--Voulez-vous en prendre une idée? lui dit André; je vous apporterai
demain un atlas; vous apprendrez la géographie et la botanique en même
temps.
--Oui, oui, je le veux! dit vivement Geneviève; et puis elle songea à
ses résolutions, hésita, voulut se rétracter et céda encore, moitié au
chagrin d'André, moitié à l'envie de voir s'entr'ouvrir les feuillets
mystérieux du livre de la science.
Elle revint donc le lendemain, non sans avoir livré un rude combat à sa
conscience; mais cette fois la leçon fut si intéressante! Le dessin de
ces mers qui enveloppent la terre, le cours de ces fleuves immenses, la
hauteur de ces plateaux d'où les eaux s'épanchent dans les plaines,
la configuration de ces terres échancrées, entassées, disjointes,
rattachées par des isthmes, séparées par des détroits; ces grands lacs,
ces forêts incultes, ces terres nouvelles aperçues par des voyageurs,
perdues pendant des siècles et soudainement retrouvées, toute cette
magie de l'immensité jeta Geneviève dans une autre existence. Elle
revint aux Prés-Girault tous les jours suivants, et souvent le soleil
commençait à baisser quand elle songeait à s'arracher à l'attrait de
l'étude. André goûtait un bonheur ineffable à réaliser son rêve et à
verser dans cette âme intelligente les trésors que la sienne avait
recelés jusque-là sans en connaître le prix. Son amour croissait de
jour en jour avec les facultés de Geneviève. Il était fier de l'élever
jusqu'à lui et d'être à la fois le créateur et l'amant de son Eve.
Leurs matinées étaient délicieuses. Libres et seuls dans une prairie
charmante, tantôt ils causaient, assis sous les saules de la rivière;
tantôt ils se promenaient le long des sentiers bordés d'aubépines. Tout
en devisant sur les mondes inconnus, ils regardaient de temps en temps
autour d'eux, et, se regardant aussi l'un l'autre, ils s'éveillaient des
magnifiques voyages de leur imagination pour se retrouver dans une oasis
paisible, au milieu des fleurs, et le bras enlacé l'un à l'autre. Quand
la matinée était un peu avancée, André tirait de sa gibecière un pain
blanc et des fruits, ou bien il allait acheter une jatte de crème
dans quelque chaumière des environs, et il déjeunait sur l'herbe avec
Geneviève. Cette vie pastorale établit promptement entre eux une
intimité fraternelle, et leurs plus beaux jours s'écoulèrent sans que le
mot d'amour fût prononcé entre eux et sans que Geneviève songeât que ce
sentiment pouvait entrer dans son coeur avec l'amitié.
Mais les pluies du mois de mai, toujours abondantes dans ce pays-là,
vinrent suspendre leurs rendez-vous innocents.
Une semaine s'écoula sans que Geneviève pût hasarder sa mince chaussure
dans les prés humides. André n'y put tenir. Il arriva un matin chez elle
avec ses livres. Elle voulut le renvoyer. Il pleura; et, refermant
son atlas, il allait sortir. Geneviève l'arrêta, et, heureuse de le
consoler, heureuse en même temps de ne pas voir enlever ce cher atlas de
sa chambre, elle lui donna une chaise auprès d'elle et reprit les leçons
du Pré-Girault. Le jeune professeur, à mesure qu'il se voyait compris,
se livrait à son exaltation naturelle et devenait éloquent.
Pendant deux mois il vint tous les jours passer plusieurs heures avec
son écolière. Elle travaillait tandis qu'il parlait, et de temps en
temps elle laissait tomber sur la table une tulipe ou une renoncule
à demi faite pour suivre de l'oeil les démonstrations que son maître
traçait sur le papier; elle l'interrompait aussi de temps en temps pour
lui demander son avis sur la découpure d'une feuille ou sur l'attitude
d'une tige. Mais l'intérêt qu'elle mettait à écouter les autres leçons
l'emportant de beaucoup sur celui-là, elle négligea un peu son art,
contenta moins ses pratiques par son exactitude, et vit le nombre des
acheteuses diminuer autour de ses cartons. Elle était lancée sur une mer
enchantée et ne s'apercevait pas des dangers de la route. Chaque jour
elle trouvait, dans le développement de son esprit, une jouissance
enthousiaste qui transformait entièrement son caractère et devant
laquelle sa prudence timide s'était envolée, comme les terreurs de
l'enfance devant la lumière de la raison. Cependant elle devait être
bientôt forcée de voir les écueils au milieu desquels elle s'était
engagée.
Mademoiselle Marteau se maria, et le surlendemain de ses noces, lorsque
les voisins et les parents furent rentrés chez eux satisfaits et
malades, elle invita ses amies d'enfance à venir dîner sur l'herbe, à
une métairie qui lui avait servi de dot, et qui était située auprès de
la ville. Ces jeunes personnes faisaient toutes partie de la meilleure
bourgeoisie de la province; néanmoins Geneviève y fut invitée. Ce
n'était pas la première fois que ses manières distinguées et sa conduite
irréprochable lui valaient cette préférence. Déjà plusieurs familles
honorables l'avaient appelée à leurs réunions intimes, non pas, comme
ses compagnes, à titre d'ouvrière en journée, mais en raison de l'estime
et de l'affection qu'elle inspirait. Toute la sévère étiquette derrière
laquelle se retranche la société bourgeoise aux jours de gala, pour se
venger des mesquineries forcées de sa vie ordinaire, s'était depuis
longtemps effacée devant le mérite incontesté de la jeune fleuriste:
elle n'était regardée précisément ni comme une demoiselle ni comme une
ouvrière, le nom intact et pur de Geneviève répondait à toute objection
à cet égard. Geneviève n'appartenait à aucune classe et avait accès dans
toutes.
Mais cette gloire acquise au prix de toute une vie de vertu, cette
position brillante où jamais aucune fille de condition n'avait osé
aspirer, Geneviève l'avait perdue à son insu; elle était devenue
savante, mais elle ignorait encore à quel prix.
