George Sand

Andre
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XIV.

Geneviève pria longtemps; puis elle s'enveloppa du manteau de Joseph et
s'assit sur une tombe, morne et résignée; puis elle pria de nouveau et
marcha parmi les ruines, interrogeant avec anxiété le sentier par
où Joseph devait revenir. Peu à peu une inquiétude plus poignante
surmontait son courage. Elle regardait la lune, qu'elle avait vue se
lever et qui maintenant s'abaissait vers l'horizon. L'air, en devenant
plus humide et plus froid, lui annonçait l'approche de l'aube, et Joseph
ne revenait pas.

Après avoir lutté aussi longtemps que ses forces le lui permirent, elle
perdit courage, et s'imaginant qu'André était mort, elle s'enveloppa
la tête dans le manteau de Joseph pour étouffer ses cris. Puis elle
s'apaisa un peu en songeant que dans ce cas Joseph, n'ayant plus rien à
faire auprès de son ami, serait de retour vers elle. Mais alors elle se
persuada qu'André était mourant et que Joseph ne pouvait se résoudre
à l'abandonner, dans la crainte de revenir trop tard et de le trouver
mort. Cette idée devint si forte que les minutes de son impatience se
traînèrent comme des siècles. Enfin, elle se leva avec égarement, jeta
le manteau de Joseph sur le pavé, et se mit à courir de toutes ses
forces dans le sentier de la prairie.

Elle s'arrêta deux ou trois fois pour écouter si Joseph n'arrivait pas
à sa rencontre; mais, n'entendant et ne voyant personne, elle reprit sa
course avec plus de précipitation, et franchit comme un trait les portes
du château de Morand.

Dans l'agitation d'une si triste veillée, tous les serviteurs étaient
debout, toutes les portes étaient ouvertes. On vit passer une femme
vêtue de blanc, qui ne parlait à personne et semblait voler à travers
les cours. La vieille cuisinière se signa en disant:

--Hélas! notre jeune maître est _achevé_. Voilà son esprit qui passe.

--Non, dit le bouvier, qui était un homme plus éclairé que la
cuisinière. Si c'était l'âme de notre jeune maître, nous l'aurions vue
sortir de la maison et aller au cimetière, tandis que cette _chose-là_
vient du côté du cimetière et entre dans la maison. Ça doit être sainte
Solange ou sainte Sylvie qui vient le guérir.

--M'est avis, observa la laitière, que c'est plutôt l'âme de sa pauvre
mère qui vient le chercher.

--Disons un _Ave_ pour tous les deux, reprit la cuisinière; et ils
s'agenouillèrent tous les trois sous le portail de la grange.

Pendant ce temps, Geneviève, guidée par les lumières qu'elle voyait aux
fenêtres, ou plutôt entraînée par cette main invisible qui rapproche les
amants, se précipitait, palpitante et pâle, dans la chambre d'André.
Mais à peine en eut-elle passé le seuil que le marquis, s'élançant vers
elle avec fureur, s'écria en levant le bras d'un air menaçant:

«Qu'est-ce que je vois là? qu'est-ce que cela veut dire? Hors d'ici,
intrigante effrontée! espérez-vous venir débaucher mon fils jusque dans
ma maison? Il est trop tard, je vous en avertis; il est mourant, grâce à
vous, mademoiselle; pensez-vous que je vous en remercie?»

Geneviève tomba à genoux.

--Je n'ai pas mérité tout cela, dit-elle d'une voix étouffée; mais
c'est égal, dites-moi ce que vous voudrez, pourvu que je le voie...
laissez-moi le voir, et tuez-moi après si vous voulez!

--Que je vous le laisse voir, misérable! s'écria le marquis, révolté
d'une semblable prière. Êtes-vous folle ou enragée? Avez-vous peur de ne
pas nous avoir fait assez de mal, et venez-vous achever mon fils jusque
dans mes bras?

La voix lui manqua, un mélange de colère et de douleur le prenant à la
gorge. Geneviève ne l'écoutait pas; elle avait jeté les yeux sur le lit
d'André, et le voyait pâle et sans connaissance dans les bras du médecin
et du curé. Elle ne songea plus qu'à courir vers lui, et, se levant,
elle essaya d'en approcher malgré les menaces du marquis.

--Jour de Dieu! maudite créature, s'écria-t-il en se mettant devant elle,
si tu fais un pas de plus, je te jette dehors à coups de fouet!

--Que Dieu me punisse si vous y touchez seulement avec une plume! dit
Joseph en se jetant entre eux deux.

Le marquis recula de surprise.

--Comment, Joseph! dit-il, tu prends le parti de cette vagabonde?
Ne trouvais-tu pas que j'avais raison de la détester et d'empêcher
André....

--C'est possible, interrompit Joseph; mais je ne peux pas entendre
parler à une femme comme vous le faites; sacredieu! monsieur de Morand,
vous ne devriez pas apprendre cela de moi.

--J'aime bien que tu me donnes des leçons, reprit le marquis. Allons!
emmène-la à tous les diables et que je ne la revoie jamais!

--Geneviève, dit Joseph en offrant son bras à la jeune fille, venez avec
moi, je vous prie, ne vous exposez pas à de nouvelles injures.

--Ne me défendrez-vous pas contre lui? répondit Geneviève, refusant avec
force de se laisser emmener. Ne lui direz-vous pas que je ne suis ni une
misérable ni une effrontée? Dites-lui, Joseph, dites-lui que je suis une
honnête fille, que je suis Geneviève la fleuriste qu'il a reçue une fois
dans sa maison avec bonté. Dites-lui que je ne peux ni ne veux faire de
mal à personne, que j'aime André et que j'en suis aimée; mais que je
suis incapable de lui donner un mauvais conseil... Monsieur le marquis,
demandez à M. Joseph Marteau si je suis ce que vous croyez. Laissez-moi
approcher du lit d'André. Si vous craignez que ma vue ne lui fasse du
mal, je me cacherai derrière son rideau; mais laissez-moi le voir pour
la dernière fois... Après, vous me chasserez si vous voulez, mais
laissez-moi le voir... Vous n'êtes pas un méchant homme, vous n'êtes pas
mon ennemi; que vous ai-je fait? Vous ne pouvez maltraiter une femme.
Accordez-moi ce que je vous demande.

En parlant ainsi, Geneviève était retombée à genoux et cherchait à
s'emparer d'une des grosses mains du marquis. Elle était si belle dans
sa pâleur, avec ses joues baignées de larmes, ses longs cheveux noirs
qui, dans l'agitation de sa course, étaient tombés sur son épaule, et
cette sublime expression que la douleur donne aux femmes, que Joseph
jugea sa prière infaillible. Il pensa que nul homme, si affligé qu'il
fût, ne pouvait manquer de voir cette beauté et de se rendre. «Allons,
mon cher voisin, dit-il en s'unissant à Geneviève, accordez-lui ce
qu'elle demande, et soyez sur que vous êtes injuste envers elle. Qui
sait d'ailleurs si sa vue ne guérirait pas André?

