George Sand

Andre
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--Ne pourrais-tu me sauver l'horreur de cet entretien? dit André;
j'aimerais mieux me battre avec dix hommes que de parler à mon père.

--Impossible, impossible! dit Joseph; il refusera, il te brutalisera, il
n'en faut pas douter; tant mieux! tous les torts seront de son côté, et
nous aurons le droit d'agir vigoureusement.

André se décida enfin, et trouva son père occupé à nettoyer ses fusils
de chasse. Il entra timidement et fit crier la porte en l'ouvrant
lentement et d'une main tremblante.

--Voyons, qu'y a-t-il? qu'est-ce que c'est? dit le marquis impatienté;
pourquoi n'entrez-vous pas franchement? Vous avez toujours l'air d'un
voleur ou d'un pauvre honteux.

--Je viens vous demander un moment d'entretien, répondit André d'un air
froid et craintif. C'était la première fois qu'il essayait d'avoir une
explication avec son père. Le marquis fut si surpris qu'il leva les yeux
et toisa André de la tête aux pieds. Il pressentit en un instant le
sujet de cette démarche, et la colère s'alluma dans ses veines avant que
son fils eût dit un mot. Tous deux gardèrent le silence, puis le marquis
s'écria: «Allons, tonnerre de Dieu! êtes-vous venu ici pour me regarder
le blanc des yeux? Parlez, ou allez-vous-en.

--Je parlerai, mon père, dit André, à qui le sentiment de l'offense
donnait un peu de courage. Je viens vous déclarer que je suis amoureux
de Geneviève la fleuriste, et que mon intention est de l'épouser, si
vous voulez bien m'accorder votre consentement...

--Et si je ne l'accorde pas, s'écria le marquis en se contenant un peu,
que ferez-vous?

--J'essaierai de vous fléchir; et si je ne le peux pas...

--Eh bien?

André resta deux minutes sans répondre. Les yeux étincelants de son père
le tenaient en arrêt comme le lièvre fasciné sous le regard du chien de
chasse.

--Eh bien! monsieur l'épouseur de filles, dit le marquis d'un ton moqueur
et méprisant, que ferez-vous si je vous défends de mettre les pieds hors
de la maison d'ici à un an?

--Je désobéirai à mon père, répondit André en s'animant, car mon père
aura agi avec moi d'une manière injuste et insensée.

Rien au monde ne pouvait irriter le marquis plus que les paroles et le
maintien de son fils. Un caractère plus hardi et plus souple aurait
su flatter cet orgueil impérieux et brutal; mais André n'avait pas le
courage de caresser un animal si rude. Tout ce qu'il pouvait, c'était
de faire bonne contenance devant lui et de ne pas s'abandonner à la
tentation de fuir son aspect terrifiant.

«Ah! nous y voilà! dit le marquis en grinçant des dents et en se
frottant les mains: voilà où nous devions en venir! Eh bien! qu'il en
arrive ce qu'il plaira à Dieu; pleurez, maigrissez, mourez; aussi bien
les sots comme vous ne sont pas dignes de vivre; mais certainement, vous
n'aurez pas mon consentement. Vous attendrez ma mort si vous voulez; je
n'ai pas encore envie d'en finir pour vous laisser la liberté d'épouser
une...»

André fit un mouvement pour sortir afin de ne pas entendre injurier
Geneviève. Le marquis le retint par le bras et le força d'écouter un
déluge de menaces et d'imprécations. Il fit entrer dans ce sermon
très-peu chrétien une espèce de récrimination sentimentale à sa manière.
Il lui reprocha tous les bienfaits de sa tendresse, et lui présenta
comme des preuves d'une adorable sollicitude les soins vulgaires
qu'impose à tous les hommes le plus simple sentiment des devoirs de la
paternité. Il le fit en des termes qui eussent rendu son discours aussi
bouffon qu'il espérait le rendre pathétique, si André eût été capable
d'avoir une pensée plaisante en cet instant. «Quand vous êtes venu au
monde, lui dit-il, vous étiez si chétif et si laid, que pas une femme de
la commune ne voulut vous prendre en nourrice: c'était une trop grande
responsabilité que de se charger de vous. Je trouvai enfin une pauvre
misérable à la Chassaigne qui offrit de vous emporter; mais quand je
vous vis dans son tablier, pauvre araignée, je craignis que le soleil ne
vous fit fondre dans le trajet, et je vous tirai de là pour vous jeter
sur mon propre lit. Alors je fis venir ma plus belle chèvre, une chèvre
de deux ans qui venait de mettre bas pour la première fois, et je vous
la donnai pour nourrice. Je fis tuer les chevreaux et je les mangeai, et
pourtant c'étaient deux beaux chevreaux! tout le monde avait regret de
voir deux _élèves_ d'une si bonne race aller à la boucherie; mais je ne
reculai devant aucun sacrifice pour sauver cet avorton qui ne devait
cependant me donner que des chagrins. Je vous gardai à la maison pendant
les années où un enfant est le plus désagréable. Je me résignai à
entendre les criailleries de maillot, que je déteste; vous n'avez pas
fait une dent sans que j'aie donné un mouchoir ou un tablier à la
servante qui prenait soin de vous. C'était, ma foi, une belle fille!
je n'avais pas choisi la plus laide du pays, et je la payais cher! je
voulais qu'on n'eût pas à me reprocher d'avoir négligé quelque chose
pour ce fils malingre qui me causait tant d'embarras et qui devait ne
m'être jamais bon à rien. Combien de fois ne me suis-je pas levé au
milieu de la nuit pour vous préparer des _breuvages_ quand on venait me
dire que vous aviez des convulsions!»

André aurait pu trouver à toutes ces grandes actions de son père des
explications fort prosaïques. Sans parler des petits cadeaux à la
servante qui, dans le pays, n'étaient pas uniquement attribués à la
tendresse paternelle, il aurait pu se rappeler aussi que le marquis
avait coutume de passer les nuits dans la plus grande agitation quand
un de ses bestiaux était malade; et, quant aux fameux _breuvages_ qu'il
préparait lui-même et pareils en tout à ceux qu'il distribuait largement
à ses boeufs de travail, André avait souvent fait, dans son enfance, le
rude essai de ses forces contre l'énergie de ces potions diaboliques.

Mais André était si bon et si doux qu'il fut un instant ému et persuadé
par ces grossières démonstrations d'amitié. Le marquis l'observait
attentivement, tout en poursuivant sa déclamation.

