George Sand

L'Uscoque
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Enfin les trois coups se firent entendre à la cinquième heure du jour.

«C'en est fait! maître, dit Naam, le bel Ezzelin a vécu.

--Deux heures pour piller un navire, dit Orio en haussant les épaules. Les
brutes! que pourraient-ils sans moi? Rien. Mais à présent, que la foudre
du ciel les écrase, que le canon vénitien les balaye, et que les abîmes de
la mer les engloutissent. J'en ai fini avec eux. Ils m'ont délivré
d'Ezzelin, et la moisson est rentrée!

--Maître, tu vas maintenant te rendre auprès de ta femme. Elle est fort
malade et presque mourante, dit-on. Il y a deux heures qu'elle te fait
demander. Je te l'ai répété plusieurs fois, tu ne m'as pas entendue.

--Dis que je n'ai pas écouté! Vraiment, j'avais bien autre chose dans
l'esprit que les visions d'une femme jalouse! Que me veut-elle?

--Maître, tu vas céder à sa demande. Allah maudit l'homme qui méprise sa
femme légitime, encore plus que celui qui maltraite son esclave fidèle. Tu
as été pour moi un bon maître; sois un bon époux pour ta Vénitienne.
Allons, viens.»

Orio céda; Naam était le seul être qui pût faire céder Orio quelquefois.

Giovanna était étendue roide et sans mouvement sur son divan. Ses joues
sont livides, ses lèvres froides, sa respiration est brûlante. Elle se
ranime cependant à la voix de Naam qui la presse de tendres questions, et
qui couvre ses mains de baisers fraternels.

«Ma soeur Zoana, lui dit la jeune Arabe dans cette langue que Giovanna
n'entend pas, prends courage, ne t'abandonne pas ainsi à la douleur. Ton
époux revient vers toi, et jamais ta soeur Naam ne cherchera à te ravir sa
tendresse. Le prophète l'ordonne ainsi; et jamais, parmi les cent femmes
dont je fus la plus aimée, il n'y en eut une seule qui pût se plaindre
avec quelque raison de la préférence du maître pour moi. Naam a toujours
eu l'âme généreuse; et de même qu'on a respecté ses droits sur la terre
des croyants, de même elle respecte ceux d'autrui sur la terre des
chrétiens. Allons, relève encore tes cheveux, et revêts tes plus beaux
ornements: l'amour de l'homme n'est qu'orgueil, et son ardeur se rallume
quand la femme prend soin de lui paraître belle. Essuie tes larmes, les
larmes nuisent à l'éclat des yeux. Si tu me confiais le soin de peindre
tes sourcils à la turque et de draper ton voile sur tes épaules à la
manière perse, sans nul doute le désir d'Orio retournerait vers toi. Voici
Orio, prend ton luth, je vais brûler des parfums dans ta chambre.»

Giovanna ne comprend pas ces discours naïfs. Mais la douce harmonie de la
voix arabe et l'air tendre et compatissant de l'esclave lui rendent un peu
de courage. Elle ne comprend pas non plus la grandeur d'âme de sa rivale,
car elle persiste à la prendre pour un jeune homme; mais elle n'en est pas
moins touchée de son affection et s'efforce de l'en récompenser en
secouant son abattement. Orio entre, Naam veut se retirer; mais Orio lui
commande de rester. Il craint, en se livrant à un reste d'amour pour
Giovanna, d'encourager ses reproches ou de réveiller ses espérances.
Néanmoins il la ménage encore. Elle est toute-puissante auprès de
Morosini. Orio la craint, et à cause de cela, bien qu'il admire sa douceur
et sa bonté, il ne peut se défendre de la haïr.

Mais cette fois Giovanna n'est ni craintive ni suppliante. Elle n'est que
plus triste et plus malade que les autres jours.

«Orio, lui dit-elle, je pense que vous auriez dû, malgré le refus du comte
Ezzelin, le faire escorter jusqu'à la haute mer. Je crains qu'il ne lui
arrive malheur. De funestes présages m'ont assiégée depuis deux jours. Ne
riez pas des avertissements mystérieux de la Providence. Faites voguer
votre galère sur les traces du comte, s'il en est temps encore. Songez que
c'est dans votre intérêt autant que dans le sien que je vous conseille
d'agir ainsi. La république vous rendrait responsable de sa perte.

--Peut-on vous demander, madame, répondit Orio d'un air froid et en la
regardant en face, quels sont ces présages dont vous me parlez, et sur
quel fondement reposent ces craintes?

--Vous voulez que je vous les dise, et vous allez les mépriser comme les
visions d'une femme superstitieuse. Mon devoir est de vous révéler ces
avertissements terribles que j'ai reçus d'en haut; si vous n'en profitez
pas...

--Parlez, madame, dit Orio d'un air grave, je vous écoute avec déférence,
vous le voyez.

--Eh bien! sachez que, peu d'instants après que l'horloge eut sonné la
troisième heure du jour, j'ai vu le comte Ezzelin entrer dans ma chambre,
tout ensanglanté, et les vêtements en désordre; je l'ai vu distinctement,
messer, et il m'a dit des paroles que je ne répéterai point, mais dont le
son vibre encore dans mon oreille. Puis il s'est effacé comme
s'effacent les spectres. Mais je gagerais qu'à l'heure où il m'a apparu il
a cessé de vivre, ou qu'il est tombé en proie à quelque destin funeste;
car hier, à l'heure où il fut attaqué par les pirates, j'ai vu en songe
l'Uscoque lever sur lui son cimeterre, et s'enfuir, la main brisée, en
blasphémant.

--Que signifient ces prétendues visions, madame, et quel soupçon
cachez-vous sous ces allégories?»

Ainsi parle Orio d'une voix tonnante et en se levant d'un air farouche.
Naam s'élance vers lui, et s'attache à son vêtement. Elle ne comprend pas
ses paroles, mais elle lit dans ses yeux étincelants la haine et la
menace. Orio se calme, son emportement pourrait le trahir et confirmer les
soupçons de Giovanna. D'ailleurs Giovanna est calme, et, pour la première
fois de sa vie, elle affronte d'un air impassible la colère d'Orio.