--Elle le tuerait! s'écria le marquis, dont la colère augmentait
toujours en raison de la douceur et de la modération des autres. Mais
heureusement, ajouta-t-il, le pauvre enfant n'est pas en état de
s'apercevoir que cette impudente est ici. Sortez, mademoiselle, et
n'espérez pas m'adoucir par vos basses cajoleries. Sortez, ou j'appelle
mes valets d'écurie pour vous chasser.

En même temps il la poussa si rudement qu'elle tomba dans les bras de
Joseph. «Ah! c'est trop fort! s'écria celui-ci. Marquis! tu es un butor
et un rustre! Cette honnête fille parlera à ton fils, et si tu le
trouves mauvais, tu n'as qu'à le dire: en voici un qui te répondra.»

En parlant ainsi, Joseph Marteau montra un de ses poings au marquis,
tandis que de l'autre bras il souleva Geneviève et la porta auprès du
lit d'André. M. de Morand, stupéfait d'abord, voulut se jeter sur lui;
mais Joseph, selon l'usage rustique du pays, prit une paille qu'il tira
précipitamment du lit d'André, et la mettant entre lui et M. de Morand:

--Tenez, marquis, lui dit-il, il est encore temps de vous raviser et de
vous tenir tranquille. Je serais au désespoir de manquer à un ami et à
un homme de votre âge; mais le diable me rompe comme cette paille si je
me laisse insulter, fût-ce par mon père! entendez-vous?

--Mes frères, au nom de Jésus-Christ, finissez cette scène scandaleuse,
dit le curé. Monsieur le marquis, votre fils reconnaît cette jeune
fille: c'est peut-être la volonté de Dieu qu'elle le ramène à la vie.
C'est une fille pieuse et qui a dû prier avec ferveur. Si vous ne voulez
pas que votre fils l'épouse, prenez-vous-y du moins avec le calme et la
dignité qui conviennent à un père. Je vous aiderai à faire comprendre
à ces enfants que leur devoir est d'obéir. Mais dans ce moment-ci vous
devez céder quelque chose si vous voulez qu'on vous cède tout à fait
plus tard. Et vous, monsieur Joseph, ne parlez pas avec cette violence,
et ne menacez pas un vieillard auprès du lit de souffrance de son
enfant, et peut-être auprès du lit de mort d'un chrétien.

Joseph n'avait pas abjuré un certain respect pour le caractère
ecclésiastique et pour les remontrances pieuses. Il était capable de
chanter des chansons obscènes au cabaret et de rire des choses saintes
le verre à la main; mais il n'aurait pas osé entrer dans l'église de son
village le chapeau sur la tète, et il n'eût, pour rien au monde, insulté
le vieux prêtre qui lui avait fait faire sa première communion.

--Monsieur le curé, dit-il, vous avez raison; nous sommes des fous. Que
M. de Morand s'apaise ce soir, je lui ferai des excuses demain.

--Je ne veux pas de vos excuses, répondit le marquis d'un ton d'humeur
qui marquait que sa colère était à demi calmée; et quant à M. le curé,
ajouta-t-il entre ses dents, il pourrait bien garder ses sermons pour
l'heure de la messe... Que cette fille sorte d'ici, et tout sera fini.

--Qu'elle reste, je vous prie, monsieur, dit le médecin; votre fils
éprouve réellement du soulagement à son approche. Regardez-le: ses yeux
ont repris un peu de mobilité, et il semble qu'il cherche à comprendre
sa situation.

En effet, André, après la profonde insensibilité qui avait suivi son
accès de délire, commençait à retrouver la mémoire, et, à mesure qu'il
distinguait les traits de Geneviève, une expression de joie enfantine
commençait à se répandre sur son visage affaissé. La main de Geneviève
qui serra la sienne acheva de le réveiller. Il eut un mouvement
convulsif; et, se tournant vers les personnes qui l'entouraient et qu'il
reconnaissait encore confusément, il leur dit avec un sourire naïf
et puéril: «_C'est Geneviève!_» et il se mit à la regarder d'un air
doucement satisfait.

--Eh bien! oui, c'est Geneviève! dit le marquis en prenant le bras de
la jeune fille et en la poussant vers son fils; puis il alla s'asseoir
auprès de la cheminée, moitié heureux, moitié colère.

--Oui, c'est Geneviève! disait Joseph triomphant, en criant beaucoup
trop fort pour la tête débile de son ami.

--C'est Geneviève, qui a prié pour vous, dit le curé d'une voix
insinuante et douce en se penchant vers le malade. Remerciez Dieu avec
elle.

--Geneviève!... dit André en regardant alternativement le curé et sa
maîtresse d'un air de surprise; oui, Geneviève et Dieu!

Il retomba assoupi, et tous ceux qui l'entouraient gardèrent un
religieux silence. Le médecin plaça une chaise derrière Geneviève et la
poussa doucement pour l'y faire asseoir. Elle resta donc près de son
amant, qui de temps en temps s'éveillait, regardait autour de lui avec
inquiétude, et se calmait aussitôt sous la douce pression de sa main. A
chaque mouvement de son fils, le marquis se retournait sur son fauteuil
de cuir et faisait mine de se lever; mais Joseph, qui s'était assis de
l'autre côté de la cheminée et qui lisait un journal oublié derrière le
trumeau, lui adressait avec les yeux et le geste la muette injonction de
se taire. Le marquis voyait en effet André retomber endormi sur l'épaule
de Geneviève; et, dans la crainte de lui faire du mal, il restait
immobile. Il est impossible d'imaginer quels furent les tourments de cet
homme violent et absolu pendant les heures de cette silencieuse veillée.
Le médecin s'était jeté sur un matelas et reposait au milieu de la
chambre; il était étendu là comme un gardien devant le lit de son
malade; prêt à s'éveiller au moindre bruit et à effrayer par une
sentence menaçante la conscience du marquis pour l'empêcher de séparer
les deux amants. Joseph, ému et fatigué, ne comprenait rien à son
journal, qui avait bien six mois de date, et de temps en temps tombait
dans une espèce de demi-sommeil où il voyait passer confusément les
objets et les pensées qui l'avaient tourmenté durant cette nuit: tantôt
la rivière gonflée qui l'emportait lui et son cheval loin de Geneviève
à demi noyée, tantôt André mourant lui redemandant Geneviève, tantôt le
corbillard d'André suivi de Geneviève, qui relevait sa jupe par mégarde
et laissait voir sa jolie petite jambe.