Il vit sur son visage des traces d'attendrissement, et, empressé de
ressaisir son empire, il en profita pour frapper les derniers coups.
Mais il le fit d'une façon maladroite. Il se risqua à vouloir couvrir
d'infamie la conduite de Geneviève, à la présenter comme une intrigante
qui tâchait d'envahir le coeur et la fortune d'un enfant crédule. André
retrouva, comme par enchantement, le peu de forces qu'il avait apportées
à cet entretien. Il sortit en déclarant à son père qu'il appellerait à
son secours la justice, le bon sens et les lois, s'il le fallait. Avec
une résistance plus patiente et plus ménagée, il aurait pu vaincre
l'obstination du marquis; mais André craignait trop la fatigue du coeur
et de l'esprit pour entreprendre une lutte quelconque.

Joseph vint à sa rencontre sur l'escalier et lui dit: «J'ai entendu le
commencement et la fin de la querelle. Cela s'est passé comme je m'y
attendais. Le char à bancs est prêt; partons.»

Ils partirent si lestement que le marquis n'eut pas le temps de s'en
apercevoir. Joseph, enchanté de faire un coup de tête, fouettait son
cheval en riant aux éclats; et André, tout tremblant, songeait à la
première journée qu'il avait passée avec Geneviève au _Château Fondu_,
et qu'il avait conquise par une fuite pareille.

Ils trouvèrent la patache, inclinée sur son brancard, à la porte d'un
cabaret, dans un petit village de la Marche. Il ne faisait pas encore
jour. Le conducteur savourait un cruchon de vin du pays, acide comme
du vinaigre, et qu'il préférait fièrement à celui des meilleurs crus.
Joseph et André jetèrent un regard empressé autour de la salle,
qu'éclairait faiblement la lueur d'un maigre foyer. Ils aperçurent
Geneviève assise dans un coin, la tête appuyée sur ses mains et le
corps penché sur une table. André la reconnut à son petit châle violet,
qu'elle avait serré autour d'elle pour se préserver du froid du matin,
et à une mèche de cheveux noirs qui s'échappait de son bonnet et qui
brillait sur sa main comme une larme. Succombant à la fatigue d'une nuit
de cahots, la pauvre enfant dormait dans une attitude de résignation si
douce et si naïve qu'André sentit son coeur se briser d'attendrissement.
Il s'élança et la serra dans ses bras en la couvrant de baisers et de
sanglots. Geneviève s'éveilla en criant, crut rêver, et s'abandonna aux
caresses de son amant, tandis que Joseph, ému péniblement, leur tourna
le dos, et, dans sa colère, donna un grand coup de pied au chat qui
dormait sur la cendre du foyer.

Geneviève voulait résister et poursuivre sa route. André appela Joseph
à son secours et le conjura d'attester la fermeté de sa conduite envers
son père. Le bon Joseph imposa silence à sa mauvaise humeur et exagéra
la bravoure et les grandes résolutions d'André. Geneviève avait bien
envie de se laisser persuader. On tint conseil. On donna pour boire au
conducteur afin qu'il attendit une heure de plus, ce qui fut d'autant
plus facile que Geneviève était le seul voyageur de la patache.

Geneviève fit observer que son départ devait déjà être connu de toute
la ville de L....., qu'un brusque retour avec André serait un sujet de
scandale ou de moquerie; jusque-là on pouvait croire à la maladie de sa
cousine. Il ne fallait pas donner à toute cette histoire la tournure
d'un dépit amoureux ou d'un caprice romanesque. La jalousie d'Henriette
impliquerait Joseph dans cette combinaison d'événements d'une manière
étrange et ridicule. André, toujours ardent et courageux quand il ne
s'agissait que de prévoir les obstacles, prétendait qu'il fallait fouler
aux pieds toutes ces considérations. Joseph, plus tranquille, approuva
toutes les observations de Geneviève, et décida, en dernier ressort,
qu'elle devait passer huit jours à Guéret, tandis qu'André reviendrait à
L..... et s'établirait chez lui. Ce temps devait être consacré à faire,
par lettres, de nouvelles démarches respectueuses auprès du marquis,
après quoi on s'occuperait des démarches légales. Geneviève, à ce
mot, secoua la tête sans rien dire; son parti était pris de ne jamais
recourir à ces moyens-là. Elle mettait son dernier espoir dans la
persévérance d'André à persuader son père; elle ignorait que cette
persévérance avait duré une demi-heure et ne devait pas se ranimer.

Ils se séparèrent donc avec mille promesses mutuelles de se rejoindre
à la fin de la semaine et de s'écrire tous les jours. André, selon les
conseils de Joseph, écrivit à son père et ne reçut pas de réponse.
Geneviève résolut d'attendre le résultat de ces tentatives pour prendre
un parti. Nouvelles lettres d'André, nouveau silence du marquis.
Geneviève prolongea son absence. André, au désespoir, fit faire une
première sommation à son père et partit pour Guéret. Il se jeta aux
pieds de Geneviève et la supplia de revenir avec lui, ou de lui
permettre de rester près d'elle. Elle était près de consentir à l'un ou
à l'autre, lorsqu'il eut la mauvaise inspiration de lui apprendre le
dernier acte de fermeté qu'il venait de faire auprès du marquis. Cette
nouvelle causa un profond chagrin à Geneviève; elle la désapprouva
formellement et se plaignit de n'avoir pas été consultée. Au milieu de
sa tristesse, elle éprouva un peu de ressentiment contre son amant et ne
put se défendre de l'exprimer.

«Voilà où tu m'as entraînée, lui dit-elle. J'ai toujours voulu
t'éloigner ou te fuir, et par ton imprudence tu m'as jetée dans un abîme
dont nous ne sortirons jamais. Me voilà couverte de honte, perdue, et
pour laver cette tache, il faut que je t'exhorte à violer tous les
devoirs de la piété filiale. Non, c'est impossible, André; il vaut mieux
souffrir et n'être pas coupable. Réussir au prix du remords, c'est se
condamner dès cette vie aux tourments de l'enfer.»

André ne savait que répondre à ces scrupules, que d'ailleurs il
partageait. Il sentait que son devoir était de la quitter et de lui
laisser accomplir son courageux sacrifice, dût-il en mourir de chagrin.
Mais cela était plus que tout le reste au-dessus de ses forces; il se
jetait à genoux, pleurait et demandait la pitié et les consolations de
Geneviève.

Geneviève était forte et magnanime; mais elle était femme et elle
aimait. Après l'élan qui la portait aux grandes résolutions, la
tendresse et l'instinct du bonheur parlaient à leur tour. Elle
regrettait de n'avoir pas pour appui un amant plus courageux qu'elle.

