Ezzelino, dont l'équipage avait été très-maltraité, croyant avoir
satisfait à l'honneur par sa belle défense, ne jugea pas à propos de
s'exposer de nuit à un nouveau combat, et alla mettre sa galère sous la
protection du château situé dans la grande île. La nuit tombait quand il
jeta l'ancre. Il donna ses ordres à son équipage, et, se jetant dans une
barque, il s'approcha du château.
Ce château était situé au bord de la mer, sur d'énormes rochers taillés à
pic, au milieu desquels les vagues allaient s'engouffrer avec fracas, et
dominait à la fois toute l'île, et tout l'horizon jusqu'aux deux autres
îles; il était entouré, du côté de la terre, d'un fossé de quarante pieds,
et fermé partout par une énorme muraille. Aux quatres coins, des donjons
aigus se dressaient comme des flèches. Une porte de fer bouchait la seule
issue apparente qu'eut le château. Tout cela était massif, noir, morne et
sinistre: on eût dit de loin le nid d'un oiseau de proie gigantesque.
Ezzelin ignorait que Soranzo eût échappé au désastre de Patras; il avait
appris sa folle entreprise, sa défaite et la perte de sa galère. Le bruit
de sa mort avait couru, puis aussi celui de son évasion; mais on ne savait
point à l'extrémité de la Morée ce qu'il y avait de faux ou de vrai dans
ces récits divers. Les brigandages des pirates missolonghis donnaient
beaucoup plus de probabilité à la nouvelle de la mort de Soranzo qu'à
celle de son salut.
Le comte avait donc quitté Coron avec un vague sentiment de joie et
d'espoir; mais durant le voyage ses pensées avaient repris leur tristesse
et leur abattement ordinaires. Il s'était dit que, dans le cas où Giovanna
serait libre, l'aspect de son premier fiancé serait une insulte à ses
regrets, et que peut-être elle passerait pour lui de l'estime à la haine;
et puis, en examinant son propre coeur, Ezzelin s'imagina ne plus trouver
au fond de cet abîme de douleur qu'une sorte de compassion tendre pour
Giovanna, soit qu'elle fût l'épouse, soit qu'elle fût la veuve d'Orio
Soranzo.
Ce fut seulement en mettant le pied sur le rivage de l'île Curzolari
qu'Ezzelino, reprenant sa mélancolie habituelle, dont la chaleur du combat
l'avait distrait un instant, se souvint du problème qui tenait sa vie
comme en suspens depuis deux mois; et, malgré toute l'indifférence dont il
se croyait armé, son coeur tressaillit d'une émotion plus vive qu'il
n'avait fait à l'aspect des pirates. Un mot du premier matelot qu'il
trouva sur la rive eût pu faire cesser cette angoisse; mais, plus il la
sentait augmenter, moins il avait le courage de s'informer.
Le commandant du château, ayant reconnu son pavillon et répondu au salut
de sa galère par autant de coups de canon qu'elle lui en avait adressé,
vint à sa rencontre, et lui annonça qu'en l'absence du gouverneur il était
chargé de donner asile et protection aux navires de la république. Ezzelin
essaya de lui demander si l'absence du gouverneur était momentanée, ou
s'il fallait entendre par ce mot la mort d'Orio Soranzo; mais, comme si sa
propre vie eût dépendu de la réponse du commandant, il ne put se résoudre
à lui adresser cette question. Le commandant, qui était plein de
courtoisie, fut un peu surpris du trouble avec lequel le jeune comte
accueillait ses civilités, et prit cet embarras pour de la froideur et du
dédain. Il le conduisit dans une vaste salle d'architecture sarrasine,
dont il lui fit les honneurs; et peu à peu il reprit ses manières
accoutumées, qui étaient les plus obséquieuses du monde. Ce commandant,
nommé Léontio, était un Esclavon, officier de fortune, blanchi au service
de la république. Habitué à s'ennuyer dans les emplois secondaires, il
était d'un caractère inquiet, curieux et expansif. Ezzelin fut forcé
d'entendre les lamentations ordinaires de tout commandant de place
condamné à un hivernage triste et périlleux. Il l'écoutait à peine;
cependant un nom qu'il prononça le tira tout à coup de sa rêverie.
«Soranzo? s'écria-t-il, ne pouvant plus se maîtriser, qui donc est ce
Soranzo, et où est-il maintenant?
--Messer Orio Soranzo, le gouverneur de cette île, est celui dont j'ai
l'honneur de parler à votre seigneurie, répondit Léontio; il est
impossible qu'elle n'ait pas entendu parler de ce vaillant capitaine.»
Ezzelin se rassit en silence; puis, au bout d'un instant, il demanda
pourquoi le gouverneur d'une place si importante n'était pas à son poste,
surtout dans un temps où les pirates couvraient la mer et venaient
attaquer les galères de l'État presque sous le canon de son fort. Cette
fois il écouta la réponse du commandant.
«Votre seigneurie, dit celui-ci, m'adresse une question fort naturelle, et
que nous nous adressons tous ici, depuis moi, qui commande la place,
jusqu'au dernier soldat de la garnison. Ah! seigneur comte! comme les plus
braves militaires peuvent se laisser abattre par un revers! Depuis
l'affaire de Patras, le noble Orio a perdu toute sa vigueur et toute son
audace. Nous nous dévorons dans l'inaction, nous dont il gourmandait
naguère la paresse et la lenteur; et Dieu sait si nous méritions de tels
reproches! Mais, quelque injustes qu'ils pussent être, nous aimions mieux
le voir ainsi que dans le découragement où il est tombé. Votre seigneurie
peut m'en croire, ajouta Léontio en baissant la voix, c'est un homme qui a
perdu la tête. Si les choses qui se passent maintenant sous ses yeux
eussent été seulement racontées il y a deux mois, il serait parti comme un
aigle de mer pour donner la chasse à ces mouettes fuyardes; il n'eût pas
eu de repos, il n'eût pu ni manger ni dormir qu'il n'eût exterminé ces
pirates et tué leur chef de sa propre main. Mais, hélas! ils viennent nous
braver jusque sous nos remparts, et le turban rouge de _l'Uscoque_ se
promène insolemment à la portée de nos regards. Sans aucun doute, c'est ce
pirate infâme qui a attaqué aujourd'hui Votre Excellence.
--C'est possible, répondit Ezzelin avec indifférence; ce qu'il y a de
certain, c'est que, malgré leur incroyable audace, ces pirates ne peuvent
triompher d'une galère bien armée. Je n'ai que soixante hommes de guerre à
mon bord, et, sans la nuit, nous serions venus à bout, je pense, de toutes
les forces réunies des Missolonghis. Certainement vous avez ici plus
d'hommes et de munitions qu'il ne vous en faudrait, avec la forte galère
que je vois à l'ancre, pour exterminer en quelques jours cette misérable
engeance. Que pensera Morosini de la conduite de son neveu lorsqu'il saura
ce qui se passe?
