George Sand

L'Uscoque
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»Pendant toute cette journée, je fus heureuse; mais dès le lendemain Orio
s'enferma dans son appartement, et je ne le vis que le soir, si sombre et
si farouche, que je n'eus pas le courage de lui parler. Il me quitta après
avoir soupé avec moi. Depuis ce temps, c'est-à-dire depuis deux mois, son
front ne s'est point éclairci. Une douleur ou une résolution mystérieuse
l'absorbe tout entier. Il ne m'a témoigné ni humeur ni colère; il s'est
donné mille soins, au contraire, pour me rendre agréable le séjour de ce
donjon, comme si, hors de son amour et de son indifférence, quelque chose
pouvait m'être bon ou mauvais! Il a fait venir des ouvriers et des
matériaux de Céphalonie pour me construire à la hâte cette demeure; il a
fait venir aussi des femmes pour me servir, et, au milieu de ses
préoccupations les plus sombres, jamais il n'a cessé de veiller à tous mes
besoins et de prévenir tous mes désirs. Hélas! il semble ignorer que je
n'en ai qu'un seul réel sur la terre, c'est de retrouver son amour.
Quelquefois... bien rarement! il est revenu vers moi, plein d'amour et
d'effusion en apparence. Il m'a confié qu'il nourrissait un projet
important; que, dévoré de vengeance contre les infidèles qui ont massacré
son escorte, pris sa galère, et qui maintenant viennent exercer leurs
pirateries presque sous ses yeux, il n'aurait pas de repos qu'il ne les
eût anéantis. Mais à peine s'était-il abandonné à ces aveux, que,
craignant mes inquiétudes et s'ennuyant de mes larmes, il s'arrachait de
mes bras pour aller rêver seul à ses belliqueux desseins. Enfin nous en
sommes venus à ce point que nous ne nous voyons plus que quelques heures
par semaine, et le reste du temps j'ignore où il est et de quoi il
s'occupe. Quelquefois il me fait dire qu'il profite du temps calme pour
faire une longue promenade sur mer, et j'apprends ensuite qu'il n'est
point sorti du château. D'autres fois il prétend qu'il s'enferme le soir
pour travailler, et je le vois, au lever du jour, dans sa barque, cingler
rapidement sur les flots grisâtres, comme s'il voulait me cacher qu'il a
passé la nuit dehors. Je n'ose plus l'interroger; car alors sa figure
prend une expression effrayante, et tout tremble devant lui. Je lui cache
mon désespoir, et les instants qu'il passe près de moi, au lieu de
m'apporter quelque soulagement, sont pour moi un véritable supplice; car
je suis forcée de veiller à mes paroles et à mes regards même, pour ne
point laisser échapper une seule de mes sinistres pensées. Quand il voit
une larme rouler dans mes yeux malgré moi, il me presse la main en silence,
se lève et me quitte sans me dire un mot. Une fois j'ai été sur le point
de me jeter à ses genoux et de m'y attacher, de m'y traîner pour obtenir
qu'il partageât au moins ses soucis avec moi, et pour lui promettre de
souscrire à tous ses desseins sans faiblesse et sans terreur. Mais, au
moindre mouvement que je fais, son regard me cloue à ma place, et la
parole expire sur mes lèvres. Il semble que, si ma douleur éclatait devant
lui, le reste de compassion et d'égards qu'il me témoigne se changerait en
fureur et en aversion. Je suis restée muette! Voilà pourquoi, quand vous
me parlez de sa haine, je dis qu'elle est impossible, car je ne l'ai point
méritée: je meurs en silence.»

Ezzelin remarqua que ce récit laissait dans l'ombre la circonstance la
plus importante de celui de Léontio. Giovanna ne semblait nullement
considérer Soranzo comme aliéné, et les questions détournées qu'il lui
adressa prudemment à cet égard n'amenèrent aucun éclaircissement. Giovanna
manquait-elle d'une confiance absolue en lui, ou bien Léontio avait-il
fait de faux rapports? Voyant que ses investigations étaient infructueuses,
Ezzelin conclut du moins qu'elle mourrait de langueur et de tristesse si
elle restait dans ce triste château, et il la supplia de se rendre à
Corfou auprès de son oncle. Il s'offrit à l'y conduire sur-le-champ; mais
elle rejeta bien loin cette proposition, disant que pour rien au monde
elle ne voudrait laisser soupçonner à son oncle qu'elle n'était point
heureuse avec Orio; car la moindre plainte de sa part le ferait
infailliblement tomber dans la disgrâce de l'amiral. Elle soutint
d'ailleurs qu'Orio n'avait envers elle aucun mauvais procédé, et que, si
l'amour qu'elle lui portait était devenu son propre supplice, Orio ne
pouvait être accusé du mal qu'elle se faisait à elle-même.

Ezzelin se hasarda à lui demander si elle ne vivait pas dans une sorte de
captivité, et s'il n'y avait pas une consigne sévère qui lui interdisait
la vue de tout compatriote. Elle répondit que cela n'était point, et que
pour rien au monde elle n'eût reçu Ezzelino lui-même, s'il eût fallu
désobéir à Orio pour goûter cette joie innocente. Orio ne lui avait jamais
témoigné de jalousie, et plusieurs fois il l'avait autorisée à recevoir
quiconque elle jugerait à propos, sans même l'en prévenir.

Ezzelin ne savait que penser de cette contradiction manifeste entre les
paroles de Giovanna et celles de Léontio. Tout à coup le grand lévrier
blanc, qui semblait dormir, tressaillit, se releva, et, posant ses pattes
de devant sur le rebord de la fenêtre, resta immobile, les oreilles
dressées.

«Est-ce ton maître, Sirius?» lui dit Giovanna.

Le chien se retourna vers elle d'un air intelligent; puis, élevant la tête
et dilatant ses narines, il frissonna et fit entendre un long gémissement
de douleur et de tendresse.

«Voici Orio! dit Giovanna en passant son bras blanc et maigre autour du
cou du fidèle animal; il revient! Ce noble lévrier reconnaît toujours, au
bruit des rames, le bateau de son maître; et quand je vais avec lui
attendre Orio sur le rocher, au moindre point noir qu'il aperçoit sur les
flots, il garde le silence ou fait entendre ce hurlement, selon que ce
point noir est l'esquif d'Orio ou celui d'un autre. Depuis qu'Orio ne lui
permet plus de l'accompagner, il a reporté sur moi son attachement, et ne
me quitte pas plus que mon ombre. Comme moi, il est malade et triste;
comme moi, il sait qu'il n'est plus cher à son maître; comme moi, il se
souvient d'avoir été aimé!»