Justine Marteau, aimable et bonne fille, étrangère aux caquets de la
ville, lui fit le même accueil qu'à l'ordinaire; mais les autres jeunes
personnes, au lieu de l'entourer, comme elles faisaient toujours, pour
l'accabler de questions sur la mode nouvelle et de demandes pour
leur toilette, laissèrent un grand espace entre elles et la place où
Geneviève s'était assise. Elle ne s'en aperçut pas d'abord; mais le soin
que prit Justine de venir se placer auprès d'elle lui fit remarquer
l'abandon des autres et l'espèce de mépris qu'elles affectaient de
lui témoigner. Geneviève était d'une nature si peu violente qu'elle
n'éprouva d'abord que de l'étonnement; aucun sentiment d'indignation ni
même de douleur ne s'éveilla en elle. Mais lorsque le repas fut fini,
plusieurs demoiselles, qui semblaient n'attendre que le moment de fuir
une si mauvaise compagnie, demandèrent leurs bonnes et se retirèrent;
les autres se divisèrent par groupes et se dispersèrent dans le jardin,
en évitant avec soin d'approcher de la réprouvée. En vain Justine
s'efforça d'en rallier quelques-unes: elles s'enfuirent ou se tinrent un
instant près d'elle dans une attitude si altière et avec un silence si
glacial que Geneviève comprit son arrêt. Pour éviter d'affliger la bonne
Justine, elle feignit de ne pas s'en affecter elle-même et se retira
sous prétexte d'un travail qu'elle avait à terminer. A peine était-elle
seule et commençait-elle à réfléchir à sa situation, qu'elle entendit
frapper à sa porte, et qu'elle vit entrer Henriette avec un visage
composé et une espèce de toilette qui annonçait une intention
cérémonieuse et solennelle dans sa visite. Geneviève était fort pâle, et
même l'émotion qu'elle venait d'éprouver lui causait des suffocations:
elle fut très-contrariée de ne pouvoir être seule, et, de son côté, elle
se composa un visage aussi calme que possible; mais Henriette était
résolue à ne tenir aucun compte de ses efforts, et, après l'avoir
embrassée avec une affectation de tendresse inusitée, elle la regarda en
face d'un air triste, en lui disant:
--Eh bien?
--Eh bien, quoi? dit Geneviève, à qui la fierté donna la force de
sourire.
--Te voilà revenue? reprit Henriette du même ton de condoléance.
--Revenue de quoi? que veux-tu dire?
--On dit qu'elles se sont conduites indignement... Ah! c'est une
horreur! Mais, va, sois tranquille, nous te vengerons; nous savons aussi
bien des choses que nous dirons, et les plus bégueules auront leur
paquet.
--Doucement! doucement! dit Geneviève; je ne te demande vengeance contre
personne et je ne me crois pas offensée.
--Ah! dit Henriette avec un mouvement de satisfaction méchante que son
amitié pour Geneviève ne put lui faire réprimer, il est bien inutile
de m'en faire un secret; je sais tout ce qui s'est passé; il y a assez
longtemps que j'entends comploter l'affront qui t'a été fait. Ces belles
demoiselles ne cherchaient qu'une occasion, et tu as été au-devant
de leur méchanceté avec bien de la complaisance. Voilà ce que c'est,
Geneviève, de vouloir sortir de son état! Si tu n'avais jamais fréquenté
que tes pareilles, cela ne te serait pas arrivé. Non, non, ce n'est pas
parmi nous que tu aurais été insultée; car nous savons toutes ce que
c'est que d'avoir une faiblesse, et nous sommes indulgentes les unes
pour les autres. Le grand crime en effet que d'avoir un amant! Et toutes
ces princesses-là en ont bien deux ou trois! Nous leur dirons leur fait.
Laisse-les faire, nous aurons notre tour.
Geneviève se sentit si offensée de ces consolations, qu'elle faillit
se trouver mal. Elle s'assit toute tremblante, et ses lèvres devinrent
aussi pâles que ses joues.
--Il ne faut pas te désoler, ma pauvre enfant, lui dit Henriette avec
toute la sincérité de son indiscrète amitié; le mal n'est pas sans
remède; le mariage arrange tout, et tu vaux bien ce petit marquis.
Seulement, ma chère, il faudrait de la prudence; tu en avais tant
autrefois! Comment as-tu fait pour la perdre si vite?
--Laissez-moi, Henriette, dit Geneviève en lui serrant la main. Je crois
que vous avez de bonnes intentions; mais vous me faites beaucoup de mal.
Nous reparlerons de tout ceci; mais pour le moment je serais bien aise
de me mettre au lit. Je suis un peu malade.
--Eh bien! eh bien! je vais t'aider. Comment! je te quitterais dans un
pareil moment! Non pas, certes! Va, Geneviève, tu apprendras à connaître
tes vraies amies; tu as trop compté sur les demoiselles à grande
éducation. Les livres ne rendent pas meilleur, sois-en sûre. On
n'apprend pas à avoir bon coeur, cela vient tout seul; et il n y a pas
besoin d'avoir étudié pour valoir quelque chose. Veux-tu que je bassine
ton lit? quelle tisane veux-tu boire?
--Rien, rien, Henriette; tu es une bonne fille, mais je ne veux rien.
--Il faut cependant te soigner! Veux-tu te laisser _surmonter_ par le
chagrin? Pauvre Geneviève! elles ont donc été bien insolentes, ces
bégueules? Qu'est-ce qu'on t'a dit? Raconte-moi tout; cela te soulagera.
--Je n'ai vraiment rien à raconter; on ne m'a rien dit de désobligeant,
et je ne me plains de personne.
--En ce cas, tu es bien bonne, Geneviève, ou tu ne te doutes guère du
mal qu'on te fait. Si tu savais comme on te déchire! quelle haine on a
pour toi!
--De la haine! de la haine contre moi? Et pourquoi, au nom du ciel?
-Parce qu'on est enchanté de trouver l'occasion de te rabaisser. Tu
excitais tant de jalousie dans le temps où on disait: _Geneviève
première et dernière. Geneviève sans reproche. Geneviève sans pareille!_
Ah! que d'ennemies tu avais déjà! mais elles n'osaient rien dire:
qu'auraient-elles dit? Aujourd'hui elles ont leur revanche: Geneviève
par-ci, Geneviève par-là! Il n'y a pas de filles perdues qu'on n'excuse
pour avoir le plaisir de te mettre au-dessous d'elles. Ah! cela devait
arriver: tu étais montée si haut! A présent on ne te laisse pas
descendre à moitié; on te roule en bas sous les pieds. Et pourquoi?
tu es peut-être aussi sage que par le passé; mais on ne veut plus
le croire; on est si content d'avoir une raison à donner! C'est une
infamie, la manière dont on te traite. Les hommes sont peut-être
encore plus déchaînés contre toi que les femmes. C'est incroyable!
Ordinairement les hommes nous défendent un peu pourtant; eh bien! ils
sont tous tes ennemis; ils disent que ce n'était pas la peine de faire
tant la dédaigneuse pour écouter ce petit monsieur parce qu'il est noble
et qu'il parle latin. J'ai beau leur dire qu'il te fait la cour dans de
bonnes intentions, qu'il t'épousera. Ah! bah! ils secouent la tête en
disant que les marquis n'épousent pas les grisettes.--Car, après tout,
disent-ils, Geneviève la savante est une grisette comme les autres. Son
père était ménétrier, et sa mère faisait des gants; sa tante allait chez
les bourgeois raccommoder les vieilles dentelles, et sa belle-soeur est
encore repasseuse de fin à la journée.