«J'exige que vous me répétiez ces paroles terribles qui doivent me causer
tant d'effroi, reprend Orio d'un air ironique. Si vous me les cachez,
Giovanna, je croirai que tout ceci est une ruse de femme pour me
persifler.

--Je vous les dirai donc, Orio: car ceci n'est point un jeu, et les
puissances invisibles qui interviennent dans nos destinées planent
au-dessus des vaines fureurs qu'elles excitent en nous. Le spectre du
comte Ezzelin m'a montré une large et horrible blessure par laquelle
s'écoulait tout son sang, et il m'a dit: «Madame, votre époux est un
assassin et un traître.»

--Rien de plus? dit Orio, pâle et tremblant de colère. Votre esprit a trop
d'indulgence pour mon mérite, madame, et je m'étonne que les fantômes de
vos rêves trouvent de si douces choses à vous dire de moi. A votre
prochaine entrevue, veuillez leur dire que je leur conseille de
s'expliquer mieux ou de garder le silence; car il est imprudent de parler
à la légère, et les visions pourraient bien être de mauvais protecteurs
pour les créatures humaines qu'il leur plaît de hanter.»

En parlant ainsi Orio se retira, et l'arrêt de Giovanna fut prononcé dans
son coeur.

La nuit est venue, l'épouse d'Orio n'a goûté ni sommeil durant la nuit ni
calme durant le jour. Sa tranquillité n'est qu'extérieure, son âme est en
proie à mille tortures. Elle a deviné l'horrible vérité: elle n'espère
plus rien; elle cherche, au contraire, à augmenter par l'évidence la
certitude de sa honte et de son malheur.

L'horloge a sonné minuit. Un profond silence règne dans l'île et dans le
château. Le temps est calme et clair, la mer silencieuse. Giovanna est à
sa fenêtre secrète. Elle entend l'approche de la barque au pied du rocher.
Elle voit des ombres se dresser sur la rive, et comme des taches noires se
mouvoir régulièrement sur le sable blanc. Ce n'est ni Orio ni Naam, car le
lévrier écoute et ne donne aucun signe d'affection ni de haine. La barque
s'éloigne; mais les ombres qui en sont sorties ont disparu, comme si elles
se fussent enfoncées dans la profondeur du rocher.

Cette fois, l'air est si sonore et la mer si paisible que les moindres
bruits arrivent à l'oreille de Giovanna. Les anneaux de fer ont crié
faiblement dans leurs crampons; l'échelle a grincé sous le poids d'un
homme: une voix a appelé d'en haut avec précaution; plusieurs voix ont
murmuré d'en bas; un signal, le cri d'un oiseau de nuit mal imité, a été
échangé. Tout rentre dans le silence. L'oeil ne peut rien saisir; la base
du rocher rentre en cet endroit sous la corniche des roches supérieures.
Mais tout à coup des mouvements sourds, des sons inarticulés ont retenti
aux entrailles de la terre. Giovanna colle son oreille sur le tapis de sa
chambre. Elle entend le bruit de plusieurs personnes qui se meuvent comme
dans une cave située au-dessous de son appartement. Puis elle n'entend
plus rien.

Mais elle veut éclaircir entièrement le mystère. Cette fois, ce n'est plus
à l'instinct divinatoire et à la révélation angélique des songes qu'elle
demandera la lumière, c'est au témoignage de ses sens. Elle ne songe plus
à mettre son voile: peu lui importe d'être reconnue et maltraitée.
Demi-nue et les cheveux flottants, elle court sans précaution dans les
galeries et dans les escaliers, elle s'élance vers la tour de Soranzo.
Elle ne connaît plus la pudeur de l'orgueil outragé, ni la timide
soumission de la femme, ni la crainte de la mort. Elle veut savoir et
mourir. Orio a donné cependant des ordres sévères pour que la porte de ses
appartements soit gardée à vue. Mais les consciences coupables craignent
l'horreur de la nuit. Le garde, qui voit venir à lui cette femme échevelée
avec tant d'assurance et les yeux animés d'une résolution désespérée, la
prend à son tour pour un spectre, et tombe la face contre terre. Cet homme
avait égorgé, quelques jours auparavant, sur une galiote marchande, une
belle jeune femme avec ses deux enfants dans ses bras. Il croit la voir
apparaître, et s'imagine entendre sa voix plaintive lui crier:

«Rends-moi mes enfants!

--Je ne les ai pas,» répond-il d'une voix étouffée en se roulant sur le
pavé. Giovanna ne fait pas attention à lui; elle marche sur son corps,
indifférente à tout danger, et pénètre dans l'appartement d'Orio. Il est
désert, mais des flambeaux sont allumés sur une large table de marbre. La
trappe est ouverte au milieu de la chambre. Giovanna referme avec soin la
porte par laquelle elle est entrée et se cache derrière un rideau de la
fenêtre: car déjà elle entend des voix et des pas qui se rapprochent, et
l'on monte l'escalier souterrain.

Orio paraît le premier; trois musulmans d'un aspect hideux, couverts de
vêtements souillés de sang et de vase, viennent après lui, portant un
paquet qu'ils posent sur la table. Naama vient le dernier et ferme la
trappe; puis il va s'appuyer le dos contre la porte de l'appartement, et
reste immobile.