A cette dernière image, Joseph faisait un grand effort pour chasser
le démon de la concupiscence des voies saintes de l'amitié, et il
s'éveillait en sursaut. Alors il distinguait, à la lueur mourante de
la lampe, la figure rouge du marquis luttant avec les tressaillements
convulsifs de l'impatience, et leurs yeux se rencontraient comme ceux de
deux chats qui guettent la même souris.

Pendant ce temps, le curé lisait son bréviaire à la clarté du jour
naissant. Un petit vent frais agitait les feuilles de la vigne qui
encadrait la fenêtre et jouait avec les rares cheveux blancs du
bonhomme. A chaque soupir étouffé du malade, il abaissait son livre,
relevait ses lunettes et protégeait de sa muette bénédiction le couple
heureux et triste.

Geneviève avait tant souffert, et le trot du cheval l'avait tellement
brisée, qu'elle ne put résister. Malgré l'anxiété de sa situation, elle
céda, et laissa tomber sa jolie tête auprès de celle d'André. Ces deux
visages, pâles et doux, dont l'un semblait à peine plus âgé et plus mâle
que l'autre, reposèrent une demi-heure sur le même oreiller pour
la première fois et sous les yeux d'un père irrité et vaincu, qui
frémissait de colère à ce spectacle et qui n'osait les séparer.

Quand le jour fut tout à fait venu, le curé, ayant achevé son bréviaire,
s'approcha du médecin, et ils eurent ensemble une consultation à voix
basse. Le médecin se leva sans bruit, alla toucher le pouls d'André
et les artères de son front; puis il revint parler au curé. Celui-ci
s'approcha alors de Geneviève, qui s'était doucement éveillée pour céder
la main de son amant à celle du médecin. Elle écouta le curé, fit un
signe de tête respectueux et résigné; puis alla trouver Joseph et lui
parla à l'oreille. Joseph se leva. Le marquis avait fini par s'endormir.
Quand il s'éveilla, il se trouva seul dans la chambre avec son fils et
le médecin. Ce dernier vint à lui et lui dit:

--M. le curé a jugé prudent et convenable de faire retirer la jeune
personne, dont la présence ou le départ aurait pu agir trop violemment
dans quelques heures sur les nerfs du malade. Je me suis assuré de
l'état du pouls. La fièvre était presque tombée, et la faiblesse de
votre fils permettait de compter sur le défaut de mémoire. En effet, le
malade s'est éveillé sans chercher Geneviève et sans montrer la moindre
agitation. Tout à l'heure, il m'a demandé si je n'avais pas vu cette
nuit une femme blanche auprès de son lit. Je lui ai persuadé qu'il
avait vu en rêve cette apparition; maintenez-le dans cette erreur, et
gardez-vous de rien dire qui le ramène à un sentiment trop vif de la
réalité. Je vois maintenant à cette maladie des causes purement morales;
je vous déclare que vous pouvez mieux que moi guérir votre fils.

--Oui, oui, je le ménagerai, dit le marquis; mais n'espérez pas que je
donne mon consentement au mariage; j'aimerais mieux le voir mourir.

--Le mariage ne me regarde pas, dit le médecin; mais si vous voulez
tuer votre fils par le chagrin et la violence, avertissez-moi dès
aujourd'hui; car, dans ce cas, je n'ai plus rien à faire ici.

Le marquis n'avait jamais trouvé une franchise si âpre autour de lui.
Depuis plus de trente ans personne n'avait osé le contrarier, et depuis
quelques heures tous se permettaient de lui résister. Dans la crainte
de perdre son fils, il le traita doucement jusqu'au jour de la
convalescence; mais, dans son coeur, il amassa contre Geneviève une
haine implacable.



XV.

Geneviève rentra chez elle très-lasse et un peu calmée. Joseph retourna
tous les jours auprès d'André, et tous les soirs il vint donner de
ses nouvelles à Geneviève. La guérison du jeune homme fit des progrès
rapides, et quinze jours après il commençait à se promener dans le
verger, appuyé sur le bras de son ami. Mais, pendant cette quinzaine,
Geneviève avait lu clairement dans sa destinée. Elle n'avait jamais
soupçonné jusque-là l'horreur que son mariage avec André inspirait
au marquis; elle avait entrevu confusément des obstacles dont André
essayait de la distraire. L'accueil cruel du marquis dans cette triste
nuit ne l'affecta d'abord que médiocrement; mais quand ses anxiétés
cessèrent avec le danger de son amant, elle reporta ses regards sur
les incidents qui l'avaient conduite auprès de son lit. La figure, les
menaces et les insultes de M. de Morand lui revinrent comme le souvenir
d'un mauvais rêve. Elle se demanda si c'était bien elle, la fière, la
réservée Geneviève, qui avait été injuriée et souillée ainsi. Alors
elle examina sa conduite exaltée, sa situation équivoque, son avenir
incertain; elle se vit, d'un côté, perdue dans l'opinion de ses
compatriotes si elle n'épousait pas André; de l'autre, elle se vit
méprisée, repoussée et détestée par un père orgueilleux et entêté, qui
serait son implacable ennemi si elle épousait André malgré sa défense.

Une prévision encore plus cruelle vint se mêler à celle-là. Elle crut
deviner les motifs de la conduite d'André; elle s'expliqua ses longues
absences, son air tourmenté et distrait auprès d'elle, son impatience et
son effroi en la quittant; elle frémit de se voir dans une position si
difficile, appuyée sur un si faible roseau, et de découvrir dans le
coeur de son amant la même incertitude que dans les événements dont elle
était menacée. Elle jeta les yeux avec tristesse sur sa gloire et son
bonheur de la veille, et mesura en tremblant l'abîme infranchissable qui
la séparait déjà du passé.

Calme et prudente, Geneviève, avant de s'abandonner à ces terreurs,
voulut savoir à quel point elles étaient fondées. Elle questionna
Joseph. Il ne fallait pas beaucoup d'adresse pour le faire parler. Il
avait une finesse excessive pour se tirer des embarras qu'il trouvait à
la hauteur de son bras et de son oeil; mais les susceptibilités du coeur
de Geneviève n'étaient pas à sa portée. Il l'admirait sans la comprendre
et la contemplait tout ravi, comme une vision enveloppée de nuages. Il
se confia donc au calme apparent avec lequel elle l'interrogea sur les
dispositions du marquis et sur le caractère d'André. Il crut qu'elle
savait déjà à quoi s'en tenir sur l'obstination de l'un et sur
l'irrésolution de l'autre, et il lui donna sur ces deux questions si
importantes pour elle les plus cruels éclaircissements. Geneviève, qui
voulait puiser son courage dans la connaissance exacte de son malheur,
écoutait ces tristes révélations avec un sang-froid héroïque, et quand
Joseph croyait l'avoir consolée et rassurée en lui disant: «Bonsoir,
Geneviève; il ne faut pas que cela vous tourmente: André vous aime; je
suis votre ami; nous combattrons le sort,» Geneviève s'enfermait dans
sa chambre et passait des nuits de fièvre et de désespoir à savourer le
poison que la sincérité de Joseph lui avait versé dans le coeur.