--Tout cela n'est pas bien méchant, dit Geneviève; je ne vois pas en
quoi j'en puis être blessée. Après tout, qu'importe à ces messieurs que
je me marie avec un marquis ou que je reste Geneviève la fleuriste? Si
les visites de M. de Morand me font du tort, qui donc a le droit de s'en
plaindre? Quel motif de ressentiment peut-on avoir contre moi? A qui
ai-je jamais fait du mal?
--Ah! ma pauvre Geneviève! c'est bien à cause de cela: c'est qu'on sait
que tu es bonne et qu'on ne te craint pas. On n'oserait pas m'insulter
comme on t'a insultée aujourd'hui; on sait bien que j'ai bec et ongles
pour me défendre, et on ne se risquerait pas à jeter de trop grosses
pierres dans mon jardin, tandis qu'on en jette dans tes fenêtres et
qu'un de ces jours on te lapidera dans les rues. Pauvre agneau sans
mère, toi qui vis toute seule dans un petit coin sans menacer et sans
supplier personne, on aura beau jeu avec toi!
--Ma chère amie, je vois que vous vous affectez du mal qu'on essaie de
me faire. Vous êtes bien bonne pour moi; mais vous l'auriez été
encore davantage si vous ne m'aviez pas appris toutes ces mauvaises
nouvelles... Je ne les aurais peut-être jamais sues...
--Tu te serais donc bouché les oreilles? car tu n'aurais pas pu
traverser la rue sans entendre dire du mal de toi; et quand même tu
aurais été sourde, cela ne t'aurait servi à rien; il aurait fallu
être aveugle aussi pour ne pas voir un rire malhonnête sur toutes les
figures. Ah! Geneviève! tu ne sais pas ce que c'est que la calomnie.
Je l'ai appris plusieurs fois à mes dépens!... et je te plains, ma
petite!... Mais j'ai su prendre le dessus et forcer les mauvaises
langues à se taire.
--En parlant plus haut qu'elles, n'est-ce pas? dit Geneviève en
souriant.
--Oui, oui, en parlant tout haut et en jouant jeu sur table, répondit
Henriette un peu piquée. Tu aurais été plus sage si tu avais fait comme
moi, ma chère.
--Et qu'appelles-tu jouer jeu sur table?
--Agir hardiment et sans mystère, se servir de sa liberté et narguer
ceux qui le trouvent mauvais, avoir des sentiments pour quelqu'un et
n'en pas rougir; car, après tout, n'avons-nous pas le droit d'accepter
un galant en attendant un mari?
--Eh bien, ma chère, dit Geneviève un peu sèchement, en supposant que
je me sois servi de ce droit réservé aux grisettes et que j'aie les
_sentiments_ qu'on m'attribue, pourquoi donc ma conduite cause-t-elle
tant de scandale?
--Ah! c'est que tu n'y as pas mis de franchise; tu as eu peur, tu t'es
cachée, et l'on fait sur ton compte des suppositions qu'on ne fait pas
sur le nôtre.
--Et pourquoi? s'écria Geneviève, irritée enfin; de quoi me suis-je
cachée? de qui pense-t-on que j'aie peur?
--Ah! voilà, voilà ton orgueil! c'est cela qui te perdra, Geneviève. Tu
veux trop te distinguer. Pourquoi n'as-tu pas fait comme les autres?
pourquoi, du moment que tu as accepté les hommages de ce jeune homme,
ne t'es-tu pas montrée avec lui au bal et à la promenade? pourquoi ne
t'a-t-il pas donné le bras dans les rues? pourquoi n'as-tu pas confié à
tes amies, à moi, par exemple, qu'il te faisait la cour? Nous aurions su
à quoi nous en tenir; et, quand on serait venu nous dire: «Geneviève
a donc un amoureux?» nous aurions répondu: «Certainement! pourquoi
Geneviève n'aurait-elle pas un amoureux? Croyez-vous qu'elle ait fait
un voeu? Êtes-vous son héritier? Qu'avez-vous à dire?» Et l'on n'aurait
rien dit, parce que, après tout, cela aurait été tout simple. Au lieu
de cela, tu as agi sournoisement, tu as voulu conserver ta grande
réputation de vertu et en même temps écouter les douceurs d'un homme, tu
as gardé ton petit secret fièrement, tu as accordé des rendez-vous aux
Prés-Girault. Tu as beau rougir, pardine! tout le monde le sait, va! Ce
grand flandrin de bourrelier qui demeure en face, et qui ne fait pas
d'autre métier que de boire et de bavarder, t'a suivie un beau matin. Il
a vu M. André de Morand qui t'attendait au bord de la rivière et qui est
venu t'offrir son bras, que tu as accepté tout de suite. Le lendemain
et tous les jours de la semaine le bourrelier t'a vue sortir à la même
heure et rentrer tard dans le jour. Il n'était pas bien difficile de
deviner où tu allais; toute la ville l'a su au bout de deux jours. Alors
on a dit: «Voyez-vous cette petite effrontée qui veut se faire passer
pour une sainte, qui fait semblant de ne pas oser regarder un homme en
face, et qui court les champs avec un marjolet! C'est une hypocrite, une
prude: il faut la démasquer.» Et puis on a vu M. André se glisser par
les petites rues et venir de ce côté-ci. Il est vrai que, pour n'être
pas trop remarqué, il sautait le fossé du potager de madame Gaudon et
arrivait à ta porte par le derrière de la ville. Mais vraiment cela
était bien malin! Je l'ai vu plus de dix fois sauter ce fossé, et je
savais bien qu'il n'allait pas faire la cour à madame Gaudon, qui
a quatre-vingt-dix ans. Cela me fendait le coeur. Je disais à ces
demoiselles: «Geneviève ne ferait-elle pas mieux de venir avec nous au
bal et de danser toute une nuit avec M. André que de le faire entrer
chez elle par-dessus les fossés?
--Je vous remercie de cette remarque, Henriette; mais n'auriez-vous pas
pu la garder pour vous seule ou me l'adresser à moi-même, au lieu d'en
faire part à quatre petites filles?
--Crois-tu que j'eusse quelque chose à leur apprendre sur ton compte?
Allons donc! quand il n'est question que de toi dans tout le département
depuis deux mois! Mais je vois que tout cela te fâche, nous en
reparlerons une autre fois. Tu es malade, mets-toi au lit.
--Non, dit Geneviève; je me sens mieux, et je vais me mettre à
travailler. Je te remercie de ton zèle, Henriette Je crois que tu as
fait pour moi ce que tu as pu. Dorénavant ne t'en inquiète plus. Je ne
m'exposerai plus à être insultée; et, en vivant libre et tranquille chez
moi, il me sera fort indifférent qu'on s'occupe au dehors de ce qui s'y
passe.