--Et qui osera lui en rendre compte? dit Léontio avec un sourire mêlé de
fiel et de terreur. Messer Orio est un homme implacable dans ses
vengeances; et si la moindre plainte contre lui partait de cet endroit
maudit pour aller frapper l'oreille de l'amiral, il n'est pas jusqu'au
dernier mousse parmi ceux qui l'habitent qui ne ressentît jusqu'à la mort
les effets de la colère de Soranzo. Hélas! la mort n'est rien, c'est une
chance de la guerre; mais vieillir sous le harnais sans gloire, sans
profit, sans avancement, c'est ce qu'il y a de pis dans la vie d'un
soldat! Qui sait comment l'illustre Morosini accueillerait une plainte
contre son neveu? Ce n'est pas moi qui me mettrai dans le plateau d'une
balance avec un homme comme Orio Soranzo dans l'autre!
--Et grâce à ces craintes, reprit Ezzelino avec indignation, le commerce
de votre patrie est entravé, de braves négociants sont ruinés, des
familles entières, jusqu'aux femmes et aux enfants, trouvent dans leur
traversée une mort cruelle et impunie; de vils forbans, rebut des nations,
insultent le pavillon vénitien, et messer Orio Soranzo souffre ces choses!
Et parmi tant de braves soldats qui se rongent les poings d'impatience
autour de lui, il n'en est pas un seul qui ose se dévouer pour le salut de
ses concitoyens et l'honneur de sa patrie!
--Il faut tout dire, seigneur comte,» répliqua Léontio, effrayé de
l'emportement d'Ezzelin. Puis il s'arrêta troublé, et promena un regard
autour de lui, comme s'il eût craint que les murs n'eussent des yeux et
des oreilles.
«Eh bien! dit le comte avec chaleur, qu'avez-vous à dire pour justifier
une telle timidité? Parlez, ou je vous rends responsable de tout ceci.
--Monseigneur, répondit Léontio en continuant à regarder avec anxiété de
côté et d'autre, le noble Orio Soranzo est peut-être plus infortuné que
coupable. Il se passe, dit-on, des choses étranges dans le secret de ses
appartements. On l'entend parler seul avec véhémence; on l'a rencontré la
nuit, pâle et défait, errant comme un possédé dans les ténèbres, affublé
d'un costume bizarre. Il passe des semaines entières enfermé dans sa
chambre, ne laissant parvenir jusqu'à lui qu'un esclave musulman qu'il a
ramené de sa malheureuse expédition de Patras. D'autres fois, par un temps
d'orage, il se hasarde, avec ce jeune homme et deux ou trois marins
seulement, sur une barque fragile, et, dépliant la voile avec une
intrépidité qui touche a la démence, il disparaît à l'horizon parmi les
écueils qui nous avoisinent de toutes parts. Il reste absent des jours
entiers, sans qu'on puisse supposer d'autre motif à ces courses inutiles
et aventureuses qu'une fantaisie maladive. Ces choses ne sont pas d'un
homme dépourvu d'énergie, votre seigneurie en conviendra.
--Alors elles sont le fait de la plus insigne folie, reprit Ezzelin. Si
messer Orio a perdu l'esprit, qu'on l'enferme et qu'on le soigne; mais que
le commandement d'un poste d'où dépend la sûreté de la navigation ne soit
plus confié aux mains d'un frénétique. Ceci est important, et le hasard
m'impose aujourd'hui un devoir que je saurai remplir, bien que Dieu sache
à quel point il me répugne... Voyons, le gouverneur est-il absent en effet,
ou dans son lit, à cette heure? Je veux l'interroger; je veux voir, par
mes propres yeux, s'il est malade, traître ou insensé.
--Seigneur comte, dit Léontio en paraissant vouloir cacher son inquiétude
personnelle, je reconnais à cette résolution le noble enfant de la
république; mais il m'est impossible de vous dire si le gouverneur est
enfermé dans sa chambre, ou s'il est à la promenade.
--Comment! s'écria Ezzelin en haussant les épaules, on ne sait pas même où
le prendre quand on a affaire à lui?
--C'est la vérité, dit Léontio, et votre seigneurie doit comprendre qu'ici
chacun désire avoir affaire au gouverneur le moins possible. Ce qui peut
arriver de moins fâcheux dans la situation d'esprit où il est, c'est qu'il
ne donne aucune espèce d'ordres. Lorsque son abattement cesse, c'est pour
faire place à une activité désordonnée, qui pourrait nous devenir funeste
si le lieutenant qui commande la galère ne savait éluder ses ordres avec
autant de prudence que d'adresse. Mais toute son habileté ne peut aboutir
qu'à nous préserver des folles manoeuvres que, du haut de son donjon,
messer Orio lui commande. Votre seigneurie sourirait de compassion si elle
voyait notre gouverneur, armé de pavillons de diverses couleurs, essayer
de faire connaître à cette distance ses bizarres intentions à son navire.
Heureusement, quand on feint de ne pas le comprendre, et qu'il est entré
dans d'effroyables colères, il perd la mémoire de ce qui s'est passé.
D'ailleurs le lieutenant Marc Mazzani est un homme de courage, qui ne
craindrait pas d'affronter sa furie, plutôt que d'aventurer la galère dans
les écueils vers lesquels messer Orio lui prescrit souvent de la diriger.
Je suis certain qu'il brûle du désir de donner la chasse aux pirates, et
que quelque jour il la leur donnera tout de bon, sans s'inquiéter de ce
que messer Orio pourra penser de sa désobéissance.--_Quelque jour! ...
pourra penser!_ ... s'écria Ezzelin, de plus en plus outré de ce qu'il
entendait. Voilà, en effet, un bien grand courage et un empressement bien
utile jusqu'à présent! Fi! monsieur le commandant, je ne conçois pas que
des hommes subissent le joug d'un aliéné, et qu'ils n'aient pas encore eu
l'idée, au lieu d'éluder ses ordres imbéciles, de lui lier les pieds et
les mains, de le jeter dans une barque sur un matelas, et de le conduire à
Corfou, pour que l'amiral, son oncle, le fasse soigner comme il
l'entendra. Allons, trêve à ces détails inutiles; faites-moi la grâce,
messer Léontio, d'aller demander pour moi une audience à Soranzo, et, s'il
me la refuse, de me montrer le chemin de ses appartements; car je ne
sortirai d'ici, je vous le jure, qu'après avoir tâté le pouls à son
honneur ou à son délire.
Léontio hésitait encore.
«Allez donc, monsieur, lui dit Ezzelino avec force. Que craignez-vous?
N'ai-je pas ici une galère, si la vôtre est désemparée? Et si vos trois
cents hommes ont peur d'un seul qui est malade, n'en ai-je pas soixante
qui n'ont peur de personne? Je prends sur moi toute la responsabilité de
ma détermination, et je vous promets de vous défendre, s'il le faut,
contre votre chef. Je n'aurais pas cru qu'un vieux militaire comme vous
eût besoin, pour faire son devoir, de la protection d'un jeune homme comme
moi.»