--Ah! disait-elle à André, tu m'entraînes dans le mal, tu me fais manquer
à l'estime que je voulais avoir pour moi-même; je ne m'en consolerai pas
et je ne pourrai jamais cesser de t'accuser un peu. Avec un homme plus
fort que toi, j'aurais pratiqué les vertus héroïques; il me semble
que j'en suis capable et que ma destinée était de faire des choses
extraordinaires. Et pourtant je vais tomber dans une existence coupable,
égoïste et honteuse. Je vais travailler sordidement à épouser un homme
plus riche que moi, et pourquoi? pour imposer silence à la calomnie.
André, André! renonce à moi; il en est encore temps; crains que, si je
te cède aujourd'hui, je ne m'en repente demain.

--Tu as raison, disait André, séparons-nous; et il tombait dans les
convulsions. Son faible corps se refusait à ces émotions violentes.
Geneviève n'avait pas le courage surhumain de l'abandonner et de le
désespérer dans ces moments cruels. Elle lui promettait tout ce qu'il
voulait, et elle finit par retourner à L..... avec lui.



XVII.

Alors commença pour tous deux une vie de souffrances continuelles. D'une
part, le marquis, furieux de la sommation de l'huissier, se plaignait à
tout le pays de l'insolence de son fils et de l'impudente ambition de
cette ouvrière, qui voulait usurper le noble nom de sa famille. Il
trouvait beaucoup de gens envieux du mérite de Geneviève ou avides de
colporter les secrets d'autrui, et les calomnies débitées contre la
pauvre fille acquirent une publicité effrayante. Toutes les prudes de la
ville, et le nombre en était grand, lui retirèrent leur pratique, et se
portèrent en foule chez une marchande qui avait profité de l'absence
de Geneviève pour venir s'établir à L... Ses fleurs étaient ridicules
auprès de celles de Geneviève; mais qui pouvait s'en soucier ou s'en
apercevoir, si ce n'est deux ou trois amateurs de botanique, qui
cultivaient des fleurs et n'en commandaient pas? Le besoin vint assiéger
la pauvre fleuriste; personne ne s'en douta, et André moins que tout
autre, tant elle sut bien cacher sa pénurie; mais elle supporta de longs
jeûnes, et sa santé s'altéra sérieusement.

L'amitié d'Henriette, qui lui avait été douce et secourable autrefois,
lui fut tout à fait ravie. La dernière fuite de Joseph, les fréquentes
visites qu'il continuait à rendre à Geneviève, et surtout l'indifférence
qu'il ne pouvait plus dissimuler, furent autant de traits envenimés dont
Henriette reçut l'atteinte, et dont elle retourna la pointe vers sa
rivale. Elle était bonne, et son premier mouvement était toujours
généreux; mais elle n'avait pas l'âme assez élevée pour résister à
l'humiliation de l'abandon et aux railleries de ses compagnes. Elle
accablait Geneviève de menaces ridicules. La malheureuse enfant perdit
enfin ce noble et tranquille orgueil qui l'avait soutenue jusque-là.
Elle devint craintive, et sa raison s'affaiblit; elle passait les nuits
dans une solitude effrayante; son imagination, troublée par la fièvre,
l'entourait de fantômes: tantôt c'était le marquis, tantôt Henriette,
qui la foulaient aux pieds et lui dévoraient le coeur, tandis qu'André
dormait tranquillement, et, sourd à ses cris, ne s'éveillait pas. Alors
elle se levait effarée, baignée de sueur; elle ouvrait sa fenêtre et
s'exposait à l'air froid de l'automne. Un matin André entra chez elle et
la trouva évanouie à terre; il voulut ne plus la quitter et s'obstina à
passer les nuits dans la chambre voisine. Il fallut y consentir: elle
n'avait pas une amie pour la secourir. Ni Geneviève ni André, qui
était réduit au même dénûment, n'avaient le moyen de payer une garde;
d'ailleurs André l'aurait-il remise à des soins mercenaires, quand il
croyait pouvoir la soigner avec le respect et la sécurité d'un frère?

Il ne savait pas à quel danger il s'exposait. Au milieu de la nuit,
les cris de Geneviève le réveillaient en sursaut; il se levait et la
trouvait à moitié nue, pâle et les cheveux épars. Elle se jetait à son
cou en lui disant: «Sauve-moi sauve-moi!» Et, quand cet accès de
frayeur fébrile était passé, elle retombait épuisée dans ses bras et
s'abandonnait indifférente et presque insensible à ses caresses. André
s'était juré de ne jamais profiter de ces moments d'accablement et
d'oubli. Il s'asseyait à son chevet et rendormait en la soutenant sur
son coeur; mais ce coeur palpitait de toute l'ardeur de la jeunesse et
d'une passion longtemps comprimée. Chaque nuit il espérait calmer le feu
dont il était dévoré par une étreinte plus forte, par un baiser plus
passionné que la veille; et il croyait chaque nuit pouvoir s'arrêter à
cette dernière caresse brûlante mais chaste encore.

Qu'y a-t-il d'impur entre deux enfants beaux et tristes et abandonnés
du reste du monde? Pourquoi flétrir la sainte union de deux êtres à qui
Dieu inspire un mutuel amour? André ne put combattre longtemps le voeu
de la nature. Geneviève malade et souffrante lui devenait plus
chère chaque jour. Le feu de la fièvre animait sa beauté d'un éclat
inaccoutumé; avec cette rougeur et ces yeux brillants, c'était une autre
femme, sinon plus aimée, du moins plus désirable. André ne savait pas
lutter longtemps contre lui-même; il succomba, et Geneviève avec lui.

Quand elle retrouva ses forces et sa raison, il lui sembla qu'elle
sortait d'un rêve ou qu'un des génies des contes arabes l'avait portée
dans les bras de son amant durant son sommeil. Il se jeta à ses pieds,
les arrosa de ses larmes et la conjura de ne pas se repentir du bonheur
qu'elle lui avait donné. Geneviève pardonna d'un air sombre et avec un
coeur désespéré; elle avait trop de fierté pour ne pas haïr tout ce qui
ressemblait à une victoire des sens sur l'esprit; elle n'osa faire des
reproches à André; elle connaissait l'exaspération de sa douleur au
moindre signe de mécontentement qu'elle lui donnait; elle savait qu'il
était si peu maître de lui-même que dans sa souffrance il était capable
de se donner la mort.

Elle supporta son chagrin en silence; mais au lieu de tout pardonner à
l'entraînement de la passion, elle sentit qu'André lui devenait moins
cher et moins sacré de jour en jour. Elle l'aimait peut-être avec plus
de dévouement; mais il n'était plus pour elle, comme autrefois, un
ami précieux, un instituteur vénéré; la tendresse demeurait, mais
l'enthousiasme était mort. Pâle et rêveuse entre ses bras, elle songeait
au temps où ils étudiaient ensemble sans oser se regarder, et ce temps
de crainte et d'espoir était pour elle mille fois plus doux et plus beau
que celui de l'entier abandon.

