvait devenir orageuse.
D'ailleurs il aimait Joseph et voyait bien qu'il n'approuvait pas
ce dégât. Il prit un parti plus sage et plus cruel: il alla droit à
l'écurie, fit sortir son cheval, atteler le char à bancs et conduire
l'un et l'autre à trois cents pas de la maison dans une grange dont il
prit la clef dans sa poche; puis il revint d'un air calme et rentra dans
le salon. Il n'y trouva personne; mais la Vengeance, qui le protégeait,
lui fit apercevoir du premier coup d'oeil quatre ou cinq grands bonnets
de tulle et deux ou trois châles de Barèges étalés avec soin sur le
canapé. Ces demoiselles avaient déposé là leurs atours pour courir
plus à l'aise dans le jardin. Le marquis n'en fit ni une ni deux; il
s'étendit tout de son long sur les rubans et sur les dentelles, et ne
manqua pas d'allonger ses grosses guêtres crottées sur le fichu de
crêpe rose de mademoiselle Henriette. Il attendit ainsi, dans un repos
délicieux, que ces demoiselles eussent fini de dévaster son verger.

Quand elles rentrèrent, elles trouvèrent en effet le malicieux
campagnard qui feignait de dormir en écrasant les précieux chiffons;
elles le maudirent mille fois et prononcèrent, assez haut pour qu'il
l'entendît, les mots de vieil ivrogne.

--Fort bien! disait Henriette d'un ton aigre, il faut de la dentelle à M.
le marquis pour dormir en cuvant son vin!

--Ma foi! disait Joseph en se pinçant le nez pour ne pas éclater de
rire, je trouve la chose singulière et si drôle qu'il m'est impossible
de m'en affliger. Vraiment! c'est dommage de réveiller ce bon marquis
quand il dort si bien, l'aimable homme!

En parlant ainsi, Joseph secouait doucement la main du marquis. Celui-ci
feignit longtemps de ne pouvoir se réveiller. Enfin il se décida à
quitter le canapé et à laisser les grisettes ramasser les débris de leur
toilette; dans quel état, hélas!... Henriette écumait de rage. M. de
Morand feignit de ne s'apercevoir de rien. Il prit le bras de Joseph
et sortit sous prétexte de le mener a son pressoir. Mais sa véritable
vengeance ne tarda pas à éclater. Le soleil était couché, on parla de
retourner à la ville; la patache de Joseph se trouva prête devant la
porte aussitôt qu'il l'eut demandée. «Prends mes soeurs et Geneviève,
dit Joseph à André, et monte dans ma patache; je me charge des grisettes
et du char à bancs. Va, pars tout de suite; car si tu restes là et que
ton père ait de l'humeur, cela tombera sur toi, tandis qu'il n'osera pas
me faire de difficultés. Va-t'en vite.»

André ne se le fit pas répéter; il offrit la main à ses compagnes de
voyage, prit les rênes et disparut. Il était à cinq cents pas, que
Joseph attendait encore le char à bancs sur le seuil de la maison. Il
avait glissé quelque monnaie dans la main du garçon d'écurie en lui
disant d'amener son équipage; mais l'équipage n'arrivait pas, le garçon
d'écurie ne se montrait plus, et le marquis avait subitement disparu.
Au bout d'un quart d'heure d'attente, Joseph prit le parti d'aller à
l'écurie: elle était vide; il chercha le char à bancs sous le hangar: le
hangar était désert; il appelle, personne ne lui répond. Il parcourt
la ferme, et trouve enfin le garçon d'écurie qui semble accourir tout
essoufflé et qui lui répond avec toute la sincérité apparente d'un
paysan astucieux: «Hélas! mon bon monsieur, il n'y a ni char à bancs
ni cheval; le métayer est parti avec pour la foire de Saint-Denis qui
commence demain matin; il ne savait pas qu'on en aurait besoin au
château. M. le marquis lui avait dit hier de les prendre s'il en avait
besoin... Qu'est-ce qui savait? qu'est-ce qui pouvait prévoir...?

--Mille diables! s'écria Joseph, il est parti! et depuis quand? est-il
bien loin?

--Oh! monsieur, dit le garçon en souriant d'un air piteux, il y a plus
de deux heures! il doit être à présent auprès de L... s'il ne l'a point
dépassé.

«Eh bien! dit Joseph, c'est une histoire à mourir de rire!» Et il alla
rejoindre les grisettes sans s'affliger autrement d'un événement qui
devait les transporter de colère. Henriette jeta les hauts cris; elle
refusa de croire au départ du métayer; elle maudit mille fois la malice
du marquis; elle le chercha dans toute la maison pour lui faire des
reproches, pour lui demander s'il n'avait pas un autre cheval et une
autre voiture; le marquis fut introuvable. Le garçon d'écurie se lamenta
d'un air désespérant sur ce fâcheux contre-temps. Enfin il fallut
prendre un parti; le jour baissait de plus en plus, il fallut partir
à pied et entreprendre, à l'entrée de la nuit, une promenade de trois
lieues, par des chemins assez rudes et avec des bonnets et des fichus en
marmelade. Les grisettes pleuraient, et Henriette en fureur faisait de
durs reproches à Joseph sur son insouciance. Celui-ci se résignait de
bonne grâce à lui offrir son bras jusqu'à la ville; elle le refusa
d'abord avec dépit, et l'accepta ensuite par lassitude. Elles s'en
allèrent ainsi clopin-clopant, se heurtant les pieds contre les cailloux
et détestant dans leur âme l'abominable marquis, auteur de leur
désastre, tandis que celui-ci, enfermé dans sa chambre et plongé dans le
duvet, fredonnait en s'endormant un vieil air, à la mode peut-être dans
sa jeunesse: _Allez-vous-en, gens de la noce,_ etc.