Alors Giovanna, se penchant sur la fenêtre, essaya de discerner la barque
dans les ténèbres; mais la mer était noire comme le ciel, et l'on ne
pouvait distinguer le bruit des rames du clapotement uniforme des flots
qui battaient le rocher.

«Êtes-vous bien sûre, dit le comte, que ma présence dans votre
appartement n'indisposera point votre mari contre vous?

--Hélas! il ne me fait pas l'honneur d'être jaloux de moi, répondit-elle.

--Mais je ferais peut-être mieux, dit Ezzelin, d'aller au-devant de lui?

--Ne le faites pas, répondit-elle; il penserait que je vous ai chargé
d'épier ses démarches: restez. Peut-être même ne le verrai-je pas ce soir.
Il rentre souvent de ses longues promenades sans m'en donner avis; et sans
l'admirable instinct de ce lévrier, qui me signale toujours son retour
dans le château ou dans l'île, j'ignorerais presque toujours s'il est
absent ou présent. Maintenant, à tout événement, aidez-moi à replacer ce
panneau de boiserie sur la fenêtre; car, s'il savait que je l'ai rendu
mobile pour interroger des yeux ce côté du château qui donne sur les flots,
il ne me le pardonnerait pas. Il a fait fermer cette ouverture à
l'intérieur de ma chambre, prétendant que j'alimentais à plaisir mon
inquiétude par cette inutile et continuelle contemplation de la
mer.»

Ezzelin replaça le panneau, soupirant de compassion pour cette femme
infortunée.

Il s'écoula encore assez de temps avant l'arrivée d'Orio. Elle fut
annoncée par l'esclave turc qui ne quittait jamais Orio. Lorsque le jeune
homme entra, Ezzelin fut frappé de la perfection de ses traits à la fois
délicats et sévères. Quoiqu'il eût été élevé en Turquie, il était facile
de voir qu'il appartenait à une race plus fièrement trempée. Le type arabe
se révélait dans la forme de ses longs yeux noirs, dans son profil droit
et inflexible, dans la petitesse de sa taille, dans la beauté de ses mains
effilées, dans la couleur bronzée de sa peau lisse, sans aucune nuance. Le
son de sa voix le fit reconnaître aussi d'Ezzelin pour un Arabe qui
parlait le turc avec facilité, mais non sans cet accent guttural dont
l'harmonie, étrange d'abord, s'insinue peu à peu dans l'âme, et finit par
la remplir d'une suavité inconnue. Lorsque le lévrier le vit, il s'élança
sur lui comme s'il eût voulu le dévorer. Alors le jeune homme, souriant
avec une expression de malignité féroce, et montrant deux rangées de dents
blanches, minces et serrées, changea tellement de visage qu'il ressembla à
une panthère. En même temps il tira de sa ceinture un poignard recourbé,
dont la lame étincelante alluma encore plus la fureur de son adversaire.
Giovanna fit un cri, et aussitôt le chien s'arrêta et revint vers elle
avec soumission, tandis que l'esclave, remettant son yatagan dans un
fourreau d'or chargé de pierreries, fléchit le genou devant sa maîtresse.

«Voyez! dit Giovanna à Ezzelin, depuis que cet esclave a pris auprès
d'Orio la place de son chien fidèle, Sirius le hait tellement que je
tremble pour lui; car ce jeune homme est toujours armé, et je n'ai point
d'ordres à lui donner. Il me témoigne du respect et même de l'affection,
mais il n'obéit qu'à Orio.

--Ne peut-il s'exprimer dans notre langue? dit Ezzelin, qui voyait l'Arabe
expliquer par signes l'arrivée d'Orio.

--Non, répondit Giovanna, et la femme qui sert d'interprète entre nous
deux n'est point ici. Voulez-vous l'appeler?

--Il n'est pas besoin d'elle, dit Ezzelin. Et adressant la parole en arabe
au jeune homme, il l'engagea à rendre compte de son message; puis il le
transmit à Giovanna. Orio, de retour de sa promenade, ayant appris
l'arrivée du noble comte Ezzelino dans son île, s'apprêtait à lui offrir à
souper dans les appartements de la signora Soranzo, et le priait de
l'excuser s'il prenait quelques instants pour donner ses ordres de nuit
avant de se présenter devant lui.

«Dites à cet enfant, répondit Giovanna à Ezzelino, que je réponds ainsi à
son maître: L'arrivée du noble Ezzelin est un double bonheur pour moi,
puisqu'elle me procure celui de souper avec mon époux. Mais, non,
ajouta-t-elle, ne lui dites pas cela; il y verrait peut-être un reproche
indirect. Dites que j'obéis, dites que nous l'attendons.»

Ezzelin ayant transmis cette réponse au jeune Arabe, celui-ci s'inclina
respectueusement; mais, avant de sortir, il s'arrêta debout devant
Giovanna, et, la regardant quelques instants avec attention, il lui
exprima par gestes qu'il la trouvait encore plus malade que de coutume, et
qu'il en était affligé. Ensuite, s'approchant d'elle avec une familiarité
naïve, il toucha ses cheveux et lui fit entendre qu'elle eût à les relever.

«Dites-lui que je comprends ses bienveillants conseils, dit Giovanna au
comte, et que je les suivrai. Il m'engage à prendre soin de ma parure, à
orner mes cheveux de diamants et de fleurs. Enfant bon et rude, qui
s'imagine qu'on ressaisit l'amour d'un homme par ces moyens puérils! car,
selon lui, l'amour est l'instant de volupté qu'on donne!»

Giovanna suivit néanmoins le conseil muet du jeune Arabe. Elle passa dans
un cabinet voisin avec ses femmes, et, lorsqu'elle en sortit, elle était
éblouissante de parure. Cette riche toilette faisait un douloureux
contraste avec la désolation qui régnait au fond de l'âme de Giovanna. La
situation de cette demeure bâtie sur les flots et, pour ainsi dire, dans
les vents, le bruit lugubre de la mer et les sifflements du sirocco qui
commençait à s'élever, l'espèce de malaise qui régnait sur le visage des
serviteurs depuis que le maître était dans le château, tout contribuait à
rendre cette scène étrange et pénible pour Ezzelin. Il lui semblait faire
un rêve; et cette femme qu'il avait tant aimée, et que le matin même il
s'attendait si peu à revoir, lui apparaissant tout d'un coup livide et
défaillante, dans tout l'éclat d'un habit de fête, lui fit l'effet d'un
spectre.