Pour comble de malheur, Geneviève devint grosse; alors il n'y eut plus
à reculer, André fit les sommations de rigueur à son père, et, un soir,
Geneviève, appuyée sur le bras de Joseph, alla à l'église et reçut
l'anneau nuptial de la main d'André. Elle avait été le matin à la mairie
avec le même mystère; ce fut un mariage triste et commis en secret comme
une faute.

La misère où tombait de jour en jour ce couple malheureux, et surtout la
grossesse de Geneviève, mettait André dans la nécessité de réclamer sa
fortune; mais Geneviève s'opposait avec force à cette dernière démarche.
«Non, disait-elle, c'est bien assez de lui avoir désobéi et d'avoir
bravé sa malédiction et sa colère; il ne faut pas mériter son mépris et
sa haine. Jusqu'ici il peut dire que je suis une insensée, qui s'est
éprise de son fils et qui l'a entraîné dans le malheur; il ne faut pas
qu'il dise que je suis une vile créature qui veut le dépouiller de son
argent pour s'enrichir.»

André voyait les souffrances et les privations que la misère imposait à
sa femme; il aurait dû surmonter les scrupules de Geneviève et sacrifier
tout à la conservation de celle qui allait le rendre père; mais cet
effort était pour lui le plus difficile de tous. Il savait que le
marquis tenait encore plus à l'argent qu'au plaisir de commander; il
prévoyait des lettres de reproches et de menaces plus terribles que
toutes celles qu'il avait reçues de lui à l'occasion de son mariage, et
puis il se flattait de faire vivre Geneviève par son travail. Il avait
obtenu avec bien de la peine un misérable emploi dans un collège. André
était instruit et intelligent, mais il n'était pas _industrieux_. Il ne
savait pas s'appliquer et s'attacher à une profession, en tirer parti,
et s'élever par sa persévérance jusqu'à une position meilleure et plus
honorable. Ce métier de cuistre lui était odieux; il le remplissait
avec une répugnance qui lui attirait l'inimitié des élèves et des
professeurs. On l'accabla de vexations qui lui rendirent l'exercice de
son misérable état de plus en plus pénible; il les supporta du mieux
qu'il put, mais sa santé en souffrit. Chaque soir en rentrant chez lui
il avait des attaques de nerfs, et souvent le matin il était si brisé et
il se sentait le coeur tellement dévoré de douleur et de colère qu'il
lui était impossible de se traîner jusqu'à sa classe; on le renvoya.

Joseph lui avait ouvert sa bourse; mais il était pauvre, chargé de
famille. D'ailleurs Geneviève, à l'insu de laquelle André avait accepté
d'abord les secours de son ami, avait fini par s'apercevoir de ces
emprunts, et elle s'y opposait désormais avec fermeté. Elle supportait
la faim et le froid avec un courage héroïque, et se condamnait aux plus
grossiers travaux sans jamais faire entendre une plainte. André était
assez malheureux; assez de tourments, assez de remords le déchiraient;
elle essaya de le consoler en pleurant avec lui. Mais une femme ne peut
pas aimer d'amour un homme qu'elle sent inférieur à elle en courage;
l'amour sans vénération et sans enthousiasme n'est plus que de l'amitié;
l'amitié est une froide compagne pour aider à supporter les maux
immenses que l'amour a fait accepter.

Joseph ne voyait dans tout cela que l'air souffrant et abattu d'André et
sa situation précaire; il ne savait plus quel conseil ni quel secours
lui donner. Un matin il prit sa gibecière et son fusil, acheta un lièvre
en traversant le marché, et s'en alla à travers champs au château de
Morand. Il y avait six mois qu'il n'avait eu de rapports directs avec le
marquis; il savait seulement que celui-ci s'en prenait à lui de tout
ce qui était arrivé et parlait de lui avec un vif ressentiment. «Il en
arrivera ce qui pourra, se disait Joseph en chemin; mais il faut que je
tente quelque chose sur lui, n'importe quoi, n'importe comment. Joseph
Marteau n'est pas une bête; il prendra conseil des circonstances et
tâchera d'étudier son marquis de la tête aux pieds pour s'en emparer.»

Le marquis ne s'attendait guère à sa visite. Il assistait à un semis
d'orge dans un de ses champs; Joseph, en l'apercevant, fut surpris du
changement qui s'était opéré dans ses traits et dans son attitude: la
révolte et l'abandon d'André avaient bien porté une certaine atteinte
à son coeur paternel; mais son principal regret était de n'avoir plus
personne à tourmenter et à faire souffrir. La grosse philosophie de
tous ceux qui l'entouraient recevait stoïquement les bourrasques de sa
colère; l'effroi, la pâleur et les larmes d'André étaient des victoires
plus réelles, plus complètes, et il ne pouvait se consoler d'avoir perdu
ses triomphes journaliers.

Joseph s'attendait au froid accueil qu'il reçut; aussi fit-il bonne
contenance, comme s'il ne se fût aperçu de rien.

--Je ne comptais pas sur le plaisir de vous voir, lui dit M. de Morand.

--Oh! ni moi non plus, dit Joseph; mais passant par ce chemin et vous
voyant si près de moi, je n'ai pu me dispenser de vous souhaiter le
bonjour.

--Sans doute, dit le marquis, vous ne pouviez pas vous en dispenser...
d'autant plus que cela ne vous coûtait pas beaucoup de peine.

Joseph secoua la tête avec cet air de bonhomie qu'il savait parfaitement
prendre quand il voulait.

«Tenez, voisin, dit-il (je vous demande pardon, je ne peux pas me
déshabituer de vous appeler ainsi), nous ne nous comprenons pas, et
puisque vous voilà, il faut que je vous dise ce que j'ai sur le coeur.
J'étais bien résolu à n'avoir jamais cette explication avec vous; mais
quand je vous ai vu là avec cette brave figure que j'avais tant de
plaisir à rencontrer quand je n'étais pas plus haut que mon fusil, ç'a
été plus fort que moi; il a fallu que je misse mon dépit de côté et que
je vinsse vous donner une poignée de main. Touchez là. Deux honnêtes
gens ne se rencontrent pas tous les jours dans un chemin, comme on dit.»

La grosse cajolerie avait un pouvoir immense sur le marquis; il ne put
refuser de prendre la main de Joseph; mais en même temps il le regarda
en face d'un air de surprise et de mécontentement.

