[Illustration]
ANDRÉ
NOTICE
C'est à Venise que j'ai rêvé et écrit ce roman. J'habitais une petite
maison basse, le long d'une étroite rue d'eau verte, et pourtant
limpide, tout à côté du petit pont _dei Barcaroli_. Je ne voyais, je ne
connaissais, je ne voulais voir et connaître quasi personne. J'écrivais
beaucoup, j'avais de longs et paisibles loisirs, je venais d'écrire
_Jacques_ dans cette même petite maison. J'en étais attristée. J'avais
dessein de fixer ma vie alternativement en France et à Venise. Si mes
enfants eussent été en âge de me suivre à Venise, je crois que j'y eusse
fait un établissement définitif, car, nulle part, je n'avais trouvé
une vie aussi calme, aussi studieuse, aussi complétement ignorée. Et
cependant, après six mois de cette vie, je commençais à ressentir une
sorte de nostalgie dont je ne voulais pas convenir avec moi-même.
Cette nostalgie se traduisit pour moi par le roman d'_André_. J'avais de
temps en temps, pour restaurer mes nippes, une jeune ouvrière, grande,
blonde, élégante, babillarde, qui s'appelait Loredana. Ma gouvernante
était petite, rondelette, pâle, langoureuse, et tout aussi babillarde
que l'autre, quoiqu'elle eût le parler plus lent. Je n'étais pas
somptueusement logée, tant s'en faut. Leurs longues causeries dans la
chambre voisine de la mienne me dérangèrent donc beaucoup: mais je
finissais par les écouter machinalement et puis alternativement, pour
m'exercer à comprendre leur dialecte dont mon oreille s'habituait à
saisir les rapides élisions. Peu à peu je les écoutais aussi pour
surprendre dans leurs commérages, non pas les secrets des familles
vénitiennes qui m'intéressaient fort peu, mais la couleur des moeurs
intimes de cette cité, qui n'est pareille à aucune autre, et où il
semble que tout dans les habitudes, dans les goûts et dans les passions,
doive essentiellement différer de ce qu'on voit ailleurs. Quelle fut ma
surprise, lorsque mon oreille fut blasée sur le premier étonnement des
formes du langage, d'entendre des histoires, des réflexions et des
appréciations identiquement semblables à ce que j'avais entendu dans une
ville de nos provinces françaises. Je me crus à La Châtre! Les dames
du lieu, ces belles et molles patriciennes qui fleurissent comme des
camélias en serre dans l'air tiède des lagunes, elles avaient, en
passant par la langue si _bien pendue_ de la Loredana, les mêmes
vanités, les mêmes grâces, les mêmes forces, les mêmes faiblesses que
les fières et paresseuses bourgeoises de nos petites villes. Chez les
hommes, c'était même bonhomie, même parcimonie, même finesse, même
libertinage. Le monde des ouvriers, des artisans, de leurs filles et
de leurs femmes, c'était encore comme chez nous, et je m'écriai du mot
proverbial: _Tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia_.
Reportée à mon pays, à ma province, à la petite ville où j'avais vécu,
je me sentis en disposition d'en peindre les types et les moeurs, et
on sait que quand une fantaisie vient à l'artiste, il faut qu'il la
contente. Nulle autre ne peut l'en distraire. C'est donc au sein de la
belle Venise, au bruit des eaux tranquilles que soulève la rame, au
son des guitares errantes, et en face des palais féeriques qui partout
projettent leur ombre sur les canaux les plus étroits et les moins
fréquentés, que je me rappelai les rues sales et noires, les maisons
déjetées, les pauvres toits moussus, et les aigres concerts de coqs,
d'enfants et de chats de ma petite ville. Je rêvai là aussi de nos
belles prairies, de nos foins parfumés, de nos petites eaux courantes et
de la botanique aimée autrefois, que je ne pouvais plus observer que sur
les mousses limoneuses et les algues flottantes accrochées au flanc des
gondoles. Je ne sais dans quels vagues souvenirs de types divers je fis
mouvoir la moins compliquée et la plus paresseuse des fictions. Ces
types étaient tout aussi vénitiens que berrichons. Changez l'habit, la
langue, le ciel, le paysage, l'architecture, la physionomie extérieure
de toutes gens et de toutes choses; au fond de tout cela, l'homme est
toujours à peu près le même, et la femme encore plus que l'homme, à
cause de la ténacité de ses instincts.
GEORGE SAND.
Nohant, avril 1851.
I.
Il y a encore au fond de nos provinces de France un peu de vieille
et bonne noblesse qui prend bravement son parti sur les vicissitudes
politiques, là par générosité, ici par stoïcisme, ailleurs par apathie.
Je sais d'anciens seigneurs qui portent des sabots, et boivent leur
piquette sans se faire prier. Ils ne font plus ombrage à personne; et
si le présent n'est pas brillant pour eux, du moins n'ont-ils rien à
craindre de l'avenir.
Il faut reconnaître que parmi ces gens-là on rencontre parfois des
caractères solidement trempés et vraiment faits pour traverser les temps
d'orages. Plus d'un qui se serait débattu en vain contre sa nature
épaisse, s'il eût succédé paisiblement à ses ancêtres, s'est fort bien
trouvé de venir au monde avec la force physique et l'insouciance d'un
rustre. Tel était le marquis de Morand. Il sortait d'une riche et
puissante lignée, et pourtant s'estimait heureux et fier de posséder un
petit vieux castel et un domaine d'environ deux cent mille francs.
Sans se creuser la cervelle pour savoir si ses aïeux avaient eu une plus
belle vie dans leurs grands fiefs, il tirait tout le parti possible
de son petit héritage; il y vivait comme un véritable laird écossais,
partageant son année entre les plaisirs de la chasse et les soins de
son exploitation; car, selon l'usage des purs campagnards, il ne s'en
remettait à personne des soucis de la propriété. Il était à lui-même son
majordome, son fermier et son métayer; même on le voyait quelquefois, au
temps de la moisson ou de la fenaison, impatient de serrer ses denrées
menacées par une pluie d'orage, poser sa veste sur un râteau planté en
terre, donner de l'aisance aux courroies élastiques qui soutenaient son
haut-de-chausses sur son ventre de Falstaff, et, s'armant d'une fourche,
passer la gerbe aux ouvriers. Ceux-ci, quoique essoufflés et ruisselants
de sueur, se montraient alors empressés, facétieux et pleins de bon
vouloir; car ils savaient que le digne seigneur de Morand, en s'essuyant
le front au retour, leur versait le coup d'_embauchage_ pour la semaine
suivante, et ferait en vin de sa cave plus de dépense que l'eau de pluie
n'eût causé de dégâts sur sa récolte.