Ezzelino, resté seul, se promena avec agitation dans la salle. Le soleil
était couché et le jour baissait. Le ciel éteignait peu à peu sa pourpre
brûlante dans les flots de la mer d'Ionie. Les rivages dentelés de la
Carnie encadraient la scène immense qui se déployait autour de l'île. Le
comte s'arrêta devant l'étroite croisée à double ogive fleurie qui
dominait, à une élévation de plus de cent pieds, ce tableau splendide. Ce
château, dont les murailles lisses tombaient sur un rocher à pic toujours
battu des vagues, semblait prendre ses racines profondes dans l'abîme et
vouloir s'élancer jusqu'aux nues. Son isolement sur cet écueil lui donnait
un aspect audacieux et misérable à la fois. Ezzelino, tout en admirant
cette situation pittoresque, sentit comme une sorte de vertige, et se
demanda si une telle résidence n'était pas bien propre à exalter jusqu'au
délire un esprit impressionnable comme devait l'être celui de Soranzo.
L'inaction, la maladie et le chagrin lui parurent, dans un pareil séjour,
des tortures pires que la mort, et une sorte de pitié vint adoucir
l'indignation qui jusque-là avait rempli son âme.
Mais il résista à cet instinct d'un âme trop généreuse, et, comprenant
l'importance du devoir qu'il s'était imposé, il s'arracha à sa
contemplation, et reprit sa marche rapide le long de la grande salle.
Un affreux silence, indice de terreur et de désespoir, régnait dans cette
demeure guerrière, où le bruit des armes et le cri des sentinelles eussent
dû, à toute heure, se mêler à la voix des vents et des ondes. On n'y
entendait que le cri des oiseaux de mer qui s'abattaient, à l'entrée de la
nuit, par troupes nombreuses, sur les récifs et les flots qui se brisaient
solennellement en élevant une grande plainte monotone dans l'espace.
Ce lieu avait été témoin jadis d'une grande scène de gloire et de carnage.
Autour de ces écueils Curzolari (les antiques Échinades), l'héroïque
bâtard de Charles-Quint, don Juan d'Autriche, avait donné le premier
signal de la grande bataille de Lépante, et anéanti les forces navales de
la Turquie, de l'Égypte et de l'Algérie. La construction du château
remontait à cette époque; il portait le nom de San-Silvio, peut-être parce
qu'il avait été bâti ou occupé par le comte Silvio de Porcia, l'un des
vainqueurs de la campagne. Sur les parois de la salle, Ezzelin vit, à la
dernière lueur du jour, trembloter les grandes silhouettes des héros de
Lépante, peints à fresque assez grossièrement, dans des proportions
colossales, et revêtus de leurs puissantes armures de guerre. On y voyait
le généralissime Veniers, qui, à l'âge de soixante-seize ans, fit des
prodiges de valeur; le provéditeur Barbarigo, le marquis de Santa Cruz,
les vaillants capitaines Loredano et Malipiero, qui tous deux perdirent la
vie dans cette sanglante journée; enfin le célèbre Bragadino, qui avait
été écorché vif quelques mois avant la bataille par ordre de Mustapha, et
qui était représenté dans toute l'horreur de son supplice, la tête ceinte
d'une auréole de martyr et le corps à demi dépouillé de sa peau. Ces
fresques étaient peut-être l'oeuvre de quelque soldat artiste blessé au
combat de Lépante. L'air de la mer en avait fait tomber une partie; mais
ce qui en restait avait encore un aspect formidable, et ces spectres
héroïques, mutilés et comme flottants dans le crépuscule, firent passer
dans l'âme d'Ezzelino des émotions de terreur religieuse et d'enthousiasme
patriotique.
Quelle fut sa surprise lorsqu'il fut tiré de son austère rêverie par les
sons d'un luth! Une voix de femme, suave et pleine d'harmonie, quoique un
peu voilée par le chagrin ou la souffrance, vint s'y mêler, et lui fit
entendre distinctement ces vers d'une romance vénitienne bien connue de
lui:
Vénus est la belle déesse,
Venise est la belle cité.
Doux astre, ville enchanteresse,
Perles d'amour et de beauté,
Vous vous couchez dans l'onde amère,
Le soir, comme dans vos berceaux;
Car vous êtes soeurs, et pour mère
Vous eûtes l'écume des flots.
Ezzelino n'eut pas un instant de doute sur cette romance et sur cette
voix.
«Giovanna!» s'écria-t-il en s'élançant à l'autre bout de la salle, et en
soulevant d'une main tremblante l'épais rideau de tapisserie qui obstruait
la croisée du fond.
Cette croisée donnait sur l'intérieur du château, sur une de ces parties
ceintes de bâtiments que dans nos édifices français du moyen âge on
appelait le préau. Ezzelino vit une petite cour dont l'aspect contrastait
avec tout le reste de l'île et du château. C'était un lieu de plaisance
bâti récemment à la manière orientale, et dans lequel on avait semblé
vouloir chercher un refuge contre l'aspect fatigant des flots et l'âpreté
des brises marines. Sur une assez large plate-forme quadrangulaire, on
avait rapporté des terres végétales, et les plus belles fleurs de la Grèce
y croissaient à l'abri des orages. Ce jardin artificiel était rempli d'une
indicible poésie. Les plantes qu'on y avait acclimatées de force avaient
une langueur et des parfums étranges, comme si elles eussent compris les
voluptés et la souffrance d'une captivité volontaire. Un soin délicat et
assidu semblait présider à leur entretien. Un jet d'eau de roche murmurait
au milieu dans un bassin de marbre de Paros. Autour de ce parterre régnait
une galerie de bois de cèdre découpée dans le goût moresque avec une
légèreté et une simplicité élégantes. Cette galerie laissait entrevoir,
au-dessous et au-dessus de ses arcades, les portes cintrées et les
fenêtres en rosaces des appartements particuliers du gouverneur; des
portières de tapisseries d'Orient et des tendines de soie écarlate en
dérobaient la vue intérieure aux regards du comte. Mais à peine eut-il,
d'une voix émue et pénétrante, répété le nom de Giovanna, qu'un de ces
rideaux se souleva rapidement. Une ombre blanche et délicate se dessina
sur le balcon, agita son voile comme pour donner un signe de
reconnaissance, et, laissant retomber le rideau, disparut au même instant.
Le comte fut forcé d'abandonner la fenêtre, Léontio venait lui rendre
compte de son message; mais Ezzelino avait reconnu Giovanna, et il
écoutait à peine la réponse du vieux commandant.
Léontio vint annoncer que le gouverneur était réellement en course aux
environs de l'île; mais, soit qu'il eût mis pied à terre quelque part dans
les rochers de la plage de Garnie, soit qu'il se fût engagé dans les
nombreux îlots qui entourent l'île principale de Curzolari, on ne
découvrait nulle part son esquif à l'aide de la lunette.
«Il est fort étrange, dit Ezzelin, que dans ces courses aventureuses il ne
rencontre point les pirates.
--Cela est étrange, en effet, repartit le commandant. On dit qu'il y a un
Dieu pour les hommes ivres et pour les fous. Je gage que si messer Orio
était dans son bon sens et connaissait le danger auquel il s'expose en
allant ainsi presque seul, sur une barque, côtoyer des écueils infestés de
brigands, il aurait déjà trouvé dans ces courses la mort qu'il semble
chercher, et qui de son côté semble le fuir.
--Vous ne m'aviez pas dit, messer Léontio, interrompit Ezzelin qui ne
l'écoutait pas, que la signora Soranzo fût ici.