--Qu'est-ce que cela signifie? dit-il; vous prétendez avoir du dépit
contre moi, et vous avez l'air de me pardonner quelque chose, quand
c'est moi qui...

--Je sais ce que vous allez dire, voisin, interrompit Joseph, et c'est
de cela que je me plains; je sais de quoi vous m'accusez, et je trouve
mal à vous de soupçonner un ami sans l'interroger.

--Sur quoi, diable, voulez-vous que je vous interroge, quand je suis
sûr de mon fait? N'avez-vous pas emmené mon fils sous mes yeux pour le
conduire à la recherche de cette folle qui, sans vous, s'en allait à
Guéret et ne revenait peut-être plus? N'avez-vous pas été compère et
compagnon dans toutes ses belles équipées? N'avez-vous pas conseillé à
André de m'insulter et de me désobéir? N'avez-vous pas donné le bras à
la mariée le jour de cet honnête mariage? Répondez à tout cela, Joseph,
et interrogez un peu votre conscience; elle vous dira que je devrais
retirer ma main de la vôtre quand vous me la tendez.

Joseph sentit que le marquis avait raison, et il fit un effort sur
lui-même pour ne pas se déconcerter.

--Je conviens, dit-il, que les apparences sont contre moi, marquis; mais
si nous nous étions expliqués au lieu de nous fuir, vous verriez que
j'ai fait tout le contraire de ce que vous croyez. Le jour où j'ai
emmené André avec votre char à bancs et mon cheval, il est vrai, je
crois avoir rempli mon devoir d'ami sincère envers le père autant
qu'envers le fils.

--Comment cela, je vous prie? dit le marquis en haussant les épaules.

--Comment cela! reprit Joseph avec une effronterie sans pareille; ne
vous souvient-il plus de la colère épouvantable et de l'insolente ironie
de votre fils durant cette dernière explication que vous eûtes ensemble?

--Il est vrai que jamais je ne l'avais vu si hardi et si têtu, répondit
le marquis.

--Eh bien! dit Joseph, sans moi il aurait dépassé toutes les bornes du
respect filial; quand je vis ce malheureux jeune homme exaspéré de la
sorte, et résolu à vous dire l'affreux projet qu'il avait conçu dans le
désespoir de la passion...

--Quel projet? interrompit le marquis. Son mariage? il me l'a dit assez
clairement, je pense.

--Non, non, marquis, quelque chose de bien pis que cela, et que, grâce à
moi, il renonça à exécuter ce jour-là.

--Mais qu'est-ce donc?

--Impossible de vous le dire, vos cheveux se dresseraient. Ah! funestes
effets de l'amour! Heureusement je réussis à l'entraîner hors de la
maison paternelle: j'espérais le tromper, lui faire croire que nous
courions après sa belle, et, à la faveur de la nuit, l'emmener coucher
à ma petite métairie de Granières, où peut-être il se serait calmé et
aurait fini par entendre raison; mais il s'aperçut de la feinte, et,
après m'avoir fait plusieurs menaces de fou, il s'élança à bas du char
à bancs et se mit à courir à travers champs comme un insensé. J'eus une
peine incroyable à le rejoindre, et, avant de le saisir à bras le corps,
j'en reçus plusieurs coups de poing assez vigoureux...

--Impossible! dit le marquis, jusque-là demi-persuadé, mais que cette
dernière impudence de Joseph commençait à rendre incrédule; André n'a
jamais eu la force de donner une chiquenaude à une mouche.

--Ne savez-vous pas, marquis, dit Joseph sans se troubler, que, dans
l'exaspération de l'amour ou de la folie, les hommes les plus faibles
deviennent robustes? Ne vous souvenez-vous pas de lui avoir vu des
attaques de nerfs si violentes que vous aviez de la peine à le tenir,
vous qui, certes, n'êtes pas une femmelette?

--Bah! c'est que je craignais de le briser en le touchant.

--Oh bien! moi, précisément par la même raison, je me laissai gourmer
jusqu'à ce qu'il s'apaisât un peu. Alors, voyant qu'il était impossible
de l'empêcher d'aller voir Geneviève, je pris le parti de l'accompagner
pour tâcher de rendre cette entrevue moins dangereuse. Est-ce là la
conduite d'un traître envers vous, voisin?

--A la bonne heure, dit le marquis; mais, depuis, vous lui avez
certainement donné de mauvais conseils.

--Ceux qui disent cela en ont menti par la gorge! s'écria Joseph en
jouant la fureur. Je voudrais les voir là au bout de mon fusil pour
savoir s'ils oseraient soutenir leur imposture.

--Tu diras ce que tu voudras, Joseph, si tu avais voulu employer ton
crédit sur l'esprit d'André, tu l'aurais empêché de faire ce qu'il a
fait; mais tu t'es croisé les bras et tu as dit: Il en arrivera ce qu'il
pourra; ce sont les affaires de ce vieux grondeur de Morand, je ne m'en
embarrasse guère... Oh! je connais ton insouciance, Joseph, et je te
vois d'ici.

Joseph, voyant le marquis sensiblement radouci, redoubla d'audace, et
affirma par les serments les plus épouvantables qu'il avait fait
son possible pour ramener André au sentiment du devoir; mais André,
disait-il, était un lion déchaîné; il n'écoutait plus rien et montrait
un caractère opiniâtre, violent et vindicatif, sur lequel rien ne
pouvait avoir prise.

--Chose étrange! dit le marquis en l'écoutant d'un air stupéfait; il
était si craintif et si nonchalant avec moi!

--Ne croyez pas cela, marquis, disait Joseph, vous ne l'avez jamais
connu; ce garçon-là est sournois en diable!

--C'est vrai, dit le marquis; il avait l'air de se soumettre; mais je
n'avais pas les talons tournés que le drôle désobéissait de plus belle.

--Vous voyez bien que je le connais, reprit Joseph; il a agi de même
avec moi; quand je lui avais fait une scène infernale pour le ramener
au respect qu'il vous doit, il avait l'air convaincu. Je tournais les
talons, et voilà mon drôle qui allait trouver les huissiers pour vous
les envoyer.

--Ah! le scélérat! s'écria le marquis en serrant les poings à ce
souvenir. Je ne sais pas, Joseph, comment tu peux le fréquenter encore;
car tu es toujours ami intime avec lui: on vous voit partout ensemble;
tu donnes le bras à sa femme; on a même dit que tu en étais amoureux,
et que, durant la maladie d'André, tu avais été au mieux avec elle.
Ne m'as-tu pas fait une scène incroyable la nuit où elle a osé venir
jusqu'ici? En d'autres circonstances, j'aurais oublié notre vieille
amitié et je t'aurais cassé la tête; vrai, j'étais un peu en colère.