--Tu as tort, Geneviève, tu as tort, je t'assure, de prendre la chose
comme tu fais. Je t'en prie, écoute un bon conseil...
--Oui, ma chère, un autre jour, dit Geneviève en l'embrassant d'un air
un peu impérieux, pour lui faire comprendre qu'elle eût à se retirer.
Henriette le comprit en effet et se retira assez piquée. Elle avait
trop bon coeur pour renoncer à défendre ardemment Geneviève en toute
rencontre; mais elle était femme et grisette. Elle avait été souvent,
comme elle le disait elle-même, _victime de la calomnie_, et elle ne se
méfiait pas assez d'un certain plaisir involontaire en voyant Geneviève,
dont la gloire l'avait si longtemps éclipsée, tomber dans la même
disgrâce aux yeux du public.
Geneviève, restée seule, s'aperçut que la franchise d'Henriette lui
avait fait du bien. En élargissant la blessure de son orgueil, les
reproches et les consolations de la couturière lui avaient inspiré un
profond dédain pour les basses attaques dont elle était l'objet. Deux
mois auparavant, Geneviève, heureuse surtout d'être ignorée et oubliée,
n'eût pas aussi courageusement méprisé la sotte colère de ces oisifs.
Mais depuis qu'une rapide éducation avait retrempé son esprit, elle
sentait de jour en jour grandir sa force et sa fierté. Peut-être se
glissait-il secrètement un peu de vanité dans la comparaison qu'elle
faisait entre elle et toutes ces mesquines jalousies de province, où les
plus importants étaient les plus sots, et où elle ne trouvait à aucun
étage un esprit à la hauteur du sien. Mais ce sentiment involontaire de
sa supériorité était bien pardonnable au milieu de l'effervescence d'un
cerveau subitement éclairé du jour étincelant de la science. Geneviève
gravissait si vite des hauteurs inaccessibles aux autres, qu'elle
avait le vertige et ne voyait plus très-clairement ce qui se passait
au-dessous d'elle.
Elle se persuada que les clameurs d'une populace d'idiots ne monteraient
pas jusqu'à elle, et qu'elle était invulnérable à de pareilles
atteintes. Elle aurait eu raison s'il y avait au ciel ou sur la terre
une puissance équitable occupée de la défense des justes et de la
répression des impudents; mais elle se trompait, car les justes sont
faibles et les impudents sont en nombre. Elle s'assit tranquillement
auprès de la fenêtre et se mit à travailler. Le soleil couchant envoyait
de si vives lueurs dans sa chambre, que tout prenait une couleur de
pourpre, et les murailles blanches de son modeste atelier, et sa robe de
guingan, et les pâles feuilles de rose que ses petites mains étaient en
train de découper. Cette riche lumière eut une influence soudaine sur
ses idées. Geneviève avait toujours eu un vague sentiment de la poésie;
mais elle n'avait jamais aussi nettement aperçu le rapport qui unit les
impressions de l'esprit et les beautés extérieures de la nature. Cette
puissance se révéla soudainement à elle en cet instant. Une émotion
délicieuse, une joie inconnue, succédèrent à ses ennuis. Tout en
travaillant avec ardeur, elle s'éleva au-dessus d'elle-même et de toutes
les choses réelles qui l'entouraient, pour vouer un culte enthousiaste
au nouveau Dieu du nouvel univers déroulé devant elle, et tout en
s'unissant à ce Dieu dans un transport poétique, ses mains créèrent la
fleur la plus parfaite qui fût jamais éclose dans son atelier.
Quand le soleil se fut caché derrière les toits de briques et les
massifs de noyers qui encadraient l'horizon, Geneviève posa son ouvrage
et resta longtemps à contempler les tons orangés du ciel et les lignes
d'or pâle qui le traversaient. Elle sentit ses yeux humides et sa tête
brûlante. Quand elle quitta sa chaise, elle éprouva de vives douleurs
dans tous les membres et quelques frissons nerveux. Geneviève était
d'une complexion extrêmement délicate: les émotions de la journée, la
surprise, la colère, la fierté, l'enthousiasme, en se succédant avec
rapidité, l'avaient brisée de fatigue. Elle s'aperçut qu'elle avait
réellement la fièvre, et se mit au lit. Alors elle tomba dans les
rêveries vagues d'un demi-sommeil et perdit tout à fait le sentiment de
la réalité.
X.
Henriette, en quittant Geneviève, était allée, pour calmer son petit
ressentiment, écouter un sermon du vicaire. Ce vicaire avait beaucoup de
réputation dans le pays, et passait pour un jeune Bourdaloue, quoique le
moindre vieux curé de hameau prêchât beaucoup plus sensément dans son
langage rustique. Mais, heureusement pour sa gloire, le vicaire de
L... avait fait divorce avec le naturel et la simplicité. Son accent
théâtral, son débit ronflant, ses comparaisons ampoulées, et surtout
la sûreté de sa mémoire, lui avaient valu un succès incontesté,
non-seulement parmi les dévotes, mais encore parmi les femmes
érudites de l'endroit. Quant aux auditeurs des basses classes, ils ne
comprenaient absolument rien à son éloquence, mais ils admiraient sur la
foi d'autrui.
Ce jour-là le prédicateur, faute de sujet, prêcha sur la charité. Ce
n'était pas un bon jour, il y avait peu de beau monde. Il y eut peu de
métaphores, et l'amplification fut négligée; le sermon fut donc un peu
plus intelligible que de coutume, et Henriette saisit quelques lieux
communs qui furent débités d'ailleurs avec aplomb, d'une voix sonore,
et sans le moindre _lapsus linguae_. On sait qu'en province le _lapsus
linguae_ est l'écueil des orateurs, et qu'il leur importe peu de
manquer absolument d'idées, pourvu que les mots abondent toujours et se
succèdent sans hésitation.
Henriette fut donc émue et entraînée, d'autant plus que le sujet du
sermon s'appliquait précisément à la situation de son coeur. Ce coeur
n'avait rien de méchant, et donnait de continuels démentis à un
caractère arrogant et jaloux. La pensée de Geneviève malheureuse et
méconnue le remplit de regrets et de remords. Le sermon terminé,
Henriette résolut d'aller trouver son amie, et de réparer, autant qu'il
serait en elle, le chagrin que ses consolations, moitié affectueuses,
moitié amères, avaient dû lui causer.
Elle prit à peine le temps de souper et courut chez la jeune fleuriste.
Elle frappa, on ne lui répondit pas. La clef avait été retirée; elle
crut que Geneviève était sortie; mais au moment de s'en aller une autre
idée lui vint: elle pensa que Geneviève était enfermée avec son amant,
et elle regarda à travers la serrure.