--Votre seigneurie ne me l'avait pas demandé, répondit Léontio. Elle est
ici depuis deux mois environ, et je pense qu'elle y est venue sans le
consentement de son époux; car, à son retour de l'expédition de Patras,
soit qu'il ne l'attendît pas, soit que, dans sa folie, il eût oublié
qu'elle dût venir le rejoindre, messer Orio lui a fait un accueil
très-froid. Cependant il l'a traitée avec les plus grands égards; et
puisque votre seigneurie a jeté les yeux sur la partie du château que l'on
découvre de cette fenêtre, elle a pu voir qu'on y a construit, avec une
célérité presque magique, un logement de bois à la manière orientale,
très-simple à la vérité, mais beaucoup plus agréable que ces grandes
salles froides et sombres dans le goût de nos pères. Le jeune esclave turc
que messer Soranzo a ramené de Patras a donné le plan et présidé à tous
les détails de ce harem improvisé, où il n'y a qu'une sultane, il est vrai,
mais plus belle à elle seule que les cinq cents femmes réunies du sultan.
On a fait ici tout ce qui était possible, et même un peu plus, comme l'on
dit, pour rendre supportable à la nièce de l'illustre amiral le séjour de
cette lugubre demeure.»
Ezzelin laissait parler le vieux commandant sans l'interrompre. Il ne
savait à quoi se résoudre. Il désirait et craignait tout à la fois de voir
Giovanna. Il ne savait comment interpréter le signe qu'elle lui avait fait
de sa fenêtre. Peut-être avait-elle besoin, dans sa triste situation,
d'une protection respectueuse et désintéressée. Il allait se décider à lui
faire demander une entrevue par Léontio, lorsqu'une femme grecque, qui
était au service de Giovanna, vint de sa part le prier de se rendre auprès
d'elle. Ezzelin prit avec empressement son chapeau qu'il avait jeté sur
une table, et se disposait à suivre l'envoyée, lorsque Léontio,
s'approchant de lui et lui parlant à voix basse, le conjura de ne point
répondre à cet appel de la signora, sous peine d'attirer sur lui et sur
elle-même la colère de Soranzo.
«Il a défendu sous les peines les plus sévères, ajouta Léontio, de laisser
aucun Vénitien, quels que soient son rang et son âge, pénétrer dans ses
appartements intérieurs; et comme il est également défendu à la signora de
franchir l'enceinte des _galeries de bois_, je déclare que cette entrevue
peut être également funeste à votre seigneurie, à la signora Soranzo et à
moi.
--Quant à vos craintes personnelles, répondit Ezzelin d'un ton ferme, je
vous ai déjà dit, monsieur, que vous pouviez passer à bord de ma galère et
que vous y seriez en sûreté; et quant à la signora Soranzo, puisqu'elle
est exposée à de tels dangers, il est temps qu'elle trouve un homme
capable de l'y soustraire, et résolu à le tenter.»
En parlant ainsi, il fit un geste expressif qui écarta promptement Léontio
de la porte vers laquelle il s'était précipité pour lui barrer le passage.
«Je sais, dit celui-ci en se retirant, le respect que je dois au rang que
votre seigneurie occupe dans la république et dans l'armée; je la supplie
donc de constater au besoin que j'ai obéi à ma consigne, et qu'elle a pris
sur elle de l'outre-passer.»
La servante grecque ayant pris, dans une niche de l'escalier, une lampe
d'argent qu'elle y avait déposée, conduisit Ezzelin, à travers un dédale
de couloirs, d'escaliers et de terrasses, jusqu'à la plate-forme qui
servait de jardin. L'air tiède du printemps hâtif et généreux de ces
climats soufflait mollement dans ce site abrité de toutes parts. De beaux
oiseaux chantaient dans une volière, et des parfums exquis s'exhalaient
des buissons de fleurs pressées et suspendues en festons à toutes les
colonnes. On eût pu se croire dans un de ces beaux _cortile_ des palais
vénitiens, où les roses et les jasmins, acclimatés avec art, semblent
croître et vivre dans le marbre et la pierre.
L'esclave grecque souleva le rideau de pourpre de la porte principale, et
le comte pénétra dans un frais boudoir de style byzantin, décoré dans le
goût de l'Italie.
Giovanna était couchée sur des coussins de drap d'or brodés en soie de
diverses couleurs. Sa guitare était encore dans ses mains, et le grand
lévrier blanc d'Orio, couché à ses pieds, semblait partager son attente
mélancolique. Elle était toujours belle, quoique bien différente de ce
qu'elle avait été naguère. Le brillant coloris de la santé n'animait plus
ses traits, et l'embonpoint de sa jeunesse avait été dévoré par le souci.
Sa robe de soie blanche était presque du même ton que son visage, et ses
grands bracelets d'or flottaient sur ses bras amaigris. Il semblait
qu'elle eût déjà perdu cette coquetterie et ce soin de sa parure qui, chez
les femmes, est la marque d'un amour partagé. Les bandeaux de perles de sa
coiffure s'étaient détachés et tombaient avec ses cheveux dénoués sur ses
épaules d'albâtre, sans qu'elle permît à ses esclaves de les rajuster.
Elle n'avait plus l'orgueil de la beauté. Un mélange de faiblesse
languissante et de vivacité inquiète se trahissait dans son attitude et
dans ses gestes. Lorsque Ezzelin entra, elle semblait brisée de fatigue,
et ses paupières veinées d'azur ne sentaient pas l'éventail de plumes
qu'une esclave moresque agitait sur son front; mais, au bruit que fit le
comte en s'approchant, elle se souleva brusquement sur ses coussins, et
fixa sur lui un regard où brillait la fièvre. Elle lui tendit les deux
mains à la fois pour serrer la sienne avec force; puis elle lui parla avec
enjouement, avec esprit, comme si elle l'eût retrouvé à Venise au milieu
d'un bal. Un instant après, elle étendit le bras pour prendre, des mains
de l'esclave, un flacon d'or incrusté de pierres précieuses, qu'elle
respira en pâlissant, comme si elle eût été près de défaillir; puis elle
passa ses doigts nonchalants sur les cordes de son luth, fit à Ezzelin
quelques questions frivoles dont elle n'écouta pas les réponses; enfin, se
soulevant et s'accoudant sur le rebord d'une étroite fenêtre placée
derrière elle, elle attacha ses regards sur les flots noirs où commençait
à trembler le reflet de l'étoile occidentale, et tomba dans une muette
rêverie. Ezzelin comprit que le désespoir était en elle.
Au bout de quelques instants, elle fit signe à ses femmes de se retirer,
et lorsqu'elle fut seule avec Ezzelin, elle ramena sur lui ses grands yeux
bleus cernés d'un bleu encore plus sombre, et le regarda avec une
singulière expression de confiance et de tristesse. Ezzelin, jusque-là
mortellement troublé de sa présence et de ses manières, sentit se
réveiller en lui cette tendre pitié qu'elle semblait implorer. Il fit
quelques pas vers elle; elle lui tendit de nouveau la main, et l'attirant
à ses pieds sur un coussin:
«O mon frère! lui dit-elle, mon noble Ezzelin! vous ne vous attendiez pas
sans doute à me retrouver ainsi! Vous voyez sur mes traits les ravages de
la souffrance; ah! votre compassion serait plus grande si vous pouviez
sonder l'abîme de douleur qui s'est creusé dans mon âme!