Le vieux Hussein, le pirate missolonghi, avait une longue barbe blanche et
des traits profondément creusés qui, au premier abord, lui donnaient un
aspect vénérable. Mais plus on le regardait, plus on était frappé de la
férocité brutale et de l'obstination stupide qu'exprimait son visage
basané. Il a joué un rôle obscur, mais long et tenace, dans les annales de
la piraterie. Hussein a servi autrefois chez les uscoques. C'est un homme
de rapt et de meurtre; mais nul n'observe mieux que lui la loi de justice
et de sincérité dans le partage des dépouilles. Nulle parole de commerçant
soumis aux lois des nations n'a la valeur et l'inviolabilité de la sienne;
et cet homme, qui renierait le prophète pour un peu d'or, ferait rouler
avec mépris la tête du premier de ses pirates qui aurait frauduleusement
mesuré sa part de butin. Son intégrité et sa fermeté lui ont valu le
commandement de quatre caïques et la haute main sur ses deux associés,
hommes plus habiles à la manoeuvre, mais moins braves au combat et moins
sévères dans l'administration. Ses deux associés étaient le renégat Fremio,
qui parlait un patois mêlé de turc et d'italien, presque inintelligible
pour Giovanna, et dont la figure mince et flétrie accusait les passions
viles et l'âme impitoyable; puis un juif albanais, qui commandait une des
tartanes, et qu'une affreuse cicatrice défigurait entièrement. Le renégat
et lui posèrent le paquet sur la table et déroulèrent lentement le haillon
hideux qui l'enveloppait. Giovanna sentit son coeur défaillir, et
l'angoisse de la mort parcourut tout son corps, lorsque de ce premier
lambeau elle en vit tirer un autre tout sanglant, haché à coups de sabre
et criblé de balles, qu'elle reconnut pour le pourpoint qu'Ezzelin portait
la veille.

A cette vue, Orio, indigné, parla avec véhémence à Hussein. Giovanna,
n'entendant pas la langue dont il se servait, crut qu'il s'indignait du
meurtre; mais Orio, s'étant retourné vers le renégat et vers le juif, leur
parla ainsi en italien:

«Ceci un gage! Vous osez me présenter ce haillon comme un gage de mort!
Est-ce là ce que j'ai réclamé, et pensez-vous que je me paye de si
grossiers artifices? Chiens rapaces, traîtres maudits! vous m'avez trompé!
Vous lui avez fait grâce afin de vendre sa liberté à sa famille; mais vous
ne réussirez pas à me dérober cette proie, la seule que j'aie exigée de
vous. J'irai fouiller jusqu'aux derniers ballots et déclouer jusqu'à la
dernière planche de vos barques pour trouver le Vénitien. Mort ou vivant,
il me le faut; et, s'il m'échappe, je vous fais mettre en pièces à coups
de canon, vous et vos misérables radeaux.»

Orio écumait de rage. Il arracha le pourpoint ensanglanté des mains du
renégat consterné et le foula aux pieds. Il était hideux en cet instant,
et celle qui l'avait tant aimé eut horreur de lui.

Il y eut entre ces quatre assassins un long débat dont elle comprit une
partie. Les pirates soutenaient qu'Ezzelin était mort percé de plusieurs
balles et couvert de coups de sabre, ainsi que l'attestait ce vêtement. Le
juif, sur la tartane duquel il était tombé expirant, n'avait pu arriver à
lui assez tôt pour empêcher ses matelots de jeter son cadavre à la mer.
Heureusement la richesse de son pourpoint avait tenté l'un d'eux, qui le
lui avait arraché avant de le lancer par-dessus le bord, et le juif avait
été forcé de le lui racheter afin de pouvoir montrer à Orio ce témoignage
de la mort de son ennemi.

Après beaucoup d'emportements et d'imprécations échangés de part et
d'autre, Orio, qui, malgré la brutalité et la méchanceté de ses associés,
exerçait un ascendant extraordinaire sur eux, et savait d'un mot et d'un
geste les réduire au silence au plus fort de leur colère, parut s'apaiser
et se contenter du serment de Hussein. Hussein refusa, à la vérité, de
jurer par Allah et le prophète qu'il fût certain de la mort d'Ezzelin, car
il ne l'avait pas vu jeter à la mer; mais il jura que, si on lui avait
conservé la vie, il n'était pas complice de cette trahison; il jura aussi
qu'il s'assurerait de la vérité et qu'il châtierait sévèrement quiconque
aurait désobéi à l'Uscoque. Il prononça ce mot en italien, et en portant
les deux mains sur sa tête il s'inclina jusqu'à terre devant
Orio.

Lui! l'Uscoque! O Giovanna! Giovanna! comment ne tombes-tu pas morte en
voyant que cet infâme égorgeur, traître à sa patrie, insatiable larron et
meurtrier féroce, est ton époux, l'homme que tu as tant aimé!

Giovanna se parle ainsi à elle-même. Peut-être parle-t-elle tout haut,
tant elle méprise à cette heure le danger de mourir, tant elle a perdu le
sentiment de son être, absorbée qu'elle est tout entière dans cette scène
d'épouvante et de dégoût. Les brigands étaient si animés par la dispute
qu'ils n'auraient pu l'entendre. Ils parlèrent longtemps encore. Giovanna
ne les entendit plus; ses bras se tordirent, son cou se gonfla et ses yeux
se renversèrent dans leur orbite. Elle tomba sur le carreau et perdit le
sentiment de son infortune. Les pirates, ayant fait leurs dernières
conventions avec Orio, étaient repartis. Orio se jeta sur son lit et
s'endormit brisé de fatigue.