--Voisin, permettez-moi de dire, au nom de notre vieille amitié, que
vous aviez tort. Il s'agissait de la vie d'André dans ce moment-là. Je
me souciais bien de cette pécore! N'avez-vous pas vu comment je l'ai
fait détaler aussitôt qu'André a été rendormi?

--Non, je m'étais endormi moi-même dans ce moment.

--Ah! je suis fâché que vous n'ayez pas vu cela. Je lui ai dit son fait;
et, à présent, croyez-vous que je ne ne lui dise pas tous les jours?
Quant à elle, c'est, après tout, une assez bonne fille, douce, rangée et
pleine de bons sentiments. J'en ai eu mauvaise opinion autrefois; mais
je suis bien revenu sur son compte. Je suis sûr que vous n'auriez pas à
vous plaindre d'elle si vous la connaissiez. Celui qui n'entend raison
sur rien, celui qui menace et exécute, c'est André. Vous n'avez pas
l'idée de ce qu'est votre fils à présent, marquis; et si vous saviez
ce qu'il a résolu et ce que jusqu'ici j'ai réussi à empêcher, vous ne
diriez pas que je lui donne de mauvais conseils.

--Il faut que tu me dises ce qu'il a résolu contre moi. Ah! je m'en
moque bien! Je voudrais bien voir qu'il essayât du nouveau?

--Il y a des choses que le caractère le plus ferme et l'esprit le plus
sensé ne peuvent ni prévenir ni empêcher, dit Joseph d'un air grave;
les nouvelles lois donnent aux enfants un recours si étendu contre
l'autorité sacrée des parents!

Le marquis commença à prévoir l'ouverture que lui préparait Joseph. Il
y avait pensé plus d'une fois, et s'était flatté que son fils n'oserait
jamais en venir là. Grossièrement abusé par la feinte amitié de Joseph,
il commença à concevoir des craintes sérieuses, et il jeta autour de lui
un regard étrange, que Joseph interpréta sur-le-champ. Il se promit de
profiter de la terreur cupide du marquis, et, pour s'emparer de lui de
plus en plus, il s'invita adroitement à dîner. «Ma demande n'est pas
trop indiscrète, dit-il en tirant de sa gibecière le lièvre qu'il avait
acheté au marché, j'ai précisément sur moi le rôti.

--C'est une belle pièce de gibier, dit le marquis en examinant le lièvre
d'un air de connaisseur.

--Je le crois bien, dit Joseph; mais ne me faites pas trop de
compliments, car c'est votre bien que je vous rapporte; j'ai tué _ça_
sur vos terres.

--En vérité? dit le marquis, dont les yeux brillèrent de joie: eh bien!
tu vois, ils prétendent tous qu'il n'y a pas de lièvres dans ma commune!
Moi, je sais qu'il y en a de beaux et de bons, puisque j'en élève tous
les ans plus de cinquante que je lâche en avril dans mes champs. Ça
me coûte gros; mais enfin c'est agréable de trouver un lièvre dans un
sillon de temps en temps.

--A qui le dites-vous?

--Eh bien! tu sais les tracasseries de mes voisins pour ces malheureux
lièvres. L'un disait:--Il se ruine, il fait des folies; l'autre:--Il a
perdu la tête; jamais lièvres ne multiplieront dans un terrain si sec et
si pierreux; ils s'en iront tous du côté des bois. Un troisième disait:
--Le marquis fournit de lièvres la table du voisin; il fait des élèves
pour sa commune, mais ils iront brouter le serpolet du Theil. Jusqu'à
mon garde champêtre qui me soutient effrontément n'avoir jamais vu la
trace d'un lièvre sur nos guérets.

--Eh bien! qu'est-ce que c'est que ça? dit Joseph en balançant d'un air
superbe son lièvre par les oreilles; est-ce un âne? est-ce une souris?
Je voudrais bien que le garde champêtre et tous les voisins fussent là
pour me dire si ce que je tiens là est une chouette ou un oison.

Cette aimable plaisanterie fit rire aux éclats le marquis triomphant.

--Dis-moi, Joseph, est-ce le seul lièvre que tu aies vu sur la commune?

--Ils étaient trois ensemble, répondit Joseph, sans hésiter. Je crois
bien que j'en ai blessé un qui ne s'en vantera pas.

--Ils étaient trois! dit le marquis enchanté.

--Trois, qui se promenaient comme de bons bourgeois dans la Marsèche de
Lourche. Il y a une _mère_ certainement; je l'ai reconnue à sa manière
de courir. Elle doit être pleine.

--Ah! jamais les lièvres ne multiplieront sur les terres du marquis! dit
M. de Morand d'un air goguenard en se frottant les mains. Et dis-moi,
Joseph, tu n'as pas tiré sur la mère?

--Plus souvent! je sais le respect qu'on doit à la progéniture. Ah!
par exemple, nous lâcherons quelques coups de fusil à ces petits
messieurs-là dans six mois, quand ils auront eu le temps d'être papas et
mamans à leur tour.

--Oui, s'écria le marquis, je veux que nous fassions un dîner avec tous
les voisins; et, pour les faire enrager, on n'y servira que du lièvre
tué sur les terres de Morand.

--Premier service, civet de lièvre, s'écria Joseph; rôti, râbles de
lapereaux; entremets, filets de lièvre en salade, pâté de lièvre, purée,
hachis... Les convives seront malades de colère et d'indigestion.

En réjouissant son hôte par ces grosses facéties, Joseph arriva avec lui
au château. Le dîner fut bientôt prêt. Le fameux lièvre, qui peut-être
avait passé son innocente vie à six lieues des terres du marquis, fut
trouvé par lui savoureux et plein d'un goût de terroir qu'il prétendait
reconnaître. Le marquis s'égaya de plus en plus à table, et quand il en
sortit il était tout à fait bon homme et disposé à l'expansion. Joseph
s'était observé, et tout en feignant de boire souvent, il avait ménagé
son cerveau. Il fit alors en lui-même une récapitulation du plan
territorial de Morand. Élevé dans les environs, habitué depuis l'enfance
à poursuivre le gibier le long des haies du voisinage, il connaissait
parfaitement la topographie des terres héréditaires de Morand et celle
des propriétés de même genre apportées en dot par sa femme. Il choisit
en lui-même le plus beau champ parmi ces dernières, et pria le marquis
de l'y conduire sans rien laisser soupçonner de son intention. «On m'a
dit que vous aviez planté cela d'une manière splendide; si ce n'est pas
abuser de votre complaisance, allons un peu de ce côté-là.»