--Je le devine, madame, répondit Ezzelin; et puisque vous m'accordez le
doux et saint nom de frère, comptez que j'en remplirai tous les devoirs
avec joie. Donnez-moi vos ordres, je suis prêt à les exécuter fidèlement.
--Je ne sais ce que vous voulez dire, mon ami, reprit Giovanna; je n'ai
point d'ordres à vous donner, si ce n'est d'embrasser pour moi votre soeur
Argiria, le bel ange, de me recommander à ses prières et de garder mon
souvenir, afin de vous entretenir de moi quand je ne serai plus. Tenez,
ajouta-t-elle en détachant de sa chevelure d'ébène une fleur de
laurier-rose à demi flétrie, donnez-lui ceci en mémoire de moi, et
dites-lui de se préserver des passions; car il y a des passions qui
donnent la mort, et cette fleur en est l'emblème: c'est une fleur-reine,
on en couronne les triomphateurs; mais elle est, comme l'orgueil, un
poison subtil.
--Et cependant, Giovanna, ce n'est pas l'orgueil qui vous tue, dit Ezzelin
en recevant ce triste don; l'orgueil ne tue que les hommes; c'est l'amour
qui tue les femmes.
--Mais ne savez-vous pas, Ezzelin, que, chez les femmes, l'orgueil est
souvent le mobile de l'amour? Ah! nous sommes des êtres sans force et sans
vertu, ou plutôt notre faiblesse et notre énergie sont également
inexplicables! Quand je songe à la puérilité des moyens qu'on emploie pour
nous séduire, à la légèreté avec laquelle nous laissons la domination de
l'homme s'établir sur nous, je ne comprends pas l'opiniâtreté de ces
attachements si prompts à naître, si impossibles à détruire. Tout à
l'heure je redisais une romance que vous devez vous rappeler, puisque
c'est vous qui l'avez composée pour moi. Eh bien! en la chantant, je
songeais à ceci, que la naissance de Vénus est une fiction d'un sens bien
profond. A son début, la passion est comme une écume légère que le vent
ballotte sur les flots. Laissez-la grandir, elle devient immortelle. Si
vous en aviez le temps, je vous prierais d'ajouter à ma romance un couplet
où vous exprimeriez cette pensée; car je la chante souvent, et bien
souvent je pense à vous, Ezzelin. Croiriez-vous que tout à l'heure,
lorsque vous avez prononcé mon nom de la fenêtre de la galerie, votre voix
ne m'a pas laissé le moindre doute? Et quand je vous ai aperçu dans le
crépuscule, mes yeux n'ont pas hésité un instant à vous reconnaître. C'est
que nous ne voyons pas seulement avec les yeux du corps. L'âme a des sens
mystérieux, qui deviennent plus nets et plus perçants à mesure que nous
déclinons rapidement vers une fin prématurée. Je l'avais souvent ouï dire
à mon oncle. Vous savez ce qu'on raconte de la bataille de Lépante. La
veille du jour où la flotte ottomane succomba sous les armes glorieuses de
nos ancêtres autour de ces écueils, les pêcheurs des lagunes entendirent
autour de Venise de grands cris de guerre, des plaintes déchirantes, et
les coups redoublés d'une canonnade furieuse. Tous ces bruits flottaient
dans les ondes et planaient dans les cieux. On entendait le choc des armes,
le craquement des navires, le sifflement des boulets, les blasphèmes des
vaincus, la plainte des mourants; et cependant aucun combat naval ne fut
livré cette nuit-là, ni sur l'Adriatique, ni sur aucune autre mer. Mais
ces âmes simples eurent comme une révélation et une perception anticipée
de ce qui arriva le lendemain à la clarté du soleil, à deux cents lieues
de leur patrie. C'est le même instinct qui m'a fait savoir la nuit
dernière que je vous verrais aujourd'hui; et ce qui vous paraîtra fort
étrange, Ezzelin, c'est que je vous ai vu exactement dans le costume que
vous avez maintenant, et pâle comme vous l'êtes. Le reste de mon rêve est
sans doute fantastique, et pourtant je veux vous le dire. Vous étiez sur
votre galère aux prises avec les pirates, et vous déchargiez votre
pistolet à bout portant sur un homme dont il m'a été impossible de voir la
figure, mais qui était coiffé d'un turban rouge. En ce moment la vision a
disparu.
--Cela est étrange, en effet,» dit Ezzelin en regardant fixement Giovanna,
dont l'oeil était clair et brillant, la parole animée, et qui semblait
sous l'inspiration d'une sorte de puissance divinatoire.
Giovanna remarqua son étonnement, et lui dit:
«Vous allez croire que mon esprit est égaré. Il n'en est rien cependant.
Je n'attache point à ce rêve une grande importance, et je n'ai point la
puissance des sibylles. Combien ne m'eût-elle pas été précieuse en ces
heures d'inquiétude dévorante qui se renouvellent sans cesse pour moi, et
qui me tuent lentement! Hélas! dans ces périls auxquels Soranzo s'expose
chaque jour, c'est en vain que j'ai interrogé de toute la puissance de mes
sens et de toute celle de mon âme l'horreur des ténèbres ou les brumes de
l'horizon; ni dans mes veilles désolées, ni dans mes songes funestes, je
n'ai trouvé le moindre éclaircissement au mystère de sa destinée. Mais
avant d'en finir avec ces visions qui sans doute vous font sourire,
laissez-moi vous dire que l'homme au turban rouge de mon rêve vous a fait,
en s'effaçant dans les airs, un signe de menace. Laissez-moi vous dire
aussi, et pardonnez-moi cette faiblesse, que j'ai senti, au moment où la
vision a disparu, une terreur que je n'avais pas éprouvée tant que le
tableau de ce combat avait été devant mes yeux; ne méprisez pas tout à
fait les appréhensions d'un esprit plus chagrin que malade. Il me semble
qu'un grand péril vous menace de la part des pirates, et je vous supplie
de ne pas vous remettre en mer sans avoir engagé mon époux à vous donner
une escorte jusqu'à la sortie de nos écueils. Promettez-moi de le faire.
--Hélas! madame, répondit Ezzelin avec un triste sourire, quel intérêt
pouvez-vous prendre à mon sort? Que suis-je pour vous? Votre affection ne
m'a point élu époux; votre confiance ne veut pas m'accepter pour frère;
car vous refusez mes secours, et pourtant j'ai la certitude que vous en
avez besoin.
--Ma confiance et mon affection sont à vous comme à un frère; mais je ne
comprends pas ce que vous me dites quand vous me parlez de secours. Je
souffre, il est vrai; je me consume dans une agonie affreuse, mais vous
n'y pouvez rien, mon cher Ezzelin; et puisque nous parlons de confiance et
d'affection, Dieu seul peut me rendre celles de Soranzo!
--Vous avouez que vous avez perdu son amour, madame; n'avouerez-vous point
que vous avez à sa place hérité de sa haine?»