Mais le visage de Giovanna se colora, ses yeux brillèrent, et son front se
releva avec orgueil lorsque Orio entra dans la salle d'un air franc et
ouvert, paré, lui aussi, comme aux plus beaux jours de ses galants
triomphes à Venise. Sa belle chevelure noire flottait sur ses épaules en
boucles brillantes et parfumées, et l'ombre fine de ses légères moustaches,
retroussées à la vénitienne, se dessinait gracieusement sur la pâleur de
ses joues. Toute sa personne avait un air d'élégance qui allait jusqu'à la
recherche. Il y avait si longtemps que Giovanna le voyait les vêtements en
désordre, le visage assombri ou décomposé par la colère, qu'elle s'imagina
ressaisir son bonheur en revoyant l'image fidèle du Soranzo qui l'avait
aimée. Il semblait en effet vouloir, en ce jour, réparer tous ses torts;
car, avant même de saluer Ezzelin, il vint à elle avec un empressement
chevaleresque, et baisa ses mains à plusieurs reprises avec une déférence
conjugale mêlée d'ardeur amoureuse. Il se confondit ensuite en excuses et
en civilités auprès du comte Ezzelin, et l'engagea à passer tout de suite
dans la salle où le souper était servi. Lorsqu'ils furent tous assis
autour de la table, qui était somptueusement servie, il l'accabla de
questions sur l'événement qui lui procurait _l'honorable joie_ de lui
donner l'hospitalité. Ezzelin en fit le récit, et Soranzo l'écouta avec
une sollicitude pleine de courtoisie, mais sans montrer ni surprise ni
indignation contre les pirates, et avec la résignation obligeante d'un
homme qui s'afflige des maux d'autrui, sans se croire responsable le moins
du monde. Au moment où Ezzelin parla du chef des pirates qu'il avait
blessé et mis en fuite, ses yeux rencontrèrent ceux de Giovanna. Elle
était pâle comme la mort, et répéta involontairement les mêmes paroles
qu'il venait de prononcer:

«_Un homme coiffé d'un turban écarlate, et dont une énorme barbe noire
couvrait presque entièrement le visage!..._ C'est lui! ajouta-t-elle,
agitée d'une secrète angoisse, je crois le voir encore!»

Et ses yeux effrayés, qui avaient l'habitude de consulter toujours le
front d'Orio, rencontrèrent les yeux de son maître tellement impitoyables,
qu'elle se renversa sur sa chaise; ses lèvres devinrent bleuâtres, et sa
gorge se serra. Mais aussitôt, faisant un effort surhumain pour ne point
offenser Orio, elle se calma, et dit avec un sourire forcé:

«J'ai fait cette nuit un rêve semblable.»

Ezzelin regardait aussi Orio. Celui-ci était d'une pâleur extraordinaire,
et son sourcil contracté annonçait je ne sais quel orage intérieur. Tout
d'un coup il éclata de rire, et ce rire âpre et mordant éveilla des échos
lugubres dans les profondeurs de la salle.

«C'est sans doute l'_Uscoque_, dit-il en se tournant vers le commandant
Léontio, que madame a vu en rêve, et que le noble comte a tué aujourd'hui
en réalité.

--Sans aucun doute, répondit Léontio d'un ton grave.

--Quel est donc cet Uscoque, s'il vous plaît? demanda le comte.
Existe-t-il encore de ces brigands dans vos mers? Ces choses ne sont plus
de notre temps, et il faut les renvoyer aux guerres de la république sous
Marc-Antonio Memmo et Giovanni Bembo. Il n'y a pas plus d'uscoques que de
revenants, bon seigneur Léontio.

--Votre seigneurie peut croire qu'il n'y en a plus, repartit Léontio un
peu piqué; votre seigneurie est dans la fleur de la jeunesse, heureusement
pour elle, et n'a pas vu beaucoup de choses qui se sont passées avant sa
naissance. Quant à moi, pauvre vieux serviteur de la très-sainte et
très-illustre république, j'ai vu souvent de près les uscoques; j'ai même
était fait prisonnier par eux, et il s'en est fallu de quelques minutes
seulement que ma tête fût plantée en guise de _ferale_ à la proue de leur
galiote. Aussi je puis dire que je reconnaîtrais un uscoque entre mille et
dix mille pirates, forbans, corsaires, flibustiers; en un mot, au milieu
de toute cette racaille de gens qu'on appelle écumeurs de mer.

--Le grand respect que je porte à votre expérience me défend de vous
contredire, mon brave commandant, dit le comte, acceptant avec un peu
d'ironie la leçon que lui donnait Léontio. Je ferais beaucoup mieux de
m'instruire en vous écoutant. Je vous demanderai donc de m'expliquer à
quoi l'on peut reconnaître un uscoque entre mille et dix mille pirates,
forbans ou flibustiers, afin que je sache bien à laquelle de ces races
appartient le brigand qui m'a assailli aujourd'hui, et auquel, sans
l'heure avancée, j'aurais voulu donner la chasse.

--L'uscoque, répondit Léontio, se reconnaît entre tous ces brigands, comme
le requin entre tous les monstres marins, par sa férocité insatiable. Vous
savez que ces infâmes pirates buvaient le sang de leurs victimes dans des
crânes humains, afin de s'aguerrir contre toute pitié. Quand ils
recevaient un transfuge et l'enrôlaient à leur bord, ils le soumettaient à
cette atroce cérémonie, afin d'éprouver s'il lui restait quelque instinct
d'humanité; et, s'il hésitait devant cette abomination, on le jetait à la
mer. On sait qu'en un mot la manière de faire la flibuste est, pour les
uscoques, de couler bas leurs prises, et de ne faire grâce ni merci à qui
que ce soit. Jusqu'ici les Missolonghis s'étaient bornés, dans leurs
pirateries, à piller les navires; et, quand les prisonniers se rendaient,
ils les emmenaient en captivité et spéculaient sur leur rançon.
Aujourd'hui les choses se passent autrement: quand un navire tombe dans
leurs mains, tous les passagers, jusqu'aux enfants et aux femmes, sont
massacrés sur place, et il ne reste même pas une planche flottant sur
l'eau pour aller porter la nouvelle du désastre à nos rivages. Nous voyons
bien les navires partis de la côte d'Italie passer dans nos eaux; mais on
ne les voit point débarquer sur celles du Levant, et ceux que la Grèce
envoie vers l'Occident n'arrivent jamais à la hauteur de nos îles.
Soyez-en certain, seigneur comte, le terrible pirate au turban rouge, que
l'on voit rôder d'écueil en écueil, et que les pêcheurs du promontoire
d'Azio ont nommé l'Uscoque, est bien un véritable uscoque, de la pure race
des égorgeurs et des buveurs de sang.

--Que le chef de bandits que j'ai vu aujourd'hui soit uscoque ou de tout
autre sang, dit le jeune comte, je lui ai arrangé la main droite _à la
vénitienne_, comme on dit. Au premier abord, il m'avait paru déterminé à
prendre ma vie ou à me laisser la sienne; cependant cette blessure l'a
fait reculer, et cet homme invincible a pris la fuite.