Naam, après avoir pansé sa blessure, veille auprès de lui, couchée à terre
sur une natte. Il y a bien longtemps que Naam n'a goûté un paisible
sommeil. Elle porte dans les événements les plus terribles et dans les
plus rudes fatigues de la vie le calme et la santé d'un esprit et d'un
corps fortement trempés. Lorsqu'elle s'assoupit, un songe transporte
quelquefois son imagination au temps où, bercée dans un hamac de damas
plus blanc que la neige par quatre jeunes esclaves nubiennes, à la peau
noire comme la nuit, aux dents blanches, à l'air franc et joyeux, elle
s'endormait aux sons de la mandore dans la fumée du benjoin, dans les
langueurs d'une oisiveté voluptueuse, aux sourires de Phingari, la reine
des nuits orientales, aux caresses de la brise, qui effeuillait mollement
sur son sein les fleurs de sa chevelure. Ces temps ne sont plus. Les pieds
délicats de Naam foulent maintenant le gravier amer des rivages et les
pointes déchirantes des récifs. Ses mains effilées se sont endurcies au
maniement du gouvernail et des cordages. Le souffle desséchant des vents
et l'air âpre de la mer ont hâlé cette peau que l'on pouvait comparer
naguère au tissu velouté des fruits, avant que la main leur ait enlevé la
vapeur argentée dont le matin les a revêtus. Plante flexible et embaumée,
mais forte et vivace, Naam est née au désert, parmi les tribus libres et
errantes. Elle n'a point oublié le temps où, courant pieds nus sur le
sable ardent, elle menait les chameaux à la citerne et chassait devant
elle leur troupe docile, rapportant sur sa tête une amphore presque aussi
haute qu'elle. Elle se souvient d'avoir passé d'une main hardie le frein
dans la bouche rebelle des maigres cavales blanches de son père. Elle a
dormi sous les tentes vagabondes, aujourd'hui au pied des montagnes, et
demain au bout de la plaine. Couchée entre les jambes des coursiers
généreux, elle écoutait avec insouciance les rugissements lointains du
chacal et de la panthère. Enlevée par des bandits et vendue au pacha avant
d'avoir connu les joies d'un amour libre et partagé, elle a fleuri, comme
une plante exotique, à l'ombre du harem, privée d'air, de mouvement et de
soleil, regrettant sa misère au sein de l'opulence et détestant le despote
dont elle subissait les caresses. Maintenant Naam ne regrette plus sa
patrie. Elle aime, elle se croit aimée. Orio la traite avec douceur et lui
confie tous ses secrets. Sans aucun doute elle lui est chère, car elle lui
est utile, et jamais il ne retrouvera tant de zèle uni à tant de
discrétion, de présence d'esprit, de courage et d'attachement.

D'ailleurs Naam se sent libre. L'air circule largement autour d'elle, ses
yeux embrassent l'immense anneau de l'horizon. Elle n'a de devoirs que
ceux que son coeur lui dicte, et le seul châtiment qu'elle ait à redouter,
c'est de n'être plus aimée. Naam ne regrette donc ni ses esclaves, ni son
bain parfumé, ni ses tresses de perles de Ceylan, ni son lourd corset de
pierreries, ni ses longues nuits de sommeil, ni ses longues journées de
repos. Reine dans le harem, elle n'avait pas cessé de se sentir esclave;
esclave parmi les chrétiens, elle se sentit libre, et la liberté, selon
elle, c'est plus que la royauté.

Un jour nouveau va poindre, lorsqu'un faible soupir réveille Naam de son
premier sommeil. Elle se soulève sur ses genoux et interroge le front
penché de Soranzo. Il dort paisiblement, son souffle est égal et pur. Un
soupir plus profond que le premier et plein d'une inexprimable angoisse
frappe encore l'oreille de Naam. Elle quitte le lit d'Orio et soulève sans
bruit le rideau de la croisée. Elle trouve Giovanna gisante, s'étonne,
s'émeut et garde un généreux silence; puis, se rapprochant d'Orio, elle
abaisse sur lui les courtines de son lit, retourne auprès de Giovanna, la
prend dans ses bras, la relève, et, sans éveiller personne, la reporte
dans sa chambre.

Orio ignora ce que Giovanna avait osé. Il la tint captive dans ses
appartements et n'alla plus jamais s'informer d'elle. Naam essaya en vain
de l'adoucir en sa faveur. Cette fois Naam fut sans persuasion, et Orio
lui sembla manquer de confiance et rouler en lui-même quelque sinistre
dessein.

Les soins de Naam ont guéri la blessure d'Orio en peu de jours. La mort
d'Ezzelin paraît constatée; nulle part on n'a retrouvé aucun indice qui
ait pu faire croire à son salut. S'il était possible d'échapper à la
férocité impétueuse des pirates, il ne le serait pas d'échapper à la haine
réfléchie de Soranzo. Giovanna ne se plaint plus; elle ne paraît plus
souffrir; elle ne se penche plus les soirs à sa fenêtre; elle n'écoute
plus les bruits vagues de la nuit. Quand Naam lui chante les airs de son
pays en s'accompagnant du luth ou de la mandore, elle n'entend pas et
sourit. Quelquefois elle tient un livre et semble lire; mais ses yeux
restent fixés des heures entières sur la même page, et son esprit n'est
point là. Elle est plus distraite et moins abattue qu'avant la mort
d'Ezzelin. Souvent on la surprend à genoux, les yeux levés vers le ciel et
ravie dans une sorte d'extase. Giovanna a trouvé enfin le calme du
désespoir; elle a fait un voeu: elle n'aime plus rien sur la terre. Elle
semble avoir recouvré la volonté de vivre. Déjà elle redevient belle, et
la pourpre de la santé commence à refleurir sur son visage.

Morosini a appris le désastre d'Ezzelin, et son âme s'indigne de
l'insolence des pirates. La perte de ce noble et fidèle serviteur de la
république remplit de douleur l'amiral et toute l'armée. On célèbre pour
lui un service funèbre sur les navires de la flotte vénitienne, et le port
de Corfou retentit des lugubres saluts du canon qui annoncent à l'armée la
triste fin d'un de ses plus vaillants officiers. On murmure contre
l'inaction et la lâcheté de Soranzo. Morosini commence à concevoir des
soupçons graves; mais sa prudence scrupuleuse commande le silence. Il
envoie à son neveu l'ordre de venir sur-le-champ le trouver pour lui
rendre compte de sa conduite, et de laisser le commandement de son île et
de sa garnison à un Mocenigo qu'il envoie à sa place. Morosini ordonne
aussi à Soranzo de ramener sa femme avec lui, et de laisser à Mocenigo la
galéace qu'il commandait, et dont il a fait si peu d'usage.