Giovanna tressaillit, et, retirant sa main avec épouvante:
«Sa haine! s'écria-t-elle, qui donc vous a dit qu'il me haïssait? Oh!
quelle parole avez-vous dite, et qui vous a chargé de me porter le coup
mortel? Hélas! vous venez de m'apprendre que je n'avais pas encore
souffert, et que son indifférence était encore pour moi du bonheur.»
Ezzelin comprit combien Giovanna aimait encore ce rival que, malgré lui,
il venait d'accuser. Il sentit, d'une part, la douleur qu'il causait à
cette femme infortunée, et de l'autre, la honte d'un rôle tout à fait
opposé à son caractère; il se hâta de rassurer Giovanna, et de lui dire
qu'il ignorait absolument les sentiments d'Orio à son égard, mais elle eût
bien de la peine à croire qu'il eût parlé ainsi par sollicitude et sous
forme d'interrogation.
«Quelqu'un ici vous aurait-il parlé de lui et de moi? lui répéta-t-elle
plusieurs fois en cherchant à lire sa pensée dans ses yeux. Serait-ce mon
arrêt que vous avez prononcé sans le savoir, et suis-je donc la seule ici
à ignorer qu'il me hait? Oh! je ne le croyais pas!»
En parlant ainsi, elle fondit en larmes; et le comte, qui, malgré lui,
avait senti l'espérance se réveiller dans son coeur, sentit aussi que son
coeur se brisait pour toujours. Il fit un effort magnanime sur lui-même
pour consoler Giovanna, et pour prouver qu'il avait parlé au hasard. Il
l'interrogea affectueusement sur sa situation. Affaiblie par ses pleurs et
vaincue par la noblesse des sentiments d'Ezzelin, elle s'abandonna à plus
d'expansion qu'elle n'avait résolu peut-être d'en avoir.
«O mon ami! lui dit-elle, plaignez-moi, car j'ai été insensée en
choisissant pour appui cet être superbe qui ne sait point aimer! Orio
n'est point comme vous un homme de tendresse et de dévouement; c'est un
homme d'action et de volonté. La faiblesse d'une femme ne l'intéresse pas,
elle l'embarrasse. Sa bonté se borne à la tolérance; elle ne s'étend pas
jusqu'à la protection. Aucun homme ne devrait moins inspirer l'amour, car
aucun homme ne le comprend et ne l'éprouve moins. Et cependant cet homme
inspire des passions immenses, des dévouements infatigables. On ne l'aime
ni ne le hait à demi, vous le savez; et vous savez aussi sans doute que,
pour les hommes de cette nature, il en est toujours ainsi. Plaignez-moi
donc; car je l'aime jusqu'au délire, et son empire sur moi est sans
bornes. Vous voyez, noble Ezzelin, que mon malheur est sans ressources. Je
ne me fais point illusion, et vous pouvez me rendre cette justice, que
j'ai toujours été sincère avec vous comme avec moi-même. Orio mérite
l'admiration et l'estime des hommes, car il a une haute intelligence, un
noble courage et le goût des grandes choses; mais il ne mérite ni l'amitié
ni l'amour, car il ne ressent ni l'un ni l'autre; il n'en a pas besoin, et
tout ce qu'il peut pour les êtres qui l'aiment, c'est de se laisser aimer.
Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Venise, le jour où j'ai eu le
courage egoïste de vous ouvrir mon coeur, et de vous avouer qu'il
m'inspirait un amour passionné, tandis que vous ne m'inspiriez qu'un amour
fraternel.
--Ne rappelons pas ce jour de triste mémoire, dit Ezzelin; quand la
victime survit au supplice, chaque fois que son souvenir l'y reporte, elle
croit le subir encore.
--Ayez le courage de vous rappeler ces choses avec moi, reprit Giovanna;
nous ne nous reverrons peut-être plus, et je veux que vous emportiez la
certitude de mon estime pour vous, et du repentir que j'ai gardé de ma
conduite à votre égard.
--Ne me parlez pas de repentir, s'écria Ezzelin attendri; de quel crime,
ou seulement de quelle faute légère êtes-vous coupable? N'avez-vous pas
été franche et loyale avec moi? N'avez-vous pas été douce et pleine de
pitié, en me disant vous-même ce que tout autre à votre place m'eût fait
signifier par ses parents et sous le voile de quelque prétexte spécieux!
Je me souviens de vos paroles: elles sont restées gravées dans mon coeur
pour mon éternelle consolation et en même temps pour mon éternel regret.
«Pardonnez-moi, avez-vous dit, le mal que je vous fais, et priez Dieu que
je n'en sois pas punie; car je n'ai plus ma volonté, et je cède à une
destinée plus forte que moi.»
--Hélas! hélas! dit Giovanna, oui c'était une destinée! Je le sentais déjà,
car mon amour est né de la peur, et, avant que je connusse à quel point
cette peur était fondée, elle régnait déjà sur moi. Tenez, Ezzelin, il y a
toujours eu en moi un instinct de sacrifice et d'abnégation, comme si
j'eusse été marquée, en naissant, pour tomber en holocauste sur l'autel de
je ne sais quelle puissance avide de mon sang et de mes larmes. Je me
souviens de ce qui se passait en moi lorsque vous me pressiez de vous
épouser, avant le jour fatal où j'ai vu Soranzo pour la première fois.
«Hâtons-nous, me disiez-vous; quand on s'aime, pourquoi tarder à être
heureux? Parce que nous sommes jeunes tous deux, ce n'est pas une raison
pour attendre. Attendre, c'est braver Dieu, car l'avenir est son trésor;
et ne pas profiter du présent, c'est vouloir d'avance s'emparer de
l'avenir. Les malheureux doivent dire: Demain! et les heureux:
Aujourd'hui! Qui sait ce que nous serons demain? Qui sait si la balle d'un
Turc ou une vague de la mer ne viendra pas nous séparer à jamais? Et
vous-même, pouvez-vous assurer que demain vous m'aimerez comme
aujourd'hui?» Un vague pressentiment vous faisait ainsi parler sans doute,
et vous disait de vous hâter. Un pressentiment plus vague encore
m'empêchait de céder, et me disait d'attendre. Attendre quoi? Je ne savais
pas; mais je croyais que l'avenir me réservait quelque chose, puisque le
présent me laissait désirer.
--Vous aviez raison, dit le comte, l'avenir vous réservait l'amour.
--Sans doute, reprit Giovanna avec amertume, il me réservait un amour bien
différent de ce que j'éprouvais pour vous. J'aurais tort de me plaindre,
car j'ai trouvé ce que je cherchais. J'ai dédaigné le calme, et j'ai
trouvé l'orage. Vous rappelez-vous ce jour où j'étais assise entre mon
oncle et vous? Je brodais, et vous me lisiez des vers. On annonça Orio
Soranzo. Ce nom me fit tressaillir, et en un instant tout ce que j'avais
entendu dire de cet homme singulier me revint à la mémoire. Je ne l'avais
jamais vu, et je tremblai de tous mes membres quand j'entendis le bruit de
ses pas. Je n'aperçus ni son magnifique costume, ni sa haute taille, ni
ses traits empreints d'une beauté divine, mais seulement deux grands yeux
noirs pleins à la fois de menace et de douceur, qui s'avançaient vers moi
fixes et étincelants. Fascinée par ce regard magique, je laissai tomber
mon ouvrage, et restai clouée sur mon fauteuil, sans pouvoir ni me lever
ni détourner la tête. Au moment où Soranzo, arrivé près de moi, se courba
pour me baiser la main, ne voyant plus ces deux yeux qui m'avaient
jusque-là pétrifiée, je m'évanouis. On m'emporta, et mon oncle, s'excusant
sur mon indisposition, le pria de remettre sa visite à un autre jour. Vous
vous retirâtes aussi sans comprendre la cause de mon évanouissement.