--A-t-il pris vraiment la fuite? dit Soranzo avec une incroyable
indifférence. Ne pensez-vous pas plutôt qu'il allait chercher du renfort?
Quant à moi, je crois que votre seigneurie a très-bien fait de venir
mettre sa galère à l'abri de la nôtre; car les pirates sont à cette heure
un fléau terrible, inévitable.

--Je m'étonne, dit Ezzelin, que messer Francesco Morosini, connaissant la
gravité de ce mal, n'ait point songé encore à y porter remède. Je ne
comprends pas que l'amiral, sachant les pertes considérables que votre
seigneurie a éprouvées, n'ait point envoyé une galère pour remplacer celle
qu'elle a perdue, et pour la mettre à même de faire cesser d'un coup ces
affreux brigandages.»

Orio haussa les épaules à demi, et d'un air aussi dédaigneux que pouvait
le permettre l'exquise politesse dont il se piquait:

«Quand même l'amiral nous enverrait douze galères, dit-il, ses douze
galères ne pourraient rien contre des adversaires insaisissables. Nous
aurions encore ici tout ce qu'il nous faudrait pour les réduire, si nous
étions dans une situation qui nous permît de faire usage de nos forces.
Mais quand mon digne oncle m'a envoyé ici, il n'a pas prévu que j'y serais
captif au milieu des écueils, et que je ne pourrais exécuter aucun
mouvement sur des bas-fonds parmi lesquels de minces embarcations peuvent
seules se diriger. Nous n'avons ici qu'une manoeuvre possible: c'est de
gagner le large et d'aller promener nos navires sur des eaux où jamais les
pirates ne se hasardent à nous attendre. Quand ils ont fait leur coup, ils
disparaissent comme des mouettes; et pour les poursuivre parmi les récifs,
il faudrait non-seulement connaître cette navigation difficile comme eux
seuls peuvent la connaître, mais encore être équipés comme eux, c'est
à-dire avoir une flottille de chaloupes et de caïques légères, et leur
faire une guerre de partisans, semblable à celle qu'ils nous font.
Croyez-vous que ce soit une chose bien aisée, et que du jour au lendemain
on puisse s'emparer d'un essaim d'ennemis qui ne se poste nulle part?

--Peut-être votre seigneurie le pourrait-elle si elle le voulait bien, dit
Ezzelino avec un entraînement douloureux; n'est-elle pas habituée à
réussir du jour au lendemain dans toutes ses entreprises?

--Giovanna, dit Orio avec un sourire un peu amer, ceci est un trait dirigé
contre vous au travers de ma poitrine. Soyez moins pâle et moins triste,
je vous en supplie; car le noble comte, notre ami, croira que c'est moi
qui vous empêche de lui témoigner l'affection que vous lui devez et que
vous lui portez. Mais, pour en revenir à ce que nous disions, ajouta-t-il
d'un ton plein d'aménité, croyez, mon cher comte, que je ne m'endors pas
dans le danger, et que je ne m'oublie point ici aux pieds de la beauté.
Les pirates verront bientôt que je n'ai point perdu mon temps, et que j'ai
étudié à fond leur tactique et exploré leurs repaires. Oui, grâce au ciel
et à ma bonne petite barque, à l'heure qu'il est, je suis le meilleur
pilote de l'archipel d'Ionie, et... Mais, ajouta Soranzo en affectant de
regarder autour de lui, comme s'il eût craint la présence de quelque
serviteur indiscret, vous comprenez, seigneur comte, que le secret est
absolument nécessaire à mes desseins. On ne sait pas quelles accointances
les pirates peuvent avoir dans cette île avec les pêcheurs et avec les
petits trafiquants qui nous apportent leurs denrées des côtes de Morée et
d'Étolie. Il ne faut que l'imprudence d'un domestique fidèle, mais
inintelligent, pour que nos bandits, avertis à temps, déguerpissent; et
j'ai grand intérêt à les conserver pour voisins, car nulle part ailleurs
j'ose jurer qu'ils ne seront si bien traqués et si infailliblement pris
dans leur propre nasse.»

En écoutant ces aveux, les convives furent agités d'émotions diverses. Le
front de Giovanna s'éclaircit, comme si elle eût attribué aux absences et
aux préoccupations de son mari quelque cause funeste, et comme si un poids
eût été ôté de sa poitrine. Léontio leva les yeux au ciel assez niaisement,
et commença d'exprimer son admiration par des exclamations qu'un regard
froid et sévère de Soranzo réprima brusquement. Quant à Ezzelin, ses
regards se portaient alternativement sur ces trois personnages, et
cherchaient à saisir ce qu'il restait pour lui d'inexpliqué dans leurs
relations. Rien dans Soranzo ne pouvait justifier l'interprétation
gratuite de folie dont il avait plu au commandant de se servir pour
expliquer sa conduite; mais aussi rien dans les traits, dans les discours
ni dans les manières de Soranzo ne réussissait à captiver la confiance ou
la sympathie du jeune comte. Il ne pouvait détacher ses yeux de ceux de
cet homme, dont le regard passait pour fascinateur; et il trouvait dans
ces yeux, d'une beauté remarquable quant à la forme et à la transparence,
une expression indéfinissable qui lui déplaisait de plus en plus. Il y
régnait un mélange d'effronterie et de couardise; parfois ils frappaient
Ezzelin droit au visage, comme s'ils eussent voulu le faire trembler; mais
dès qu'ils avaient manqué leur effet, ils devenaient timides comme ceux
d'une jeune fille, ou flottants comme ceux d'un homme pris en faute. Tout
en le regardant ainsi, Ezzelin remarqua que sa main droite n'était pas
sortie de sa poitrine une seule fois. Appuyé sur le coude gauche avec une
nonchalance élégante et superbe, il cachait son autre bras, presque
jusqu'au coude, dans les larges plis que formait sur sa poitrine une
magnifique robe de soie brochée d'or, dans le goût oriental. Je ne sais
quelle pensée traversa l'esprit d'Ezzelin.

«Votre seigneurie ne mange pas?» dit-il d'un ton un peu brusque.

Il lui sembla qu'Orio se troublait. Néanmoins il répondit avec assurance:

«Votre seigneurie prend trop d'intérêt à ma personne. Je ne mange point à
cette heure-ci.

--Vous paraissez souffrant,» reprit Ezzelin en le regardant très-fixement
et sans aucun détour.»

Cette insistance déconcerta visiblement Orio.

«Vous avez trop de bonté, répondit-il avec une sorte d'amertume; l'air de
la mer m'excite beaucoup le sang.

--Mais votre seigneurie est blessée à cette main, si je ne me trompe? dit
Ezzelin, qui avait vu les yeux d'Orio se porter involontairement sur son
propre bras droit.

