George Sand

Andre
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--Comment cela peut-il se passer dans la tête d'une personne raisonnable?
lui dit-elle. J'ai souvent entendu lire à Paris, dans notre atelier,
des passages de roman qui ressemblaient à cela; mais je croyais que les
livres avaient seuls le privilège de nous amuser avec de semblables
folies.

--Ah! Geneviève, lui dit André tristement, il y a dans votre âme une
étincelle encore enfouie. Vous avez la candeur d'un enfant, et ce qu'il
y a de plus cruel et de plus doux dans la vie, vous l'ignorez! Ce qu'il
y a de plus beau en vous-même, rien ne vous l'a encore révélé. C'est que
vous n'avez pas encore entendu une voix assez pure pour vous charmer et
vous convaincre; c'est que l'amour n'a parlé devant vous qu'une langue
grossière ou puérile. Oh! qu'il serait heureux celui qui vous ferait
comprendre ce que c'est qu'aimer! Si vous l'écoutiez, Geneviève, s'il
pouvait vous initier à ces grands secrets de l'âme comme à une merveille
de plus dans les oeuvres du Tout-Puissant, il vous le dirait à genoux,
et il mourrait de bonheur le jour où vous lui diriez:--J'ai compris.

Geneviève regarda André en silence comme le jour où il lui avait parlé
pour la première fois des étoiles et de la pluralité des mondes; elle
pressentait encore un monde nouveau, et elle cherchait à le deviner
avant d'y engager son coeur. André vit sa curiosité, et il espéra.

--Laissez-moi vous expliquer encore ce mystère. Je n'oserai guère parler
moi-même, je serais trop au-dessous de mon sujet; mais je vous lirai
les poëtes qui ont su le mieux ce que c'est que l'amour, et si vous
m'interrogez, mon coeur essaiera de vous répondre.

--Et pendant ce temps, lui dit Geneviève en souriant, les médisants se
tairont! on les priera d'attendre, pour recommencer leurs injures, que
j aie appris ce que c'est que l'amour, et que je puisse leur dire si je
vous aime ou non.

--Non, Geneviève, on leur dira dès demain que je vous adore, que vous
avez un peu d'amitié pour moi, que je demande à vous épouser, et que
vous y consentez.

--Mais si l'amour ne me vient pas? dit Geneviève.

--Alors vous ferez, en m'acceptant, un mariage de raison, et je mettrai
tous mes soins à vous assurer le bonheur calme que vous craignez de
perdre en aimant.

--Oh! André, vous êtes bon! dit Geneviève en serrant doucement les mains
brûlantes d'André; mais je vous crains sans savoir pourquoi. Je ne
sais si c'est moi qui suis trop indifférente, ou vous qui êtes trop
passionné; j'ai peur de mon ignorance même et ne sais quel parti
prendre.

--Celui que vous dictera votre coeur; n'avez-vous pas seulement un peu
de compassion?

--Mon coeur me conseille de vous écouter, répondit Geneviève avec
abandon; voilà ce qu'il y a de vrai.

André baisait encore ses mains avec transport lorsque Henriette rentra.

--Eh bien! s'écria-t-elle en voyant la joie de l'un et la sérénité de
l'autre, tout est arrangé! A quand la noce?

--C'est Geneviève qui fixera le jour, répondit André. Vous pouvez, ma
chère Henriette, le dire demain dans toute la ville.

--Oh! s'il ne s'agit que de cela, soyez en paix. Il n'est pas minuit;
demain, avant midi, il n'y aura pas une mauvaise langue qui ne soit
mise à la raison. Oh! quelle joie! quelle bonne nouvelle pour ceux qui
t'aiment! Car tu as encore des amis ma bonne Geneviève! M. Joseph, qui
ne t'aimait pas beaucoup autrefois, il faut l'avouer, se conduit comme
un ange maintenant à ton égard; il ne souffre pas qu'on dise un mot de
travers devant lui sur ton compte, et c'est un gaillard... qu'est-ce que
je dis donc! c'est un brave jeune homme qui sait se faire écouter quand
il parle.

--C'est par amitié pour M. André qu'il agit ainsi, dit Geneviève; je ne
l'en remercie pas moins: tu le lui diras de ma part, car je suppose que
tu lui parles quelquefois, Henriette?

--Ah! des malices? Comment! tu t'en mêles aussi, Geneviève? Il n'y a
plus d'enfants! Il faut bien te passer cela, puisque te voila bientôt
marquise.

--Ne te presse pas tant de me faire ton compliment, ma chère, et ne
publie pas si vite cette belle nouvelle; c'est encore une plaisanterie;
et nous ne savons pas si nous ne ferons pas mieux, M. André et moi, de
rester amis comme nous sommes.

--Qu'est-ce qu'elle dit là? s'écria Henriette; est-ce que vous
vous jouez de nous, monsieur le marquis? Est-ce que ce n'était pas
sérieusement que vous parliez?

Elle était au moment de lui faire une scène; mais il la rassura et lui
dit qu'il espérait vaincre les hésitations de Geneviève; il la pria même
de l'aider, et Henriette, en se rengorgeant, répondit de tout. «N'ai-je
pas déjà bien avancé vos affaires? dit-elle; sans moi, cette petite
sucrée que voilà aurait toujours fait semblant de ne pas vous
comprendre, et vous seriez encore là à vous morfondre sans oser parler.»

Les plaisanteries d'Henriette embarrassaient Geneviève; elle se plaignit
d'être un peu fatiguée, refusa les offres de sa compagne, qui voulait
passer la nuit auprès d'elle, l'embrassa tendrement et toucha légèrement
la main d'André en signe d'adieu.

--Comment! c'est comme cela que vous vous séparez? s'écria Henriette; un
jour de fiançailles! Par exemple! vous ne vous aimez donc pas?

--Qu'est-ce qu'elle veut dire? demanda André à Geneviève en s'efforçant
de prendre de l'assurance, mais en tremblant malgré lui.

--Eh! vraiment, on s'embrasse! dit Henriette. De beaux amoureux, qui ne
savent pas seulement cela!

--Si l'usage l'ordonne, dit André avec émotion, est-ce que vous n'y
consentirez pas, mademoiselle?

--Mais savez-vous, dit Geneviève gaiement, qu'Henriette ira le dire
demain dans toute la ville!

--Raison de plus, dit André un peu rassuré; ce sera un engagement que
vous aurez signé et qui donnera plus de poids à la nouvelle de notre
mariage.

--Oh! en ce cas, je refuse, dit-elle; je ne veux rien signer encore.

--Eh bien! par amitié? reprit André, qui déjà la tenait dans ses bras;
comme vous avez embrassé Henriette tout à l'heure?

--Par amitié seulement, répondit Geneviève en se laissant embrasser.