Mais Soranzo, qui entretient des espions à Corfou et dont les messagers
rapides devancent l'escadre de Mocenigo, a été averti à temps. Il n'a pas
attendu jusqu'à ce jour pour mettre en sûreté les riches captures qu'il a
faites de concert avec Hussein et ses associés. Il a converti toutes ses
prises en or monnayé. Une partie est déjà rendue à Venise. Orio a fait
équiper la galère sur laquelle Giovanna est venue le trouver. Aidé de Naam
et de ses affidés, il y a porté, durant la nuit, des caisses pesantes et
des outres de peau de chameau remplies d'or: c'est le reste de ses trésors,
et la galère est prête à mettre à la voile. Il annonce à ses officiers
que la signora veut retourner à Venise, et ne leur laisse pas soupçonner
la disgrâce qui le menace et dont il se rit désormais, car il a tout
prévu. Les pirates sont avertis. Hussein cingle rapidement avec sa
flottille vers le grand archipel, refuge assuré où il bravera les forces
vénitiennes, et où l'on assure qu'il est mort longtemps après, à l'âge de
quatre-vingt-six ans, exerçant toujours la piraterie et n'étant jamais
tombé au pouvoir de ses adversaires.

Le juif albanais l'accompagne. Condamné à mort à Venise pour plusieurs
meurtres, il n'est point à craindre pour Orio qu'il ose jamais y
retourner. Mais le renégat Frémio, dont les crimes sont moins constatés et
l'audace plus grande, lui inspire de la méfiance. Il l'interroge, il
apprend de lui que son désir est de retourner en Italie, et il craint ses
délations. Il l'invite à rester avec lui, et s'engage à le faire rentrer
dans Venise, sur sa galère, sans qu'il soit exposé aux poursuites de la
loi. Le renégat, tout méfiant qu'il est, s'abandonne à l'espoir de finir
paisiblement ses jours dans sa patrie, au sein des richesses que le
brigandage lui a procurées. Il dépose son butin sur la galère qui porte
déjà celui d'Orio, et, changeant de costume et de manières, il se fait
passer dans l'île pour un négociant génois échappé à l'esclavage des
Ottomans et réfugié sous la protection de Soranzo.

Le commandant Léontio, le lieutenant de vaisseau Mezzani, et les deux
matelots qui conduisent la barque mystérieuse de Soranzo parmi les écueils,
sont, avec le renégat, les seuls complices qu'Orio ait désormais à
redouter. Tous les préparatifs sont terminés. Le départ de Giovanna pour
Venise est fixé au premier jour du mois de mai. C'est ce jour-là
précisément que Mocenigo doit arriver à San-Silvio avec l'ordre de rappel.
Orio seul le sait. Il a fait annoncer à Giovanna qu'elle eût à se tenir
prête, et la veille au soir il se rend chez elle après avoir fait dire à
Léontio, à Mezzani et au renégat qu'ils eussent à venir recevoir, à minuit
dans son appartement, des communications importantes pour leurs intérêts.

Orio a endossé son plus riche pourpoint et bouclé sa chevelure; des bagues
étincellent à ses doigts, et sa main droite, à peu près guérie et couverte
d'un gant parfumé, balance avec grâce une branche fleurie. Il entre chez
sa femme sans se faire annoncer, renvoie ses femmes, et, resté seul avec
elle, s'approche pour l'embrasser. Giovanna recule comme si le basilic
l'eût touchée, et se dérobe à ses caresses.

«Laissez-moi, dit-elle à Soranzo, je ne suis plus votre femme, et nos
mains, qui semblaient unies pour l'éternité, ne doivent plus se rencontrer
ni dans ce monde ni dans l'autre.

--Vous avez raison, mon amour, dit Soranzo, d'être irritée contre moi.
J'ai été pour vous sans tendresse et sans courtoisie pendant plusieurs
jours; mais vous vous apaiserez, aujourd'hui que je viens mettre le genou
en terre devant vous et me justifier.»

Il lui raconte alors qu'absorbé par les soins de sa charge, il n'a voulu
goûter de repos et de bonheur qu'après avoir accompli son oeuvre.
Maintenant, selon lui, tout est prêt pour que ses desseins éclatent, et
que sa fidélité à la république soit constatée par l'extinction entière
des pirates. Un renfort, qu'il a demandé à l'amiral, doit lui arriver, et
toutes ses mesures sont prises pour un combat terrible, décisif. Mais il
ne veut pas que son épouse respectée et chérie reste exposée aux chances
d'une telle aventure. Il a tout fait préparer pour son départ. Il
l'escortera lui-même avec la galéace jusqu'à la hauteur de Teakhi; puis il
reviendra laver la tache que le soupçon a faite à son honneur, ou
s'ensevelir sous les décombres de la forteresse.

«Cette nuit est la dernière que nous passerons ensemble sous le toit de ce
donjon, ajoute-t-il. C'est peut-être la dernière de notre vie que nous
passerons sous les mêmes lambris. Ma Giovanna ne s'armera point de fierté
à cette heure fatale. Elle ne repoussera pas mon amour et mon repentir.
Elle m'ouvrira son coeur et ses bras; pour la dernière fois peut-être,
elle me rendra ce bonheur qu'elle seule m'a fait connaître sur la terre.»

En parlant ainsi, il l'enlace dans ses bras, et humilie devant elle ce
front superbe qui tant de fois l'a fait trembler. En même temps il cherche
à lire dans ses yeux le degré de confiance qu'il inspire, ou de soupçon
qu'il lui reste à combattre. Il pense qu'il est temps encore de reprendre
son empire sur cette femme qui l'a tant aimé, et auprès de qui, tant qu'il
l'a voulu, sa puissance de persuasion n'a jamais échoué. Mais elle se
dégage de ses étreintes et le repousse froidement.

«Laissez-moi, lui dit-elle. S'il reste un moyen humain de réhabiliter
votre honneur, je vous en félicite; mais il n'en est aucun pour vous de
ressaisir sur moi vos droits d'époux. Si vous succombez dans votre
entreprise, vos fautes seront peut-être expiées, et je prierai pour vous;
mais si vous survivez, je n'en serai pas moins séparée de vous pour
jamais.»