VII.

De leur coté, André et Geneviève et mesdemoiselles Marteau continuaient
paisiblement leur route sans entendre les cris de détresse dont Joseph,
à tout hasard, faisait retentir la plaine. Enfin une des petites filles
ayant laissé tomber son sac, André arrêta le cheval et descendit pour
chercher dans l'obscurité l'objet perdu. Pendant ce temps il lui sembla
entendre mugir au loin une voix de stentor qui prononçait son nom. Il
consulta ses compagnons, et Geneviève décida qu'il fallait retourner en
arrière, parce qu'un accident était probablement arrivé aux voyageurs du
char à bancs. André obéit, et, au bout de dix minutes, il rencontra les
tristes piétons qui gagnaient le haut de la colline. Henriette voulut
raconter la malheureuse aventure; mais, suffoquée par sa colère, elle
s'arrêta pour respirer, et Joseph, profitant de l'occasion, se mit
à raconter à sa manière. Il déclara que c'était un plaisant tour du
marquis, et que ces demoiselles l'avaient bien mérité pour la manière
dont elles s'étaient comportées dans le verger.

--C'est une infamie! s'écria Henriette; votre marquis est un vieil avare,
un sournois et un ivrogne.

--Allons, allons, interrompit Joseph impatienté, vous oubliez que vous
parlez devant son fils et qu'il est trop poli pour vous donner un
démenti; mais, si vous étiez un homme, jarni Dieu!...

--Et c'est parce que M. André ne peut pas imposer silence à une femme,
dit Geneviève assez vivement, que l'on ne doit pas abuser de sa
politesse et lui faire entendre un langage qu'il ne peut supporter sans
souffrir. Allons, Henriette, calme-toi, prends ma place dans la voiture;
tâchez de vous y arranger toutes, et de prendre seulement la petite
Marie sur vos genoux. Pour nous, qui avons fait la moitié de la route
en voiture, nous ferons bien le reste à pied, n'est-ce pas, ma chère
Justine?

La chose fut bientôt convenue. Joseph voulut un instant faire les
honneurs de sa voiture à André et achever la route à pied; mais il
comprit bien vite qu'André aimait beaucoup mieux accompagner Geneviève,
et il prit sa place dans la patache, qui continua le voyage au pas.
André offrit son bras à Justine Marteau, afin d'avoir l'occasion
d'offrir l'autre à Geneviève au bout de quelques minutes; mais à peine
l'eut-elle accepté qu'André, qui se croyait fort en train de dire les
choses les plus sensées du monde, ne trouva plus même à placer un mot
insignifiant pour diminuer le malaise d'un silence qui dura près d'un
quart d'heure sans aucune cause appréciable.

Ce fut mademoiselle Marteau qui le rompit la première, dès qu'elle eut
fini de penser à autre chose; car elle était préoccupée, soit de
la pensée de son trousseau, soit de celle de son fiancé. «Eh bien!
dit-elle, qu'avons-nous donc tous les trois à regarder les étoiles?

--Je vous assure, répondit André, que je ne pensais pas aux étoiles, et
que je les regardais encore moins. Et vous, mademoiselle Geneviève?

--Moi, je les regardais sans penser à rien, répondit-elle.

--Permettez-moi de ne pas vous croire, reprit André; je suis sûr, au
contraire, que vous réfléchissez beaucoup et à propos de tout.

--Oh! oui, je réfléchis, répondit-elle; mais je n'en pense pas plus pour
cela, car je ne sais rien, et quand j'ai bien rêvé, je n'en suis pas
plus avancée.

--Cela est impossible. Quand vous regardez les étoiles, vous pensez à
quelque chose.

--Je pense quelquefois à Dieu, qui a mis toutes ces lumières là-haut;
mais comme on ne peut pas toujours penser à Dieu, il arrive que je
continue à les regarder sans savoir pourquoi; et pourtant je reste des
heures entières à ma fenêtre sans pouvoir m'en arracher. D'où cela
vient-il? Sans doute les étoiles font cet effet-là à tout le monde:
n'est-ce pas Justine?

--Je crois, dit Justine, que ton amie Henriette ne les regarde jamais.
Pour moi, je suis comme toi, je ne peux pas en détacher les yeux; mais
c'est que cela me fait penser à des milliers de choses.

--Oh! c'est que vous êtes savante, vous, Justine; vous êtes bien
heureuse! Mais dites-moi donc à quoi les étoiles vous font penser:
j'aurai peut-être eu les mêmes idées sans pouvoir m'en rendre compte.

--Mais, dit Justine, à quoi ne pense-t-on pas en regardant ces milliards
de mondes, auprès desquels le nôtre n'est qu'une tache lumineuse de plus
dans l'espace?

Geneviève s'arrêta tout étonnée et regarda Justine, attendant avec
impatience qu'elle s'expliquât davantage.

André s'était imaginé, en voyant le beau front de Geneviève plein
d'intelligence, et en écoutant son langage toujours si raisonnable et
si pur, qu'elle devait savoir toutes choses, et l'idée de sa propre
infériorité l'avait rendu jusque-là timide et tremblant devant elle.
Il fut donc surpris à son tour, et chercha dans les grands yeux de
Geneviève la cause de cet étonnement naïf.

--Est-ce que tu ne sais pas, dit Justine, qui n'était pas fâchée de
déployer son petit savoir, que toutes ces lumières, comme tu les
appelles, sont autant de soleils et de mondes?

--Oh! j'ai entendu parler de cela à Paris par une de mes compagnes qui
avait un livre... mais je prenais tout cela pour des rêves... et je
ne peux pas croire encore... Dites-nous donc ce que vous en pensez,
monsieur André.