Joseph, de son côté, commençait à prendre un intérêt singulier à la
douleur de Geneviève, et il éprouvait une étrange impatience. Il
guettait le moment où il pourrait parler d'elle avec André; mais André
semblait fuir ce moment. A mesure que ses forces physiques revenaient,
son vrai caractère reprenait le dessus, et de jour en jour la crainte
remplaçait l'espoir que son père lui avait laissé entrevoir un instant.
Il ne savait pas que Geneviève était venue auprès de son lit, il ne
savait pas à quel point elle avait souffert pour lui. Il se laissait
aller paresseusement au bien-être de la convalescence, et s'il désirait
sincèrement de voir arriver le jour où il pourrait aller la trouver,
il est certain aussi qu'il craignait le jour où son père enflerait sa
grosse voix pour lui dire: _D'où venez-vous?_

Geneviève attendait, pour le juger et prendre un parti, la conduite
qu'il tiendrait avec elle; mais il demeurait dans l'indécision. Chaque
jour elle demandait à Joseph s'il lui avait parlé d'elle, et Joseph
répondait ingénument que non. Enfin un jour il crut lui apporter une
grande consolation en lui racontant qu'André lui avait ouvert son coeur,
qu'il avait parlé d'elle avec enthousiasme, et de la cruauté de son père
avec désespoir.

--Et qu'a-t-il résolu? demanda Geneviève.

--Il m'a demandé conseil, répondit Joseph.

--Et c'est tout?

--Il s'est jeté dans mes bras en pleurant, et m'a supplié de l'aider et
de le protéger dans son malheur.

Geneviève eut sur les lèvres un sourire imperceptible. Ce fut toute
l'expansion d'une âme offensée et déchirée à jamais.

«Et j'ai promis, reprit Joseph, de donner pour lui mon dernier vêtement
et ma dernière goutte de sang; pour lui et pour vous, entendez-vous,
mademoiselle Geneviève?»

Elle le remercia d'un air distrait qu'il prit pour de l'incrédulité.

--Oh! vous ne vous fiez pas à mon amitié, je le sais, dit-il. André doit
vous avoir raconté que _dans les temps_ j'étais un peu contraire à votre
mariage; je ne vous connaissais pas, Geneviève; à présent je sais que
vous êtes un _bon sujet_, un _bon coeur_, et je ne ferais pas moins pour
vous que pour ma propre soeur.

--Je le crois, mon cher monsieur Marteau, dit Geneviève en lui tendant
la main. Vous m'avez donné déjà bien des preuves d'amitié durant cette
cruelle quinzaine. A présent je suis tranquille sur la santé d'André,
et, grâce à vous, j'ai supporté sans mourir les plus affreuses
inquiétudes. Je n'abuserai pas plus longtemps de votre compassion;
j'ai une cousine à Guéret qui m'appelle auprès d'elle, et je vais la
rejoindre.

--Comment! vous partez? dit Joseph, dont la figure prit tout à coup, et
à son insu, une expression de tristesse qu'elle n'avait peut-être jamais
eue. Et quand? et pour combien de temps?

--Je pars bientôt, Joseph, et je ne sais pas quand je reviendrai.

--Eh quoi! vous quittez le pays au moment où André va être guéri et
pourra venir vous voir tous les jours?

--Nous ne nous reverrons jamais! dit Geneviève pâle et les yeux levés au
ciel.

--C'est impossible, c'est impossible! s'écria Joseph. Qu'a-t-il fait
de mal? qu'avez-vous à lui reprocher? Voulez-vous le faire mourir de
chagrin?

--A Dieu ne plaise! Dites-lui bien, Joseph, que c'est une affaire
pressée... ma cousine dangereusement malade, qui m'a forcée de partir;
que je reviendrai bientôt, plus tard.. Dites d'abord dans quelques
jours, et puis vous direz ensuite dans quelques semaines, et puis enfin
dans quelques mois. D'ailleurs j'écrirai; je trouverai des prétextes;
je lui laisserai d'abord de l'espérance, et puis peu à peu je
l'accoutumerai à se passer de moi... et il m'oubliera.

--Que le diable l'emporte s'il vous oublie! dit Joseph d'une voix
altérée; quant à moi, je vivrais cent ans, que je me souviendrais de
vous!... Mais enfin dites-moi, Geneviève, pourquoi voulez-vous partir,
si vous n'êtes pas fâchée contre André?

--Non, je ne suis pas fâchée contre lui, dit Geneviève avec douceur.
Pauvre enfant! comment pourrais-je lui faire un reproche d'être né
esclave? Je le plains et je l'aime; mais je ne puis lui faire aucun
bien, et je puis lui apporter tous les maux. Ne voyez-vous pas que déjà
ce malheureux amour lui a causé tant d'agitations et d'inquiétudes qu'il
a failli en mourir? ne voyez-vous pas que notre mariage est impossible?

--Non, mordieu! je ne vois pas cela. André a une fortune indépendante;
il sera bientôt en âge de la réclamer et de se débarrasser de l'autorité
de son père.

--C'est un affreux parti, et qu'il ne prendra jamais, du moins d'après
mon conseil.

--Mais je l'y déciderai, moi! dit Joseph en levant les épaules.

--Ce sera en pure perte, répondit Geneviève avec fermeté. De telles
résolutions deviennent quelquefois inévitables pour les âmes les plus
honnêtes; mais, pour qu'elles n'aient rien d'odieux, il faut que toutes
les voies de douceur et d'accommodement soient épuisées, il faut avoir
tenté tous les moyens de fléchir l'autorité paternelle, et André ne peut
que désobéir en cachette à son père ou le braver de loin.

--C'est vrai! dit Joseph, frappé du bon sens de Geneviève.

--Pour moi, ajouta-t-elle, je ne saurai ni descendre à implorer un homme
comme le marquis de Morand, ni m'élever à la hardiesse de diviser le
fils et le père. Si je n'avais pas de remords, j'aurais certainement des
regrets, car André ne serait ni tranquille ni heureux après un pareil
démenti à la timidité de son caractère et à la douceur de son âme. Il
est donc nécessaire de renoncer à ce mariage imprudent et romanesque; il
en est temps encore... André n'a contracté aucun engagement envers moi.

En prononçant ces derniers mots, le visage de Geneviève se couvrit d'une
orgueilleuse rougeur, et Joseph, l'homme le plus sceptique de la terre
lorsqu'il s'agissait de la vertu des grisettes, sentit sa conviction
subjuguée; il crut lire tout à coup sur le front de Geneviève son
inviolable pureté.