Malgré ces petites inconséquences, le hobereau faisait bon usage de sa
vigueur et de son activité. Il mettait de côté chaque année un tiers
de son revenu, et, de cinq ans en cinq ans, on le voyait arrondir son
domaine de quelque bonne terre labourable ou de quelque beau carrefour
de hêtre et de chêne noir. Du reste, sa maison était honorable sinon
élégante, sa cuisine confortable sinon exquise, son vin généreux, ses
bidets pleins de vigueur, ses chiens bien ouverts et bien évidés au
flanc, ses amis nombreux et bons buveurs, ses servantes hautes en
couleur et quelque peu barbues. Dans son jardin fleurissaient les plus
beaux espaliers du pays; dans ses prés paissaient les plus belles
vaches; enfin, quoique les limites du château et de la ferme ne fussent
ni bien tracées ni bien gardées, quoique les poules et les abeilles
fussent un peu trop accoutumées au salon, que la saine odeur des étables
pénétrât fortement dans la salle à manger, il n'est pas moins certain
que la vie pouvait être douce, active, facile et sage derrière les vieux
murs du château de Morand.
Mais André de Morand, le fils unique du marquis, n'en jugeait pas ainsi;
il faisait de vains efforts pour se renfermer dans la sphère de cette
existence, qui convenait si bien aux goûts et aux facultés de ceux qui
l'entouraient. Seul et chagrin parmi tous ces gens occupés d'affaires
lucratives et de commodes plaisirs, il s'adressait des questions
dangereuses: «A quoi bon ces fatigues, et que sont ces jouissances?
Travailler pour arriver à ce but, est-ce la peine? Quel est le plus
rude, de se condamner à ces amusements ou de se laisser tuer par
l'ennui?» Toutes ses idées tournaient dans ce cercle sans issue, tous
ses désirs se brisaient à des obstacles grossiers, insurmontables. Il
éprouvait le besoin de posséder ou de sentir tout ce qui était ignoré de
ses proches; mais ceux dont il dépendait ne s'en souciaient point, et
résistaient à sa fantaisie sans se donner la peine de le contredire.
Lorsque son père s'était décidé à lui donner un précepteur, ç'avait été
par des raisons d'amour-propre, et nullement en vue des avantages de
l'éducation. Soit disposition invétérée, soit l'effet du désaccord
établi par cette éducation entre lui et les hommes qui l'entouraient, le
caractère d'André était devenu de plus en plus insolite et singulier aux
yeux de sa famille. Son enfance avait été maladive et taciturne. Dans
son âge de puberté, il se montra mélancolique, inquiet, bizarre. Il
sentit de grandes ambitions fermenter en lui, monter par bouffées, et
tomber tout à coup sous le poids du découragement. Les livres dont on le
nourrissait pour l'apaiser ne lui suffisaient pas ou l'absorbaient trop.
Il eût voulu voyager, changer d'atmosphère et d'habitudes, essayer
toutes les choses inconnues, jeter en dehors l'activité qu'il croyait
sentir en lui, contenter enfin cette avidité vague et fébrile qui
exagérait l'avenir à ses yeux.
Mais son père s'y opposa. Ce joyeux et loyal butor avait sur son fils un
avantage immense, celui de vouloir. Si le savoir eût développé et dirigé
cette faculté chez le marquis de Morand, il fût devenu peut-être un
caractère éminent; mais, né dans les jours de l'anarchie, abandonné ou
caché parmi des paysans, il avait été élevé par eux et comme eux.
La bonne et saine logique dont il était doué lui avait appris à se
contenter de sa destinée et à s'y renfermer; la force de sa volonté, la
persistance de son énergie, l'avaient conduit à en tirer le meilleur
parti possible. Son courage roide et brutal forçait à l'estime sociale
ceux qui, du reste, lui prodiguaient le mépris intellectuel. Son
entêtement ferme, et quelquefois revêtu d'une certaine dignité
patriarcale, avait rendu les volontés souples autour de lui; et si la
lumière de l'esprit, qui jaillit de la discussion, demeurait étouffée
par la pratique de ce despotisme paternel, du moins l'ordre et la bonne
harmonie domestique y trouvaient des garanties de durée.
André tenait peut-être de sa mère, qui était morte jeune et chétive, une
insurmontable langueur de caractère, une inertie triste et molle, un
grand effroi de ces récriminations et de ces leçons dures dont les
hommes peu cultivés sont prodigues envers leurs enfants. Il possédait
une sensibilité naïve, une tendresse de coeur qui le rendaient craintif
et repentant devant les reproches même injustes. Il avait toute l'ardeur
de la force pour souhaiter et pour essayer la rébellion, mais il était
inhabile à la résistance. Sa bonté naturelle l'empêchait d'aller en
avant. Il s'arrêtait pour demander à sa conscience timorée s'il avait
le droit d'agir ainsi, et, durant ce combat, les volontés extérieures
brisaient la sienne. En un mot, le plus grand charme de son naturel
était son plus grand défaut; la chaîne d'airain de sa volonté devait
toujours se briser à cause d'un anneau d'or qui s'y trouvait.
Rien au monde ne pouvait contrarier et même offenser le marquis de
Morand comme les inclinations studieuses de son fils. Égoïste et
resserré dans sa logique naturelle, il s'était dit que les vieux sont
faits pour gouverner les jeunes, et que rien ne nuit plus à la sûreté
des gouvernements que l'esprit d'examen. S'il avait accordé un
instituteur à son fils, ce n'était pas pour le satisfaire, mais pour
le placer au niveau de ses contemporains. Il avait bien compris que
d'autres auraient sur lui l'avantage d'une certaine morgue scolastique
s'il le laissait dans l'ignorance, et il avait pris ce grand parti pour
prouver qu'il était un aussi riche et magnifique personnage que tel ou
tel de ses voisins. M. Forez fut donc le seul objet de luxe qu'il admit
dans la maison, à la condition toutefois, bien signifiée au survenant,
d'aider de tout son pouvoir à l'autocratie paternelle; et le précepteur
intimidé tint rigoureusement sa promesse.