Cette interpellation fit sur André un effet singulier. Il venait d'être
presque choqué de l'ignorance de Geneviève; il se sentit tout à coup
comme attendri. Jusque-là son amour avait été dans sa tête; il lui
sembla qu'il descendait dans son coeur. Il regarda Geneviève à la faible
clarté du ciel étoilé: il distinguait à peine ses traits; mais une
blancheur incomparable faisait ressortir sa figure ovale sous ses
cheveux noirs, et une sérénité angélique semblait résider sur ce visage
délicat et pâle. André fut si ému qu'il resta quelques instants sans
pouvoir répondre. Enfin il lui dit d'une voix altérée: «Oui, je crois
que notre monde n'est qu'un lieu de passage et d'épreuve, et qu'il y a
parmi tous ceux que vous voyez au ciel quelque monde meilleur où les
âmes qui s'entendent peuvent se réunir et s'appartenir mutuellement.»

Geneviève s'arrêta encore et le regarda à son tour comme elle avait
regardé Justine. Tout ce qu'on lui disait lui semblait obscur; elle en
attendait l'explication.

--Croyez-vous donc, lui dit André, que tout s'achève ici-bas?

--Oh! non, dit-elle, je crois en Dieu et en une autre vie.

--Eh bien! ne pensez-vous pas que le paradis puisse être dans quelqu'une
de ces belles étoiles?

--Mais je n'en sais rien. Vous-même, qu'en savez-vous?

--Oh! rien. Je ne sais pas où Dieu a caché le bonheur qu'il fait espérer
aux hommes. Croyez-vous, mesdemoiselles, qu'on puisse obtenir tout ce
qu'on désire en cette vie?

--Mais non! dit Justine; on peut désirer l'impossible. Le bonheur et la
raison consistent à régler nos besoins et nos souhaits.

--Cela est très-bien dit, répondit André; mais pensez-vous qu'il existe
trois personnes au monde qui puissent atteindre à la sagesse? Nous voici
trois: répondez-vous de nous trois?

--Oh! c'est tout au plus si je réponds de moi-même, dit Justine en
riant; comment répondrais-je de vous? Cependant je répondrais de
Geneviève, je crois qu'elle sera toujours calme et heureuse.

--Et vous, mademoiselle, dit André, en répondez-vous?

--Pourquoi pas? dit-elle avec une tranquillité naïve. Mais parlez-moi
donc des étoiles, cela m'inquiète davantage. Pourquoi Justine dit-elle
que ce sont des mondes et des soleils?

André, heureux et fier, pour la première fois de sa vie, d'avoir quelque
chose à enseigner, se mit à lui expliquer le système de l'univers, en
ayant soin de simplifier toutes les démonstrations et de les rendre
abordables à l'intelligence de son élève. Malgré la soumission attentive
et la curiosité confiante de Geneviève, André fut frappé du bon sens et
de la netteté de ses idées. Elle comprenait rapidement; il y avait des
instants où André, transporté, lui croyait des facultés extraordinaires,
et d'autres où il croyait parler à un enfant. Quand ils furent arrivés
aux premières maisons de la ville, Henriette descendit de voiture et dit
qu'elle se chargeait de reconduire Geneviève chez elle. André n'osa pas
aller plus loin; il prit congé d'elle, et, se dérobant aux instances de
Joseph, qui voulait l'emmener boire du punch, il reprit légèrement le
chemin de son castel. Tout ce qu'il désirait désormais, c'était de
se trouver seul et de n'être pas distrait de ses pensées. Elles se
pressaient tellement dans son cerveau, qu'il s'assit bientôt sur le bord
du chemin, et posant son front dans ses mains, il resta ainsi jusqu'à ce
que le froid de la nuit le saisit et l'avertit de reprendre sa marche.



VIII.

Le lendemain, lorsque André se retrouva seul dans son grand verger, il
s'était passé bien des choses dans sa tête; mais il avait trouvé une
solution à sa plus grande incertitude, et il éprouvait une joie et une
impatience tumultueuses. Il s'était demandé bien des fois depuis douze
heures si Geneviève était un ange du ciel exilé sur une terre ingrate et
pauvre, ou si elle était simplement une grisette plus décente et plus
jolie que les autres. Cependant il n'avait pu réprimer une émotion
tendre et presque paternelle lorsqu'elle lui avait naïvement demandé de
l'instruire. Cet aveu paisible de son ignorance, ce désir d'apprendre,
cette facilité de compréhension, devaient lui gagner le coeur d'un homme
simple et bon comme elle. Il y avait sous cette inculte végétation
une terre riche et fertile, où la parole divine pourrait germer et
fructifier. Une âme sympathique, une voix amie pouvait développer cette
noble nature et la révéler à elle-même.

Telle fut la conclusion que tira André de toutes ces rêveries, et il se
sentit transporté d'enthousiasme à l'idée de devenir le Prométhée de
cette précieuse argile. Il bénit le ciel qui lui avait accordé les
moyens de s'instruire. Il remercia dans son coeur son bon maître, M.
Forez, qui lui avait ouvert le trésor de ses connaissances; et, dans son
exaltation, peu s'en fallut qu'il n'allât aussi remercier son père, qui
avait consenti à faire de lui autre chose qu'un paysan. Dans ses jours
de spleen, il lui était arrivé souvent de maudire l'éducation, qui, en
lui créant des besoins nouveaux, lui rendait sa condition réelle plus
triste encore. Maintenant il demandait pardon à Dieu d'un tel blasphème.
Il reconnaissait tous les avantages de l'étude, et se sentait maître du
feu sacré qui devait embraser l'âme de Geneviève.