Mais elle ne vit qu'une chandelle qui achevait de se consumer dans
l'âtre de la cheminée, et le profond silence qui régnait dans
l'appartement lui fit pressentir la réalité. Elle poussa donc la porte
avec une force un peu mâle, et la serrure, faible et usée, céda bientôt.
Elle trouva Geneviève assez malade pour avoir à peine la force de lui
répondre; et tandis qu'elle se rendormait avec l'apathie que donne la
fièvre, la bonne couturière se hâta d'aller chercher les couvertures
de son propre lit pour l'envelopper. Ensuite elle alluma du feu, fit
bouillir des herbes, acheta du sucre avec l'argent gagné dans sa
journée, et, s'installant auprès de son amie, lui prépara des tisanes de
sa composition, auxquelles elle attribuait un pouvoir infaillible.
La nuit était tout à fait venue, et le coucou de la maison sonnait
neuf heures, lorsque Henriette entendit ouvrir la première porte de
l'appartement de Geneviève. La pénétration naturelle à son sexe lui fit
deviner la personne qui s'approchait, et elle courut à sa rencontre
dans la grande salle vide qui servait d'antichambre à l'atelier de la
fleuriste.
Le lecteur n'est sans doute pas moins pénétrant qu'Henriette, et
comprend fort bien qu'André, n'ayant pas vu Geneviève de la journée, et
rôdant depuis deux heures sous sa fenêtre sans qu'elle s'en aperçut, ne
pouvait se décider à retourner chez lui sans avoir au moins échangé un
mot avec elle. Quoique l'heure fût indue pour se présenter chez une
grisette sage, il monta, et il s'approchait presque aussi tremblant que
le jour où il avait frappé pour la première fois à sa porte.
Il fut contrarié de rencontrer Henriette; mais il espéra qu'elle se
retirerait, et il la saluait en silence, lorsqu'elle le prit presque au
collet, et, l'entraînant au bout de la chambre, «Il faut que je vous
parle, monsieur André, dit-elle vivement; asseyons-nous.»
André céda tout interdit, et Henriette parla ainsi:
«D'abord il faut vous dire que Geneviève est malade, bien malade.»
André devint pâle comme la mort.
--Oh! cependant ne soyez pas effrayé, reprit Henriette, je suis là;
j'aurai soin d'elle; je ne la quitterai pas d'une minute; elle ne
manquera de rien.
--Je le crois, ma chère demoiselle, dit André, éperdu; mais ne
pourrais-je savoir... quelle est donc sa maladie? depuis quand?... Je
vais...
--Non pas, non pas, dit Henriette en le retenant; elle dort dans ce
moment-ci, et vous ne la verrez pas avant de m'avoir entendue. Ce sont
des choses d'importance que j'ai à vous dire, monsieur André, il faut y
faire attention.
--Au nom du ciel! parlez, mademoiselle, s'écria André.
--Eh bien! reprit Henriette d'un ton solennel, il faut que vous sachiez
que Geneviève est perdue.
--Perdue! juste ciel elle se meurt!...
André s'était levé brusquement, il retomba anéanti sur sa chaise.
--Non, non, vous vous trompez, dit Henriette en le secouant, elle ne se
meurt pas; c'est sa réputation qui est morte, monsieur, et c'est vous
qui l'avez tuée!
--Mademoiselle, dit André vivement, que voulez-vous dire? Est-ce une
méchante plaisanterie?
--Non, monsieur, répondit Henriette en prenant son air majestueux; je ne
plaisante pas. Vous faites la cour à Geneviève, et elle vous écoute. Ne
dites pas non; tout le monde le sait, et Geneviève en est convenue avec
moi aujourd'hui.
André, confondu, garda le silence.
--Eh bien! reprit Henriette avec chaleur, croyez-vous ne pas faire tort
à une fille en venant tous les jours chez elle, en lui donnant des
rendez-vous dans les prés? Vous _draguez_ jour et nuit autour de sa
maison, soit pour entrer, soit pour vous donner l'air d'être reçu à
toutes les heures.
--Qui a dit cette impertinence? s'écria André; qui a inventé cette
fausseté?
--C'est moi qui ai dit cette impertinence, répondit Henriette
intrépidement, et je n'invente aucune fausseté. Je vous ai vu vingt fois
traverser le jardin d'en face, et je sais que tous les jours vous passez
deux ou trois heures dans la chambre de Geneviève.
--Eh bien! que vous importe? s'écria André, chez qui la timidité était
souvent vaincue par une humeur irritable. De quel droit vous mêlez-vous
de ce qui se passe entre Geneviève et moi? Êtes-vous la mère ou la
tutrice de l'un de nous?
--Non, dit Henriette en élevant la voix; mais je suis l'amie de
Geneviève, et je vous parle en son nom.
[Illustration: Libres et seuls dans une prairie charmante...]
--En son nom? dit André, effrayé de l'emportement qu'il venait de
montrer.
--Et au nom de son honneur, qui est perdu, je vous dis.
--Et vous avez tort d'oser le dire, repartit André en colère, car c'est
un mensonge infâme.
Henriette, en colère à son tour, frappa du pied.
--Comment! s'écria-t-elle, vous avez _le front_ de dire que vous ne lui
faites pas la cour, quand cette pauvre enfant est diffamée et montrée au
doigt dans toute la ville, quand les demoiselles de la première société
refusent de dîner sur l'herbe avec elle et lui tournent le dos dès
qu'elle ouvre la bouche; quand tous les garçons crient qu'il faut
l'insulter en public, qu'elle le mérite pour avoir trompé tout le monde
et pour avoir méprisé ses égaux!
--Qu'ils y viennent! s'écria André transporté de colère.
--Ils y viendront, et vous aurez beau monter la garde et en assommer une
douzaine, Geneviève l'aura entendu, tout le monde autour d'elle l'aura
répété; la blessure sera sans remède: elle aura reçu le coup de la mort.
--Mon Dieu! mon Dieu! s'écria André en joignant les mains, que je suis
malheureux! Quoi! Geneviève est désolée à ce point! sa vie est en danger
peut-être, et j'en suis la cause!
--Vous devez en avoir du regret, dit Henriette.
--Ah! si tout mon sang pouvait racheter sa vie! si le sacrifice de
toutes mes espérances pouvait assurer son repos!...
--Eh bien! eh bien! dit Henriette d'un air profondément ému, si cela est
vrai, de quoi vous affligez-vous? qu'y a-t-il de désespéré?
--Mais que faire? dit André avec angoisse.
--Comment! vous le demandez? Aimez-vous Geneviève?
--Peut-on en douter? Je l'aime plus que ma vie!
--Êtes-vous un homme d'honneur?