«Écoutez, lui dit-il en se levant et en lui prenant la main avec une
rudesse amicale, je ne suis ni galant ni romanesque; je n'ai, pour vous
plaire, ni l'esprit ni le savoir d'André. Il vous aime d'ailleurs, et
vous l'aimez... Je n'ai donc rien à dire...»

Et il sortit brusquement, croyant avoir dit quelque chose. Geneviève,
étonnée, le suivit des yeux, et chercha à interpréter l'émotion que
trahissaient sa figure et son attitude; mais elle n'en put deviner le
motif, et reporta sur elle-même ses tristes pensées. Depuis bien des
jours elle n'avait plus le courage de travailler. Elle s'efforçait en
vain de se mettre à l'ouvrage; de violentes palpitations l'oppressaient
dès qu'elle se penchait sur sa table, et sa main tremblante ne pouvait
plus soutenir le fer ni les ciseaux. La lecture lui faisait plus de mal
encore. Son imagination trouvait à chaque ligne un nouveau sujet
de douleur. «Hélas! se disait-elle alors, c'était bien la peine de
m'apprendre ce qu'il faut savoir pour sentir le bonheur!»

Elle pleurait depuis une heure à sa fenêtre lorsqu'elle vit venir
Henriette. Elle eut envie de se renfermer et de ne pas la recevoir;
mais il y avait longtemps qu'elle évitait son amie, elle craignit de
l'offenser ou de l'affliger; et, se hâtant d'essuyer ses larmes, elle se
résigna à cette visite.

Mais au lieu de venir l'embrasser comme de coutume, Henriette entra d'un
air froid et sec, et tira brusquement une chaise, sur laquelle elle se
posa avec roideur. «Ma chère, lui dit-elle après un instant de silence
consacré à préparer sa harangue et son maintien, je viens te dire _une
chose_.»

Puis elle s'arrêta pour voir l'effet de ce début.

--Parle, ma chère, répondit la patiente Geneviève.

--Je viens te dire, reprit Henriette en s'animant peu à peu malgré elle,
que je ne suis pas contente de toi: ta conduite n'est pas celle d'une
amie. Je ne te parle pas de tes devoirs envers la _société_: tu foules
aux pieds tous les _principes_; mais je me plains de ton ingratitude
envers moi, qui me suis employée à te servir et à te rendre heureuse.
Sans moi tu n'aurais jamais eu l'esprit de décider André à t'épouser; et
si tu deviens jamais madame la marquise, tu pourras bien dire que tu
le dois à mon amitié plus qu'à ta prudence. Tout ce que je te demande,
c'est de rester avec lui et de me laisser Joseph.

--Qu'est-ce que vous voulez dire par là? demanda Geneviève avec un
dédain glacial.

--Je veux dire, s'écria Henriette en colère, que tu es une petite
coquette hypocrite et effrontée; que tu n'as pas l'air d'y toucher, mais
que tu sais très-bien attirer et cajoler les hommes qui te plaisent.
C'est un bonheur pour toi d'être si méprisante et d'avoir le coeur si
froid! car tu serais sans cela la plus grande dévergondée de la terre.
Sois ce qu'il te plaira, je ne m'en soucie pas; mais prends tes
adorateurs ailleurs que sous mon bras. Je ne chasse pas sur tes terres;
je n'ai jamais adressé une oeillade à ton marjolet de marquis. Si
j'avais voulu m'en donner la peine, il n'était pas difficile à
enflammer, le pauvre enfant, et mes yeux valent bien les tiens...

Geneviève, révoltée de ce langage, haussa les épaules et détourna la
tête vers la fenêtre. «Oui! oui! continua Henriette, fais la sainte
victime, tu ne m'y prendras plus. Écoute, Geneviève, fais à ta tête,
prends deux ou trois galants, couvre-toi de ridicule, livre-toi à la
risée de toute la ville, je n'y peux rien et je ne m'en mêlerai plus;
mais je t'avertis que si Joseph Marteau vient encore ici demain passer
deux heures tête à tête avec toi, comme il fait tous les soirs depuis
quinze jours, je viendrai sous ta fenêtre avec un galant nouveau; car je
te prie de croire que je ne suis pas au dépourvu, et que j'en trouverai
vingt en un quart d'heure qui valent bien M. Joseph Marteau... Mais
sache que ce galant aura avec lui tous les jeunes gens de la ville, et
que tu seras régalée du plus beau charivari dont le pays ait jamais
entendu parler. Ce n'est pas que j'aime M. Joseph, je m'en soucie comme
de toi; mais je n'entends pas porter encore le ruban jaune à mon bonnet.
Je ne suis pas d'âge à servir de pis-aller.

--Infamie! infamie! murmura Geneviève pâle et près de s'évanouir; puis
elle fit un violent effort sur elle-même, et, se levant, elle montra la
porte à Henriette d'un air impératif. «Mademoiselle, lui dit-elle, je
n'ai plus qu'un soir à passer ici; si vous aviez autant de vigilance
que vous avez de grossièreté, vous auriez écouté à ma porte il y a une
heure, ce qui eût été parfaitement digne de vous; vous m'auriez alors
entendu dire à M. Joseph Marteau que je quittais le pays, et vous auriez
été rassurée sur la possession de votre amant. Maintenant, sortez, je
vous prie. Vous pourrez demain couvrir d'insultes les murs de cette
chambre; ce soir elle est encore à moi; sortez!»

En prononçant ce dernier mot, Geneviève tomba évanouie, et sa tête
frappa rudement contre le pied de sa chaise. Henriette, épouvantée et
honteuse de sa conduite, se jeta sur elle, la releva, la prit dans ses
bras vigoureux et la porta sur son lit. Quand elle eut réussi à la
ranimer, elle se jeta à ses pieds et lui demanda pardon avec des
sanglots qui partaient d'un coeur naturellement bon. Geneviève le
sentit, et, pardonnant au caractère emporté et au manque d'éducation de
son amie, elle la releva et l'embrassa.

--Tu nous aurais épargné à toutes deux une affreuse soirée, lui dit-elle,
si tu m'avais interrogée avec douceur et confiance, au lieu de venir me
faire une scène cruelle et folle. Au premier mot de soupçon, je t'aurais
rassurée...

--Ah! Geneviève, la jalousie raisonne-t-elle? répondit Henriette;
prend-elle le temps d'agir, seulement? Elle crie, jure et pleure; c'est
tout ce qu'elle sait faire. Comment, ma pauvre enfant, tu partais, et
moi je t'accusais! Mais pourquoi partais-tu sans me rien dire? Voilà
comme tu fais toujours: pas l'ombre de confiance envers moi. Et pourquoi
diantre en as-tu plus pour M. Joseph que pour ton amie d'enfance? Car,
enfin, je n'y conçois rien!...