Il trouva cette tâche facile à remplir avec un tempérament doux et
maniable comme celui du jeune André; et le marquis, n'ayant pas
rencontré de résistance dans tout le cours de cette délégation de
pouvoir, ne fut pas trop choqué des progrès de son fils. Mais lorsque
M. Forez se fut retiré, le jeune homme devint un peu plus difficile à
contenir, et le marquis, épouvanté, se mit à chercher sérieusement le
moyen de l'enchaîner à son pays natal. Il savait bien que toute sa
puissance serait inutile le jour où André quitterait le toit paternel;
car l'esprit de révolte était en lui, et s'il était encore retenu,
grâce à sa timidité naturelle, par un froncement de sourcil et par une
inflexion dure dans la voix de son père, il était évident que les motifs
d'indépendance ne manqueraient pas du moment où il n'y aurait plus
d'explications orageuses à affronter.
Ce n'est pas que le marquis craignît de le voir tomber dans les
désordres de son âge. Il savait que son tempérament ne l'y portait
pas; et même il eût désiré, en bon vivant et en homme éclairé qu'il se
piquait d'être, trouver un peu moins de rigidité dans les principes de
cette jeune conscience. Il rougissait de dépit quand on lui disait que
son fils avait l'air d'une demoiselle. Nous ne voudrions pas affirmer
qu'il n'y eût pas aussi au fond de son coeur, malgré la bonne opinion
qu'il avait de lui-même, un certain sentiment de son infériorité qui
bouleversait toutes ses idées sur la prééminence paternelle.
Il ne craignait pas non plus que, par goût pour les raffinements de la
civilisation, son fils ne l'entraînât à de grandes dépenses au dehors.
Ce goût ne pouvait être éclos dans la tête inexpérimentée d'André;
et d'ailleurs le marquis avait pour point d'honneur d'aller, en fait
d'argent, au-devant de toutes les fantaisies de ce fils opprimé et
chéri. C'est ce qui faisait dire à toute la province qu'il n'était pas
au monde de jeune homme plus heureux et mieux traité que l'héritier
des Morand; mais qu'il _jouissait_ d'une mauvaise santé et qu'il était
_doué_ d'un caractère morose. S'il vivait, disait-on, il ne vaudrait
jamais son père.
M. de Morand craignait qu'entraîné par les séductions d'un monde plus
brillant, son fils ne secouât entièrement le joug, et que non-seulement
il ne revînt plus partager sa vie, mais qu'il s'avisât encore de vendre
sa maison héréditaire et d'aliéner ses rentes seigneuriales. Quoique le
marquis se fût quelque peu entaché de libéralisme dans la société des
chasseurs et des buveurs roturiers qu'il appelait à sa table, il tenait
secrètement à ses titres, à sa gentilhommerie, et n'affectait le dédain
de ces vanités que dans l'espérance de leur donner plus de lustre
aux yeux des petits. Lorsqu'il rentrait le soir après la chasse, il
entendait, avec un certain orgueil, l'amble serré de sa petite jument
retentir sous la herse délabrée de son château; lorsque du sommet d'une
colline boisée il comptait sur ses doigts, d'un air recueilli, la valeur
de chacun des arbres d'élite marqués pour la cognée, il jetait un regard
d'amour sur ses tourelles à demi cachées dans la cime des bois, et son
front s'éclaircissait comme au retour d'une douce pensée.
II.
Au profond ennui qui rongeait André, l'attente d'une femme selon son
coeur venait, depuis quelque temps, mêler des souffrances et des
douceurs plus étranges. Il est à croire que rien d'impur n'aurait pu
germer dans cette âme neuve, rien de laid se poser dans cette jeune
imagination, et que sa péri enfin était belle comme le jour. Autrement
se serait-il pris à pleurer si souvent en songeant à elle? l'aurait-il
appelée avec tant d'instances et de doux reproches, l'ingrate qui ne
voulait pas descendre du ciel dans ses bras? serait-il resté si tard le
soir à l'attendre dans les prés humides de rosée? se serait-il éveillé
si matin pour voir lever le soleil, comme si un de ses rayons allait
féconder les vapeurs de la terre et en faire sortir un ange d'amour
réservé à ses embrassements?
On le voyait partir pour la chasse, mais revenir sans gibier. Son fusil
lui servait de prétexte et de contenance; grâce à ce talisman, le jeune
poëte traversait la campagne et bravait les rencontres, sans danger
d'être pris pour un fou; il cachait son sentiment le plus cher avec un
volume de roman dans la poche de sa blouse; puis, s'asseyant en silence
dans les taillis, gardiens du mystère, il s'entretenait de longues
heures avec Jean-Jacques ou Grandisson, tandis que les lièvres
trottaient amicalement autour de lui et que les grives babillaient
au-dessus de sa tête, comme de bonnes voisines qui se font part de leurs
affaires.
A mesure que les vagues inquiétudes de la jeunesse se dirigeaient vers
un but appréciable à l'esprit sinon à la vue du solitaire André, sa
tristesse augmentait; mais l'espérance se développait avec le désir; et
le jeune homme, jusque-là morose et nonchalant, commençait à sentir la
plénitude de la vie. Son père tirait bon augure de l'activité des jambes
du chasseur, mais il ne prévoyait pas que cette humeur vagabonde aurait
pu changer André en hirondelle si la voix d'une femme l'eût appelé d'un
bout de la terre à l'autre.
André était donc devenu un marcheur intrépide, sinon un heureux
chasseur. Il ne trouvait pas de solitude assez reculée, pas de lande
assez déserte, pas de colline assez perdue dans les verts horizons,
pour fuir le bruit des métairies et le mouvement des cultivateurs. Afin
d'être moins troublé dans ses lectures, il faisait chaque jour plusieurs
lieues à travers champs, et la nuit le surprenait souvent avant qu'il
eût songé à reprendre le chemin du logis.
Il y avait à trois lieues du château de Morand une gorge inhabitée où
la rivière coulait silencieusement entre deux marges de la plus riche
verdure. Ce lieu, quoique assez voisin de la petite ville de L...,
n'était guère fréquenté que par les bergeronnettes et les merles
d'eau; les terres avoisinantes étaient sévèrement gardées contre
les braconniers et les pêcheurs; André seul, en qualité de chasseur
inoffensif, ne donnait aucun ombrage au garde et pouvait s'enfoncer à
loisir dans cette solitude Charmante.
[Illustration: Son fusil lui servait de prétexte et de contenance.]