--Pourquoi cette question, mademoiselle?
--Parce que si vous aimiez Geneviève, et si vous étiez un honnête homme,
vous l'épouseriez.
André, éperdu, fit une grande exclamation et regarda Henriette d'un air
effaré.
[Illustration: Qu'est-ce donc? dit Geneviève embarrassée; de quoi me
demandez-vous pardon, monsieur le marquis?]
--Eh bien! s'écria-t-elle, voilà votre réponse? C'est celle de tous les
hommes. Monstres que vous êtes! que Dieu vous confonde!
--Ma réponse! dit André lui prenant la main avec force; ai-je répondu?
puis-je répondre? Geneviève consentirait-elle jamais à m'épouser?
--Comment! dit Henriette avec un éclat de rire, si elle consentirait!
une fille dans sa position, et qui sans cela serait forcée de quitter le
pays!
--Oh! non, jamais, si cela dépend de moi! s'écria André, éperdu de
terreur et de joie. L'épouser, moi! elle consentirait à m'épouser!
--Ah! vous êtes un bon enfant, s'écria Henriette se jetant à son cou,
transportée de joie et d'orgueil en voyant le succès de son
entreprise. Ah ça! mon bon monsieur André, votre père donnera-t-il son
consentement?
André pâlit et recula d'épouvante au seul nom de son père. Il resta
silencieux et atterré jusqu'à ce qu'Henriette renouvela sa question;
alors il répondit _non_ d'un air sombre, et ils se regardèrent tous deux
avec consternation, ne trouvant plus un mot à dire pour se rassurer
mutuellement.
Enfin Henriette, ayant réfléchi, lui demanda quel âge il avait.
--Vingt-cinq ans, répondit-il.
--Eh bien! vous êtes majeur; vous pouvez vous passer de son
consentement.
--Vous avez raison, dit-il, enchanté de cet expédient, je m'en passerai;
j'épouserai Geneviève, sans qu'il le sache.
--Oh! dit Henriette en secouant la tête, il faut pourtant bien qu'il
vous donne le moyen de payer vos habits de noces... Mais, j'y pense,
n'avez-vous pas l'héritage de votre mère?
--Sans doute, répondit-il, frappé d'admiration; j'ai droit à soixante
mille francs.
--Diable! s'écria Henriette, c'est une fortune. O ma bonne Geneviève!
ô mon cher André! comme vous allez être heureux! et comme je serai
contente d'avoir arrangé votre mariage.
--Excellente fille! s'écria André à son tour, sans vous je ne me serais
jamais avisé de tout cela et je n'aurais jamais osé espérer un pareil
sort. Mais êtes-vous sûre que Geneviève ne refusera pas?
--Que vous êtes fou! Est-ce possible, quand elle est malade de chagrin?
Ah! cette nouvelle-là va lui rendre la vie!
--Je crois rêver, dit André en baisant les mains d'Henriette; oh je ne
pouvais pas me le persuader; j'aurais trop craint de me tromper. Et
pourtant elle m'écoutait avec tant de bonté! elle prenait ses leçons
avec tant d'ardeur! O Geneviève! que ton silence et le calme de tes
grands yeux m'ont donné de craintes et d'espérances! Fou et malheureux
que j'étais! je n'osais pas me jeter à ses pieds et lui demander son
coeur: le croiriez-vous, Henriette? depuis un an je meurs d'amour pour
elle, et je ne savais pas encore si j'étais aimé! C'est vous qui me
l'apprenez, bonne Henriette! Ah! dites-le-moi, dites-le-moi encore!
--Belle question! dit Henriette en riant; après qu'une fille a sacrifié
sa réputation à monsieur, il demande si on l'aime! Vous êtes trop
modeste, ma foi! et à la place de Geneviève... car vous êtes tout à fait
gentil avec votre air tendre... Mais chut!... la voilà qui s'éveille...
Attendez-moi là.
--Eh! pourquoi n'irais-je pas avec vous? je suis un peu médecin, moi; je
saurai ce qu'elle a; car je suis horriblement inquiet...
--Ma foi! écoutez, dit Henriette, j'ai envie de vous laisser ensemble:
elle n'a pas d'autre mal que le chagrin; quand vous lui aurez dit que
vous voulez l'épouser, elle sera guérie. Je crois que cette parole-là
vaudra mieux que toutes mes tisanes... Allez, allez, dépêchez-vous de
la rassurer... Je m'en vais... je reviendrai savoir le résultat de la
conversation.
--Oh! pour Dieu, ne me laissez pas ainsi, dit André effrayé; je n'oserai
jamais me présenter devant elle maintenant et lui dire ce qui m'amène,
si vous ne l'avertissez pas un peu.
--Comme vous êtes timide! dit Henriette étonnée: vraiment voilà des
amoureux bien avancés, et c'est bien la peine de dire tant de mal de
vous deux! Les pauvres enfants! Allons, je vais toujours voir comment va
la malade.
Henriette entra dans la chambre de son amie; André resta seul dans
l'obscurité, le coeur bondissant de trouble et de joie.
XI.
La maladie de Geneviève n'était pas sérieuse; une irritation momentanée
lui avait causé un assez violent accès de fièvre, mais déjà son sang
était calmé, sa tête libre, et il ne lui restait de cette crise qu'une
grande fatigue et un peu de faiblesse dans la mémoire.
Elle s'étonna de voir Henriette la soulever dans ses bras, l'accabler de
questions et lui présenter son infaillible tisane. Sa surprise augmenta
lorsque Henriette, toujours disposée à l'amplification, lui parla de
sa maladie, du danger qu'elle avait couru. «Eh! mon Dieu, dit la jeune
fille, depuis quand donc suis-je ainsi?
--Depuis trois heures au moins, répondit Henriette.
--Ah! oui! reprit Geneviève en souriant; mais rassure-toi, je ne suis
pas encore perdue; j'ai la tête un peu lourde, l'estomac un peu faible,
et voilà tout. Je crois que si je pouvais avoir un bouillon, je serais
tout à fait sauvée.
--J'ai un bouillon tout prêt sur le feu; le voici, dit Henriette en
s'empressant autour du lit de Geneviève avec la satisfaction d'une
personne contente d'elle-même. Mais j'ai quelque chose de mieux que
cela; c'est une grande nouvelle à t'annoncer.
--Ah! merci, ma chère enfant, donne-moi ce bouillon, mais garde ta
grande nouvelle, j'en ai assez pour aujourd'hui: tout ce qui peut se
passer dans cette jolie ville m'est indifférent; je ne veux que tes
soins et ton amitié. Pas de nouvelle, je t'en prie.
--Tu es ingrate, Geneviève; si tu savais de quoi il s'agit!... Mais je
ne veux pas te désobéir, puisque tu me défends de parler. Je suppose
aussi que tu aimeras mieux entendre cela de sa bouche que de la mienne.