--Ah! voilà tes soupçons qui reviennent? dit Geneviève en souriant
tristement.

--Non, ma chère, reprit Henriette; je vois bien que tu ne veux pas
me l'enlever, puisque tu t'en vas. Mais il est hors de doute que cet
imbécile-là est amoureux de toi...

--De moi? s'écria Geneviève stupéfaite.

--Oui, de toi, reprit Henriette; de toi, qui ne te soucies pas de lui,
j'en suis sûre; car enfin tu aimes André, tu pars avec lui, n'est-ce
pas? Vous allez vous marier hors du pays?

--Oui, oui, Henriette; tu sauras tout cela plus tard; aujourd'hui il
m'est impossible de t'en parler; ce n'est pas manque de confiance en
toi, mon enfant. Je t'écrirai de Guéret, et tu approuveras toute ma
conduite... Parlons de toi; tu as donc des chagrins aussi?

--Oh! des chagrins à devenir folle; et c'est toi, ma pauvre Geneviève,
qui en es cause, bien innocemment sans doute! Mais que veux-tu que je
te dise? je ne peux pas m'empêcher d'être bien aise de ton départ;
car enfin tu vas être heureuse avec ton amant, et moi je retrouverai
peut-être le bonheur avec le mien.

--Vraiment, Henriette, je ne savais pas qu'il fût ton amant. Tu m'as
toujours soutenu le contraire quand je t'ai plaisantée sur lui. Tu
te plains de n'avoir pas ma confiance; que te dirai-je de la tienne,
menteuse?

Henriette rougit; puis, reprenant courage: «Eh bien! c'est vrai,
dit-elle, j'ai eu tort aussi; mais le fait est qu'il m'aimait à la folie
il n'y a pas longtemps, et, malgré toute ma prudence, il s'y est pris si
habilement, le sournois! qu'il a réussi à se faire aimer. Eh bien! le
voilà qui pense à une autre. Le scélérat! depuis cette maudite promenade
que vous avez faite ensemble au clair de la lune pour aller voir André
qui se mourait, M. Joseph n'a plus la tête à lui: il ne parle que de
toi, il ne rêve qu'à toi, il ne trouve plus rien d'aimable en moi. Si je
crie à la vue d'une souris ou d'une araignée: «Ah! dit-il, Geneviève
n'a peur de rien; c'est un petit dragon.» Si je me mets en colère: «Ah!
Geneviève ne se fâche jamais; c'est un petit ange.» Et «Geneviève aux
grands yeux...» et «Geneviève au petit pied...» Tout cela n'est pas
amusant à entendre répéter du matin au soir; de sorte que j'avais fini
par te détester cordialement, ma pauvre Geneviève.

--Si je revois jamais M. Joseph, dit Geneviève, je lui ferai
certainement des reproches pour le beau service que m'a rendu son
amitié; mais je n'en aurai pas de si tôt l'occasion. En attendant, il
faut que je lui écrive; donne-moi l'écritoire, Henriette.

[Illustration: Et elle s'appuya en chancelant contre la croix.]

--Comment! il faut que tu lui écrives? s'écria Henriette, dont les yeux
étincelèrent.

--Oui vraiment, répondit Geneviève en souriant; mais rassure-toi,
ma chère, la lettre ne sera pas cachetée, et c'est toi qui la lui
remettras. Seulement, je te prie de ne pas la lire avant de la lui
donner.

--Ah! tu as des secrets avec Joseph!

--Cela est vrai, Henriette, je lui ai confié un secret; il te le dira,
j'y consens.

--Et pourquoi commences-tu par lui? Tu n'as donc pas confiance en moi?
tu me crois donc incapable de garder un secret?

--Oui, Henriette, incapable, répondit Geneviève en commençant sa lettre.

--Comme tu es drôle! dit Henriette en la regardant d'un air stupéfait.
Enfin, il n'y a que toi au monde pour avoir de pareilles idées! Écrire à
un jeune homme! tu trouves cela tout simple! et me donner la lettre,
à moi qui suis sa maîtresse! et me dire: La voilà; elle n'est pas
cachetée, tu ne la liras pas.

--Est-ce que j'ai tort de croire à ta délicatesse? dit Geneviève
écrivant toujours.

--Non, certes; mais enfin c'est une commission bien singulière; et
moi qui viens de faire une scène épouvantable à Joseph, quelle figure
vais-je faire en lui portant une lettre de toi? une lettre!...

--Mais, ma chère, dit Geneviève, une lettre est une lettre; qu'y a-t-il
de si tendre et de si intime dans l'envoi d'un papier plié?

--Mais, ma chère, répondit Henriette, entre jeunes gens et jeunes filles
on ne s'écrit que pour se parler d'amour. De quoi peut-on se parler, si
ce n'est de cela?

--En effet, je lui parle d'amour, répondit Geneviève, mais de l'amour
d'un autre. Va, Henriette, emporte ce billet, et ne le remets pas demain
avant midi. Embrasse-moi. Adieu!

[Illustration: Ils aperçurent Geneviève assise dans un coin.]



XVI.

Geneviève passa la nuit à mettre tout en ordre. Elle fit ses cartons, et
en touchant toutes ces fleurs qu'André aimait tant, elle y laissa tomber
plus d'une larme. «Voici, leur disait-elle dans l'exaltation de ses
pensées, la rosée qui désormais vous fera éclore. Ah! desséchez-vous,
tristes filles de mon amour! Lui seul savait vous admirer, lui seul
savait pourquoi vous étiez belles. Vous allez pâlir et vous effeuiller
aux mains des indifférents: parmi eux je vais me flétrir comme vous.
Hélas! nous avons tout perdu; vous aussi, vous ne serez plus comprises!»

Elle fit un autre paquet des livres qu'André lui avait donnés; mais la
vue de ces livres si chers lui fut bien douloureuse. «C'est vous qui
m'avez perdue, leur disait-elle. J'étais avide de savoir vous lire, mais
vous m'avez fait bien du mal! Vous m'avez appris à désirer un bonheur
que la société réprouve et que mon coeur ne peut supporter. Vous m'avez
forcée à dédaigner tout ce qui me suffisait auparavant. Vous avez changé
mon âme, il fallait donc aussi changer mon sort!»

Geneviève fit tous les apprêts de son départ avec l'ordre et la
précision qui lui étaient naturels. Quiconque l'eût vue arranger tout
son petit bagage de femme et d'artiste, et tapisser d'ouate la cage
où devait voyager son chardonneret favori, l'eût prise pour une
pensionnaire allant en vacances. Son coeur était cependant dévoré de
douleur sous ce calme apparent. Elle ne se laissait aller à aucune
démonstration violente, mais personne ne recevait des atteintes plus
profondes; son âme rongeait son corps sans tacher sa joue ni plisser son
front.