C'est là qu'il avait fait ses plus chères lectures et ses plus doux
rêves. Il y avait évoqué les ombres de ses héroïnes de roman. Les
chastes créations de Walter Scott, Alice, Rebecca, Diana, Catherine,
étaient venues souvent chanter dans les roseaux des choeurs délicieux
qu'interrompait parfois le gémissement douloureux et colère de la petite
Fenella. Du sein des nuages, les soupirs éloignés des vierges hébraïques
de Byron répondaient à ces belles voix de la terre, tandis que la grande
et pâle Clarisse, assise sur la mousse, s'entretenait gravement à
l'écart avec Julie, et que Virginie enfant jouait avec les brins d'herbe
du rivage. Quelquefois un choeur de bacchantes traversait l'air et
emportait ironiquement les douces mélodies. André, pâle et tremblant,
les voyait passer, fantasques, méchantes et belles, écrasant sans pitié
les fleurs du rivage sous leurs pieds nus, effarouchant les tranquilles
oiseaux endormis dans les saules, et trempant leurs couronnes de pampres
dans les eaux pour les secouer moqueusement à la figure du jeune rêveur.
André s'éveillait de sa vision triste et découragé. Il se reprochait de
les avoir trouvées belles et d'avoir eu envie un instant de suivre
leur trace, semée de fleurs et de débris. Il évoquait alors ses divins
fantômes, ses types chéris de sentiment et de pureté. Il les voyait
redescendre vers lui dans leurs longues robes blanches et lui montrer au
fond de l'onde une image fugitive qu'il s'efforçait en vain d'attirer et
de saisir.
Cette ombre mystérieuse et vague qu'il voyait flotter partout, c'était
son amante inconnue, c'était son bonheur futur; mais toutes les réalités
différaient tellement de sa beauté idéale, qu'il désespérait souvent de
la rencontrer sur la terre, et se mettait à pleurer en murmurant, dans
son angoisse, des paroles incohérentes. Son père le crut fou bien des
fois, et faillit envoyer chercher le médecin pour l'avoir entendu crier
au milieu de la nuit:--Où es-tu? es-tu née seulement? ne suis-je pas
venu trop tôt ou trop tard pour te rencontrer sur la terre? Et vingt
autres folies que le bonhomme traita de billevesées des qu'il se fut
bien assuré que son fils n'avait pas attrapé de coup de soleil dans la
journée.
Un soir que le jeune homme s'était attardé dans les Prés-Girault,
c'était le nom de sa chère retraite, il lui sembla voir passer à quelque
distance une forme réelle; autant qu'il put la distinguer, c'était une
taille déliée avec une robe blanche. Elle semblait voltiger sur la
pointe des joncs, tant elle courait légèrement! Cette vision ne dura
qu'un instant et disparut derrière un massif de trembles. André s'était
arrêté stupéfait, et son coeur battait si fort qu'il lui eût été
impossible de faire un pas pour la suivre. Quand il en eut retrouvé la
force, il s'aperçut que la rivière, qui coulait à fleur de terre et
formait cent détours dans la prairie, le séparait du massif. Il lui
fallut faire beaucoup de chemin pour rencontrer un de ces petits ponts
que les gardeurs de troupeaux construisent eux-mêmes avec des branches
entrelacées et de la terre; enfin il atteignit le massif et n'y trouva
personne. L'ombre était devenue si épaisse qu'il était impossible de
voir à dix pas devant soi. Il revint, tout pensif et tout ému, s'asseoir
devant le souper de son père; mais il dormit moins encore que de
coutume, et retourna aux Prés-Girault le lendemain. Rien n'en troublait
la solitude, et il craignit d'être devenu assez fou pour qu'une de ses
fictions ordinaires lui fût apparue comme une chose réelle.
[Illustration: La maîtresse ouvrière, placée sur une chaise plus élevée
que les autres....]
Le jour suivant, à force d'explorer les bords de la rivière, il trouva
un petit gant de fil blanc très fin, tricoté à l'aiguille avec des
points à jour très artistement travaillés, et qui semblait avoir servi à
arracher des herbes, car il était taché de vert.
André le prit, le baisa mille fois comme un fou, l'emporta sur son coeur
et en devint amoureux, sans songer que le prince _Charmant_, épris d'une
pantoufle, n'était pas un rêveur beaucoup plus ridicule que lui.
Huit jours s'étaient passés sans qu'il trouvât aucune autre trace de
cette apparition. Un matin il arriva lentement, comme un homme qui
n'espère plus, et, s'appuyant contre un arbre, il se mit à lire un
sonnet de Pétrarque.
Tout à coup une petite voix fraîche sortit des roseaux et chanta deux
vers d'une vieille romance:
Puis, tout après, je vis dame d'amour
Qui marchait doux et venait sur la rive.
André tressaillit, et, se penchant, il vit à vingt pas de lui une jeune
fille habillée de blanc, avec un petit châle couleur arbre de Judée et
un mince chapeau de paille. Elle était debout et semblait absorbée dans
la contemplation d'un bouquet de fleurs des champs qu'elle avait à la
main. André eut l'idée de s'élancer vers elle pour la mieux voir; mais
elle vint de son côté, et il se sentit tellement intimidé qu'il se cacha
dans les buissons. Elle arriva tout auprès de lui sans s'apercevoir
de sa présence, et se mit à chercher d'autres fleurs. Elle erra
ainsi pendant près d'un quart d'heure, tantôt s'éloignant, tantôt
se rapprochant, explorant tous les brins d'herbe de la prairie et
s'emparant des moindres fleurettes. Chaque fois qu'elle en avait rempli
sa main, elle descendait sur une petite plage que baignait la rivière,
et plantait son bouquet dans le sable humide pour l'empêcher de se
faner. Quand elle en eut fait une botte assez grosse, elle la noua avec
des joncs, plongea les tiges à plusieurs reprises dans le courant
de l'eau pour en ôter le sable, les enveloppa de larges feuilles de
_nymphoea_ pour en conserver la fraîcheur, et, après avoir rattaché son
petit chapeau, elle se mit à courir, emportant ses fleurs, comme une
biche poursuivie. André n'osa pas la suivre; il craignit d'avoir été
aperçu et de l'avoir mise en fuite. Il espéra qu'elle reviendrait, mais
elle ne revint plus. Il retourna inutilement aux Prés-Girault pendant
toute la belle saison. L'hiver vint, et, à chaque fleur que le froid
moissonna, André perdit l'espérance de voir revenir sa belle chercheuse
de bleuets.
Mais cette matinée romanesque avait suffi pour le rendre amoureux. Il en
devint maigre à faire trembler, et son père, qui jusque-là avait craint
de lui voir chercher ses distractions dans les villes environnantes, fut
assez inquiet de sa mélancolie pour l'engager à courir un peu les bals
et les divertissements de la province.