--De sa bouche? dit Geneviève en levant vers elle sa jolie tête pâle
coiffée d'un bonnet de mousseline blanche; de qui parles-tu? est-tu
folle ce soir? C'est toi qui as la fièvre, ma chère fille.
--Oh! tu fais semblant de ne pas me comprendre, répondit Henriette;
cependant, quand je parle de _lui_, tu sais bien que ce n'est pas
d'un autre. Allons, apprends la vérité: il attend que tu veuilles le
recevoir; il est là.
--Comment, il est là! Qui est là, chez moi, à cette heure-ci?
--M. André de Morand; est-ce que tu as oublié son nom pendant ta
maladie?
--Henriette, Henriette! dit tristement Geneviève, je ne vous comprends
pas; vous êtes en même temps bonne et méchante: pourquoi cherchez-vous à
me tourmenter? Vous me trompez; M. de Morand ne vient jamais chez moi le
soir, il n'est pas ici.
--Il est ici, dans la chambre à côté. Je te le jure sur l'honneur,
Geneviève.
--En ce cas, dis-lui, je t'en prie, que je suis malade et que j'aurai le
plaisir de le voir un autre jour.
--Oh! cela est impossible; il a quelque chose de trop important à te
dire; il faut qu'il te parle tout de suite, et tu en seras bien aise. Je
vais le faire entrer.
--Non, Henriette. Je ne le veux pas. Ne voyez-vous pas que je suis
couchée, et trouvez-vous qu'il soit convenable à une fille de recevoir
ainsi la visite d'un homme? Il est impossible que M. de Morand ait
quelque chose de si pressé à me dire.
--Cela est certain pourtant. Si tu le renvoies, il en sera désespéré, et
toi-même tu t'en repentiras.
--Cette journée est un rêve, dit Geneviève d'un ton mélancolique, et je
dois me résigner à tomber de surprise en surprise. Reste près de moi,
Henriette; je vais m'habiller et recevoir M. de Morand.
--Tu es trop faible pour te lever, ma chère: quand on est malade, on
peut bien causer en bonnet de nuit avec son futur mari; vas-tu faire la
prude?
--Je consens à passer pour une prude, dit Geneviève avec fermeté; mais
je veux me lever.
En peu d'instants elle fut habillée et passa dans son atelier. Henriette
la fit asseoir sur le seul fauteuil qui décorât ce modeste appartement,
l'enveloppa de son propre manteau, lui mit un tabouret sous les pieds,
l'embrassa et appela André.
Geneviève ne comprenait rien à ses manières étranges et à ses
affectations de solennité. Elle fut encore plus surprise lorsque André
entra d'un air timide et irrésolu, la regarda tendrement sans rien dire,
et, poussé par Henriette, finit par tomber à genoux devant elle.
--Qu'est-ce donc? dit Geneviève embarrassée; de quoi me demandez-vous
pardon, monsieur le marquis? Vous n'avez aucun tort envers moi.
--Je suis le plus coupable des hommes, répondit André en tâchant de
prendre sa main qu'elle retira doucement, et le plus malheureux,
ajouta-t-il, si vous me refusez la permission de réparer mes crimes.
--Quels crimes avez-vous commis? dit Geneviève avec une douceur un peu
froide. Henriette, je crains bien que vous n'ayez fait ici quelque folie
et importuné M. de Morand des ridicules histoires de ce matin; s'il en
est ainsi...
--N'accusez pas Henriette, interrompit André: c'est notre meilleure
amie; elle m'a averti de ce que j'aurais dû prévoir et empêcher;
elle m'a appris les calomnies dont vous étiez l'objet, grâce à mon
imprudence; elle m'a dit le chagrin auquel vous étiez livrée.
--Elle a menti, dit Geneviève avec un rire forcé; je n'ai aucun chagrin,
monsieur André, et je ne pense pas que dans tout ceci il y ait le
moindre sujet d'affliction pour vous et pour moi.
--Ne l'écoutez pas, dit Henriette; voilà comme elle est, orgueilleuse au
point de mourir de chagrin plutôt que d'en convenir! Au reste, je vois
que c'est ma présence qui la rend si froide avec vous; je m'en vais
faire un tour, je reviendrai dans une heure, et j'espère qu'elle sera
plus gentille avec moi. Au revoir, Geneviève la princesse. Tu es une
méchante; tu méconnais tes amis.
Elle sortit en faisant des signes d'intelligence à André. Geneviève fut
choquée de son départ autant que de ses discours; mais elle pensa qu'il
y aurait de l'affectation à la retenir, puisque tous les jours elle
recevait André tête à tête.
Quand ils furent seuls ensemble, André se sentit fort embarrassé. L'air
étonné de Geneviève n'encourageait guère la déclaration qu'il avait
à lui faire; enfin, il rassembla tout son courage, et lui offrit son
coeur, son nom et sa petite fortune en réparation du tort immense qu'il
lui avait fait par ses assiduités.
Geneviève fut moins étonnée qu'elle ne l'eût été la veille, d'une
semblable ouverture: le caquet d'Henriette l'avait préparée à tout. Elle
n'entendit pas sans plaisir les offres du jeune marquis. Elle avait
conçu pour lui une affection véritable, une haute estime; et quoiqu'elle
n'eût jamais désiré lui inspirer un sentiment plus vif, elle était
flattée d'une résolution qui annonçait un attachement sérieux. Mais elle
pensa bientôt qu'André cédait à un excès de délicatesse dont il pourrait
avoir à se repentir. Elle lui répondit donc, avec calme et sincérité,
qu'elle ne se croyait pas assez peu de chose pour que son honneur fût
à la disposition des sots et des bavards, que leurs propos ne
l'atteignaient point, et qu'il n'avait pas plus à réparer sa conduite
qu'elle à rougir de la sienne.
--Je le sais, lui répondit-il, mais souvenez-vous de ce que vous m'avez
dit un jour. Vous êtes sans famille, sans protection; les méchants
peuvent vous nuire et rendre votre position insoutenable. Vous aviez
raison, mademoiselle; vous voyez qu'on vous menace; j'aurai beau me
multiplier pour vous défendre, l'insulte n'en arrivera pas moins jusqu'à
vous. Il suffit d'un mot pour que mon bras vous soit une égide et
réduise vos ennemis au silence. Ce mot fera en même temps le bonheur de
ma vie; si ce n'est par amitié pour moi, dites-le au moins par intérêt
pour vous-même.