[Illustration: Malgré l'anxiété de sa situation, elle céda et laissa
tomber sa jolie tête.....]

Le marquis fut charmé de la proposition; rien ne pouvait le flatter
plus que d'avoir à montrer ses travaux agricoles. Ils se mirent donc en
route. Chemin faisant, Joseph s'arrêta sur le bord d'une traîne comme
frappé d'admiration. «Tudieu! quelle luzerne! s'écria-t-il, est-ce de
la luzerne, voisin? Quel diable de fourrage est-ce là? c'est vigoureux
comme une forêt, et bientôt on s'y promènera à couvert du soleil.

--Ah! dit le marquis, je suis bien aise que tu voies cela. Je te prie
d'en parler un peu dans le pays: c'est une expérience que j'ai faite, un
nouveau fourrage essayé pour la première fois dans nos terres.

--Comme cela, s'appelle-t-il?

--Ah! ma foi, je ne saurais pas te dire; cela a un nom anglais ou
irlandais que je ne peux jamais me rappeler. La société d'agriculture de
Paris envoie tous les ans à notre société départementale (dont tu sais
que je suis le doyen) différentes sortes de graines étrangères. Ça ne
réussit pas dans toutes les mains.

--Mais dans les vôtres, voisin, il paraît que ça prospère. Il faut
convenir qu'il n'y a peut-être pas deux cultivateurs en France qui
sachent comme vous retourner une terre et lui faire produire ce qu'il
vous plaît d'y semer. Vous êtes pour les prairies artificielles,
n'est-ce pas?

--Je dis, mon enfant, qu'il n'y a que ça, et que celui qui voudra avoir
du bétail un peu présentable dans notre pays ne pourra jamais en venir à
bout sans les regains. Nous avons trop peu de terrain à mettre en
pré, vois-tu; il ne faut pas se dissimuler que nous sommes secs comme
l'Arabie. Ça aura de la peine à prendre: le paysan est entêté et ne
veut pas entendre parler de changer la vieille coutume. Cependant ils
commencent à en revenir un peu.

--Parbleu! je le crois bien; quand on voit au marché des boeufs comme
les vôtres, on est forcé d'y faire attention. Pour moi, c'est une chose
qui m'a toujours tourmenté l'esprit. L'autre jour encore j'en ai vu
passer une paire qui allait à Berthenoux, et je me disais: Que diable
leur fait-il manger pour leur donner cette graisse, et ce poil, et cette
mine!

---Eh bien! veux-tu que je te dise une chose? Tu vois cette luzerne
anglaise, cela m'a rapporté vingt charrois de fourrage l'année dernière.

--Vingt charrois là-dedans! Votre parole d'honneur, voisin?

--Foi de marquis?

--C'est prodigieux! Vous me vendrez six boisseaux de cette graine-là,
marquis; je veux la faire essayer dans mon petit domaine de Granières.

[Illustration: Le dernier jour, Geneviève pria André de lui apporter
plus de fleurs qu'à l'ordinaire et d'en couvrir son lit.]

--Je te les donnerai, et je t'apprendrai la manière de t'en servir.

--Dites-moi, voisin, qu'est-ce qu'il y avait dans cette terre-là
auparavant?

--Rien du tout, du mauvais blé. C'était cultivé par ces vieux Morins,
les anciens métayers du père de ma femme, de braves gens, mais bornés.
J'ai changé tout cela.

Joseph allongea sa figure de deux pouces, et, prenant un air étrangement
mélancolique, «C'est une jolie prairie, dit-il; ce serait dommage
qu'elle changeât de maître!»

Cette parole tira subitement le marquis de sa béatitude: il tressaillit.

--Est-ce que tu crois, dit-il après un instant de silence, qu'il y aurait
quelqu'un d'assez hardi pour me chercher chicane sur quoi que ce soit?

--Je connais bien des gens, répondit Joseph, qui se ruineraient en
procès pour avoir seulement un lambeau d'une propriété comme la vôtre.

Cette réponse rassura le marquis. Il crut que Joseph avait fait une
réflexion générale, et, ayant escaladé pesamment un échalier, il
s'enfonça avec lui dans les buissons touffus d'un pâturage.

--Je n'aime pas cela, dit-il en frappant du pied la terre vierge
de culture où depuis un temps immémorial les troupeaux broutaient
l'aubépine et le serpolet; je n'aime pas le terrain que l'on ne
travaille pas. Les métayers ne veulent pas sacrifier les pâturages,
parce que cela leur épargne la peine de soigner leurs boeufs à l'étable.
Moi, je n'aime pas ces champs d'épines et de ronces où les moutons
laissent plus de laine qu'ils ne trouvent de pâture. J'ai déjà mis
la moitié de celui-ci en froment, et l'année prochaine je vous ferai
retourner le reste. Les métayers diront ce qu'ils voudront, il faudra
bien qu'ils m'obéissent.

--Certainement, si vos prairies à l'anglaise vous donnent assez de
fourrage pour nourrir les boeufs au dedans toute l'année, vous n'avez
pas besoin _pâturaux_. Mais est-ce de la bonne terre?

--Si c'est de la bonne terre! une terre qui n'a jamais rien fait!
N'as-tu pas vu sur ma cheminée des brins de paille.

--Parbleu, oui! des tiges de froment qui ont cinq pieds de haut.

--Eh bien! c'étaient les plus petits. Dans tout ce premier blé les
moissonneurs étaient debout dans les sillons, aussi bien cachés qu'une
compagnie de perdrix.

--Diable! mais c'est une dépense que de retourner un pâtural comme
celui-là.

--C'est une dépense qui prend trois ans du revenu de la terre. Peste! je
ne recule devant aucun sacrifice pour améliorer mon bien.

--Ah! dit Joseph avec un grand soupir, qu'André est coupable de
mécontenter un père comme le sien! Il sera bien avancé quand il aura
retiré son héritage des mains habiles qui y sèment l'or et l'industrie,
pour le confier à quelque imbécile de paysan qui le laissera pourrir en
jachères!

Le marquis tressaillit de nouveau et marcha quelque temps les mains
croisées derrière le dos et la tête baissée. «Tu crois donc qu'André
aurait cette pensée? dit-il enfin d'un air soucieux.

--Que trop! répondit Joseph avec une affectation de tristesse laconique.
Heureusement, ajouta-t-il après cinq minutes de marche, que son héritage
maternel est peu de chose.

--Peu de chose! dit le marquis; peste! tu appelles cela peu de chose! un
bon tiers de mon bien, et le plus pur et le plus soigné!

--Il est vrai que ce domaine est un petit bijou, dit Joseph; des
bâtiments tout neufs!