André éprouvait désormais une grande répugnance pour tout ce qui ne
se renfermait pas dans le cercle de ses rêveries et de ses promenades
solitaires; néanmoins il chercha son inconnue dans les fêtes et dans les
réunions d'alentour. Ce fut en vain: toutes les femmes qu'il vit lui
semblèrent si inférieures à son inconnue, que, sans le gant qu'il avait
trouvé, il aurait pris toute cette aventure pour un rêve.
Ce fut sans doute un malheur pour lui de se retrancher dans sa fantaisie
comme dans un fort inexpugnable, et de fermer les yeux et les oreilles
à toutes les séductions de l'oubli. Il aurait pu trouver une femme plus
belle que son idéale, mais elle l'avait fasciné. C'était la première, et
par conséquent la seule dans son imagination. Il s'obstina à croire que
sa destinée était d'aimer celle-là, que Dieu la lui avait montrée pour
qu'il en gardât l'empreinte dans son âme et lui restât fidèle jusqu'au
jour où elle lui serait rendue. C'est ainsi que nous nous faisons
nous-mêmes les ministres de la fatalité.
Ce fut surtout vers la petite ville de L..... qu'il dirigea ses
recherches. Mais en vain il vit pendant plusieurs dimanches, l'élite de
_la société_ se rassembler dans un salon de bourgeoises précieuses et
beaux-esprits, il n'y trouva pas celle qu'il cherchait. Ce qui rendait
cette découverte bien plus difficile, c'est que, par suite d'un
sentiment appréciable seulement pour ceux qui ont nourri leurs premières
amours de rêveries romanesques, André ne put jamais se décider à parler
à qui que ce fût de la rencontre qu'il avait faite et de l'impression
qu'il en avait gardée. Il aurait cru trahir une révélation divine, s'il
eût confié son bonheur et son angoisse à des oreilles profanes. Or, il
est bien certain qu'il n'avait aucun ami qui lui ressemblât, et que
tous ses jeunes compatriotes se fussent moqués de sa passion, sans en
excepter Joseph Marteau, celui qu'il estimait le plus.
Joseph Marteau était fils d'un brave notaire de village. Dans son
enfance il avait été le camarade d'André, autant qu'on pouvait être le
camarade de cet enfant débile et taciturne. Joseph était précisément
tout l'opposé: grand, robuste, jovial, insouciant, il ne sympathisait
avec lui que par une certaine élévation de caractère et une grande
loyauté naturelle. Ces bons côtés étaient d'autant plus sensibles que
l'éducation n'avait guère rien fait pour les développer. Le manque
d'instruction solide perçait dans la rudesse de ses goûts. Étranger à
toutes les délicatesses d'idées qui caractérisaient le jeune marquis, il
y suppléait par une conversation enjouée. Sa bonne et franche gaieté lui
inspirait de l'esprit, ou au moins lui en tenait lieu, et il était la
seule personne au monde qui pût faire rire le mélancolique André.
Depuis deux ou trois ans il était établi dans la ville de L.... avec
sa famille, et fréquentait peu le château de Morand; mais le marquis,
effrayé de la langueur de son fils, alla le trouver, et le pria de venir
de temps en temps le distraire par son amitié et sa bonne humeur. Joseph
aimait André comme un écolier vigoureux aime l'enfant souffreteux et
craintif qu'il protège contre ses camarades. Il ne comprenait rien à ses
ennuis; mais il avait assez de délicatesse pour ne pas les froisser par
des railleries trop dures. Il le regardait comme un enfant gâté, ne
discutait pas avec lui, ne cherchait pas à le consoler, parce qu'il ne
le croyait pas réellement à plaindre, et ne s'occupait qu'à l'amuser,
tout en s'amusant pour son propre compte. Sans doute André ne pouvait
pas avoir d'ami plus utile. Il le retrouva donc avec plaisir, et, confié
par son père à ce gouverneur de nouvelle espèce, il se laissa conduire
partout où le caprice de Joseph voulut le promener.
Celui-ci commença par décréter que, vivant seul, André ne pouvait être
amoureux. André garda le silence. Joseph reprit en décidant qu'il
fallait qu'André devînt amoureux. André sourit d'un air mélancolique.
Joseph conclut en affirmant que parmi les demoiselles de la ville il
n'y en avait pas une qui eût le sens commun; que ces précieuses étaient
propres à donner le spleen plutôt qu'à l'ôter; qu'il n'y avait au monde
qu'une espèce de femmes aimables, à savoir, les grisettes, et qu'il
fallait que son ami apprit à les connaître et à les apprécier, ce à quoi
André se résigna machinalement.
III.
Les romanciers allemands parlent d'une petite ville de leur patrie où
la beauté semble s'être exclusivement logée dans la classe des jeunes
ouvrières. Quiconque a passé vingt-quatre heures dans la petite ville de
L...., en France, peut attester la rare gentillesse et la coquetterie
sans pareille de ses grisettes. Jamais nid de fauvettes babillardes ne
mit au jour de plus riches couvées d'oisillons espiègles et jaseurs;
jamais souffle du printemps ne joua dans les prés avec plus de
fleurettes brillantes et légères. La ville de L.... s'enorgueillit à bon
droit de l'éclat de ses filles, et de plus de vingt lieues à la ronde
les galants de tous les étages viennent risquer leur esprit et leurs
prétentions dans ces bals d'artisans où, chaque dimanche, plus de deux
cents petites commères étalent sous les quinquets leurs robes blanches,
leurs tabliers de soie noire et leur visage couleur de rose.
Comment la toilette des dames de la ville suffit à faire travailler et
vivre toutes ces fillettes, c'est ce qu'on ne saurait guère expliquer
sans avouer que ces dames aiment beaucoup la toilette, et qu'elles ont
bien raison.
Quoi qu'il en soit, les méchants et les méchantes vont s'étonnant du
grand nombre d'_artisanes_ (c'est un mot du pays que je demande la
permission d'employer) qui réussissent à vivre dans une aussi petite
ville; mais les gens de bien ne s'en étonnent pas: ils comprennent
que cette ville privilégiée est pour la grisette un théâtre de gloire
qu'elle doit préférer à tout autre séjour; ils savent en outre que la
jeunesse et la santé s'alimentent sobrement et peuvent briller sous les
plus modestes atours.
Ce qu'il y a de certain, c'est que nulle part peut-être en France la
beauté n'a plus de droits et de franchises que dans ce petit royaume,
et que nulle part ses privilèges ne dégénèrent moins en abus.