André fut si troublé de ce baiser, qu'il comprit à peine ensuite comment
il était sorti de la chambre. Il se trouva dans la rue avec Henriette
sans savoir ce qu'était devenu l'escalier. Cependant, lorsqu'il se
rappela plus tard cet instant d'enivrement, il s'y mêla un souvenir
pénible. Geneviève avait un peu rougi par pudeur; mais son regard était
resté serein, sa main fraîche, et son coeur n'avait pas tressailli,
«C'est ma Galatée, se disait-il; mais elle ne s'est animée que pour
regarder les cieux. Descendra-t-elle de son piédestal, et voudra-t-elle
poser ses pieds sur la terre auprès de moi?»

Cependant l'espérance, qui ne manque jamais à la jeunesse, le consola
bientôt. Geneviève, avec un si noble esprit, ne pouvait pas avoir un
coeur insensible; cette tranquillité d'âme tenait à la chasteté exquise
de ses pensées, à ses habitudes solitaires et recueillies. Il avait déjà
vu se réaliser un de ses plus beaux rêves, il était le conseil et la
lumière de cette sainte ignorance; maintenant un voeu plus enivrant
lui restait à accomplir, c'était de se placer entr-elle et la divinité
universelle qu'il lui avait fait connaître. Il fallait cesser d'être
le prêtre et devenir le dieu lui-même. L'enthousiasme d'André, les
palpitations de son coeur allaient au-devant d'un pareil triomphe, et
son âme, avide d'émotions tendres, ne pouvait pas croire à l'inertie
d'une autre âme.

De son côté, Geneviève ressentait un peu d'effroi. Les paroles d'André,
ses caresses timides, son accent passionné, lui avaient causé une sorte
de trouble: et quoiqu'elle désirât presque éprouver les mêmes émotions,
elle avait, par instants, comme une certaine méfiance de cette
exaltation dont elle n'avait jamais conçu l'idée et dont elle craignait
de n'être jamais capable.

Cependant il est si doux de se sentir aimé, que Geneviève s'abandonna
sans peine à ce bien-être nouveau; elle s'habitua à penser qu'elle
n'était pas seule au monde, qu'une autre âme sympathisait à toute heure
avec la sienne, et que désormais elle ne porterait plus seule le poids
des ennuis et des maux de la vie. Elle fit ces réflexions en s'habillant
le lendemain; et en comparant cette matinée à la journée précédente,
elle s'avoua qu'il lui avait fallu un certain courage pour supporter les
soucis de la veille, et que cette nouvelle journée s'annonçait douce et
calme sous la protection d'un coeur dévoué. «Après tout, se dit-elle,
André est sincère: s'il s'exagère à lui-même aujourd'hui l'amour qu'il
a pour moi, du moins il lui restera toujours assez d'honnêteté dans
le coeur pour me garder son amitié. Je ne cesserai pas de la mériter:
pourquoi me l'ôterait-il? Et puis, que sais-je? pourquoi refuserais-je
de croire aux belles paroles qu'il me dit? Il en sait bien plus que moi
sur toutes choses, et il doit mieux juger que moi de l'avenir.»

En se parlant ainsi à elle-même, et tout en se coiffant devant une
petite glace, elle regardait ses traits avec curiosité et prit même son
miroir pour l'approcher de la fenêtre; là elle contempla de près ses
joues fines et transparentes comme le tissu d'une fleur, et elle
s'aperçut qu'elle était jolie. «Quelquefois je l'avais cru,
pensa-t-elle, mais je ne savais pas si c'était de la jeunesse ou de la
beauté. Cependant pour qu'André, après m'avoir vue un instant, soit
resté amoureux de moi tout un an, il faut bien que j'aie quelque chose
de plus que la fraîcheur de mon âge. André aussi a une jolie figure:
comme il avait de beaux yeux hier soir! et comme ses mains sont
blanches! Comme il parle bien! Quelle différence entre lui et Joseph, et
tous les autres!»

Elle resta longtemps pensive devant sa glace, oubliant de relever
ses cheveux épars; ses joues étaient animées, et un sourire charmant
l'embellissait encore. Elle s'était levée tard, et la matinée était
avancée. André entra dans la première pièce sans qu'elle l'entendît, et
elle s'aperçut tout à coup qu'il était passé dans l'atelier; il avait
toussé pour l'appeler.

Alors elle se leva si précipitamment qu'elle fit tomber son miroir et
poussa un cri. André, effrayé du bruit que fit la glace en se brisant,
et surtout du cri échappé à Geneviève, crut qu'elle se trouvait mal et
s'élança dans sa chambre. Il la trouva debout, vêtue de sa robe blanche
et toute couverte de ses longs cheveux noirs. Le premier mouvement de
Geneviève fut de rire en voyant la terreur d'André pour une si faible
cause; mais bientôt elle fut toute confuse de la manière dont il la
regardait. Il ne l'avait jamais vue si jolie. Le bonnet qu'elle portait
toujours, comme les grisettes de L..., avait empêché André de savoir si
sa chevelure était belle. En découvrant cette nouvelle perfection, il
resta naïvement émerveillé, et Geneviève devint toute rouge sous ses
longs cheveux fins et lisses qui tombaient le long de ses joues.
«Allez-vous-en, lui dit-elle, et, pendant que je vais me coiffer,
cherchez dans l'atelier une rose que j'ai faite hier soir. La nuit est
venue et la fièvre m'a prise comme je l'achevais. Je ne sais où je
l'aurai laissée. Vous l'avez peut-être écrasée sous vos pieds dans vos
conférences avec Henriette.

--Dieu m'en préserve! dit André; et, obéissant à regret, il chercha sur
la table de l'atelier. La précieuse rose y était négligemment couchée au
milieu des outils qui avaient servi à la créer. André fit un grand cri,
et Geneviève, épouvantée, s'élança à son tour dans l'atelier avec ses
cheveux toujours dénoués. Elle trouva André qui tenait la rose entre
deux doigts et la contemplait dans une sorte d'extase.

--Ah ça! vous avez voulu me rendre la pareille, lui dit-elle. A quel jeu
jouons-nous?

--Geneviève, Geneviève! répondit-il, voici un chef-d'oeuvre. A quelle
heure et sous l'influence de quelle pensée avez-vous fait cette rose de
Bengale? quel sylphe a chanté pendant que vous y travailliez? quel rayon
du soleil en a coloré les feuilles?

--Je ne sais pas ce que c'est qu'un sylphe, répondit Geneviève; mais il
y avait dans ma chambre un rayon de soleil qui me brûlait les yeux,
et qui, je crois, m'a donné la fièvre. Je ne sais pas comment j'ai pu
travailler et penser à tant de choses en même temps. Voyons donc cette
rose; je ne sais pas comment elle est.