Mais toutes ces fumées de bonheur et de gloire se dissipèrent lorsqu'il
songea à la difficulté de revoir prochainement Geneviève et à la
possibilité effrayante de ne la revoir jamais. Il avait fait avec sa
liberté de la veille mille romans délicieux en parcourant à pas lents
les allées humides de la rosée du matin; mais, à force de se créer un
bonheur imaginaire, le besoin de réaliser ses rêves devint un malaise et
un tourment. Son coeur battait violemment et à chaque instant semblait
s'élancer hors de son sein pour rejoindre l'objet aimé. Il s'étonna de
ces agitations. Il n'avait pas prévu qu'arrivé à ce point l'amour devait
devenir une souffrance de toutes les heures. Il avait cru au contraire
que, du moment où il aurait retrouvé l'objet d'une si longue attente,
sa vie s'écoulerait calme, pleine et délicieuse; qu'un jour de bonheur
suffirait à ses rêveries et à ses souvenirs pendant un mois, et qu'il
aurait autant de douceur à savourer le passé qu'à jouir du présent.
Maintenant la veille lui semblait s'être envolée trop rapidement; il se
reprochait de n'en avoir pas profité; il se rappelait cent circonstances
où il aurait pu dire à propos un mot qui lui eût obtenu la bienveillance
de Geneviève, et il éprouvait un regret mortel de sa timidité. Il
brûlait de trouver l'occasion de la réparer; mais quand viendrait
cette occasion? dans huit jours? dans quatre? un seul lui paraissait
éternellement long, et l'ennui dévorait déjà sa vie.

La crainte de se montrer trop empressé et d'effaroucher l'austérité de
Geneviève lui faisait seule renoncer aux mille projets romanesques qu'il
enfantait presque malgré lui. Mais bientôt il était forcé de s'avouer
que vivre sans la voir était impossible, et qu'il fallait sortir de son
inaction ou devenir fou.

Il alla vers le soir à la ville. Il s'assit à l'écart sur un des bancs
de la promenade, espérant qu'elle passerait peut-être; mais il vit
défiler par groupes toutes les filles de la ville sans apercevoir le
petit pied de Geneviève. Il se rappela qu'elle ne sortait jamais à ces
heures-là. Il rôda autour de la maison Marteau sans oser y entrer; car
il éprouvait une répugnance infinie à laisser deviner ce qui se passait
en lui. A l'entrée de la nuit il vit sortir Henriette et ses ouvrières.
Geneviève n'était point avec elles. S'il avait su où elle demeurait, il
se serait glissé sous sa fenêtre: il l'eût peut-être aperçue; mais il ne
le savait pas, et pour rien au monde il ne l'eût demandé à qui que ce
fût.

[Illustration: Il faut de la dentelle à monsieur le marquis pour dormir
en cuvant son vin!]

Le lendemain il revint dans la journée; et, tâchant de prendre l'air
le plus indifférent, il alla voir Joseph. Joseph ne fut pas dupe de ce
maintien grave. «Voyons, lui dit-il, pourquoi ne parles-tu pas de la
seule chose qui t'intéresse maintenant? Tu voudrais bien voir Geneviève,
n'est-ce pas? Ce n'est pas aisé. J'y pensais ce matin; je cherchais un
expédient pour avoir accès dans sa maison, et je n'en ai pas trouvé. Il
faudra bien pourtant que nous en venions à bout. Henriette nous aidera.»

L'obligeance indiscrète de Joseph choqua cruellement son ami. Il se mit
à rire d'un air sec et forcé en lui déclarant qu'il ne comprenait rien à
cette plaisanterie et qu'il le priait de ne pas l'y mêler davantage.

«Ah! tu fais le fier! tu te méfies de moi! dit Joseph un peu piqué. Eh
bien! comme tu voudras, mon cher; tire-toi d'affaire tout seul, puisque
tu n'as pas besoin d'aide.

André s'affligea d'avoir offensé un ami si dévoué; mais il lui fut
impossible de revenir sur son refus et sur son désaveu. Il se retira
assez triste. Le bon Joseph s'en aperçut; et, pour lui prouver qu'il
n'avait pas de rancune, il le reconduisit jusqu'au bout de l'avenue
de peupliers qui termine la ville. Ayant de sortir d'une petite rue
tortueuse et déserte, il lui montra une vieille maison de briques, dont
tous les pans étaient encadrés de bois grossièrement sculpté. Un toit
en auvent s'étendait à l'entour et ombrageait les étroites fenêtres.
«Tiens, dit Joseph en lui montrant deux de ces fenêtres, éclairées par
le soleil couchant et couvertes de pots de fleurs, c'est là que _Rose
respire_. Monter l'escalier, ce n'est pas le plus difficile; mais
franchir le palier et passer la porte, c'est pire que d'entrer dans le
jardin des Hespéridés.»

André, troublé, s'efforça de prendre un air dégagé et de sourire.

--Aurais-je dit quelque sottise? dit Joseph. Cela est possible. J'aime
trop la mythologie. Je ne suis pas toujours heureux dans mes citations.

--Celle-là est fort bonne, au contraire, répondit André; j'en ris parce
qu'elle est plaisante, et que, je ne me sens point le courage d'Alcide
et de Jason.

[Illustration: Le marquis de Morand.]