Orio pâlit et fronce le sourcil; mais Giovanna ne s'émeut plus de sa
colère. Orio se contient et persiste à l'implorer. Il feint de prendre sa
froideur pour du dépit; il l'interroge, il veut savoir si elle persiste à
l'accuser. Giovanna refuse de s'expliquer.

«Je ne dois compte de mes pensées qu'à Dieu, lui dit-elle; Dieu seul est
désormais mon époux et mon maître. J'ai tant souffert de l'amour terrestre
que j'en ai reconnu le néant. J'ai fait un voeu: en rentrant à Venise, je
ferai rompre mon mariage par le pape, et je prendrai le voile dans un
couvent.»

Orio affecte de rire de cette résolution. Il feint de n'y point croire et
d'espérer que, dans quelques heures, Giovanna se laissera fléchir par ses
caresses. Il se retire d'un air présomptueux qui remplit de mépris cette
âme tendre, mais fière, qui ne peut plus aimer l'être qu'elle méprise, et
qui a reporté vers le ciel tout son espoir et toute sa foi.

Naam attendait Orio à la porte de la tour. Elle lui trouva l'air farouche,
la parole brève et la voix tremblante.

«Quelle heure vient de sonner, Naam?

--Deux heures avant minuit.

--Tu sais ce que nous avons à faire?

--Tout est prêt.

--Les convives seront-ils à minuit dans ma chambre?

--Ils y seront.

--As-tu ton poignard?

--Oui, maître, et voici le tien.

--Es-tu sûre de toi-même, Naam?

--Maître, es-tu sûr de leur trahison?

--Je te l'ai dit. Doutes-tu de ma parole?

--Non, maître.

--Marchons donc!

--Marchons!»

Orio et Naam pénètrent dans les galeries souterraines, descendent
l'échelle de cordes, gagnent le bord de la mer, et appellent la barque.
Les deux infatigables rameurs, qui toujours à cette heure se tiennent
cachés dans la grotte voisine, attentifs au signal qui doit les avertir,
mettent à flot sur-le-champ et s'approchent. Orio et sa compagne
s'élancent sur la barque et ordonnent aux matelots de s'éloigner de la
côte. Bientôt ils sont assez loin du château pour le dessein de Soranzo.
Assis à la poupe, il se soulève, et, approchant du rameur courbé devant
lui, il lui enfonce son poignard dans la gorge.

«Trahison!» s'écrie celui-ci; et il tombe sur ses genoux en rugissant. Son
compagnon abandonne la rame et s'élance vers lui; Naam l'étend par terre
d'un coup de hache sur la tête; et tandis qu'elle s'empare de la rame et
empêche le bateau de dériver, Orio achève les victimes. Puis il les lie
ensemble avec un câble et les attache fortement au pied du mât. Il prend
ensuite l'autre rame et vogue à la hâte vers le rocher de San-Silvio. Au
moment d'y arriver, il prend la hache, et en quelques coups perce le
plancher de la barque, où l'eau s'élance en bouillonnant. Alors il saisit
le bras de Naam et se précipite avec elle sur la grève, tandis que la
barque s'enfonce et disparaît sous les flots, avec ses deux cadavres. Un
silence affreux a régné entre ces deux criminels depuis qu'ils ont quitté
la grève pour monter sur la barque. Pendant et après l'assassinat ils
n'ont point échangé une parole.

«Allons! tout va bien, du courage!» dit Soranzo à Naam, dont il entend les
dents claquer.

Naam essaye en vain de répondre; sa gorge est serrée. Elle ne perd
cependant ni sa résolution ni sa présence d'esprit. Elle remonte l'échelle
et rentre avec Orio dans la tour. Alors elle allume un flambeau, et leurs
regards se rencontrent. Leurs figures livides, leurs habits teints de sang
leur causent tant d'horreur qu'ils s'éloignent l'un de l'autre et
craignent de se toucher. Mais Orio s'efforce de raffermir par son audace
le courage ébranlé de Naam.

«Ceci n'est rien, lui dit-il. La main qui a frappé le tigre
tremblera-t-elle devant l'agonie des animaux plus vils?»

Naam, toujours muette, lui fait signe de ne pas rappeler cette image. Elle
n'a eu ni regret ni remords du meurtre du pacha, mais elle ne peut
supporter qu'on lui retrace ce souvenir. Elle se hâte de changer de
vêtement, et tandis qu'Orio imite son exemple, elle prépare la table pour
le souper. Bientôt les convives frappent doucement à la porte. Elle les
introduit. Ils s'étonnent de ne voir aucun serviteur occupé au service du
repas.

«J'ai des communications importantes à vous faire, leur dit Orio, et le
secret de notre entretien ne souffre pas de témoins inutiles. Ces fruits
et ce vin suffiront pour une collation qui n'est ici qu'un prétexte. Le
temps n'est pas venu de se livrer au plaisir. C'est dans la belle Venise,
au sein des richesses et à l'abri des dangers, que nous pourrons passer
les nuits en de folles orgies. Ici il s'agit de régler nos comptes et de
parler d'affaires. Naam, donne-nous des plumes et du papier. Mezzani, vous
serez le secrétaire, et Frémio fera les calculs. Léontio, versez-nous du
vin à tous pendant ce temps.»

Dès le commencement, Frémio éleva des prétentions injustes, et soutint que
Léontio ne lui avait pas donné une reconnaissance exacte des valeurs
déposées par lui sur la galère. Orio feignit d'écouter leur débat avec
l'attention d'un juge intègre. Au moment où ils étaient le plus échauffés,
le renégat, qui s'exprimait avec difficulté, et dont le langage grossier
faisait sourire de mépris les autres convives, se troubla de dépit et de
honte, et but à plusieurs reprises pour se donner de l'audace; mais ses
paroles devinrent de plus en plus confuses, et, frappant du pied avec rage,
il quitta la dispute et passa sur le balcon. Naam le suivit des yeux. Au
bout d'un instant, et comme la dispute continuait entre Léontio et Mezzani,
un regard échangé avec son esclave apprit à Soranzo que Frémio ne
parlerait plus. Il était assis sur la terrasse, les jambes pendantes, les
bras enlacés aux barreaux de la balustrade, la tête penchée, les yeux
fixes.