--C'est une chose aussi belle dans son genre, répondit André, que
l'oeuvre d'un grand maître; c'est la nature rendue dans toute sa vérité
et dans toute sa poésie. Quelle grâce dans ces pétales mous et pâles!
quelle finesse dans l'intérieur de ce calice! quelle souplesse dans tout
ce travail! quelles étoffes merveilleuses employez-vous donc pour cela,
Geneviève? Certainement les fées s'en mêlent un peu!

--Les demoiselles de la ville me font présent de leurs plus fins
mouchoirs de batiste quand ils sont usés, et avec de la gomme et de la
teinture...

--Je ne veux pas savoir comment vous faites, ne me le dites pas; mais
donnez-moi cette rose et ne mettez pas votre bonnet.

--Vous êtes fou aujourd'hui! prenez cette rose: c'est en effet la
meilleure que j'aie faite. Je ne pensais pas à vous en la faisant.

André la regarda d'un air boudeur et vit sur sa figure une petite
grimace moqueuse. Il courut après elle et la saisit au moment où elle
lui jetait la porte au nez. Quand il la tint dans ses bras, il fut fort
embarrassé; car il n'osait ni l'embrasser ni la laisser aller. Il vit
sur son épaule ses beaux cheveux, qu'il baisa.

«Quel être singulier! dit Geneviève en rougissant. Est-ce qu'on a jamais
baisé des cheveux?»



XII.

On pense bien qu'André dans ses nouvelles leçons ne s'en tint pas à la
seule science. Ses regards, l'émotion de sa voix, sa main tremblante en
effleurant celle de Geneviève, disaient plus que ses paroles. Peu à
peu Geneviève comprit ce langage, et les battements de son coeur y
répondirent en secret. Après lui avoir révélé les lois de l'univers
et l'histoire des mondes, il voulut l'initier à la poésie, et par la
lecture des plus belles pages sut la préparer à comprendre Goethe, son
poëte favori. Cette éducation fut encore plus rapide que la précédente.
Geneviève saisissait à merveille tous les côtés poétiques de la vie.
Elle dévorait avec ardeur les livres qu'André prenait pour elle dans la
petite bibliothèque de M. Forez. Elle se relevait souvent la nuit pour
y rêver en regardant le ciel. Elle appliquait à son amour et à celui
d'André les plus belles pensées de ses poëtes chéris; et cette
affection, d'abord paisible et douce, se revêtit bientôt d'un éclat
inconnu. Geneviève s'éleva jusqu'à son amant; mais cette égalité ne fut
pas de longue durée. Plus neuve encore et plus forte d'esprit, elle
le dépassa bientôt. Elle apprit moins de choses, mais elle lui prouva
qu'elle sentait plus vivement que lui ce qu'elle savait, et André fut
pénétré d'admiration et de gratitude; il se sentit heureux bien au
delà de ses espérances. Il vit naître l'enthousiasme dans cette âme
virginale, et reçut dans son sein les premiers épanchements de cet amour
qu'il avait enseigné.

Cependant Henriette avait été colporter en tous lieux la nouvelle du
prochain mariage d'André avec Geneviève. Le premier à qui elle en fit
part fut Joseph Marteau; et, au grand étonnement de la couturière,
celui-ci fit une exclamation de surprise où n'entrait pas le moindre
signe de joie ou d'approbation.

«Comment! cela ne vous fait pas plaisir? dit Henriette; vous ne me
remerciez pas d'avoir réussi à marier votre ami avec la plus jolie et la
plus aimable fille du pays?»

Joseph secoua la tête. «Cela me paraît, dit-il, la chose la plus folle
que vous ayez pu inventer. Quelle diable d'idée avez-vous eue là!»

--Fi! monsieur, je ne comprends pas l'indifférence que vous y mettez.

--Cela ne m'est pas indifférent, répondit Joseph. J'en suis fort
contrarié, au contraire.

--Êtes-vous fou aujourd'hui? s'écria Henriette. Ne vous ai-je pas
entendu, hier encore, dire que vous n'estimiez réellement Geneviève que
depuis qu'elle aimait M. André? n'avez-vous pas travaillé vous-même
à rendre M. André amoureux d'elle? Qui est cause de leur première
entrevue? est-ce vous ou moi? Ne m'avez-vous pas priée d'amener
Geneviève chez vous, pour que M. André put la voir?...

--Mais non pas l'épouser, reprit Joseph avec une franchise un peu
brusque.

--Oh! quelle horreur! s'écria Henriette; je vous comprends maintenant,
monsieur; vous êtes un scélérat, et je ne vous reparlerai de ma vie.
Juste Dieu! séduire une fille et l'abandonner, cela vous paraîtrait
naturel et juste; mais l'épouser quand on l'a perdue de réputation, vous
appelez cela une _diable_ d'idée, une invention folle!... Ah! je vois le
danger où je m'exposais en souffrant vos galanteries; mais, Dieu merci,
il est encore temps de m'en préserver. Pauvres filles que nous sommes!
c'est ainsi qu'on abuse de notre candeur et de notre crédulité! Vous
n'abuserez pas ainsi de moi, monsieur Joseph; adieu, adieu pour
toujours.


Et Henriette s'enfuit furieuse et désespérée. Joseph se promit de
l'apaiser une autre fois, et il chercha André. Mais pendant bien des
jours André fut introuvable. Il passait le temps où il était forcé de
quitter Geneviève à courir les prés comme un fou, et à pleurer d'amour
et de joie à l'ombre de tous les buissons. Enfin Joseph le joignit un
matin, comme il allait franchir la porte de sa bien-aimée, et, à son
grand déplaisir, il l'entraîna dans le jardin voisin.

--Ah çà! lui dit-il, es-tu fou? Qu'est-ce qui t'arrive? Dois-je en croire
les bavardages d'Henriette et ceux de toute la ville? as-tu l'intention
sérieuse d'épouser Geneviève?

--Certainement, répondit André avec candeur. Quelle question me fais-tu
là?

--Allons, dit Joseph, c'est une folie de jeune homme, à ce que je vois;
mais heureusement il est encore temps d'y songer. As-tu réfléchi un peu,
mon cher André? sais-tu quel âge tu as? connais-tu ton père? espères-tu
lui faire accepter une grisette pour belle-fille? crois-tu que tu auras
seulement le courage de lui en parler?

--Je n'en sais rien, répondit André un peu troublé de cette dernière
question; mais je sais que j'ai droit à un petit héritage de ma mère, et
que cela suffira pour m'enrichir au delà de mes besoins et de ceux de
Geneviève.