»Orio, qui connaissait mieux les femmes et le pouvoir qu'il avait sur
elles, pensa qu'il pouvait bien être pour quelque chose dans mon mal
subit: il résolut de s'en assurer. Il passa une heure à se promener sur le
Canalazzo, puis se fit de nouveau débarquer au palais Morosini. Il fit
appeler le majordome, et lui dit qu'il venait savoir de mes nouvelles.
Quand on lui eut répondu que j'étais complètement remise, il monta,
présumant, disait-il, qu'il ne pouvait plus y avoir d'indiscrétion à se
présenter, et il se fit annoncer une seconde fois. Il me trouva bien pâlie,
bien embellie, disait-il, par ma pâleur même. Mon oncle était un peu
sérieux; pourtant il le remercia cordialement de l'intérêt qu'il me
portait, et de la peine qu'il avait prise de revenir sitôt s'informer de
ma santé. Et comme, après ces compliments, il voulait se retirer, on le
pria de rester. Il ne se le fit pas dire deux fois, et continua la
conversation. Résolu déjà à profiter du premier effet qu'il avait produit,
il s'étudia à déployer d'un coup devant moi tous les dons qu'il avait
reçus de la nature, et à soutenir les charmes de sa personne par ceux de
son esprit. Il réussit complètement; et lorsque, au bout de deux heures,
il prit le parti de se retirer, j'étais déjà subjuguée. Il me demanda la
permission de revenir le lendemain, l'obtint, et partit avec la certitude
d'achever bientôt ce qu'il avait si heureusement commencé. Sa victoire ne
fut ni longue ni difficile. Son premier regard m'avait intimé l'ordre
d'être à lui, et j'étais déjà sa conquête. Puis-je vraiment dire que je
l'aimais? Je ne le connaissais pas, et je n'avais presque entendu dire de
lui que du mal. Comment pouvais-je préférer un homme qui ne m'inspirait
encore que de la crainte à celui qui m'inspirait la confiance et l'estime?
Ah! devrais-je chercher mon excuse dans la fatalité? Ne ferais-je pas
mieux d'avouer qu'il y a dans le coeur de la femme un mélange de vanité
qui s'enorgueillit de régner en apparence sur un homme fort, et de lâcheté
qui va au-devant de sa domination? Oui! oui! j'étais vaine de la beauté
d'Orio; j'étais fière de toutes les passions qu'il avait inspirées, et de
tous les duels dont il était sorti vainqueur. Il n'y avait pas jusqu'à sa
réputation de débauché qui ne semblât un titre à l'attention et un appât
pour la curiosité des autres femmes. Et j'étais flattée de leur enlever ce
coeur volage et fier qui les avait toutes trahies, et qui, à toutes, avait
laissé de longs regrets. Sous ce rapport du moins, mon fatal amour-propre
a été satisfait. Orio m'est resté fidèle, et, du jour de son mariage, il
semble que les femmes n'aient plus rien été pour lui. Il a semblé m'aimer
pendant quelque temps: puis bientôt il n'a plus aimé ni moi ni personne,
et l'amour de la gloire l'a absorbé tout entier; et je n'ai pas compris
pourquoi, ayant un si grand besoin d'indépendance et d'activité, il avait
contracté des liens qui ordinairement sont destinés à restreindre l'une et
l'autre.»
Ezzelin regarda attentivement Giovanna. Il avait peine à croire qu'elle
parlât ainsi sans arrière-pensée, et que son aveuglement allât jusqu'à ne
pas soupçonner les vues ambitieuses qui avaient porté Orio à rechercher sa
main. Voyant la candeur de cette âme généreuse, il n'osa pas chercher à
l'éclairer, et il se borna à lui demander comment elle avait perdu si vite
l'amour de son époux. Elle le lui raconta en ces termes:
«Avant notre hyménée, il semblait qu'il m'aimât éperdument. Je le croyais
du moins; car il me le disait, et ses paroles ont une éloquence et une
conviction à laquelle rien ne résiste. Il prétendait que la gloire n'était
qu'une vaine fumée, bonne pour enivrer les jeunes gens ou pour étourdir
les malheureux. Il avait fait la dernière campagne pour faire taire les
sots et les envieux qui l'accusaient de s'énerver dans les plaisirs. Il
s'était exposé à tous les dangers avec l'indifférence d'un homme qui se
conforme à un usage de son temps et de son pays. Il riait de ces jeunes
gens qui se précipitent dans les combats avec enthousiasme, et qui se
croient bien grands parce qu'ils ont payé de leur personne et bravé des
périls que le moindre soldat affronte tranquillement. Il disait qu'un
homme avait à choisir dans la vie entre la gloire et le bonheur; que, le
bonheur étant presque impossible à trouver, le plus grand nombre était
forcé de chercher la gloire; mais que l'homme qui avait réussi à s'emparer
du bonheur, et surtout du bonheur dans l'amour, qui est le plus complet,
le plus réel et le plus noble de tous, était un pauvre coeur et un pauvre
esprit quand il se lassait de ce bonheur et retournait aux misérables
triomphes de l'amour-propre. Orio parlait ainsi devant moi, parce qu'il
avait entendu dire que vous aviez perdu mon affection pour n'avoir pas
voulu me promettre de ne point retourner à la guerre.
»Il voyait que j'avais une âme tendre, un caractère timide, et que l'idée
de le voir s'éloigner de moi aussitôt après notre mariage me faisait
hésiter. Il voulait m'épouser, et rien ne lui eût coûté, m'a-t-il dit
depuis, pour y parvenir; il n'eût reculé devant aucun sacrifice, devant
aucune promesse imprudente ou menteuse. Oh! qu'il m'aimait alors! Mais la
passion des hommes n'est que du désir, et ils se lassent aussitôt qu'ils
possèdent. Très-peu de temps après notre hyménée, je le vis préoccupé et
dévoré d'agitations secrètes. Il se jeta de nouveau dans le bruit du monde,
et attira chez moi toute la ville. Il me sembla voir que cet amour du jeu
qu'on lui avait tant reproché, et ce besoin d'un luxe effréné qui le
faisait regarder comme un homme vain et frivole, reprenaient rapidement
leur empire sur lui. Je m'en effrayai; non que je fusse accessible à des
craintes vulgaires pour ma fortune, je ne la considérais plus comme mienne
depuis que j'avais cédé avec bonheur à Orio l'héritage de mes ancêtres.