L'indépendance et la sincérité dominent comme une loi générale dans les
divers caractères de ces jeunes filles. Fières de leur beauté, elles
exercent une puissance réelle dans leur Yvetot, et cette espèce de ligue
contre l'influence féminine des autres classes établit entre elles un
esprit de corps assez estimable et fertile en bons procédés.
Par exemple, si le secret de leurs fautes n'est pas toujours assez bien
gardé pour ne pas faire le tour de la ville en une heure, du moins y
a-t-il une barrière que ce secret ne franchit pas aisément. Là où cesse
l'apostolat de l'artisanerie cesse le droit d'avoir part au petit
plaisir du scandale. Ainsi l'aventure d'une grisette peut égayer ou
attendrir longtemps la foule de ses pareilles avant d'être livrée au
dédaigneux sourire des bas-bleus de l'endroit ou aux graveleux quolibets
des villageoises d'alentour.
Ces aventures ne sont pas rares dans une ville où une seule classe de
femmes mérite assez d'hommages pour accaparer ceux de toutes les classes
d'hommes: aussi voit-on rarement une belle artisane être farouche au
point de manquer de cavalier servant. Tant de sévérité serait presque
ridicule dans un pays où la galanterie n'a pas encore mis à la porte
toute naïveté de sentiment, et où l'on voit plus d'une amourette
s'élever jusqu'à la passion. Ainsi une jeune fille y peut, sans se
compromettre, agréer les soins d'un homme libre et ne pas désespérer de
l'amener au mariage; si elle manque son but, ce qui arrive souvent, elle
peut espérer de mieux réussir avec un second adorateur, et même avec
un troisième, si sa beauté ne s'est pas trop flétrie dans l'attente
illimitée du noeud conjugal.
A part donc les vertus austères qui se rencontrent là comme partout en
petit nombre, les jeunes ouvrières de L... sont généralement pourvues
chacune d'un favori choisi entre dix, et fort envié de ses concurrents.
On peut comparer cette espèce de mariage expectatif au sigisbéisme
italien. Tout s'y passe loyalement, et le public n'a pas le droit
de gloser tant qu'un des deux amants ne s'est pas rendu coupable
d'infidélité ou entaché de ridicule.
Il faut dire à la louange de ces grisettes qu'aucune ne fait fortune par
l'intrigue, et qu'elles semblent ignorer l'ignoble trafic que les femmes
font ailleurs de leur beauté; leur orgueil équivaut à une vertu; jamais
la cupidité ne les jette dans les bras des vieillards; elles aiment trop
l'indépendance pour souffrir aucun partage, pour s'astreindre à aucune
précaution. Aussi les hommes mariés ne réussissent jamais auprès
d'elles. Il y a quelque chose de vraiment magnifique dans l'exercice
insolent de leur despotisme féminin. Elles sont aimantes et colères,
romanesques on ne peut plus, coquettes et dédaigneuses, avides de
louanges, folles de plaisir, bavardes, gourmandes, impertinentes; mais
désintéressées, généreuses et franches. Leur extérieur répond assez à ce
caractère: elles sont généralement grandes, robustes et alertes; elles
ont de grandes bouches qui rient à tout propos pour montrer des dents
superbes; elles sont vermeilles et blanches, avec des cheveux bruns ou
noirs. Leurs pieds sont très-provinciaux et leurs mains rarement belles;
leur voix est un peu virile, et l'accent du pays n'est pas mélodieux.
Mais leurs yeux ont une beauté particulière et une expression de
hardiesse et de bonté qui ne trompe pas.
Tel était le monde où Joseph Marteau essaya de lancer le timide André,
en lui déclarant que le bonheur suprême était là et non ailleurs, et
qu'il ne pouvait pas manquer de sortir enivré du premier bal où il
mettrait les pieds. André se laissa donc conduire et se conduisit
lui-même assez bien durant toute la soirée. Il dansa très-assidûment, ne
fit manquer aucune figure, dépensa au moins cinq francs en oranges et en
pralines _offertes aux dames_; même il se montra homme de talent et de
_bonne société_ (comme disent les gens de mauvaise compagnie) en prenant
la place du premier violon, qui était ivre, et en jouant très-proprement
un quadrille de contredanse tirées de la _Muette de Portici_.
Malgré ces excellentes actions, André ne prit pas beaucoup dans la
société artisane. On le trouva _fier_, c'est-à-dire silencieux et froid;
lui-même ne s'amusa guère et ne fut pas aussi enchanté qu'on le lui
avait prédit. La beauté de ces grisettes n'était nullement celle qui
plaisait à son imagination. Il était difficile, mais ce n'était pas sa
faute; il avait dans la tête l'ineffaçable souvenir d'un teint pâle, de
deux grands yeux mélancoliques, d'une voix douce, et voulait à toute
force trouver de la poésie, sinon dans le langage, du moins dans le
silence d'une femme. Tout ce petit caquetage d'enfants gâtés lui déplut.
D'ailleurs il n'était pas aisé d'en approcher; la moins belle était
surveillée par plus d'un aspirant jaloux, et André ne se sentait pas la
moindre vocation pour le rôle de Lovelace campagnard. Trop modeste pour
espérer de supplanter qui que ce fût, il était trop nonchalant pour
engager la lutte avec un concurrent. Il se retira donc de bonne heure,
laissant Joseph dans une grande exaltation entre une belle ravaudeuse
aux yeux noirs et un énorme bol de vin chaud.
--Comment, dit-il à André le lendemain, tu es parti avant la fin! Tu n'y
entends rien, mon cher; tu ne sais pas que c'est le meilleur moment. On
se place adroitement à la sortie, on jette son dévolu sur une fille mal
gardée, on lui offre le bras, elle accepte. Vous la reconduisez jusque
chez elle, vous avez pour elle mille petits soins durant le trajet: vous
lui offrez, votre manteau, elle en accepte la moitié; vous la soulevez
dans vos bras pour traverser le ruisseau. Si un chien passe auprès
d'elle dans l'obscurité, elle se presse contre vous d'un petit air
effrayé, sous prétexte qu'elle a grand'peur des chiens enragés; vous la
rassurez, et vous brandissez votre canne en élevant la voix de manière
à réveiller toute la rue. Si le chien a l'air de n'être pas belliqueux,
vous pouvez même aller jusqu'à l'assommer d'un grand coup de pied en
passant; cela fait bien et donne l'air crâne. Surtout évitez de jurer;
la grisette hait tout ce qui sent le paysan. Ne gardez pas votre pipe à
la bouche en lui donnant le bras; elle est exigeante et veut du respect.