Blessé! s'écria Giovanna en se levant à demi avec anxiété.

Eh! mon Dieu, madame, vous le savez bien, répondit Orio en lui lançant un
de ces coups d'oeil qu'elle craignait si fort. Voilà deux mois que vous me
voyez souffrir de cette main.»

Giovanna retomba sur sa chaise, pâle comme la mort, et Ezzelin vit dans sa
physionomie qu'elle n'avait jamais entendu parler de cette blessure.

«Cet accident date de loin? dit-il d'un ton indifférent, mais ferme.

--De mon expédition de Patras, seigneur comte.»

Ezzelin examina Léontio. Il avait la tête penchée sur son verre et
paraissait savourer un vin de Chypre d'exquise qualité. Le comte lui
trouva une attitude sournoise, et un air de duplicité qu'il avait pris
jusque-là pour de la pauvreté d'esprit.

Il persista à embarrasser Orio.

«Je n'avais pas ouï dire, reprit-il, que vous eussiez été blessé à cette
affaire; et je me réjouissais de ce qu'au milieu de tant de malheurs
celui-là, du moins, vous eût été épargné.»

Le feu de la colère s'alluma enfin sur le front d'Orio. «Je vous demande
pardon, seigneur comte, dit-il d'un air ironique, si j'ai oublié de vous
envoyer un courrier pour vous faire part d'une catastrophe qui paraît vous
toucher plus que moi-même. En vérité, je suis _marié_ dans toute la force
du terme, car mon rival est devenu mon meilleur ami.

--Je ne comprends pas cette plaisanterie, messer, répondit Giovanna d'un
ton plus digne et plus ferme que son état d'abattement physique et moral
ne semblait le permettre.

--Vous êtes susceptible aujourd'hui, mon âme,» lui dit Orio d'un air
moqueur; et, étendant sa main gauche sur la table, il attira celle de
Giovanna vers lui et la baisa.

Ce baiser ironique fut pour elle comme un coup de poignard. Une larme
roula sur sa joue.

«Misérable! pensa Ezzelin en voyant l'insolence d'Orio avec elle. Lâche,
qui recule devant un homme, et qui se plaît à briser une femme!»

Il était tellement pénétré d'indignation qu'il ne put s'empêcher de le
faire paraître. Les convenances lui prescrivaient de ne point intervenir
dans ces discussions conjugales; mais sa figure exprima si vivement ce qui
se passait en lui que Soranzo fut forcé d'y faire attention.

«Seigneur comte, lui dit-il, s'efforçant de montrer du sang-froid et de la
hauteur, vous seriez-vous adonné à la peinture depuis quelque temps? Vous
me contemplez comme si vous aviez envie de faire mon portrait.

--Si votre seigneurie m'autorise à lui dire pourquoi je la regarde ainsi,
répondit vivement le comte, je le ferai.

--Ma seigneurie, dit Orio d'un ton railleur, supplie humblement la vôtre
de le faire.

--Eh bien! messer, reprit Ezzelin, je vous avouerai qu'en effet je me suis
adonné quelque peu à la peinture, et qu'en ce moment je suis frappé d'une
ressemblance prodigieuse entre votre seigneurie....

--Et quelqu'une des fresques de cette salle? interrompit Orio.

--Non, messer: avec le chef des pirates à qui j'ai eu affaire ce matin,
avec l'Uscoque, puisqu'il faut l'appeler par son nom.

--Par saint Théodose! s'écria Soranzo d'une voix tremblante, comme si la
terreur ou la colère l'eussent pris à la gorge, est-ce dans le dessein de
répondre à mon hospitalité par une insulte et un défi que vous me tenez de
pareils discours, monsieur le comte? Parlez librement.»

En même temps il essaya de dégager sa main de sa poitrine, comme pour la
mettre sur le fourreau de son épée, par un mouvement instinctif; mais il
n'était point armé, et sa main était de plomb. D'ailleurs Giovanna
épouvantée, et craignant une de ces scènes de violence auxquelles elle
avait trop souvent assisté lorsque Orio était irrité contre ses inférieurs,
s'élança sur lui et lui saisit le bras. Dans ce mouvement, elle toucha
sans doute à sa blessure; car il la repoussa avec une fureur brutale et
avec un blasphème épouvantable. Elle tomba presque sur le sein d'Ezzelin,
qui, de son côté, allait s'élancer furieux sur Orio. Mais celui-ci, vaincu
par la douleur, venait de tomber en défaillance, et son page arabe le
soutenait dans ses bras.

Ce fut l'affaire d'un instant. Orio lui dit un mot dans sa langue; et ce
jeune garçon, ayant rempli une coupe de vin, la lui présenta et lui en fit
avaler une partie. Il reprit aussitôt ses forces, et fit à Giovanna les
plus hypocrites excuses sur son emportement. Il en fit aussi à Ezzelin,
prétendant que les souffrances qu'il ressentait pouvaient seules lui
expliquer à lui-même ses fréquents accès de colère.

«Je suis bien certain, dit-il, que votre seigneurie ne peut pas avoir eu
l'intention de m'offenser en me trouvant une ressemblance avec le pirate
uscoque.

--Au point de vue de l'art, répondit Ezzelin d'un ton acerbe, cette
ressemblance ne peut qu'être flatteuse; j'ai bien regardé cet uscoque,
c'est un fort bel homme.

--Et un hardi compère! repartit Soranzo en achevant de vider sa coupe, un
effronté coquin qui vient jusque sous mes yeux me narguer, mais avec qui
je me mesurerai bientôt, comme avec un adversaire digne de moi.

--Non pas, messer, reprit Ezzelin. Permettez-moi de n'être pas de votre
avis. Votre seigneurie a fait ses preuves de valeur à la guerre, et
l'Uscoque a fait aujourd'hui devant moi ses preuves de lâcheté.»

Orio eut comme un frisson; puis il tendit sa coupe de nouveau à Léontio,
qui la remplit jusqu'aux bords d'un air respectueux, en
disant:

«C'est la première fois de ma vie que j'entends faire un pareil reproche à
l'Uscoque.

--Vous êtes tout à fait plaisant, vous, dit Orio d'un air de raillerie
méprisante. Vous admirez les hauts faits de l'Uscoque? Vous en feriez
volontiers votre ami et votre frère d'armes, je gage? Noble sympathie
d'une âme belliqueuse!»

Léontio parut très-confus; mais Ezzelin, qui ne voulait pas lâcher prise,
intervint.

«Je déclare que cette sympathie serait mal placée, dit-il. J'ai eu l'an
dernier, dans le golfe de Lépante, affaire à des pirates missolonghis qui
se firent couper en morceaux plutôt que de se rendre. Aujourd'hui, j'ai vu
ce terrible Uscoque reculer pour une blessure et se sauver comme un lâche
quand il a vu couler son sang.»