Quoi qu'il en soit, André était le lendemain sur l'escalier de la
vieille maison rouge. Où allait-il? il le savait à peine. Serait-il
reçu? il ne l'espérait pas. Il avait à la main un énorme bouquet
des plus belles fleurs qu'il avait pu réunir: c'était toute sa
recommandation. Il était tour à tour pâle comme ses narcisses et vermeil
comme ses adonis. Il se soutenait à peine, et à la dernière marche
il fut forcé de s'asseoir. C'était déjà beaucoup d'avoir pu arriver
jusque-là sans attrouper toute la maison et sans causer un scandale qui
eût indisposé Geneviève contre lui. Il avait passé adroitement le long
de l'arrière-boutique du chapelier, qui occupait le rez-de-chaussée,
sans être aperçu d'aucun des apprentis; au premier étage, il avait évité
un atelier de lingères dont la porte était ouverte et d'où partait le
refrain de plusieurs romances très-aimées des grisettes de tous les
pays, telles que:

  Bocage que l'aurore
  Embellit de ses feux, etc.

Ou bien:

  Il ne vient pas, où peut-il être, etc.

Ou bien encore:

  Fleuve du Tage, etc., etc.

André cacha son bouquet dans son chapeau, et, tournant le dos à la porte
entr'ouverte, il franchit cet étage comme un éclair et ne s'arrêta qu'au
troisième. Là, tout palpitant, se recommandait à Dieu, il s'approcha
de la porte à trois reprises différentes et s'en éloigna aussitôt,
incertain s'il ne laisserait pas son bouquet et ne s'enfuirait pas à
toutes jambes. Enfin une quatrième résolution l'emporta. Il frappa bien
doucement, et, près de s'évanouir, s'appuya contre le mur.

Cinq minutes d'un profond silence lui donnèrent le temps de se
reconnaître. Il pensa que Geneviève était sortie, et il se réjouit
presque d'échapper à la terrible émotion qu'il avait résolu de braver.
Cependant le désir de la voir fut plus fort que sa poltronnerie, et il
allait frapper de nouveau, lorsque ses yeux, accoutumés à l'obscurité de
l'escalier, distinguèrent un petit carré de papier collé sur la porte.
Il l'examina quelques instants et réussit à lire:

  GENEVIÈVE, FLEURISTE;

et un peu plus bas, en plus petits caractères: _Tournez le bouton, s'il
vous plaît_.

André, transporté d'une joie étourdie, ouvrit la porte et entra dans une
vieille salle proprement tenue, meublée de quatre chaises de paille,
d'une petite provision de raisins suspendus au plafond, et d'une toile
noire et usée, où l'on retrouvait quelques vestiges d'une figure de
Vierge tenant un enfant Jésus dans ses bras. Une petite porte, sur
laquelle était encore écrit le nom de Geneviève, était placée au bout de
cette salle. Cette fois André sentit toutes ses terreurs se réveiller;
mais, après tout ce qu'il avait déjà osé, il n'était plus temps de
renoncer lâchement à son entreprise: il frappa donc à cette dernière
porte, qui s'ouvrit aussitôt, et Geneviève parut.

Elle devint toute rouge et le salua avec un embarras où André crut
distinguer un peu de mécontentement. Il balbutia quelques mots; mais il
perdit tout à fait contenance en s'apercevant que Geneviève n'était pas
seule. Madame Privat était debout auprès d'un carton de fleurs et se
composait un bouquet de bal. Elle jeta sur André un regard de surprise
et d'ironie: c'eût été une si bonne fortune pour elle de pouvoir
publier une jolie médisance bien cruelle sur le compte de la vertueuse
Geneviève! Geneviève sentit le danger de sa position, et prenant
aussitôt une assurance pleine de fierté; «Entrez, dit-elle, monsieur le
marquis, ayez la bonté de vous asseoir et d'attendre un instant. Vous
voudrez bien me faire votre commande après que j'aurai servi madame.»

Et, se rapprochant de madame Privat, elle ouvrit tous ses cartons avec
une dignité calme qui imposa un instant à la merveilleuse provinciale.
Mais l'occasion était trop bonne pour y renoncer aisément. Après avoir
choisi quelques boutons de rose mousseuse, madame Privat se retourna
vers André, qu'elle déconcerta tout à fait avec son regard curieux
et impertinent. «Vraiment, dit-elle en s'efforçant de prendre un
ton enjoué, c'est la première fois que je vois un jeune homme venir
commander des fleurs artificielles. Vous ne recevez pas souvent la
visite de ces messieurs, n'est-ce pas, mademoiselle Geneviève?

--Pardonnez-moi, madame, répondit froidement Geneviève, je reçois
très-souvent des commandes de bouquets pour les mariages et pour les
présents de noces, et ces messieurs m'apportent quelquefois les fleurs
naturelles qu'ils veulent me faire imiter.

--Ah! M. de Morand se marie? dit vivement madame Privat en fixant sur
lui un regard scrutateur.

Son impertinence étonna tellement André, qu'il hésita un instant à
répondre; mais l'indignation l'emportant sur sa timidité naturelle, il
répondit effrontément: «Non, madame, je m'occupe de botanique, et je
désire avoir une collection de certaines fleurs que mademoiselle a le
talent d'imiter parfaitement. C'est un herbier de nouvelle espèce auquel
M. Forez, mon ancien précepteur, s'intéresse beaucoup. Quant au mariage,
les pauvres maris sont tellement ridicules pour le moment dans ce
pays-ci, que j'attendrai un temps plus favorable.»

Madame Privat se mordit la lèvre et sortit brusquement. La réponse
d'André faisait allusion à une aventure récente de son ménage; et,
quoique André ne fût pas méchant, il n'avait pu résister au désir de
lui fermer la bouche. Quand elle fut sortie, il regarda Geneviève en
souriant, espérant que cet incident allait faire oublier l'audace de
sa visite; mais il trouva Geneviève froide et sévère. «Puis-je savoir,
monsieur, lui dit-elle, ce qui me procure l'honneur de votre présence?