--Idée de roman, mon cher! On peut vivre avec moins; mais quand on
a vécu dans une certaine aisance, il est dur de se voir réduit au
nécessaire. Songes-tu que ton père est jeune encore, qu'il peut se
remarier, avoir d'autres enfants, te déshériter? Songes-tu que tu auras
des enfants toi-même, que tu n'as pas d'état, que tu n'auras pas de quoi
les élever convenablement, et que la misère te tombera sur le corps à
mesure que l'amour te sortira du coeur?

--Jamais il n'en sortira! s'écria André, il me donnera le courage de
supporter toutes les privations, toutes les souffrances...

--Bah! bah! reprit Joseph, tu ne sais pas de quoi tu parles; tu n'as
jamais souffert, jamais jeûné.

--Je l'apprendrai, s'il le faut.

--Et Geneviève l'apprendra aussi?

--Je travaillerai pour elle.

--À quoi? Fais-moi le plaisir de me dire à quelle profession tu es
propre. As-tu fait ton droit? as-tu étudié la médecine? Pourrais-tu être
professeur de mathématiques? Saurais-tu au moins faire des bottes, ou
même tracer un sillon droit avec la charrue?

--Je ne sais rien d'utile, je l'avoue, repartit André. Je n'ai vécu
jusqu'ici que de lectures et de rêveries. Je ne suis pas assez fort pour
exercer un métier; mais le peu que je possède pourra me mettre à l'abri
du besoin.

--Essaies-en, et tu verras.

--Je compte en essayer.

Joseph frappa du pied avec chagrin.

--Et c'est moi qui t'ai mis cette sottise d'amour en tête! s'écria-t-il;
je ne me le pardonnerai jamais! Pouvais-je penser que tu prendrais au
sérieux la première occasion de plaisir offerte à ta jeunesse?

--J'étais donc un lâche et un misérable à tes yeux? Tu croyais que je
consentirais à voir diffamer Geneviève sans prendre sa défense et sans
réparer le mal que je lui aurais fait!

--On n'est pas un lâche et un misérable pour cela, dit Joseph en
haussant les épaules; je ne crois être ni l'un ni l'autre, et pourtant
je fais la cour à Henriette; tout le monde le sait, et je la laisse tant
qu'elle veut se bercer de l'espoir d'être un jour madame Marteau. Je
veux être son amant, et voilà tout.

--Vous pouvez parler d'Henriette avec légèreté; quoi que je n'approuve
pas le mensonge, je vous trouve excusable jusqu'à un certain point. Mais
établissez-vous la moindre comparaison entre elle et Geneviève?

--Pas la moindre; j'aime Henriette à la folie, et il n'y a pas un cheveu
de Geneviève qui me tente; je n'entends rien à ces sortes de femmes.
Mais je comprends ta situation. Tu es le premier amant de Geneviève et
tu lui dois plus qu'à toute autre. Rassure-toi cependant; tu ne seras
pas le dernier, et il n'y a pas de fille inconsolable.

--Je ne connais pas les autres filles, et vous ne connaissez pas
Geneviève. Nous ne pouvons pas raisonner ensemble là-dessus; agis avec
Henriette comme tu voudras, je me conduirai avec Geneviève comme Dieu
m'ordonne de le faire.

Joseph s'épuisa en remontrances sans ébranler la résolution de son ami;
il le quitta pour aller faire la paix avec Henriette, et se consola de
l'imprudence d'André en se disant tout bas: «Heureusement ce n'est pas
encore fait; la grosse voix du marquis n'a pas encore tonné.»

Cet événement ne se fit pas longtemps attendre. Des amis officieux
eurent bientôt informé M. de Morand de la passion de son fils pour une
grisette. Malgré sa haine pour cette espèce de femmes, il s'en inquiéta
peu d'abord. Il fut même content, jusqu'à un certain point, de voir
André renoncer à ses rêves d'expatriation. Mais quand on lui eut répété
plusieurs fois que son fils avait manifesté l'intention sérieuse
d'épouser Geneviève, quoiqu'il lui fût encore impossible de le croire,
il commença à se sentir mécontent de cette espèce de bravade, et
résolut d'y mettre fin sur-le-champ. Un matin donc, au moment où André
franchissait, joyeux et léger, le seuil de sa maison pour aller trouver
Geneviève, une main vigoureuse saisit la bride de son petit cheval et le
fit même reculer. Comme il faisait à peine jour, André ne reconnut pas
son père au premier coup d'oeil, et, pour la première fois de sa vie, il
se mit à jurer contre l'insolent qui l'arrêtait.

--Doucement, monsieur, répondit le marquis, vous me semblez bien mal
appris pour un bel esprit comme vous êtes. Faites-moi le plaisir de
descendre de cheval et d'ôter votre chapeau devant votre père.

André obéit; et quand il eut mis pied à terre, le marquis lui ordonna de
renvoyer son cheval à l'écurie.

--Faut-il le débrider? demanda le palefrenier.

--Non, dit André, qui espérait être libre au bout d'un instant.

--Il faut lui ôter la selle! cria le marquis d'un ton qui ne souffrait
pas de réplique.

André se sentit gagné par le froid de la peur; il suivit son père
jusqu'à sa chambre.

--Où alliez-vous? lui dit celui-ci en s'asseyant lourdement sur son grand
fauteuil de toile d'Orange.

--A L..., répondit André timidement.

--Chez qui?

--Chez Joseph, répondit André après un peu d'hésitation.

--Où allez-vous tous les matins?

--Chez Joseph.

--Où passez-vous toutes les après-midi?

--A la chasse.

--D'où venez-vous si tard tous les soirs? de chez Joseph et de la
chasse, n'est-ce pas?

--Oui, mon père.

--Avec votre permission, monsieur le savant, vous en avez menti. Vous
n'allez ni chez Joseph ni à la chasse. Auriez-vous en votre possession
quelque beau livre écrit sur l'art de mentir! Faites-moi le plaisir
d'aller l'étudier dans votre chambre, afin de vous en acquitter un peu
mieux à l'avenir. M'entendez-vous?

André, révolté de se voir traité comme un enfant, hésita, rougit, pâlit
et obéit. Son père le suivit, l'enferma à double tour, mit la clef dans
sa poche et s'en fut à la chasse.

André, furieux et désolé, maudit mille fois son sort et finit par sauter
par la fenêtre. Il s'en alla passer une heure aux pieds de Geneviève.
Mais, dans la crainte de l'effrayer de la dureté de son père, il lui
cacha son aventure, et lui donna, pour raison de sa courte visite, une
prétendue indisposition du marquis.