«Est-il déjà ivre? dit Léontio.

--Oui, et tant mieux, répondit le lieutenant. Terminons nos affaires sans
lui.»

Il essaya de lire ce que Léontio écrivait; sa vue se troubla.

«Ceci est étrange, dit-il en portant sa main à son front; moi aussi, je
suis ivre. Messer Soranzo, ceci est une infamie: vous nous servez du vin
qu'on ne peut boire sans perdre aussitôt la force de savoir ce qu'on
fait... Je ne signerai rien avant demain matin.»

Il retomba sur sa chaise, les yeux fixes, les lèvres violettes, les bras
étendus sur la table.

«Qu'est-ce? dit Léontio en se retournant et en le regardant avec effroi;
seigneur gouverneur, ou je n'ai jamais vu mourir personne, ou cet homme
vient de rendre l'âme.

--Et vous allez en faire autant, seigneur commandant, lui dit Orio en se
levant et en lui arrachant la plume et le papier. Dépêchez-vous d'en finir;
car il n'est plus d'espoir pour vous, et nos comptes sont
réglés.»

Léontio avait avalé seulement quelques gouttes de vin; mais la terreur
aida à l'effet du poison, et lui porta le coup mortel. Il tomba sur ses
genoux, les mains jointes, l'oeil égaré et déjà éteint. Il essaya de
balbutier quelques paroles.

«C'est inutile, lui dit Orio en le poussant sous la table; votre ruse ici
ne servira plus de rien. Je sais bien que votre marché était déjà fait, et
que, plus habile que ces deux-là, vous trahissiez d'un côté la république,
pour avoir part à notre butin, et de l'autre vos complices, afin de vous
réconcilier avec la république en nous envoyant aux Plombs. Mais
pensez-vous qu'un homme comme moi veuille céder la partie à un homme comme
vous? Allons donc! Le vautour qui combat est fait pour s'envoler, et la
chenille qui rampe pour être écrasée. C'est le droit divin qui l'ordonne
ainsi. Adieu, brave commandant, qui me faisiez passer pour fou. Lequel de
nous l'est le plus à cette heure?»

Léontio essaya de se relever; il ne le put, et se traîna au milieu de la
chambre, où il expira en murmurant le nom d'Ezzelin. Fut-ce l'effet du
remords? la vision sanglante lui apparut-elle à son dernier instant?

Orio et Naam rassemblèrent les trois cadavres et les entassèrent sous la
table, qu'ils renversèrent dessus avec les nappes et les meubles; puis
Orio prit un flambeau, et mit le feu à ce monceau après avoir fermé les
fenêtres. Orio, s'éloignant alors, dit à Naam de rester à la porte jusqu'à
ce qu'elle eût vu les cadavres, la table et tous les meubles qui étaient
dans la salle entièrement consumés, et les flammes faire éruption au
dehors; qu'alors elle eût à descendre le grand escalier et à jeter
l'épouvante dans le château en sonnant la cloche d'alarme.

Appuyée contre la porte, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés
sur le hideux bûcher d'où s'élèvent des flammes bleuâtres, Naam reste
seule livrée à ses sombres pensées. Bientôt des tourbillons de fumée se
roulent en spirale et se dressent comme des serpents vers la voûte. La
flamme s'étend; les voix aiguës de l'incendie commencent à siffler, à se
répondre, à se mêler et à former des accords déchirants. On prendrait le
pavé de marbre étincelant pour une eau profonde où se reflète l'éclat du
foyer. Les fresques de la muraille apparaissent derrière les tourbillons
de flamme et de fumée comme les sombres esprits qui protègent le crime et
se plaisent dans le désastre. Peu à peu elles se détachent de la muraille,
et ces pâles géants tombent par morceaux sur le pavé avec un bruit sec et
sinistre.

Mais rien dans cette scène d'épouvante, à laquelle préside silencieusement
Naam, n'est aussi effrayant que Naam elle-même. Si une des victimes, dont
les ossements noircis gisent déjà dans la cendre, pouvait se ranimer un
instant et voir Naam éclairée par ces reflets livides, la lèvre contractée
d'horreur, mais le front armé d'une résolution inexorable, elle
retomberait foudroyée comme à l'aspect de l'ange de la mort. Jamais Azraël
n'apparut aux hommes plus terrible et plus beau que ne l'est à cette heure
l'être mystérieux et bizarre qui préside froidement aux vengeances d'Orio.

Cependant les vitres tombent en éclats, et l'incendie va se répandre. Naam
songe à exécuter les ordres de son maître et à donner l'alarme. Mais d'où
vient qu'Orio l'a quittée sans lui dire de l'accompagner? Dans l'horreur
de l'oeuvre qu'ils ont accomplie ensemble, Naam a obéi machinalement, et
maintenant un effroi subit, une sollicitude généreuse s'emparent de ce
coeur de tigre. Elle oublie de sonner la cloche, et, franchissant d'un
pied rapide les escaliers et les galeries qui séparent la grande tour du
palais de bois, elle s'élance vers les appartements de Giovanna. Un
profond silence y règne. Naam ne s'étonne pas de ne point rencontrer dans
les chambres qu'elle traverse précipitamment les femmes qui servent
Giovanna. La négresse fidèle, dont le hamac est ordinairement suspendu en
travers de la porte de sa maîtresse, n'est pas là non plus. Naam ignore
que, sous prétexte d'avoir un rendez-vous d'amour avec sa femme, Orio a
éloigné d'avance toutes ses servantes. Elle pense qu'au contraire son
premier soin a été de venir chercher Giovanna, afin de la soustraire à
l'incendie. Cependant Naam n'est pas tranquille; elle pénètre dans la
chambre de Giovanna. Un profond silence règne là comme partout, et la
lampe jette une si faible clarté que Naam ne distingue d'abord que
confusément les objets. Elle voit pourtant Giovanna couchée sur son lit,
et s'étonne du peu d'empressement qu'Orio a mis à l'avertir du danger qui
la menace. En cet instant, Naam est saisie d'une terreur qu'elle n'a point
encore éprouvée, ses genoux tremblent. Elle n'ose avancer. Le lévrier, au
lieu de se jeter sur elle avec rage comme à l'ordinaire, s'est approché
d'un air suppliant et craintif. Il est retourné s'asseoir devant le lit,
et là, l'oreille dressée, le cou tendu, il semble épier avec inquiétude le
réveil de sa maîtresse; de temps en temps il retourne la tête vers Naam,
avec une courte plainte, comme pour l'interroger, puis il lèche le
plancher humide.