Le lendemain, à sept heures du matin, Geneviève, tristement cahotée dans
la patache de Guéret, quitta le pays. Il n'y eut ni amis, ni larmes,
ni petits soins à son départ. Elle s'en alla seule, comme elle avait
longtemps vécu, ne s'inquiétant ni de la misère ni de la fatigue, se
fiant à elle-même pour gagner son pain, ne demandant secours à personne,
ne se plaignant de rien, mais emportant au fond de son âme une plaie
incurable, le souvenir d'une espérance morte à jamais pour elle.

Henriette remit la lettre à Joseph d'un air de suffisance et de
magnanimité auquel le bon Marteau ne fit pas attention. En voyant la
signature de Geneviève, il se troubla, eut quelque peine à comprendre
la lettre, la relut deux fois; puis, sans rien répondre aux questions
d'Henriette, il se mit à courir et monta tout haletant l'escalier de
Geneviève. La clef était à la porte; il entra sans songer à frapper,
trouva la première et la seconde pièce vides, et pénétra dans l'atelier.
Il n'y restait, de la présence de Geneviève, que quelques feuilles de
roses en baptiste éparses sur la table. Un autre que Joseph les eût
tendrement recueillies; il les prit dans sa main, les froissa avec
colère et les jeta sur le carreau en jurant. Puis il courut seller son
cheval et partit pour le château de Morand.

«Tout cela est bel et bon, mais Geneviève est partie!»

C'est ainsi qu'il entama la conversation en entrant brusquement dans la
chambre d'André. André devint pâle, se leva et retomba sur sa chaise,
sans rien comprendre à ce que disait Joseph, mais frappé de terreur
à l'idée d'une souffrance nouvelle. Joseph lui fit une scène
incompréhensible, lui reprocha sa lâcheté, sa froideur, et, quand il eut
tout dit, s'aperçut enfin qu'il avait affligé et épouvanté André sans
lui rien apprendre. Alors il se souvint des recommandations de Geneviève
et des ménagements que demandait encore la santé de son ami; sa première
vivacité apaisée, il sentit qu'il s'y était pris d'une manière cruelle
et maladroite. Embarrassé de son rôle, il se promena dans la chambre
avec agitation, puis tira la lettre de Geneviève de son sein et la jeta
sur la table. André lut:

    «Adieu, Joseph. Quand vous recevrez ce billet, je serai partie, tout
    sera fini pour moi. Ne me plaignez pas, ne vous affligez pas.
    J'ai du courage, je fais mon devoir, et il y a une autre vie que
    celle-ci. Dites à André que ma cousine s'est trouvée tout à coup si
    mal que j'ai été obligée de partir sur-le-champ sans attendre qu'il
    put venir me voir. Dites-lui que je reviendrai bientôt; suivez les
    instructions que je vous ai données hier, habituez-le peu à peu à
    m'oublier, ou du moins à renoncer à moi. Dites à son père que je le
    supplie de traiter André avec douceur, et que je suis partie pour
    jamais. Adieu, Joseph. Merci de votre amitié; reportez-la sur André.
    Je n'ai plus besoin de rien. Aimez Henriette, elle est sincère
    et bonne; ne la rendez pas malheureuse; sachez, par mon exemple,
    combien il est affreux de perdre l'espérance. Plus tard, quand tout
    sera réparé, guéri, oublié, souvenez-vous quelquefois de Geneviève.»

--Mais pourquoi? qu'ai-je fait, comment ai-je mérité qu'elle m'abandonne
ainsi? s'écria André au désespoir.

--Je n'en sais, ma foi, rien, répondit Joseph. Le diable m'emporte si je
comprends rien à vos amours! Mais ce n'est pas le moment de se creuser
la cervelle. Écoute, André, il n'y a qu'un mot qui vaille: es-tu décidé
à épouser Geneviève?

--Décidé! oui, Joseph. Comment peux-tu en douter?

--Décidé, bon. Maintenant es-tu sûr de l'épouser? as-tu songé à tout?
as-tu prévu la colère et la résistance de ton père? as-tu fait ton plan?
Veux-tu réclamer ta fortune et forcer son consentement, ou bien veux-tu
vivre maritalement avec Geneviève dans un autre pays sans l'épouser, et
prendre un état qui vous fasse subsister tous deux?

--Je ne ferai jamais cette dernière proposition à Geneviève. Je sais que
je lui deviendrais odieux et que je rougirais de moi-même le jour où je
chercherais à en faire ma maîtresse, quand je puis en faire ma femme.

--Tu résisteras donc à ton père hardiment, franchement?

--Oui.

--Eh bien! à l'oeuvre tout de suite. Geneviève n'est pas bien loin. Il
faut courir après elle: tu es assez fort pour sortir; je vais mettre
François au char à bancs de monsieur ton père. Il le prendra comme il
voudra cette fois-ci, et nous partirons tous deux. Nous rejoindrons
la route de Guéret par la traverse, et nous ramènerons Geneviève à la
ville. Voilà pour aujourd'hui. Tu coucheras chez moi et tu écriras
une jolie petite lettre au marquis, dans laquelle tu lui demanderas
doucement et respectueusement son consentement... ensuite nous verrons
venir.

Ce projet plut beaucoup à André. «Allons, dit-il, je suis prêt.»

Joseph alla jusqu'à la porte, s'arrêta pour réfléchir et revint.

--Que t'a dit ton père, demanda-t-il, lorsque tu lui as parlé de ton
projet?

--Ce qu'il m'a dit? reprit André étonné; je ne lui en ai jamais parlé.

--Comment, diable! tu n'es pas plus avancé que cela? Et pourquoi ne lui
en as-tu pas encore parlé?

--Et comment pourrais-je le faire? Sais-tu quel homme est mon père quand
on l'irrite?

--André, dit Joseph en se rasseyant d'un air sérieux, tu n'épouseras
jamais Geneviève; elle a bien fait de renoncer à toi.

--Oh! Joseph, pourquoi me parles-tu ainsi quand je suis si malheureux?
s'écria André en cachant son visage dans ses mains. Que veux-tu que je
fasse? que veux-tu que je devienne? Tu ne sais donc pas ce que c'est que
d'avoir vécu vingt ans sous le joug d'un tyran? Tu as été élevé comme un
homme, toi; et d'ailleurs la nature t'a fait robuste. Moi, je suis né
faible, et l'on m'a opprimé...