Le marquis fit bonne chasse, oublia son prisonnier, et rentra assez tard
pour lui laisser le temps de rentrer le premier. Lorsqu'il le retrouva
sous les verrous il se sentit fort apaisé et l'emmena souper assez
amicalement avec lui, croyant avoir remporté une grande victoire et
signalé sa puissance par un acte éclatant. André, de son côté, ne
montra guère de rancune; il croyait avoir échappé à la tyrannie
et s'applaudissait de sa rébellion secrète comme d'une résistance
intrépide. Ils se réconcilièrent en se trompant l'un l'autre et en
se trompant eux-mêmes, l'un se flattant d'avoir subjugué, l'autre
s'imaginant avoir désobéi.

Le lendemain, André s'éveilla longtemps avant le jour; et, se croyant
libre, il allait reprendre la route de L..., quand son père parut comme
la veille, un peu moins menacent seulement.

--Je ne veux pas que tu ailles à la ville aujourd'hui, lui dit-il; j'ai
découvert un taillis tout plein de bécasses. Il faut que tu viennes avec
moi en tuer cinq ou six.

--Vous êtes bien bon, mon père, répondit André; mais j'ai promis à
Joseph d'aller déjeuner avec lui...

--Tu déjeunes avec lui tous les jours, répondit le marquis d'un ton
calme et ferme; il se passera fort bien de toi pour aujourd'hui. Va
prendre ton fusil et ta carnassière.

Il fallut encore qu'André se résignât. Son père le tint à la chasse
toute la journée, lui fit faire dix lieues à pied, et l'écrasa tellement
de fatigue, qu'il eut une courbature le lendemain, et que le marquis eut
un prétexte excellent pour lui défendre de sortir. Le jour suivant, il
l'emmena dans sa chambre, et, ouvrant le livre de ses domaines sur une
table, il le força de faire des additions jusqu'à l'heure du dîner. Vers
le soir, André espérait être libre: son père le mena voir tondre des
moutons.

Le quatrième jour, Geneviève, ne pouvant résister à son inquiétude, lui
écrivit quelques lignes, les confia à un enfant du voisinage, qu'elle
chargea d'aller les lui remettre. Le message arriva à bon port, quoique
Geneviève, ne prévoyant pas la situation de son amant, n'eût pris aucune
précaution contre la surveillance du marquis. Le hasard protégea le
petit page aux pieds nus de Geneviève, et André lut ces mots, qui le
transportèrent d'amour et de douleur.

«Ou votre père est dangereusement malade, ou vous l'êtes vous-même,
mon ami. Je m'arrête à cette dernière supposition avec raison et avec
désespoir. Si vous étiez bien portant, vous m'écririez pour me donner
des nouvelles de votre père et pour m'expliquer les motifs de votre
absence, vous êtes donc bien mal, puisque vous n'avez pas la force de
penser à moi et de m'épargner les tourments que j'endure! O André!
quatre jours sans te voir, à présent c'est impossible à supporter sans
mourir!»

André sentit renaître son courage. Il viola sans hésitation la consigne
de son père, et courut à travers champs jusqu'à la ville. Il arriva plus
fatigué par les terres labourées, les haies et les fossés qu'il avait
franchis, qu'il ne l'eût été par le plus long chemin. Poudreux et
haletant, il se jeta aux pieds de Geneviève et lui demanda pardon en la
serrant contre son coeur.

--Pardonne-moi, pardonne-moi, lui disait-il, oh! pardonne-moi de t'avoir
fait souffrir?

--Je n'ai rien à vous pardonner, André, lui répondit-elle; quels torts
pourriez-vous avoir envers moi? Je ne vous accuse pas, je ne vous
interroge même pas. Comment pourrais-je supposer qu'il y a de votre
faute dans ceci? Je vous vois et je remercie Dieu.



XIII.

Cette sainte confiance donna de véritables remords à André. Il savait
bien qu'avec un peu plus de courage il aurait pu s'échapper plus tôt;
mais il n'osait avouer ni son asservissement ni la tyrannie de son père.
Déclarer à Geneviève les traverses qu'elle avait à essuyer pour devenir
sa femme était au-dessus de ses forces. Bien des jours se passèrent sans
qu'il pût se décider à sortir de cette difficulté, soit en affrontant la
colère du marquis, soit en éveillant l'effroi et le chagrin dans l'âme
tranquille de Geneviève. Il erra pendant un mois. On le rencontrait à
toutes heures du jour ou de la nuit courant ou plutôt fuyant à travers
prés ou bois, de la ville au château et du château à la ville; ici
cherchant à apaiser les inquiétudes de sa maîtresse, là tâchant d'éviter
les remontrances paternelles. Au milieu de ces agitations, la force lui
manqua; il ne sentit plus que la fatigue de lutter ainsi contre son
coeur et contre son caractère. La fièvre le prit et le plongea dans le
découragement et l'inertie.

Jusque-là il avait réussi à faire accepter à Geneviève toutes les
mauvaises raisons qu'il avait pu inventer pour excuser l'irrégularité
et la brièveté de ses visites. Il éprouva une sorte de satisfaction
paresseuse et mélancolique à se sentir malade; c'était une excuse
irrécusable à lui donner de son absence, c'était une manière d'échapper
à la surveillance et aux reproches du marquis. Le besoin égoïste
du repos parla plus haut un instant que les empressements et les
impatiences de l'amour. Il ferma les yeux et s'endormit presque joyeux
de n'avoir pas six lieues à faire et autant de mensonges à inventer dans
sa journée.

Un soir, comme Joseph Marteau, en attendant quelqu'un, fumait un cigare
à sa fenêtre, il vit une robe blanche traverser furtivement l'obscurité
de la ruelle et s'arrêter, comme incertaine, à la petite porte de la
maison. Joseph se pencha vers cette ombre mystérieuse; et, le feu de son
cigare l'ayant signalé dans les ténèbres, une petite voix tremblante
l'appela par son nom.

«Oh! dit Joseph, ce n'est point la voix d'Henriette. Que signifie cela?»

En deux secondes il franchit l'escalier; et, s'élançant dans la rue,
il saisit une taille délicate, et, à tout hasard, voulut embrasser sa
nouvelle conquête.

--Par amitié et par charité, monsieur Marteau, lui dit-elle en se
dégageant, épargnez-moi, reconnaissez-moi, je suis Geneviève.

--Geneviève! Au nom du diable! comment cela se fait-il?

--Au nom de Dieu! ne faites pas de bruit et écoutez-moi. André est
sérieusement malade. Il y a trois jours que je n'ai reçu de ses
nouvelles, et je viens d'apprendre qu'il est au lit avec la fièvre et le
délire. J'ai cherché Henriette sans pouvoir la rencontrer. Je ne sais où
m'informer de ce qui se passe au château de Morand. D'heure en heure mon
inquiétude augmente; je me sens tour à tour devenir folle et mourir. Il
faut que vous ayez pitié de moi et que vous alliez savoir des nouvelles
d'André. Vous êtes son ami, vous devez être inquiet aussi... Il peut
avoir besoin de vous...