--Et que j'ai fait construire à mes frais, dit le marquis.

--Le bétail superbe! reprit Joseph.

--La race toute renouvelée depuis cinq ans, croisée mérinos, moutons
cornus, dit le marquis. Il m'en a coûté cinquante francs par tête.

--Ce qu'il y a de joli dans cette propriété de Morand, reprit Joseph,
c'est que c'est tout rassemblé, c'est sous la main: votre château est
planté là; d'un côté les bois, de l'autre la terre labourable; pas un
voisin entre deux, pas un petit propriétaire incommode fourré entre vos
pièces de blé, pas une chèvre de paysan dans vos haies, pas un troupeau
d'oies à travers vos avoines. C'est un avantage, cela!

--Oui! mais, vois-tu, si j'étais obligé par hasard de faire une
séparation entre mon bien et celui qui m'est venu de ma femme, les
choses iraient tout autrement. Figure-toi que le bien de Louise se
trouve enchevêtré dans le mien. Quand je l'épousai, je savais bien ce
que je faisais. Sa dot n'était pas grosse, mais cela m'allait comme
une bague au doigt. Pour faucher ses prés, il n'y avait qu'un fossé
à sauter; pour serrer ses moissons, il n'y avait pas de chemin de
traverse, pas de charrette cassée, pas de boeuf estropié dans les
ornières; on allait et venait de mon grenier à son champ comme de ma
chambre à ma cuisine. C'est pourquoi je la pris pour femme, quoique du
reste son caractère ne me convînt pas, et qu'elle m'ait donné un fils
malingre et boudeur qui est tout son portrait.

--Et qui vous donnera bien de l'embarras si vous n'y prenez garde,
voisin!

--Comment, diable! veux-tu que j'y prenne garde avec les sacrées lois
que nous avons?

--Il faut tâcher, dit Joseph, de s'emparer de son caractère.

--Ah! si quelqu'un au monde pouvait dompter et gouverner un fils
rebelle, répondit le marquis, il me semble que c'était moi! Mais que
faire avec ces êtres qui ne résistent ni ne cèdent, que vous croyez
tenir, et qui vous glissent des mains comme l'anguille entre les doigts
du pêcheur?

Joseph vit que le marquis commençait à s'effrayer tout de bon; il le
fit passer habilement par un crescendo d'épouvantes, affectant avec
simplicité de l'arrêter à toutes les pièces de terre qui appartenaient à
André, et que le pauvre marquis, habitué à regarder comme siennes depuis
trente ans, lui montrait avec un orgueil de propriétaire. Quand il avait
ingénument étalé tout son savoir-faire dans de longues démonstrations,
et qu'il s'était évertué à prouver que le domaine de sa femme avait
triplé de revenu entre ses mains, Joseph lui enfonçait un couteau dans
le coeur en lui disant: «Quel dommage que vous soyez à la veille d'être
dépouillé de tout cela!»

Alors le marquis affectait de prendre courage.

--Que m'importe! disait-il, il m'en restera toujours assez pour vivre: me
voilà vieux.

--Hum! voisin, les belles filles du pays disent le contraire.

--Eh bien! reprenait le marquis, j'aurai toujours moyen d'être aimable
et de faire de petits cadeaux à mes bergères quand je serai content
d'elles.

--Eh! sans doute; au lieu du tablier de soie vous donnerez le tablier
de cotonnade; au lieu de la jupe de drap fin, la jupe de droguet. Quand
c'est le coeur qui reçoit, la main ne pèse pas les dons.

--Ces drôlesses aiment la toilette, reprit le marquis.

--Eh bien! vous ne réduirez en rien cet article de dépense; vous ferez
quelques économies de plus sur la table: au lieu du gigot de mouton
rôti, un bon quartier de chèvre bouilli; au lieu du chapon gras, l'oison
du mois de mai. Avec de vrais amis, on dîne joyeusement sans compter les
plats.

--Mes gaillards de voisins font pourtant diablement attention aux miens,
reprit le marquis; et, quand ils veulent manger un bon morceau, ils
regardent s'il y a de la fumée au-dessus de la cheminée de ma cuisine.

--Il est certain qu'on dîne joliment chez vous, voisin! _Il en
est parlé._ Eh bien! vous établirez la réforme dans l'écurie. Que
faites-vous de trois chevaux? Un bon bidet à deux fins vous suffit.

--Comme tu y vas! Et la chasse? ne me faut-il pas deux poneys pour tenir
la Saint-Hubert?

--Mais votre gros cheval?

--Mon grison m'est nécessaire pour la voiture: veux-tu pas que je fasse
tirer mes petites bêtes?

--Eh bien! laissons le grison au râtelier et descendons à la cave...
Vous faites au moins douze pièces de vin par an?

--Qui se consomment dans la maison, sans compter le vin d'Issoudun.

--Eh bien! nous retrancherons le vin d'Issoudun; vous vendrez six
pièces de votre crû, et vous couperez le reste avec de l'eau de prunes
sauvages: ce qui vous fera douze pièces de bonne piquette bien verte,
bien rafraîchissante.

--Va-t'en à tous les diables avec ta piquette! je n'ai pas besoin de me
rafraîchir: ne me parle pas de cela. A mon âge être dépouillé, ruiné,
réduit aux plus affreuses privations! un père qui s'est sacrifié pour
son fils dans toutes les occasions, qui s'arrache le pain de la bouche
depuis trente ans! Que faire? Si j'allais le trouver et lui appliquer
une bonne volée de coups de bâton? Qu'en penses-tu, Joseph?

--Mauvais moyen! dit Joseph; vous l'aigririez contre vous, et il ferait
pire: il faut tâcher plutôt de le prendre par la douceur, entrer en
arrangement, le rappeler auprès de vous.

--Eh bien! oui, dit le marquis, qu'il revienne demeurer avec moi; qu'il
abandonne sa Geneviève, et je lui pardonne tout.

--Généreux père! je vous reconnais bien là; mais qu'il abandonne sa
Geneviève! Abandonner sa femme! c'est chose impossible: il serait
capable de m'étrangler si j'allais le lui proposer.

--Mais c'est donc un vrai démon que ce morveux-là? dit le marquis en
frappant du pied.

--Un vrai démon! répondit Joseph; vous serez forcé, je le parie, de vous
charger aussi de sa sotte de femme et de son piaillard d'enfant.

--Il a un enfant! s'écria le marquis; ah! mille milliards de serpents!
en voilà bien d'une autre!

--Oui, dit Joseph: c'est là le pire de l'affaire. Est-ce que vous ne
saviez pas que sa femme est grosse?
                
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