La main d'Orio serra convulsivement sa coupe. L'Arabe la lui retira au
moment où il la portait à sa bouche.

«Qu'est-ce!» s'écria Orio d'une voix terrible. Mais, s'étant retourné et
ayant reconnu Naama, il se radoucit et dit en riant:

«Voici l'enfant du prophète qui veut m'arracher à la damnation! Aussi bien,
ajouta-t-il en se levant, il me rend service. Le vin me fait mal et
aggrave l'irritation de cette maudite plaie qui, depuis deux mois, ne
vient pas à bout de se fermer.

--J'ai quelques connaissances en chirurgie, dit Ezzelin; j'ai guéri
beaucoup de plaies à mes amis et leur ai rendu service à la guerre en les
retirant des mains des empiriques. Si votre seigneurie veut me montrer sa
blessure, je me fais fort de lui donner un bon avis.

--Votre seigneurie a des connaissances universelles et un dévouement
infatigable, repondit Orio sèchement. Mais cette main est fort bien pansée,
et sera bientôt en état de défendre celui qui la porte contre toute
méchante interprétation et contre toute accusation calomnieuse.»

En parlant ainsi, Orio se leva, et, renouvelant ses offres de service à
Ezzelin d'un ton qui cette fois semblait l'avertir qu'il les accepterait
en pure perte, il lui demanda quelles étaient ses intentions pour le
lendemain.

«Mon intention, répondit le comte, est de partir dès le point du jour pour
Corfou, et je rends grâce à votre seigneurie de ses offres. Je n'ai besoin
d'aucune escorte, et ne crains pas une nouvelle attaque des pirates. J'ai
vu aujourd'hui ce que je devais attendre d'eux, et, tels que je les
connais, je les brave.

--Vous me ferez du moins l'honneur, dit Soranzo, d'accepter pour cette
nuit l'hospitalité dans ce château; mon propre appartement vous a été
préparé...

--Je ne l'accepterai pas, messer, répondit le comte. Je ne me dispense
jamais de coucher à mon bord quand je voyage sur les galères de la
république.»

Orio insista vainement. Ezzelin crut devoir ne point céder. Il prit congé
de Giovanna, qui lui dit à voix basse, tandis qu'il lui baisait la
main:

«Prenez garde à mon rêve! soyez prudent?»

Puis elle ajouta tout haut:

«Faites mon message fidèlement auprès d'Argiria.»

Ce fut la dernière parole qu'Ezzelin entendit sortir de sa bouche. Orio
voulut l'accompagner jusqu'à la poterne du donjon, et il lui donna un
officier et plusieurs hommes pour le conduire à son bord. Toutes ces
formalités accomplies, tandis que le comte remontait sur sa galère, Orio
Soranzo se traîna dans son appartement, et tomba épuisé de fatigue et de
souffrance sur son lit.

Naam ferma les portes avec soin, et se mit à panser sa main brisée.

       *        *        *        *        *

L'abbé s'arrêta, fatigué d'avoir parlé si longtemps. Zuzuf prit la parole
à son tour, et, dans un style plus rapide, il continua à peu près en ces
termes l'histoire de l'Uscoque:

«Laisse-moi, Naam, laisse-moi! Tu épuiserais en vain sur cette blessure
maudite le suc de toutes les plantes précieuses de l'Arabie, et tu dirais
en vain toutes les paroles cabalistiques dont une science inconnue t'a
révélé les secrets: la fièvre est dans mon sang, la fièvre du désespoir et
de la fureur! Eh quoi! ce misérable, après m'avoir ainsi mutilé, ose
encore me braver en face et me jeter l'insulte de son ironie! et je ne
puis aller moi-même châtier son insolence, lui arracher la vie et baigner
mes deux bras jusqu'au coude dans son sang! Voilà le topique qui guérirait
ma blessure et qui calmerait ma fièvre!

--Ami! tiens-toi tranquille, prends du repos, si tu ne veux mourir. Voici
que mes conjurations opèrent. Le sang que j'ai tiré de mes veines et que
j'ai versé dans cette coupe commence à obéir à la formule sacrée; il bout,
il fume! Maintenant je vais l'appliquer sur ta plaie...»

Soranzo se laisse panser avec la soumission d'un enfant; car il craint la
mort comme étant le terme de ses entreprises et la perte de ses richesses.
Si parfois il la brave avec un courage de lion, c'est quand il combat pour
sa fortune. A ses yeux, la vie n'est rien sans l'opulence, et si, dans ses
jours de ruine et de détresse, la voix du destin lui annonçait qu'il est
condamné pour toujours à la misère, il précipiterait, du haut de son
donjon, dans la mer noire et profonde, ce corps tant choyé pour lequel
aucun aromate d'Asie n'est assez exquis, aucune étoffe de Smyrne assez
riche ou assez moelleuse.

Quand l'Arabe a fini ses maléfices, Soranzo le presse de partir.

«Va, lui dit-il, sois aussi prompt que mon désir, aussi ferme que ma
volonté. Remets à Hussein cette bague qui t'investit de ma propre
puissance. Voici mes ordres: Je veux qu'avant le jour il soit à la pointe
de Natolica, à l'endroit que je lui ai désigné ce matin, et qu'il se
tienne là avec ses quatre caïques pour engager l'attaque; que le renégat
Fremio se poste aux grottes de la Cigogne avec sa chaloupe pour prendre
l'ennemi en flanc, et que la tartane albanaise, bien munie de ses
pierriers, se tienne là où je l'ai laissée, afin de barrer la sortie des
écueils. Le Vénitien quittera notre crique avec le jour; une heure après
le lever du soleil, il sera en vue des pirates. Deux heures après le lever
du soleil, il doit être aux prises avec Hussein; trois heures après le
lever du soleil, il faut que les pirates aient vaincu. Et dis-leur ceci
encore: Si cette proie leur échappe, dans huit jours Morosini sera ici
avec une flotte; car le Vénitien me soupçonne et va m'accuser. S'il arrive
à Corfou, dans quinze jours il n'y aura plus un rocher où les pirates
puissent cacher leurs barques, pas une grève où ils osent tracer
l'empreinte de leurs pieds, pas un toit de pêcheur où ils puissent abriter
leurs têtes. Et dis-leur ceci surtout: Si on épargnait la vie d'un seul
Vénitien de cette galère, et si Hussein, se laissant séduire par l'espoir
d'une forte rançon, consentait à emmener leur chef en captivité, dis-lui
que mon alliance avec lui serait rompue sur-le-champ, et que je me
mettrais moi-même à la tête des forces de la république pour l'exterminer,
lui et toute sa race. Il sait que je connais les ruses de son métier mieux
que lui-même; il sait que sans moi il ne peut rien. Qu'il songe donc à ce
qu'il pourrait contre moi, et qu'il se souvienne de ce qu'il doit
craindre! Va; dis-lui que je compterai les heures, les minutes; lorsqu'il
sera maître de la galère, il tirera trois coups de canon pour m'avertir;
puis il la coulera bas, après l'avoir dépouillée entièrement... Demain
soir il sera ici pour me rendre ses comptes. S'il ne me présente un gage
certain de la mort du chef vénitien, sa tête! je le ferai pendre aux
créneaux de ma grande tour. Va, telle est ma volonté. N'en omets pas une
syllabe... Maudit trois fois soit l'infâme qui m'a mis hors de combat! Eh
quoi! n'aurais-je pas la force de me traîner jusqu'à cette barque?
Aide-moi, Naam! si je puis seulement me sentir ballotter par la vague, mes
forces reviendront! Rien ne réussit à ces maudits pirates quand je ne suis
pas avec eux...»