[Illustration: Quel être singulier! dit Geneviève en rougissant.]

--Parbleu! j'y vais sur-le-champ, répondit Joseph en prenant le chemin
de son écurie. Diable! diable! qu'est-ce que tout cela?

Préoccupé de cette fâcheuse nouvelle, et partageant autant qu'il était
en lui l'inquiétude de Geneviève, il se mit à seller son cheval tout en
grommelant entre ses dents et jurant contre son domestique et contre
lui-même à chaque courroie qu'il attachait. En mettant enfin le pied
sur l'étrier, il s'aperçut, à la lueur d'une vieille lanterne de fer
suspendue au plafond de l'écurie, que Geneviève était là et suivait tous
ses mouvements avec anxiété. Elle était si pâle et si brisée que, contre
sa coutume, Joseph fut attendri.

--Soyez tranquille, lui dit-il, je serai bientôt arrivé.

--Et revenu? lui demanda Geneviève d'un air suppliant.

--Ah! diable! cela est une autre affaire. Six lieues ne se font pas en
un quart d'heure. Et puis, si André est vraiment mal, je ne pourrai pas
le quitter!

--Oh! mon Dieu! que vais-je devenir? dit-elle en croisant ses mains
sur sa poitrine. Joseph! Joseph! s'écria-t-elle avec effusion en se
rapprochant de lui, sauvez-le, et laissez-moi mourir d'inquiétude.

--Ma chère demoiselle, reprit Joseph, tranquillisez-vous; le mal n'est
peut-être pas si grand que vous croyez.

--Je ne me tranquilliserai pas; j'attendrai, je souffrirai, je prierai
Dieu. Allez vite... Attendez, Joseph, ajouta-t-elle en posant sa petite
main sur la main rude du cavalier; s'il meurt, parlez-lui de moi,
faites-lui entendre mon nom, dites-lui que je ne lui survivrai pas d'un
jour!

Geneviève fondit en larmes; les yeux de Joseph s'humectèrent malgré lui.

--Écoutez, dit-il: si vous restez à m'attendre, vous souffrirez trop.
Venez avec moi.

--Oui! s'écria Geneviève; mais comment faire?

--Montez en croupe derrière moi. Il fait une nuit du diable: personne
ne nous verra. Je vous laisserai dans la métairie la plus voisine du
château; je courrai m'informer de ce qui se passe, et vous le saurez
au bout d'un quart d'heure, soit que j'accoure vous le dire et que je
retourne vite auprès d'André, soit que je le trouve assez bien pour le
quitter et vous ramener avant le jour.

[Illustration: En parlant ainsi, Joseph se retourna vers Geneviève...]

--Oui, oui, mon bon Joseph! s'écria Geneviève.

--Eh, bien! dépêchons-nous, dit Joseph; car j'attends Henriette d'un
moment à l'autre, et, si elle nous voit partir ensemble, elle nous
tourmentera pour venir avec nous, ou elle me fera quelque scène de
jalousie absurde.

---Partons, partons vite, dit Geneviève.

Joseph plia son manteau et l'attacha derrière sa selle pour faire un
siège à Geneviève. Puis il la prit dans ses bras et l'assit avec soin
sur la croupe de son cheval; ensuite il monta adroitement sans la
déranger, et piquant des deux, il gagna la campagne; mais, en traversant
une petite place, son malheur le força de passer sous un des six
réverbères dont la ville est éclairée; le rayon tombant d'aplomb sur son
visage, il fut reconnu d'Henriette, qui venait droit à lui. Soit qu'il
craignît de perdre en explications un temps précieux, soit qu'il se fît
un malin plaisir d'exciter sa jalousie, il poussa son cheval et passa
rapidement auprès d'elle avant qu'elle pût reconnaître Geneviève. En
voyant le perfide à qui elle avait donné rendez-vous s'enfuir à toute
bride avec une femme en croupe, Henriette, frappée de surprise, n'eut
pas la force de faire un cri et resta pétrifiée jusqu'à ce que la colère
lui suggéra un déluge d'imprécations que Joseph était déjà trop loin
pour entendre.

C'était la première fois de sa vie que Geneviève montait sur un cheval.
Celui de Joseph était vigoureux; mais, peu accoutumé à un double
fardeau, il bondissait dans l'espoir de s'en débarrasser.

«Tenez-moi bien!» criait Joseph.

Geneviève ne songeait pas à avoir peur. En toute autre circonstance,
rien au monde ne l'eut déterminée à une semblable témérité. Courir les
chemins la nuit, seule avec un libertin avéré comme l'était Joseph,
c'était une chose aussi contraire à ses habitudes qu'à son caractère;
mais elle ne pensait à rien de tout cela. Elle serrait son bras autour
de son cavalier, sans se soucier qu'il fût un homme, et se sentait
emportée dans les ténèbres sans savoir si elle était enlevée par un
cheval ou par le vent de la nuit.

--Voulez-vous que nous prenions le plus court? lui dit Joseph.

--Certainement, répondit-elle.

--Mais le chemin n'est pas bon: la rivière sera un peu haute, je vous en
avertis. Vous n'aurez pas peur?

--Non, dit Geneviève. Prenons le plus court.

--Cette diable de petite fille n'a peur de rien, se dit Joseph, pas même
de moi. Heureusement que la situation d'André m'ôte l'envie de rire, et
que d'ailleurs mon amitié pour lui...

--Que dites-vous donc? il me semble que vous parlez tout seul, lui
demanda Geneviève.

--Je dis que le chemin est mauvais, répondit Joseph, et que si je
tombais, vous seriez obligée de tomber aussi.

--Dieu nous protégera, dit Geneviève avec ferveur, nous sommes déjà
assez malheureux.

--Il faut que j'aie bien de l'amitié pour vous, reprit Joseph au bout
d'un instant, pour avoir chargé de deux personnes le dos de ce pauvre
François; savez-vous que la course est longue! et j'aimerais mieux aller
toute ma vie à pied que de surmener François.

--Il s'appelle François? dit Geneviève préoccupée; il va bien doucement.

--Oh! diable! patience! patience! nous voici au gué. Tenez-moi bien et
relevez un peu vos pieds; je crois que la rivière sera forte.

François s'avança dans l'eau avec précaution, mais quand il fut
arrivé vers le milieu de la rivière, il s'arrêta, et, se sentant trop
embarrassé de ses deux cavaliers pour garder l'équilibre sur les pierres
mouvantes, il refusa d'aller plus avant. L'eau montait déjà presque aux
genoux de Joseph, et Geneviève avait bien de la peine à préserver ses
petits pieds.

--Diable! dit Joseph, je ne sais si nous pourrons traverser; François
commence à perdre pied, et le brave garçon n'ose pas se mettre à la nage
à cause de vous.