André se troubla. «Je mérite que vous me receviez mal, répondit-il. J'ai
été étourdi, imprudent, mademoiselle, en m'imaginant que c'était une
chose toute simple que de venir vous offrir ces fleurs. L'impertinente
personne qui sort d'ici m'a fait sentir mon tort; me le
pardonnerez-vous!

--Oui, monsieur, répondit Geneviève, s'il est vrai que vous n'en ayez
pas prévu les suites, et si vous me promettez de ne pas m'y exposer une
seconde fois.

--J'aimerais mieux renoncer au bonheur de vous revoir jamais que de vous
causer une contrariété, répondit André; et, laissant son bouquet sur la
table, il se leva tristement pour se retirer; mais une larme vint au
bord de sa paupière, et Geneviève, qui s'en aperçut, se troubla à son
tour.

--Au moins, lui dit-elle avec douceur, je ne vous chasse pas; et puisque
vous n'avez eu que de bonnes intentions aujourd'hui, je vous remercie de
votre bouquet.

En même temps elle le prit et l'examina. André s'arrêta et resta debout
et incertain.

--Il est bien joli, dit Geneviève. Comment appelez vous ces fleurs roses
si rondes et si petites?

--Ce sont des hépatiques, répondit-il en se rapprochant; voici des
belles de nuit à odeur de vanille, de la giroflée-mahon blanche, et des
mauves couleur de rose.

--Oh! celles-là se fanent bien vite, dit Geneviève. Je vais les mettre
dans l'eau.

Elle délia le bouquet et le mit dans un vase plein d'eau fraîche, en
arrangeant chaque fleur avec soin. Pendant ce temps, André examinait les
cartons ouverts et admirait la perfection des ouvrages de Geneviève.
Cependant il lui échappa une exclamation de blâme qui faillit faire
tomber le vase des mains de la jeune fille.

--Qu'est-ce donc? s'écria-t-elle.

--O ciel! répondit André, des fuxias à calice vert! Cela n'existe pas,
c'est une invention gratuite.

--Hélas! vous avez raison, dit Geneviève en rougissant, ce n'est pas ma
faute. Une demoiselle de la ville, pour qui j'ai fait cette branche de
fuxia, l'a voulue ainsi. En vain je lui ai montré l'original; elle s'est
obstinée à trouver ce bouquet trop rouge.--Feuilles, tiges, fleurs,
tout, disait-elle, était de la même teinte. Elle m'a forcée d'ajouter
ces feuilles, qui sont d'un ton faux, et de doubles calices...

--Qui sont d'une monstruosité épouvantable! dit André avec chaleur.
Quoi! mutiler une si jolie plante, si gracieuse, si délicate!

--Il y a des gens de si mauvais goût! reprit Geneviève; tous les jours
on me demande des choses extravagantes. J'avais fait des millepertuis de
Chine assez jolis; aussitôt toutes ces dames en ont demandé; mais l'une
les voulait bleus, l'autre rouges, selon la couleur de leurs rubans
et de leurs robes. Que voulez-vous que devienne la vérité devant de
pareilles considérations? Je suis bien forcée, pour gagner ma vie, de
céder à tous ces caprices: aussi je ne fais que pour moi des fleurs dont
je sois contente. Celles-là, je ne les vends pas: ce sont mes études et
mes vrais plaisirs. Je vous les ferais voir si...

--Oh! voyons-les, je vous en supplie, dit André; montrez-moi ces
trésors.

Geneviève alla ouvrir une armoire réservée, et montra à son jeune pédant
une collection de fleurs admirablement faites. «Voici du véritable
fuxia, dit-elle en lui désignant avec orgueil une branche de cette jolie
plante.

--Ceci est un chef-d'oeuvre, dit André en la prenant avec précaution.
Vous ne savez pas quelles immenses ressources vous offre votre talent.
Un amateur paierait cette fleur un prix exorbitant. Cependant on
pourrait y faire encore une légère critique: les fleurs sont trop
régulièrement parfaites; la nature est plus capricieuse, plus sans
façon. Ainsi le calice du fuxia a souvent cinq pétales, et souvent
trois, au lieu de quatre qu'il doit avoir. Les caryophyllées sont
sujettes à ces erreurs continuelles et n'en sont que plus belles. Voyez
ce violier jaune qui est sur votre fenêtre.

--Vous avez peut-être raison, dit Geneviève. Moi j'évitais cela dans la
crainte de mal faire. Aimez-vous ces pois de senteur?

--Il n'y manque que le parfum; cependant voici un petit défaut: toutes
les légumineuses ont dix étamines, mais neuf seulement sont réunies dans
une sorte de gaine; la dixième est indépendante des autres, et vous
n'avez pas observé cette particularité.

--Êtes-vous sûr de cela?

--Il y a du genêt d'Espagne dans mon bouquet: déchirez-en une fleur.

--En vérité, vous avez raison; mais vous êtes bien sévère. Tant mieux
pourtant; il y a beaucoup à profiter avec vous. Continuez donc à
m'instruire, je vous en prie.

André examina tous les cartons et trouva peu à critiquer, beaucoup à
louer; mais il ne négligea aucune occasion de relever les fautes légères
de l'artiste, car il sentit que c'était le moyen de captiver l'attention
et de rendre sa présence désirable.

--Puisqu'il en est ainsi, dit Geneviève quand il eut fini, je n'oserai
plus achever une fleur nouvelle sans vous consulter; car vous en savez
plus que moi.

--Vous en sauriez bien vite autant si vous vouliez faire de votre art
une étude un peu méthodique. Certainement, à force de recherches et
d'observations, vous savez une infinité de choses que je ne saurai
jamais; mais l'ordre qu'on m'a fait mettre dans cette étude m'a appris
des choses très-simples que vous ignorez. M. Forez avait pour cela une
méthode admirable et d'une clarté parfaite.