Orio essaye de se traîner jusqu'au milieu de sa chambre; mais le frisson
de la fièvre fait claquer ses dents; les objets se transforment devant ses
yeux égarés, et à chaque instant il lui semble que les angles de son
appartement vont se jeter sur lui et serrer ses tempes comme dans un
étau.

Il s'obstine néanmoins, il cherche d'une main tremblante à ébranler le
verrou de l'issue secrète. Ses genoux fléchissent. Naam le prend dans ses
bras, et, soutenue par la force du dévouement, le ramène à son lit et l'y
replace; puis elle garnit sa ceinture de deux pistolets, examine la lame
de son poignard et prépare sa lampe. Elle est calme; elle sait qu'elle
s'acquittera de sa mission ou qu'elle y laissera sa vie. Enfant de Mahomet,
elle sait que les destinées sont écrites dans les cieux, et que rien
n'arrive au gré des hommes si la fatalité s'est jouée d'avance de leurs
desseins.

Orio se tord sur sa couche. Naam soulève le tapis de damas qui cache à
tous les yeux une trappe mobile, aux gonds silencieux. Elle commence à
descendre un escalier rapide et tortueux d'abord, construit avec la pierre
et le ciment, et bientôt taillé inégalement dans le granit à mesure qu'il
s'enfonce dans les entrailles du rocher. Soranzo la rappelle au moment où
elle va pénétrer dans ces galeries étroites où deux hommes ne peuvent
passer de front, et où la rareté de l'air porterait l'effroi dans une âme
moins aguerrie que la sienne. La voix de Soranzo est si faible qu'elle ne
peut être entendue, si ce n'est par Naam, dont le coeur et l'esprit
vigilant ont le sens de l'ouïe. Naam remonte rapidement les degrés et
passe le corps à demi par l'ouverture pour prendre les nouveaux ordres de
son maître.

«Avant de rentrer dans l'île, lui dit-il, tu iras dans la baie trouver mon
lieutenant. Tu lui diras de faire marcher la galère, au point du jour,
vers la pointe opposée de l'île, de gagner le large vers le sud. Il y
restera jusqu'au soir sans se rapprocher des écueils, quelque bruit qu'il
entende au loin. Je lui donnerai, avec le canon du fort, l'ordre de sa
rentrée. Va; hâte-toi, et qu'Allah t'accompagne!»

Naam disparaît de nouveau dans la spirale souterraine. Elle traverse les
passages secrets; de cave en cave, d'escalier en escalier, elle parvient
enfin à une ouverture étroite, portique effrayant suspendu entre le ciel
et l'onde, où le vent s'engouffre avec des sifflements aigus, et que de
loin les pêcheurs prennent pour une crevasse inabordable, où les oiseaux
de mer peuvent seuls chercher un refuge contre la tempête. Naam prend dans
un coin une échelle de corde qu'elle attache aux anneaux de fer scellés
dans le roc. Puis elle éteint sa lampe tourmentée par le vent, ôte sa robe
de soie de Perse et son fin turban d'un blanc de neige. Elle endosse la
casaque grossière d'un matelot, et cache sa chevelure sous le bonnet
écarlate d'un Maniote. Enfin, avec la souplesse et la force d'une jeune
panthère, elle se suspend aux flancs nus et lisses du roc perpendiculaire,
et gagne une plate-forme plus voisine des flots, qui se projette en avant,
et forme une caverne que la mer vient remplir dans les gros temps, mais
qu'elle laisse à sec dans les jours calmes. Naam descend dans la grotte
par une large fissure de la voûte, et s'avance sur la grève écumante. La
nuit est sombre, et le vent d'ouest souffle généreusement. Elle tire de
son sein un sifflet d'argent et fait entendre un son aigu auquel répond
bientôt un son pareil. Quelques instants se sont à peine écoulés, et déjà
une barque, cachée dans une autre cave de rocher, glisse sur les flots, et
s'approche d'elle.

«Seul? lui dit en langue turque un des deux matelots qui la dirigent.

--Seul, répond Naam; mais voici la bague du maître. Obéissez, et
conduisez-moi auprès d'Hussein.»

Les deux matelots hissent leur voile latine, Naam s'élance dans la barque
et quitte rapidement le rivage. La signora Soranzo est à sa fenêtre; elle
a cru entendre le bruit des rames et le son incertain d'une voix humaine.
Le lévrier fait entendre un grognement sourd, témoignage de haine.

«C'est Naama [_Naama_ est le masculin du nom propre de _Naam_ (féminin).]
tout seul, dit la belle Vénitienne; Soranzo, du moins, repose cette nuit
sous le même toit que sa triste compagne.»

L'inquiétude la dévore.

«Il est blessé! il souffre! il est seul peut-être! Son inséparable
serviteur l'a quitté cette nuit. Si j'allais écouter doucement à sa porte,
j'entendrais le bruit de sa respiration! Je saurais s'il dort. Et s'il est
en proie à la douleur, à l'ennui des ténèbres et de la solitude, peut-être
ne méprisera-t-il pas mes soins.»

Elle s'enveloppe d'un long voile blanc, et comme une ombre inquiète, comme
un rayon flottant de la lune, elle se glisse dans les détours du château.
Elle trompe la vigilance des sentinelles qui gardent la porte de la tour
habitée par Orio. Elle sait que Naama est absent: Naama, le seul gardien
qui ne s'endorme jamais à son poste, le seul qui ne se laisse pas séduire
par les promesses, ni gagner par les prières, ni intimider par les
menaces.