--Donnez-lui de l'éperon, dit Geneviève.

--Cela vous plaît à dire! un cheval chargé de deux personnes ne peut
guère nager: si j'étais seul, je serais déjà à l'autre bord; mais avec
vous je ne sais que faire. Il fait terriblement nuit; je crains de
prendre sur la droite et d'aller tomber dans la prise d'eau, ou de me
jeter trop sur la gauche et d'aller donner contre l'écluse. Il est vrai
que François n'est pas une bête et qu'il saura peut-être se diriger tout
seul.

--Tenez, dit Geneviève, Dieu veille sur nous: voici la lune qui parait
entre les buissons et qui nous montre le chemin; suivez cette ligne
blanche qu'elle trace sur l'eau.

--Je ne m'y fie pas; c'est de la vapeur et non de la vraie lumière. Ah
ça! prenez garde à vous.

Il donna de l'éperon à François, qui, après quelque hésitation, se mit
à la nage et gagna un endroit moins profond où il prit pied de nouveau;
mais il fit de nouvelles difficultés pour aller plus loin, et Joseph
s'aperçut qu'il avait perdu le gué.

--Le diable sait où nous sommes, dit-il; pour, moi, je ne m'en doute
guère, et je ne vois pas où nous pourrons aborder.

--Allons tout droit, dit Geneviève.

--Tout droit? la rive a cinq pieds de haut; et si François s'engage dans
les joncs qui sont par là, je ne sais où, nous sommes perdus tous les
trois. Ces diables d'herbes nous prendront comme dans un filet, et vous
aurez beau savoir tous leurs noms en latin, mademoiselle Geneviève, nous
n'en serons pas moins pâture à écrevisses.

--Retournons en arrière, dit Geneviève.

--Cela ne vaudra pas mieux, dit Joseph. Que voulez-vous faire au milieu
de ce brouillard? Je vous vois comme en plein jour, et à deux pieds plus
loin, votre serviteur; il n y a plus moyen de savoir si c'est du sable
ou de l'écume.

En parlant, Joseph se retourna vers Geneviève et vit distinctement sa
jambe, qu'à son insu elle avait mise à découvert en relevant sa robe
pour ne pas se mouiller. Cette petite jambe, admirablement modelée et
toujours chaussée avec un si grand soin, vint se mettre en travers
dans l'imagination de Joseph avec toutes ses perplexités, et, en la
regardant, il oublia entièrement qu'il avait lui-même les jambes dans
l'eau et qu'il était en grand danger de se noyer au premier mouvement
que ferait son cheval.

--Allons donc, dit Geneviève, il faut prendre un parti; il ne fait pas
chaud ici.

--Il ne fait pas froid, dit Joseph.

--Mais il se fait tard. André meurt peut-être! Joseph, avançons et
recommandons-nous à Dieu, mon ami.

Ces paroles mirent une étrange confusion dans l'esprit de Joseph: l'idée
de son ami mourant, les expressions affectueuses de Geneviève et l'image
de cette jolie jambe se croisaient singulièrement dans son cerveau.

«Allons, dit-il enfin, donnez-moi une poignée de main, Geneviève; et si
un de nous seulement en réchappe, qu'il parle de l'autre quelquefois
avec André.»

Geneviève lui serra la main, et, laissant retomber sa robe, elle
frappa elle-même du talon le flanc de sa monture. François se remit
courageusement à la nage, avança jusqu'à une éminence et, au lieu de
continuer, revint sur ses pas.

«Il cherche le chemin, il voit qu'il s'est trompé, dit Joseph.
Laissons-le faire, il a la bride sur le cou.»

Après quelques incertitudes, François retrouva le gué et parvint
glorieusement au rivage.

--Excellente bête! s'écria Joseph; puis, se retournant un peu, il
étouffa une espèce du soupir en voyant la jupe de Geneviève retomber
jusqu'à sa cheville, et il ne put s'empêcher de murmurer entre ses
dents: «Ah! cette petite jambe!»

--Qu'est-ce que vous dites? demanda l'ingénue jeune fille.

--Je dis que François a de fameuses jambes, répondit Joseph.

--Et que la Providence veillait sur nous, reprit Geneviève avec un
accent si sincère et si pieux que Joseph se retourna tout à fait; et,
en voyant son regard inspiré, son visage pâle et presque angélique, il
n'osa plus penser à sa jambe et sentit comme une espèce de remords de
l'avoir tant remarquée en un semblable moment.

Ils arrivèrent sans autre accident à la métairie où Joseph voulait
laisser Geneviève. Cette métairie lui appartenait, et il croyait être
sûr de la discrétion de ses métayers; mais Geneviève ne put se décider
à affronter leurs regards et leurs questions. Elle pria Joseph de la
déposer sur le bord du chemin, à un quart de lieue du château.

--C'est impossible, lui dit-il. Que ferez-vous seule ici? vous aurez peur
et vous mourrez de froid.

--Non, répondit-elle; donnez-moi votre manteau. J'irai m'asseoir là-bas,
sous le porche de Saint-Sylvain, et je vous attendrai.

--Dans cette chapelle abandonnée? vous serez piquée par les vipères;
vous rencontrerez quelque sorcier, quelque _meneur de loups!_

--Allons, Joseph, est-ce le moment de plaisanter?

--Ma foi! je ne plaisante pas. Je ne crois guère au diable; mais je
crois à ces voleurs de bestiaux qui font le métier de fantômes la
nuit dans les pâturages. Ces gens-là n'aiment pas les témoins et les
maltraitent quand ils ne peuvent pas les effrayer.

--Ne craignez rien pour moi, Joseph; je me cacherai d'eux comme ils se
cacheront de moi. Allez! et pour l'amour de Dieu, revenez vite me dire
ce qu'il a.

Elle sauta légèrement à terre, prit le manteau de Joseph sur son épaule
et s'enfonça dans les longues herbes du pâturage.

«Drôle de fille! se dit Joseph en la regardant fuir comme une ombre vers
la chapelle. Qui est-ce qui l'aurait jamais crue capable de tout cela?
Henriette le ferait certainement pour moi, mais elle ne le ferait pas
de même. Elle aurait peur, elle crierait à propos de tout; elle serait
ennuyeuse à périr... elle l'est déjà passablement.»

Et, tout en devisant ainsi, Joseph Marteau arriva au château de Morand.