--Et comment faire pour savoir? dit Geneviève.

--Laissez-moi vous apporter mes cahiers et mon herbier; avec une heure
d'application par jour, vous en saurez dans un mois plus que M. Forez
lui-même.

--Oh! que je le voudrais! dit Geneviève; mais cela est impossible.
Orpheline et seule comme je suis, je ne puis recevoir vos visites sans
m'exposer aux plus méchants propos.

--N'êtes-vous pas au-dessus de ces puériles attaques? dit André. A quoi
vous a servi toute une vie de retraite et de prudence, si vous êtes
aussi vulnérable que la plus étourdie de vos compagnes, et si, au
premier acte d'indépendance que votre raison voudra tenter, l'opinion ne
vous tient aucun compte d'une sagesse que vous avez si bien prouvée?

--L'opinion! l'opinion! dit Geneviève en rougissant. Ce n'est pas que je
la respecte, je sais ce qu'elle vaut, dans ce pays du moins; mais je la
crains. Je n'ai pas de famille, personne pour me protéger; la méchanceté
peut me prendre à partie, comme elle a fait tant de fois pour de pauvres
filles qui avaient bien peu de torts à se reprocher. Elle peut me rendre
bien malheureuse...

--Oui, si vous manquez de caractère; mais si vous avez le juste orgueil
de la vertu, si vous êtes pénétrée de votre propre dignité...

--Ne dites pas cela, on me reproche déjà d'être trop fière.

--Si j'avais le droit de vous faire un reproche, ce ne serait pas
celui-là...

--Et lequel donc? dit Geneviève vivement; puis elle s'arrêta tout à
coup, et André lut sur son visage qu'elle était fâchée d'avoir laissé
échapper cette question, et qu'elle craignait une réponse trop
significative.

--Je n'ai pas ce droit, répondit-il tristement, et je ne me flatte pas
de l'avoir jamais. Vous craignez le blâme; quelle raison assez forte
auriez-vous pour le braver? Ne faites pas attention à ce que je vous ai
dit. Je déraisonne souvent.

--Cet aveu n'est pas rassurant, dit Geneviève en s'efforçant de sourire,
pour quelqu'un qui comptait vous demander souvent des conseils.

--Sur la botanique? reprit André. Je vous enverrai mes cahiers. Si
quelque passage vous embarrasse, veuillez faire un signe sur la marge et
me le renvoyer; je demanderai une explication détaillée à M. Forez et
le prierai de la rédiger lui-même. Je vous la ferai parvenir par
mademoiselle Marteau, ou par mademoiselle Henriette, ou par telle autre
personne que vous me désignerez. De cette manière, il me sera impossible
de vous compromettre, et je ne serai pour personne un sujet de trouble
et de scandale.

Geneviève fut affligée de l'entendre s'exprimer d'un ton froid et
blessé. Sa douceur et sa sensibilité naturelles parlèrent plus vite que
sa raison.

«J'aimerais mieux, dit-elle, recevoir ces explications de vous
directement: je comprendrais plus vite et je pourrais vous remercier
moi-même de votre complaisance. Je ne sais pas comment il me deviendra
possible de recevoir vos avis; mais j'en chercherai le moyen... S'il me
faut y renoncer, croyez que j'en aurai du regret, et que je conserverai
de la reconnaissance pour vous.»

Elle s'arrêta toute troublée, et André se sentit si ému qu'il craignit
de se mettre à pleurer devant elle. C'est pourquoi il se retira
précipitamment, en faisant de profonds saluts et en attachant sur elle
des regards pleins de douleur et de tendresse.

Quand il fut sorti, Geneviève se laissa tomber sur une chaise, mit les
deux mains sur son coeur et le sentit battre avec violence. Alors,
épouvantée de ce qu'elle éprouvait et n'osant s'interroger elle-même,
elle se jeta à genoux, et demanda au ciel de lui laisser le calme dont
elle avait joui jusqu'alors.

Elle fut presque malade le reste de la journée, et ne toucha point au
frugal dîner qu'elle avait préparé elle-même comme à l'ordinaire.
Vers le soir, elle s'enveloppa de son petit châle et alla se promener
derrière la ville, dans un lieu solitaire où elle était sûre de pouvoir
rêver en liberté. Quand la nuit vint, elle s'assit sur une éminence
plantée de néfliers, et elle contempla le lever de ces astres dont André
lui avait expliqué la marche. Peu à peu ses idées prirent un cours
extraordinaire, et les connaissances nouvelles que la conversation
d'André lui avait révélées portèrent son esprit vers des pensées plus
vagues, mais plus élevées. Lorsqu'elle revint sur elle-même, elle
s'étonna de trouver à ses agitations de la journée moins d'importance
qu'elle ne l'avait craint d'abord. Elle ressentait déjà l'effet de
ces contemplations où l'âme semble sortir de sa prison terrestre et
s'envoler vers des régions plus pures; mais elle ne se rendait raison
d'aucune de ces impressions nouvelles, et marchait dans ce pays inconnu
avec la surprise et le doute d'un enfant qui lit pour la première fois
un conte de fées.