--Non, monsieur André, répondit doucement Geneviève en lui laissant
prendre sa main, ce mot ne ferait pas le bonheur de votre vie; au
contraire, il vous rendrait peut-être éternellement malheureux. Je
suis pauvre, sans naissance; malgré vos soins, j'ai encore bien
peu d'éducation: je vous serais trop inférieure, et comme je suis
orgueilleuse, je vous ferais peut-être souffrir beaucoup. D'ailleurs
votre famille ferait sans doute des difficultés pour me recevoir, et je
ne pourrais me résoudre à supporter ses dédains.
--O froide et cruelle Geneviève! s'écria André, vous ne pourriez rien
supporter pour moi, quand moi je traverserais l'univers pour contenter
un de vos caprices, pour vous donner une fleur ou un oiseau. Ah! vous ne
m'aimez pas!
--Pourquoi me dites-vous cela? répondit Geneviève; avez-vous bien besoin
de mon amitié?
--Coeur de glace! s'écria André; vous m'avez parlé avec tant de
confiance et de bonté, nous avons passé ensemble de si douces heures
d'étude et d'épanchement, et vous n'aviez pas même de l'amitié pour moi!
--Vous savez bien le contraire, André, lui répondit Geneviève d'un ton
ferme et franc en lui tendant sa main qu'il couvrit de baisers; mais ne
pouvez-vous croire à mon amitié sans m'épouser? Si l'un de nous doit
quelque chose à l'autre, c'est moi qui vous dois une vive reconnaissance
pour vos leçons.
--Eh bien! s'écria André, acquittez-vous avec moi et soyez généreuse!
acquittez-vous au centuple, soyez ma femme...
--C'est un prix bien sérieux, répondit-elle en souriant, pour des leçons
de botanique et de géographie? Je ne savais pas qu'en apprenant ces
belles choses-là je m'engageais au mariage...
--Nous nous y engagions l'un et l'autre aux yeux du monde, dit-André:
nous ne l'avions pas prévu; mais puisqu'on nous le rappelle, cédons,
vous par raison, moi par amour.
Il prononça ce dernier mot si bas que Geneviève l'entendit à peine..
--Je crains, lui dit-elle, que vous ne preniez un mouvement de loyauté
romanesque pour un sentiment plus fort. Si nous étions du même rang,
vous et moi, si notre mariage était une chose facile et avantageuse à
tous deux, je vous dirais que je vous aime assez pour y consentir sans
peine. Mais ce mariage sera traversé par mille obstacles: il causera du
scandale ou au moins de l'étonnement; votre père s'y opposera peut-être,
et je ne vois pas quelle raison assez forte nous avons l'un et l'autre
pour braver tout cela. Une grande passion nous en donnerait la force et
la volonté; mais il n'y a rien de tout cela entre nous, nous n'avons pas
d'amour l'un pour l'autre.
--Juste ciel! que dit-elle donc? s'écria André au désespoir. Elle ne
m'aime pas, et elle ne sait pas seulement que je l'aime!
--Pourquoi pleurez-vous? lui dit Geneviève avec amitié. Je vous afflige
donc beaucoup? ce n'est pas mon intention.
--Et ce n'est pas votre faute non plus, Geneviève. Je suis malheureux de
n'avoir pas senti plus tôt que vous ne m'aimiez pas; je croyais que vous
compreniez mon amour et que vous aviez quelque pitié, puisque vous ne me
repoussiez pas.
--Est-ce un reproche, André? Hélas! je ne le mérite pas. Il aurait fallu
être vaine pour croire à votre amour: vous ne m'en avez jamais parlé.
--Est-ce possible? Je ne vous ai jamais dit, jamais fait comprendre que
je ne vivais que pour vous, que je n'avais que vous au monde?
--Ce que vous dites est singulier, dit Geneviève après un instant
d'émotion et de silence. Pourquoi m'aimez-vous tant? comment ai-je pu le
mériter? qu'ai-je fait pour vous?
--Vous m'avez fait vivre, répondit André; ne m'en demandez pas
davantage. Mon coeur sait pourquoi il vous aime, mais ma bouche ne
saurait pas vous l'expliquer; et puis vous ne me comprendriez pas. Si
vous m'aimiez, vous ne demanderiez pas pourquoi je vous aime; vous le
sauriez comme moi, sans pouvoir le dire.
Geneviève garda encore un instant le silence; ensuite elle lui dit:
--Il faut que je sois franche. Je vous l'avoue: dans les premiers jours
vous étiez si ému en entrant ici, et vous paraissiez si affligé quand je
vous priais de cesser vos visites, que je me suis presque imaginé une
ou deux fois que vous étiez _amoureux_; cela me faisait une espèce de
chagrin et de peur. Les amours que je connais m'ont toujours paru si
malheureux et si coupables que je craignais d'inspirer une passion trop
frivole ou trop sérieuse. J'ai voulu vous fuir et me défendre de vos
leçons; mais l'envie d'apprendre a été plus forte que moi, et...
--Quel aveu cruel vous me faites, Geneviève! C'est à votre amour pour
l'étude que je dois le bonheur de vous avoir vue pendant ces deux
mois!... Et moi, je n'y étais donc pour rien?
--Laissez-moi achever, lui dit Geneviève en rougissant; comment
voulez-vous que je réponde à cela? je vous connaissais si peu... à
présent c'est différent. Je regretterais le maître autant que la
leçon...
--Autant? pas davantage? Ah! vous n'aimez que la science, Geneviève;
vous avez une intelligence avide, un coeur bien calme...
--Mais non pas froid, lui dit-elle; je ne mérite pas ce reproche-là. Que
vous disais-je donc?
--Que vous aviez presque deviné mon amour dans les commencements; et
qu'ensuite...
--Ensuite je vous revis tout changé: vous aviez l'air grave, vous
causiez tranquillement; et si vous vous attendrissiez, c'était en
m'expliquant la grandeur de Dieu et la beauté de la terre. Alors je me
rassurai; j'attribuai vos anciennes manières à la timidité ou à quelques
idées de roman qui s'étaient effacées à mesure que vous m'aviez mieux
connue.
--Et vous vous êtes trompée, dit André: plus je vous ai vue, plus je
vous ai aimée. Si j'étais calme, c'est que j'étais heureux, c'est que
je vous voyais tous les jours et que tous les jours je comptais sur un
heureux lendemain, c'est que les seuls beaux moments de ma vie sont ceux
que j'ai passés ici et aux Prés-Girault. Ah! vous ne savez pas depuis
combien de temps je vous aime, et combien, sans cet amour, je serais
resté malheureux.
Alors André, encouragé par le regard doux et attentif de Geneviève,
lui raconta les ennuis de sa jeunesse, lui peignit la situation de son
esprit et de son coeur avant le jour où il l'avait vue pour la première
fois au bord de la rivière. Il lui raconta aussi l'amour qu'il avait eu
pour elle depuis ce jour-là, et Geneviève n'y comprit rien.