Elle est arrivée à la porte d'Orio, sans éveiller le moindre écho sur les
pavés sonores, sans effleurer de son voile les murailles indiscrètes. Elle
prête l'oreille, son coeur palpitant brise sa poitrine; mais elle retient
son souffle. La porte d'Orio est mieux gardée par la peur qu'il inspire
que par une légion de soldats. Giovanna écoute, prête à s'enfuir au
moindre bruit. La voix de Soranzo s'élève, sinistre dans le silence et
dans les ténèbres. La crainte de se trahir par la fuite enchaîne la
Vénitienne tremblante au seuil de l'appartement conjugal. Soranzo est en
proie aux fantômes du sommeil. Il parle avec agitation, avec fureur, dans
le délire des songes. Ses paroles entrecoupées ont-elles révélé quelque
affreux mystère? Giovanna s'enfuit épouvantée; elle retourne à sa chambre
et tombe consternée, demi-morte, sur son divan. Elle y reste jusqu'au jour,
perdue dans des rêves sinistres.

Cependant une ligne incertaine encore traverse le linceul immense de la
nuit et commence à séparer au loin le ciel et la mer. Orio, plus calme,
s'est soulevé sur son chevet. Il se débat encore contre les visions de la
fièvre; mais sa volonté les surmonte, et l'aube va les chasser. Il
ressaisit peu à peu ses souvenirs, il embrasse enfin la réalité.

Il appelle Naam; la mandore de la jeune Arabe, suspendue à la muraille,
répond seule par une vibration mélancolique à la voix du maître.

Orio repousse ses pesantes courtines, pose ses pieds sur le tapis, promène
ses regards inquiets autour de l'appartement où tremble à peine la lueur
du matin. La trappe est toujours baissée, Naam n'est pas de retour.

Il ne peut résister à l'inquiétude, il essaye ses forces, il soulève la
trappe, il descend quelques marches; il sent que son énergie revient avec
l'activité. Il arrive à l'issue des galeries intérieures du rocher, là où
Naam a laissé une partie de ses vêtements et l'échelle de cordes attachée
encore aux crampons de fer. Il interroge les flots avec anxiété. Les
angles du roc lui cachent le côté qu'il voudrait voir. Il voudrait
descendre l'échelle, mais, sa main blessée ne pourrait le soutenir dans
cette périlleuse traversée. D'ailleurs, le jour augmente, et les
sentinelles pourraient le remarquer, et découvrir cette communication avec
la mer, connue de lui seulement et du petit nombre des affidés. Orio subit
toutes les souffrances de l'attente. Si Naam est tombée dans quelque
embûche, si elle n'a pu transmettre son message à Hussein, Ezzelin est
sauvé, Soranzo est perdu! Et si Hussein, en apprenant la blessure qui met
Orio hors de combat, allait le trahir, vendre son secret, son honneur et
sa vie à la république! Mais tout à coup Orio voit sa galéace sortir sur
toutes voiles de la baie, et se diriger vers le sud. Naam a rempli sa
mission! Il ne songe plus à elle. Il retire l'échelle et retourne dans sa
chambre; c'est Naam qui l'y reçoit. La joie du succès donne à Orio les
apparences de la passion; il la presse contre son sein; il l'interroge
avec sollicitude.

«Tout sera fait comme lu l'as commandé, dit-elle; mais le vent ne cesse
pas de souffler de l'ouest, et Hussein ne répond de rien si le vent ne
change; car, si la galère le gagne de vitesse, ses caïques ne pourront lui
donner la chasse sans s'exposer, en pleine mer, à des rencontres
funestes.

--Hussein est insensé, répondit Orio avec impatience, il ne connaît pas
l'orgueil vénitien. Ezzelin ne fuira pas; il ira à sa rencontre, il se
jettera dans le danger. N'a-t-il pas en tête la sotte chimère de
l'honneur? D'ailleurs, le vent tournera au lever du soleil et soufflera
jusqu'à midi.

--Maître, il n'y a pas d'apparence, répond Naam.

--Hussein est un poltron,» s'écrie Orio avec colère.

Ils montent ensemble sur la terrasse du donjon. La galère du comte Ezzelin
est déjà sortie de la baie. Elle vogue légère et rapide vers le nord. Mais
le soleil sort de la mer et le vent tourne. Il souffle en plein de Venise
et va refouler les vagues et les navires sur les écueils de l'archipel
Ionien. La course d'Ezzelin se ralentit.

«Ezzelin! tu es perdu!» s'écrie Orio dans le transport de sa joie.

Naam regarde le front orgueilleux de son maître. Elle se demande si cet
homme audacieux ne commande pas aux éléments, et son aveugle dévouement ne
connaît plus de bornes.

Oh! que les heures de cette journée se traînèrent lentement pour Soranzo
et pour son esclave fidèle! Orio avait prévu si exactement le temps
nécessaire à la marche de la galère et aux manoeuvres des Missolonghis,
qu'à l'heure précise indiquée par lui le combat s'engagea. D'abord il ne
l'entendit pas, parce qu'Ezzelin n'employa pas le canon contre les
caïques. Mais quand les tartanes vinrent l'assaillir, quand il vit qu'il
avait à lutter contre deux cents pirates avec une soixantaine d'hommes
blessés ou fatigués par le combat de la veille, il fit usage de toutes ses
ressources.

Le combat fut acharné, mais court. Que pouvait le courage désespéré contre
le nombre et surtout contre le destin? Orio entendit la canonnade. Il
bondit comme un tigre dans sa cage, et se cramponna aux créneaux de la
tour, pour résister au vertige qui l'emportait à travers l'espace. Dans sa
main gauche, il tenait la main de Naam et la brisait d'une étreinte
convulsive à chaque coup de canon dont le bruit sourd venait expirer à son
oreille. Tout à coup il se fit un grand silence, un silence affreux,
impossible à expliquer, et durant lequel Naam commença à craindre que tous
les plans de son maître n'eussent avorté.

Le soleil montait calme et radieux, la mer était nue comme le ciel. Le
combat se passait entre les deux dernières îles situées au nord-est de
San-Silvio. La garnison du château s'étonnait et s'effrayait de ce bruit
sinistre; quelques sous-officiers et quelques braves marins avaient
demandé à se jeter dans des barques pour aller à la découverte. Orio leur
avait fait défendre par Léontio de bouger, sous peine de la vie. Le bruit
avait cessé. Sans doute la galère d'Ezzelin, masquée par l'île nord-ouest,
cinglait victorieuse vers Corfou. En si peu d'instants, une fine voilière,
si bien armée et si bravement défendue, ne pouvait être tombée au pouvoir
des pirates. Personne ne s'inquiétait plus de son sort, personne, excepté
le gouverneur et son acolyte silencieux. Ils étaient toujours penchés sur
les créneaux de la tour. Le soleil montait toujours, et le silence ne
cessait point.
                
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