Mais ces passions le détournaient de moi. Il me les avait peintes comme
les amusements misérables qu'une âme ardente et active est forcée de se
créer, faute d'un aliment plus digne d'elle. Cet aliment seul digne de
l'âme d'Orio, c'était l'amour d'une femme comme moi. Toutes les autres
l'avaient trompé ou lui avaient semblé indignes d'occuper toute son
énergie. Il aurait été forcé de la dépenser en vains plaisirs. Mais
combien ces plaisirs lui semblaient méprisables depuis qu'il possédait en
moi la source de toutes les joies! Voilà comment il me parlait; et moi,
insensée, je le croyais aveuglément. Quelle fut donc mon épouvante quand
je vis que je ne lui suffisais pas plus que ne l'avaient fait les autres
femmes, et que, privé de fêtes, il ne trouvait près de moi qu'ennui et
impatience! Un jour qu'il avait perdu des sommes considérables, et qu'il
était en proie à une sorte de désespoir, j'essayai vainement de le
consoler en lui disant que j'étais indifférente aux conséquences fâcheuses
de ses pertes, et qu'une vie de médiocrité ou de privations me semblerait
aussi douce que l'opulence, pourvu qu'elle ne me séparât point de lui. Je
lui promis que mon oncle ignorerait ses imprudences, et que je vendrais
plutôt mes diamants en secret que de lui attirer un reproche. Voyant qu'il
ne m'écoutait pas, je m'affligeai profondément et lui reprochai doucement
d'être plus sensible à une perte d'argent qu'à la douleur qu'il me
causait. Soit qu'il cherchât un prétexte pour me quitter, soit que j'eusse
involontairement froissé son orgueil par ce reproche, il se prétendit
outragé par mes paroles, entra en fureur et me déclara qu'il voulait
reprendre du service. Dès le lendemain, malgré mes supplications et mes
larmes, il demanda de l'emploi à l'amiral, et fit ses apprêts de départ. A
tous autres égards, j'eusse trouvé dans la tendresse de mon oncle recours
et protection. Il eût dissuadé Orio de m'abandonner, il l'eût ramené vers
moi; mais il s'agissait de guerre, et la gloire de la république l'emporta
encore sur moi dans le coeur de mon oncle. Il blâma paternellement ma
faiblesse, me dit qu'il mépriserait Soranzo s'il passait son temps aux
pieds d'une femme, au lieu de défendre l'honneur et les intérêts de sa
patrie; qu'en montrant, durant la dernière campagne, une bravoure et des
talents de premier ordre, Orio avait contracté l'engagement et le devoir
de servir son pays tant que son pays aurait besoin de lui. Enfin, il
fallut céder; Orio partit, et je restai seule avec ma douleur.
»Je fus longtemps, bien longtemps sous le coup de cette brusque
catastrophe. Cependant les lettres d'Orio, pleines de douceur et
d'affection, me rendirent l'espérance; et, sans les angoisses de
l'inquiétude lorsque je le savais exposé à tant de périls, j'aurais encore
goûté une sorte de bonheur. Je m'imaginai que je n'avais rien perdu de sa
tendresse, que l'honneur imposait aux hommes des lois plus sacrées que
l'amour; qu'il s'était abusé lui-même lorsque, dans l'enthousiasme de ses
premiers transports, il m'avait dit le contraire; qu'enfin il reviendrait
tel qu'il avait été pour moi dans nos plus beaux jours. Quelles furent ma
douleur et ma surprise lorsqu'à l'entrée de l'hiver, au lieu de demander à
mon oncle l'autorisation de venir passer près de moi cette saison de repos
(autorisation qui certes ne lui eût pas été refusée), il m'écrivit qu'il
était forcé d'accepter le gouvernement de cette île pour la répression des
pirates! Comme il me marquait beaucoup de regrets de ne pouvoir venir me
rejoindre, je lui écrivis à mon tour que j'allais me rendre à Corfou, afin
de me jeter aux pieds de mon oncle et d'obtenir son rappel. Si je ne
l'obtenais pas, disais-je, j'irais partager son exil à Curzolari.
Cependant je n'osai point exécuter ce projet avant d'avoir reçu la réponse
d'Orio; car plus on aime, plus on craint d'offenser l'être qu'on aime. Il
me répondit, dans les termes les plus tendres, qu'il me suppliait de ne
pas venir le rejoindre, et que, quant à demander pour lui un congé à mon
oncle, il serait fort blessé que je le fisse. Il avait des ennemis dans
l'armée, disait-il; le bonheur d'avoir obtenu ma main lui avait suscité
des envieux qui tâchaient de le desservir auprès de l'amiral, et qui ne
manqueraient pas de dire qu'il m'avait lui-même suggéré cette démarche,
afin de recommencer une vie de plaisir et d'oisiveté. Je me soumis à cette
dernière défense; mais quand à la première, comme il ne me donnait pas
d'autres motifs de refus que la tristesse de cette demeure et les
privations de tout genre que j'aurais à y souffrir, comme sa lettre me
semblait plus passionnée qu'aucune de celles qu'il m'eût écrites, je crus
lui donner une preuve de dévouement en venant partager sa solitude; et
sans lui répondre, sans lui annoncer mon arrivée, je partis aussitôt. Ma
traversée fut longue et pénible; le temps était mauvais. Je courus mille
dangers. Enfin j'arrivai ici, et je fus consternée en n'y trouvant point
Orio. Il était parti pour cette malheureuse expédition de Patras, et la
garnison était dans de grandes inquiétudes sur son compte. Plusieurs jours
se passèrent sans que je reçusse aucune nouvelle de lui; je commençais à
perdre l'espérance de le revoir jamais. M'étant fait montrer l'endroit où
il avait appareillé et où il devait aussi débarquer, j'allais chaque jour,
de ce côté, m'asseoir sur un rocher, et j'y restais des heures entières à
regarder la mer. Bien des jours se passèrent ainsi sans amener aucun
changement dans ma situation. Enfin, un matin, en arrivant sur mon rocher,
je vis sortir d'une barque un soldat turc accompagné d'un jeune garçon
vêtu comme lui. Au premier mouvement que fit le soldat je reconnus Orio,
et je descendis en courant pour me jeter dans ses bras; mais le regard
qu'il attacha sur moi fit refluer tout mon sang vers mon coeur, et le
froid de la mort s'étendit sur tous mes membres. Je fus plus bouleversée
et plus épouvantée que le jour où je l'avais vu pour la première fois, et,
comme ce jour-là, je tombai évanouie: il me semblait avoir vu sur son
visage la menace, l'ironie et le mépris à leur plus haute puissance. Quand
je revins à moi, je me trouvai dans ma chambre sur mon lit. Orio me
soignait avec empressement, et ses traits n'avaient plus cette expression
terrifiante devant laquelle mon être tout entier venait de se briser
encore une fois. Il me parla avec tendresse et me présenta le jeune homme
qui l'accompagnait, comme lui ayant sauvé la vie et rendu la liberté en
lui ouvrant les portes de sa prison durant la nuit. Il me pria de le
prendre à mon service, mais de le traiter en ami bien plus qu'en
serviteur. J'essayai de parler à Naama, c'est ainsi qu'il appelle ce
garçon; mais il ne sait point un mot de notre langue. Orio lui dit
quelques mots en turc, et ce jeune homme prit ma main et la posa sur sa
tête en signe d'attachement et de soumission.