Il trouva André assez sérieusement malade et en proie à un violent accès
de délire. Le marquis passait la nuit auprès de lui avec le médecin, la
nourrice et M. Forez. Joseph fut accueilli avec reconnaissance, mais
avec tristesse. On avait des craintes graves: André ne reconnaissait
personne; il appelait Geneviève; il demandait à la voir ou à mourir. Le
marquis était au désespoir, et, ne pouvant pas imaginer de plus grand
sacrifice pour soulager son fils que l'abjuration momentanée de son
autorité, il se penchait sur lui, et, lui parlant comme à un enfant,
il lui promettait de lui laisser aimer et épouser Geneviève; mais,
lorsqu'il se rapprochait de ses hôtes, il maudissait devant eux cette
_misérable petite fille_ qui allait être cause de la mort d'André, et
disait qu'il la tuerait s'il la tenait entre ses mains. Au bout d'une
heure, Joseph voyant André un peu mieux, partit pour en informer
Geneviève, et pour calmer autant que possible l'inquiétude où elle
devait être plongée. Il prit à travers prés, et en dix minutes arriva
à la chapelle de Saint-Sylvain: c'était une masure abandonnée depuis
longtemps aux reptiles et aux oiseaux de nuit. La lune en éclairait
faiblement les décombres, et projetait des lueurs obliques et
tremblantes sous les arceaux rompus des fenêtres. Les angles de la nef
restaient dans l'obscurité, et Joseph se défendit mal d'une certaine
impression désagréable en passant auprès d'une statue mutilée qui gisait
dans l'herbe et qui se trouva sous ses pieds au moment où il traversait
un de ces endroits sombres. Il était fort et brave, dix hommes ne lui
auraient pas fait peur; mais son éducation rustique lui avait laissé
malgré lui quelques idées superstitieuses. Il ne s'y complaisait point,
comme font parfois les cerveaux poétiques; il en rougissait au contraire
et cachait ce penchant sous une affectation d'incrédulité philosophique;
mais son imagination, moins forte que son orgueil, ne pouvait étouffer
les terreurs de son enfance et surtout le souvenir du passage de la
_grand'bête_ dans la métairie où il était resté six ans en nourrice. La
_grand'bête_ apparaît tous les dix ans dans le pays et sème l'effroi de
famille en famille. Elle s'efforce de pénétrer dans les métairies pour
empoisonner les étables et faire périr les troupeaux. Les habitants sont
forcés de soutenir chaque soir une espèce de siège, et c'est avec bien
de la peine qu'ils parviennent à l'éloigner, car les balles de fusil ne
l'atteignent point; et les chiens fuient en hurlant à son approche. Au
reste, la bête, ou plutôt l'esprit malin qui en emprunte la forme, est
d'un aspect indéfinissable: plusieurs l'ont portée toute une nuit sur
leur dos (car elle se livre à mille plaisanteries diaboliques avec les
imprudents qu'elle rencontre dans les prés au clair de la lune), mais
nul ne l'a jamais vue distinctement. On sait seulement qu'elle change de
stature à volonté. Dans l'espace de quelques instants elle passe de la
taille d'une chèvre à celle d'un lapin, et de celle d'un loup à celle
d'un boeuf; mais ce n'est ni un lapin, ni une chèvre, ni un boeuf, ni
un loup, ni un chien enragé: c'est la _grand'bête;_ c'est le fléau
des campagnes, la terreur des habitants, et le triste présage d'une
prochaine épidémie parmi les bestiaux.

Joseph se rappelait malgré lui toutes ces traditions effrayantes; mais
s'il n'avait pas l'esprit assez fort pour les repousser, du moins il se
sentait assez de courage et le bras assez prompt pour ne jamais reculer
devant le danger.

Il s'étonnait de ne point trouver Geneviève au lieu qu'elle lui avait
indiqué, lorsqu'un bruit de chaînes lui fit brusquement tourner la tête,
et il vit à trois pas de lui une vague forme de quadrupède dont la
longue face pâle semblait l'observer attentivement. Le premier mouvement
de Joseph fut de lever le manche de son fouet pour frapper l'animal
redoutable; mais, à sa grande confusion, il vit une jeune pouliche
blanche, à demi sauvage, qui était venue là pour paître l'herbe autour
des tombeaux, et qui s'enfuit épouvantée en traînant ses enferges sur
les dalles de la chapelle.

Joseph, tout honteux de sa terreur, pénétra au fond de la nef; une
croix de bois marquait la place où avait été l'autel. Geneviève était
agenouillée devant cette croix; elle avait roulé son fichu de mousseline
blanche comme un voile autour de sa tête, penchée dans l'immobilité du
recueillement. Un cerveau plus exalté que celui de Joseph l'aurait prise
pour une ombre. Étonné de trouver Geneviève dans une attitude si calme,
et ne comprenant pas l'émotion que cette femme agenouillée la nuit au
milieu des ruines lui causait à lui-même, le bon campagnard eut comme un
sentiment de respect qui le fit hésiter à troubler cette sainte prière;
mais, au bruit des pas de Joseph, Geneviève se retourna, et, se levant à
demi, le questionna d'un air inquiet.

Il eut presque envie de la tromper et de lui cacher la vérité; mais elle
interpréta son silence et s'écria en joignant les mains:

--Au nom du ciel, ne me faites pas languir.., s'il est mort!... ah!
oui... je le vois... Il est mort!... Et elle s'appuya en chancelant
contre la croix.

--Non, non! répondit vivement Joseph; il vit, on peut le sauver encore.

--Ah! merci, merci! dit Geneviève, mais dites-moi bien la vérité, est-il
bien mal?

--Mal? certainement. Voici la réponse ambiguë du médecin: peu de chose à
craindre, peu de chose à espérer; c'est-à-dire que la maladie suit son
cours ordinaire et ne présente pas d'accident impossible à combattre,
mais que par elle-même c'est une maladie grave et qui ne pardonne pas
souvent.

--En ce cas, dit Geneviève après un instant de silence, retournez auprès
de lui, je vais encore prier ici.

Elle se remit à genoux et laissa tomber sa tête sur ses mains
jointes, dans une attitude de résignation si triste que Joseph en fut
profondément touché.

--Je vais y retourner, en effet, répondit-il; mais je reviendrai
certainement vers vous aussitôt qu'il y aura un peu de mieux.

--Écoutez, Joseph, lui dit-elle, s'il doit mourir cette nuit, il faut
que je le voie, que je lui dise un dernier adieu. Tant que j'aurai un
peu d'espoir, je ne me sentirai pas la hardiesse de me montrer dans sa
maison; mais si je n'ai plus qu'un instant pour le voir sur la terre,
rien au monde ne pourra m'empêcher de profiter de cet instant-là.
Jurez-moi que vous m'avertirez quand tout sera perdu, quand lui et moi
n'aurons plus qu'une heure à vivre.

Joseph le jura.

«Je ne sais ce qu'elle a dans la voix ni de quels mots elle se sert,
pensait-il en s'éloignant; mais elle me ferait pleurer comme un enfant.»
                
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