Glissez-lui un compliment agréable de temps en temps, en procédant
toujours par comparaison; par exemple, dites: Mademoiselle une telle est
bien jolie, c'est dommage qu'elle soit si pâle; ce n'est pas une rose du
mois de mai comme vous. Si votre belle est pâle, parlez d'une personne
un peu trop enluminée, et dites que les grosses couleurs donnent l'air
d'une servante. Mais surtout choisissez dans la première société les
beautés que vous voulez dénigrer; votre compliment sera deux fois mieux
accueilli. Enfin, au moment de quitter votre infante, prenez un air
respectueux, et demandez-lui la permission de l'embrasser. Dès qu'elle
aura consenti, redoublez de civilité et embrassez-la le chapeau à la
main; aussitôt après saluez jusqu'à terre. Gardez-vous bien de baiser la
main, on se moquerait de vous. Replacez-lui son châle sur les épaules;
louez sa taille, mais n'y touchez pas. Faites ce métier-là cinq ou six
jours de suite; après quoi vous pouvez tout espérer.
--Et cela suffit pour être préféré à un amant en titre?
--Bah! quand on n'a peur de rien, quand on ne doute de rien, on arrive à
tout. D'ailleurs je ne te dis pas d'aller te mettre en concurrence avec
un de ces gros corroyeurs qui sont accoutumés à charger des boeufs sur
leurs épaules, ni avec un de ces fils de fermier qui ont toujours à la
main un bâton de cormier ou un brin de houx de la taille d'un mât de
vaisseau. Non, il y a assez de freluquets auxquels on peut s'attaquer,
de petits clercs d'avoué qui ont la voix flûtée et le menton lisse comme
la main, ou bien des flandrins de la haute bourgeoisie qui n'ont pas
envie de déchirer leurs habits de drap fin. Ceux-là, vois-tu, on leur
souffle leur dulcinée en quinze jours quand on sait s'y prendre. La
grisette aime assez ces marjolets qui font des phrases et qui portent
des jabots; mais elle aime par-dessus tout un brave tapageur qui ne sait
pas nouer sa cravate, qui a le chapeau sur l'oreille, et qui pour elle
ne craint pas de se faire enfoncer un oeil ou casser une dent.
André secoua la tête.
--Je ne ferais pas fortune ici, dit-il, et je ne chercherai pas.
--Comme tu voudras, reprit Joseph; mais viens toujours dîner avec nous
aujourd'hui, tu nous l'as promis.
André se rendit donc à cinq heures chez les parents de son ami Marteau.
--Parbleu! dit Joseph, si tu fuis les grisettes, les grisettes te
poursuivent. Ma mère fait faire le trousseau de ma soeur qui se marie,
et nous avons quatre ouvrières dans la maison. Quatre! et des plus
jolies, ma foi! Moi, je ne fais que dévider le fil et de ramasser les
ciseaux de ces Omphales. Je tourne à l'entour en sournois, comme le
renard autour d'un perchoir à poules, jusqu'à ce que la moins prudente
se laisse prendre par le vertige et tombe au pouvoir du larron. Le soir,
quand elles ont fini leur tâche, je les fais danser dans la cour au son
de la flûte, sur six pieds carrés de sable, à l'ombre de deux acacias.
C'est une scène champêtre digne d'arracher de tes yeux des larmes
bucoliques. Ah! tu me verras ce soir transformé en Tityre, assis sur le
bord du puits; et je veux te faire voltiger toi-même au milieu de mes
nymphes. Ah çà! tu sais l'usage du pays? Les ouvrières en journée
mangent à la même table que nous. Ne va pas faire le dédaigneux; songe
que cela se fait dans tout le département, dans les grands châteaux tout
comme chez les bourgeois.
--Oui, oui, je le sais, répondit André; c'est un usage du vieux temps
que les artisans ne cherchent pas à détruire.
--Moi, j'aime beaucoup cet usage-là, parce que les filles sont jolies.
Si jamais je me marie, et si ma femme (comme font beaucoup de jalouses)
n'admet au logis que des ouvrières de quatre-vingts ans, je saurai fort
bien les envoyer manger à l'office, ou bien je leur ferai servir des
nougats de pierre à fusil qui les dégoûteront de mon ordinaire. Mais ici
c'est différent: les bouches sont fraîches et les dents blanches. Que la
beauté soit la reine du monde, rien de mieux.
IV.
L'intérieur de la famille Marteau était patriarcal. La grand'mère,
matrone pleine de vertus et d'obésité, était assise près de la cheminée
et tricotait un bas gris. C'était une excellente femme, un peu sourde,
mais encore gaie, qui de temps en temps plaçait son mot dans la
conversation, tout en ricanant sous les lunettes sans branches qui lui
pinçaient le nez. La mère était une ménagère sèche et discrète, active,
silencieuse, absolue, sujette à la migraine, et partant chagrine.
Elle était debout devant une grande table couverte d'un tapis vert et
taillait elle-même la besogne aux ouvrières: mais, malgré son caractère
absolu, la dame ne leur parlait qu'avec une extrême politesse, et
souffrait, non sans une secrète mortification, que tous ses coups de
ciseaux fussent soumis à de longues discussions de leur part.
Auprès de la fenêtre ouverte, les quatre ouvrières et les trois filles
de la maison, pressées comme une compagnie de perdrix, travaillaient
au trousseau; la fiancée elle-même brodait le coin d'un mouchoir. La
maîtresse ouvrière, placée sur une chaise plus élevée que les autres,
dirigeait les travaux, et de temps en temps donnait un coup d'oeil aux
ourlets confiés aux petites filles. Les grisettes en sous-ordre ne
comptaient pas cinquante ans à elles trois; elles étaient fraîches,
rieuses et dégourdies à l'avenant. Les têtes blondes des enfants de la
maison, penchées d'un petit air boudeur sur leur ouvrage et ne prenant
aucun intérêt à la conversation, se mêlaient aux visages animés des
grisettes, à leurs bonnets blancs posés sur des bandeaux de cheveux
noirs. Ce cercle de jeunes filles formait un groupe naïf tout à fait
digne des pinceaux de l'école flamande. Mais, comme Calypso parmi
ses nymphes, Henriette, la couturière en chef, surpassait toutes ses
ouvrières en caquet et en beauté. Du haut de sa chaise à escabeau, comme
du haut d'un trône, elle les animait et les contenait tour à tour de la
voix et du regard. Il y avait bien dix ans qu'Henriette était comptée
parmi les plus belles, mais elle ne semblait pas vouloir renoncer de si
tôt à son empire. Elle proclamait avec orgueil ses vingt-cinq ans et
promenait sur les hommes le regard brillant et serein d'une gloire à
son apogée. Aucune robe d'alépine ne dessinait avec une netteté plus
orgueilleuse l'étroit corsage et les riches contours d'une taille
impériale; aucun bonnet de tulle n'étalait ses coquilles démesurées et
ses extravagantes rosettes de rubans diaphanes sur un échafaudage plus
splendide de cheveux crêpés.