--Mais, par tous les diables! s'écria Joseph, on n'élève pas les hommes
comme les chiens, on ne les persuade pas par la peur du fouet. Quel
secret a donc trouvé ton père pour t'épouvanter ainsi? Crains-tu d'être
battu, ou te prend-il par la faim? l'aimes-tu, ou le hais-tu? es-tu
dévot ou poltron? Voyons, qu'est-ce qui t'empêche de lui dire une bonne
fois: «Monsieur mon père, j'aime une honnête fille, et j'ai donné ma
parole de l'épouser. Je vous demande respectueusement votre approbation,
et je vous jure que je la mérite. Si vous consentez à mon bonheur, je
serai pour toujours votre fils et votre ami; si vous refusez, j'en suis
au désespoir, mais je ne puis manquer à mes devoirs envers Geneviève.
Vous êtes riche, j'ai de quoi vivre; séparons nos biens; ceci est à
vous, ceci est à moi; j'ai bien l'honneur de vous saluer. Votre fils
respectueux, André.» C'est comme cela qu'on parle ou qu'on écrit.

--Eh bien! Joseph, je vais écrire, tu as raison. Je laisserai la lettre
sur une table, ou je la ferai remettre par un domestique après notre
départ. Va préparer le char à bancs; mais prends bien garde qu'on ne te
voie...

--Ah! voilà une parole d'écolier qui tremble. Non, André, cela ne peut
pas se faire ainsi. Je commence à voir clair dans ta tête et dans la
mienne. J'ai des devoirs aussi envers Geneviève. Je suis son ami; je
dois agir prudemment et ne pas la jeter dans de nouveaux malheurs par
un zèle inconsidéré. Avant de courir après elle et de contrarier une
résolution qu'elle a encore la force d'exécuter, il faut que je sache
si tu es capable de tenir la tienne. Il ne s'agit pas de plaisanter,
vois-tu? Diantre! la réputation d'une fille honnête ne doit pas être
sacrifiée à une amourette de roman.

--Tu es bien sévère avec moi, Joseph! Il y a peu de temps, tu te moquais
de moi parce que je prenais la chose au sérieux, et tu te jouais
d'Henriette comme jamais je n'ai songé à me moquer de ma chère, de ma
respectée Geneviève.

--Tu as raison, je raisonne je ne sais comment, et je dis des choses que
je n'ai jamais dites. Je dois te paraître singulier, mais à coup sûr
pas autant qu'à moi-même; pourtant c'est peut-être tout simple. Écoute,
André, il faut que je te dise tout.

--Mon Dieu! que veux-tu dire, Joseph? tu me tourmentes et tu m'inquiètes
aujourd'hui à me rendre fou.

--Tâche de rassembler toutes les forces de ta raison pour m'écouter. Ce
que je vois de ta conduite et de celle de Geneviève me fait croire que
tu n'as pas grande envie de l'épouser... ne m'interromps pas. Je sais
que tu as bon coeur, que tu es honnête et que tu l'aimes; mais je sais
aussi tout ce qui t'empêchera d'en faire ta femme. Écoute; Geneviève est
déshonorée dans le pays; mais moi, je ne crois pas qu'elle ait été ta
maîtresse... Je mettrais ma main au feu pour le soutenir... elle est
aussi pure à présent que le jour de sa première communion.

--Je le jure par le Dieu vivant, s'écria André; si mon âme n'avait pas
eu pour elle un saint respect, son premier regard aurait suffi pour me
l'inspirer!

--Eh bien! ce que tu me dis là me décide tout à fait. Pèse bien toutes
mes paroles et réponds-moi dans une heure, ce soir ou demain au plus
tard, si tu as besoin de réflexions; mois réponds-moi définitivement et
sans retour sur ta parole. Veux-tu que j'offre à Geneviève de l'épouser?
Si elle y consent, c'est dit!

--Toi? s'écria André en reculant de surprise.

--Oui, moi, répondit Joseph. Le diable me pourfende si je n'y suis pas
décidé! Ce n'est pas une offre en l'air. C'est une chose à laquelle j'ai
pensé douze heures par jour depuis la nuit où tu as été si malade. Je
m'en repentirai peut-être un jour; mais aujourd'hui, je le sens, c'est
mon devoir, c'est la volonté de Dieu. Geneviève est perdue, désespérée.
Tu ne peux pas l'épouser, et si tu ne l'épouses pas, tu seras poursuivi
par un remords éternel. Je suis votre ami. Une voix intérieure me dit:
«Joseph, tu peux tout réparer. On se moquera peut-être de toi, mais ni
Geneviève ni André ne seront ingrats. Ils consentiront à se séparer pour
jamais, et un jour ils te remercieront.

En parlant ainsi, Joseph s'attendrit et s'éleva presque à la hauteur
du rôle généreux et romanesque à l'abri duquel il espérait persuader à
André de renoncer à Geneviève. Joseph n'était rien moins qu'un héros de
roman. C'était un campagnard madré qui s'était épris sérieusement de
Geneviève, et qui, entrevoyant l'espérance de la séparer d'André,
cédait à un égoïsme bien excusable, et n'était pas fâché de hâter cette
rupture. Mais son caractère était un singulier mélange de ruse et
de loyauté. Aussi, quand il vit qu'André, dupe d'abord de sa fausse
générosité, après l'avoir remercié avec effusion, refusait de renoncer à
Geneviève, il abandonna sur-le-champ le rêve de bonheur dont il s'était
bercé. Quand il entendit André parler de sa passion avec cette espèce
d'éloquence dont il n'avait pas le secret, il revint à lui-même: «Non,
se dit-il intérieurement, Geneviève ne pourrait pas oublier un si beau
parleur pour s'affubler d'un rustre comme moi. Si le respect humain ou
le dépit la décidait à m'accepter, elle s'en repentirait, et j'aurais
fait trois malheureux, André, elle et moi. D'ailleurs, se dit-il encore,
André sait mieux aimer que moi. Il ne sait pas agir, mais il sait
souffrir et pleurer. Voilà ce qui gagne le coeur des femmes. Ce
pauvre enfant n'aura peut-être ni la force de l'épouser ni celle de
l'abandonner. Dans tous les cas, il sera malheureux; mais je ne veux
pas qu'il soit dit que j'y aie contribué, moi, Joseph Marteau, son ami
d'enfance. Ce serait mal.»

C'est avec ces idées et ces maximes que Joseph Marteau, après avoir
passé en un jour par les sentiments les plus contraires, se résolut à
hâter de tout son pouvoir la réconciliation d'André avec Geneviève.

--Je m'abandonne à toi comme à mon meilleur, comme à mon seul ami, lui
dit André; dis-moi ce qu'il faut faire, aide-moi, réfléchis et décide.
J'exécuterai aveuglément tes ordres.

--Eh bien! lui dit Joseph, il faut procéder honnêtement, si nous voulons
avoir l'assentiment de Geneviève. Va trouver ton père sur-le-champ et
demande-lui son consentement. S'il te l'accorde, écris à Geneviève pour
la prier de revenir; je porterai la lettre et je lui dirai tout ce qui
pourra la décider. S'il refuse, nous partons sans le prévenir, et nous
procédons cavalièrement avec lui.
                
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