Geneviève n'était point romanesque; elle n'avait jamais désiré d'aimer
ou d'être aimée. Elle ne pensait aux passions qu'avec crainte, et
s'était promis de s'y soustraire à la faveur d'une vie solitaire et
laborieuse. Naturellement aimante et bonne, elle commençait à pressentir
l'amour d'André pour elle. Elle n'eût pas osé se l'expliquer à
elle-même; mais elle avait compris instinctivement ses tourments, ses
craintes et son chagrin de la matinée. Elle en avait été émue sans
savoir pourquoi, et elle lui avait parlé avec une bienveillance qui ne
cachait pas un sentiment plus vif. Geneviève n'avait pas d'amour, et
quand elle chercha consciencieusement la cause de son trouble, elle
reconnut en elle-même le regret d'avoir commis une imprudence.
«Qu'avais-je donc ce matin, en effet? se demanda-t-elle, et pourquoi
me suis-je laissé émouvoir si vite par les idées et les discours de ce
jeune homme? pourquoi l'ai-je tant remercié? Qu'a-t-il fait pour moi? Il
ma expliqué des choses bien intéressantes, il est vrai; mais il l'a fait
pour soutenir la conversation ou pour le plaisir de voir mon étonnement.
Et puis il m'a apporté un bouquet que j'aurais pu cueillir moi-même dans
les prés, et fait une visite dont, grâce à madame Privat, toute la ville
jase déjà. Pourquoi m'a-t-il fait cette visite? si c'était par amitié,
il aurait dû prévoir à quels dangers il m'exposait. Et moi qui l'ai si
bien senti tout de suite, d'où vient que, sur deux ou trois grandes
paroles qu'il m'a dites, j'ai presque promis de braver, pour le voir,
les railleries des méchants et des sots? Ah! je suis une folle.
Je désire m'élever au-dessus de ma fortune et de mon état: qu'y
gagnerai-je? Quand j'aurai appris tout ce que mes compagnes ignorent;
en serai-je plus heureuse?.... Hélas! il me semble que oui; mais c'est
peut-être un conseil de l'orgueil. Déjà j'étais prête à sacrifier ma
réputation au plaisir d'apprendre la botanique et de causer avec un
jeune homme savant. Mon Dieu, mon Dieu, défendez-moi de ces idées-là, et
apprenez-moi à me contenter de ce que vous m'avez donné.»

Geneviève rentra plus calme et résolue à ne plus revoir André. Elle se
tint parole; car elle reçut les cahiers et les herbiers par Henriette,
et ne les ouvrit pas, dans la crainte d'y trouver trop de tentations.
Elle s'habitua en peu de jours à penser à lui sans trouble et sans
émotion. Une quinzaine s'écoula sans qu'elle sortit de sa retraite et
sans qu'elle entendit parler du désolé jeune homme, qui passait une
partie des nuits à pleurer sous ses fenêtres.



IX.

Mais la Providence voulait consoler André, et le hasard peut-être
voulait faire échouer les résolutions de Geneviève. Un matin elle se
laissa tenter par le lever du soleil et par le chant des alouettes,
et alla chercher des iris dans les Prés-Girault; elle ne savait pas
qu'André l'y avait vue un certain jour qui avait marqué dans sa vie
comme une solennité et qui avait décidé de tout son avenir. Elle se
flattait d'avoir trouvé là un refuge contre tous les regards, un asile
contre toutes les poursuites. Elle y arriva joyeuse et s'assit au bord
de l'eau en chantant. Mais aussitôt des pas firent crier le sable
derrière elle. Elle se retourna et vit André.

Un cri lui échappa, un cri imprudent qui l'eût perdue si André eût été
un homme plus habile. Mais le bon et crédule enfant n'y vit rien que
de désobligeant, et lui dit d'un air abattu: «Ne craignez rien,
mademoiselle; si ma présence vous importune, je me retire. Croyez que
le hasard seul m'a conduit ici; je n'avais pas l'espoir de vous y
rencontrer, et je n'aurai pas l'audace de déranger votre promenade.»

La pâleur d'André, son air triste et doux, son regard plein de reproche
et pourtant de résignation, produisirent un effet magnétique sur
Geneviève, «Non, monsieur, lui dit-elle, vous ne me dérangez pas, et je
suis bien aise de trouver l'occasion de vous remercier de vos cahiers...
Ils m'intéressent beaucoup, et tous les jours...» Geneviève se troubla
et ne put achever, car elle mentait et s'en faisait un grave reproche.
André, un peu rassuré, lui fit quelques questions sur ses lectures.
Elle les éluda en lui demandant le nom d'une jolie fleurette bleue qui
croissait comme un tapis étendu sur l'eau. «C'est, répondit André, le
bécabunga, qu'il faut se garder de confondre avec le cresson, quoiqu'il
croisse pèle-mêle avec lui.» En parlant ainsi, il se mit dans l'eau
jusqu'à mi-jambes pour cueillir la fleur que Geneviève avait regardée;
il s'y fût mis jusqu'au cou si elle avait eu envie de la feuille sèche
qu'emportait le courant un peu plus loin. Il parlait si bien sur la
botanique qu'elle ne put y résister. Au bout d'un quart d'heure ils
étaient assis tous deux sur le gazon. André jonchait le tablier de
Geneviève de fleurs effeuillées dont il lui démontrait l'organisation.
Elle l'écoutait en fixant sur lui ses grands yeux attentifs et
mélancoliques. André était parfois comme fasciné et perdait tout à fait
le fil de son discours. Alors il se sauvait par une digression sur
quelque autre partie des sciences naturelles, et Geneviève, toujours
avide de s'élancer dans les régions inconnues, le questionnait avec
vivacité. André voulut, pour lui rendre ses dissertations plus claires,
remonter au principe des choses, lui expliquer la forme de la terre, la
différence des climats, l'influence de l'atmosphère sur la végétation,
les diverses régions où les végétaux peuvent vivre, depuis le pin des
sommets glacés du Nord jusqu'au bananier des Indes brûlantes. Mais ce
cours de géographie botanique effrayait l'imagination de Geneviève.

--Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle à plusieurs reprises, la terre est donc
bien grande?
                
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