A l'arrivée des deux jeunes gens, le babil cessa tout à coup comme
le son de l'orgue lorsque le plain-chant de l'officiant écourte sans
cérémonie les dernières modulations d'une ritournelle où l'organiste
s'oublie. Mais après quelques instants de silence pendant lesquels André
salua timidement et supporta le moins gauchement qu'il put le regard
oblique de l'aréopage féminin, une voix flûtée se hasarda à placer son
mot, puis une autre, puis deux à la fois, puis toutes, et jamais volière
ne salua le soleil levant d'un plus gai ramage. Joseph se mêla à la
conversation, et voyant André mal à l'aise entre les deux matrones, il
l'attira auprès du jeune groupe.
--Mademoiselle Henriette, dit-il d'un ton moitié familier, moitié humble
(note qu'il était important de toucher juste avec la belle couturière,
et dont Joseph avait très-bien étudié l'intonation), voulez-vous me
permettre de vous présenter un de mes meilleurs amis, M. André de
Morand, gentilhomme, comme vous savez, et gentil garçon, comme vous
voyez? Il n'ose pas vous dire sa peine; mais le fait est qu'il a tourné
autour de vous cette nuit pendant une heure pour vous faire danser, et
qu'il n'a pas pu vous approcher; vous êtes inabordable au bal, et quand
on n'a pas obtenu votre promesse un mois d'avance, on peut y renoncer.
Ce compliment plut beaucoup à mademoiselle Henriette, car une rougeur
naïve lui monta au visage. Tandis qu'elle engageait avec Joseph un
échange d'oeillades et de facétieux propos, André remarqua que la petite
Sophie, la plus jeune des quatre, parlait de lui avec sa voisine; car
elle le regardait maladroitement, à la dérobée, en chuchotant d'un petit
air moqueur. Il se sentit plus hardi avec ces fillettes de quinze ans
qu'avec la dégagée Henriette, et les somma en riant d'avouer le mal
qu'elles disaient de lui. Après avoir beaucoup rougi, beaucoup refusé,
beaucoup hésité, Sophie avoua qu'elle avait dit a Louisa:
--Ce monsieur André m'a fait danser deux fois hier soir; cela n'empêche
pas qu'il ne soit fier _comme tout_, il ne m'a pas dit trois mots.
--Ah! mon cher André, s'écria Joseph, ceci est une agacerie, prends-en
note.
--Cela est bien vrai, interrompit Henriette, qui craignait que la petite
Sophie n'accaparât l'attention des jeunes gens; tout le monde l'a
remarqué: André a bien l'air d'un noble; il ne rit que du bout des dents
et ne danse que du bout des pieds; je disais en le regardant: Pourquoi
est-ce qu'il vient au bal, ce pauvre monsieur? ça ne l'amuse pas du
tout.
André, choqué de cette hardiesse indiscrète, fut bien près de répondre:
En vérité, mademoiselle, vous avez raison, cela ne m'amusait pas du
tout; mais Joseph lui coupa la parole en disant:
--Ah! ah! de mieux en mieux, André; mademoiselle Henriette t'a regardé;
que dis-je? elle t'a contemplé, elle s'est beaucoup occupée de toi.
Sais-tu que tu as fait sensation? Ma foi! je suis jaloux d'un pareil
début. Mais voyez-vous, mes chères petites; pardon! je voulais dire mes
belles demoiselles, vous faites à mon ami un reproche qu'il ne mérite
pas; vous l'accusez d'être fier lorsqu'il n'est que triste, et il faudra
bien que vous lui pardonniez sa tristesse quand vous saurez qu'il est
amoureux.
--Ah!!!... s'écrièrent à la fois toutes les jeunes filles.
--Oh! mais, amoureux! reprit Joseph avec emphase, amoureux frénétique!
--Frénétique! dit la petite Louisa en ouvrant de grands yeux.
--Oui! répondit Joseph, cela veut dire très-amoureux, amoureux comme
le greffier du juge de paix est amoureux de vous, mademoiselle Louisa;
comme le nouveau commis à pied des droits réunis est amoureux de vous,
mademoiselle Juliette; comme....
--Voulez-vous vous taire! voulez-vous vous taire! s'écrièrent-elles
toutes en carillon.
Madame Marteau fronça le sourcil en voyant que l'ouvrage languissait, la
grand'mère sourit, et Henriette rétablit le calme d'un signe majestueux.
--Si vous n'aviez pas fait tant de tapage, mesdemoiselles, dit-elle à ses
ouvrières, M. Joseph allait nous dire de qui M. André est amoureux.
--Et je vais vous le dire en grande confidence, répondit Joseph; chut!
écoutez bien, vous ne le direz pas?...
--Non, non, non, s'écrièrent-elles.
--Eh bien! reprit Joseph, il est amoureux de vous quatre. Il en perd
l'esprit et l'appétit; et si vous ne tirez pas au sort laquelle de
vous...
--Oh! le méchant moqueur! dirent-elles en l'interrompant.
--Monsieur Joseph, nous ne sommes pas des enfants, dit Henriette en
affectant un air digne, nous savons bien que monsieur est noble et que
nous sommes trop peu de chose pour qu'il fasse attention à nous. Quand
une ouvrière va raccommoder le linge du château de Morand, le père et
le fils s'arrangent toujours pour ne pas manger à la maison, afin
certainement de ne pas manger avec elle. On la fait dîner toute seule!
ce n'est pas amusant: aussi il n'y a pas beaucoup d'artisanes qui
veuillent y aller. On n'y a aucun agrément, personne à qui parler; et
quels chemins pour y arriver! aller en croupe derrière un métayer! ce n
est pas un si beau voyage à faire, et ce n'est pas comme M. de... C'est
un noble pourtant, celui-là! eh bien! il vient chercher lui-même ses
ouvrières à la ville, et il les emmène dans sa voiture.