Naam prend la lampe, l'approche du visage de Giovanna, et la voit baignée
dans son sang. Son sein est percé d'un seul coup de poignard; mais cette
blessure profonde, mortelle, Naam connaît la main qui l'a faite, et elle
sait qu'il est inutile d'interroger ce qui peut rester de chaleur à ce
cadavre, car là où Soranzo a frappé il n'est plus d'espoir. Naam reste
immobile en face de cette belle femme, endormie à jamais; mille pensées
nouvelles s'éveillent dans son âme; elle oublie tout ce qui a précédé ce
meurtre. Elle oublie même l'incendie qu'elle a allumé et qui court après
elle.

«O ma soeur! s'écrie-t-elle, qu'as-tu donc fait qui ait mérité la mort?
Est-ce là le sort réservé aux femmes d'Orio? A quoi t'a servi d'être
belle? A quoi t'a servi d'aimer? Est-ce donc moi qui suis cause de la
haine que tu inspirais? Non, car j'ai tout fait pour l'adoucir, et
j'aurais donné ma vie pour sauver la tienne. Serait-ce parce que tu as
été trop soumise et trop fidèle, que l'on t'a payée de mépris? Tu as été
faible, ô femme! Je me souviendrai de toi, et ce qui t'arrive me servira
d'enseignement.»

Pendant que Naam, perdue dans des réflexions sinistres, interroge sa
destinée sur le cadavre de Giovanna, l'incendie gagne toujours, et déjà la
galerie de bois qui entoure le parterre est à demi consumée. Le sifflement
et la clarté sinistre avertissent en vain Naam de l'approche du feu; elle
n'entend rien, et son âme est tellement consternée que la vie ne lui
semble pas valoir en cet instant la peine d'être disputée.

Cependant Orio s'est retiré sur une plate-forme voisine, d'où il contemple
l'incendie trop lent à son gré. Toute cette partie du château, dont il a
eu soin d'éloigner les habitants, va être dans quelques minutes la proie
des flammes; mais Orio n'a pas pris le soin de porter lui-même l'incendie
dans la chambre de Giovanna. Il entend les cris des sentinelles qui
viennent d'apercevoir la clarté sinistre, et qui donnent l'alarme.

On peut arriver à temps encore pour pénétrer auprès de Giovanna, et pour
voir qu'elle a péri par le fer. Orio prévient ce danger. Il se précipite,
un tison enflammé à la main, dans l'appartement conjugal; mais, en voyant
Naam debout devant le lit sanglant, il recule épouvanté comme à l'aspect
d'un spectre. Puis une pensée infernale traverse son âme maudite. Tous ses
complices sont écartés, tous ses ennemis sont anéantis. Le seul confident
qui lui reste, c'est Naam. Elle seule désormais pourra révéler par quels
forfaits ses richesses furent acquises et conservées. Un dernier effort de
volonté, un dernier coup de poignard rendrait Orio maître absolu,
possesseur unique de ses secrets. Il hésite, mais Naam se retourne et le
regarde. Soit qu'elle ait pressenti son dessein, soit que le meurtre de
Giovanna ait empreint d'indignation et de reproche son front livide et son
regard sombre, ce regard exerce sur Orio une fascination magique; son âme
conserve le désir du mal, mais elle n'en a plus la force. Orio a compris
en cet instant que Naam est un être plus fort que lui, et que sa destinée
ne lui appartient pas comme celle de ses autres victimes. Orio est saisi
d'une peur superstitieuse. Il tremble comme un homme surpris par le
_mauvais oeil_. Il fait du moins un effort pour achever d'anéantir
Giovanna, et, jetant son brandon sur le lit: «Que faites-vous ici? dit-il
d'un air farouche à Naam. Ne vous avais-je pas ordonné de sonner la
cloche? Allez, obéissez! Voyez! le feu nous poursuit!

--Orio, dit Naam sans se déranger et sans quitter la main du cadavre
qu'elle a prise dans les siennes, pourquoi as-tu tué ta femme? c'est un
grand crime que tu as commis! Je te croyais plus qu'un homme, et je vois
maintenant que tu es un homme comme les autres, capable de bien et de mal!
Comment te respecterai-je maintenant que je sais que l'on doit te craindre,
Orio? Ceci est une chose que je ne pourrai jamais oublier, et tout mon
amour pour toi ne me suggère rien à cette heure qui puisse l'excuser. Plût
à Dieu que tu ne l'eusses point fait, et que je ne l'eusse point vu! Je ne
sais si ton Dieu te pardonnera; mais à coup sûr Allah maudit l'homme qui
tue sa femme chaste et fidèle.

--Sortez d'ici, s'écrie Soranzo, qui craint d'être surpris en ce lieu et
durant cette querelle. Faites ce que je vous commande et taisez-vous, ou
craignez pour vous-même.»

Naam le regarde fixement, et lui montrant les flammes qui s'élancent en
gerbe par la porte:

«Celui de nous deux qui traversera ceci avec le plus de calme, lui
dit-elle, aura le droit de menacer l'autre et de l'effrayer.»

Et, tandis qu'Orio, vaincu par le péril, s'élance rapidement hors de la
chambre, elle s'approche lentement de la porte embrasée, sans paraître
s'apercevoir du danger. Le chien la suit jusqu'au seuil; mais, voyant
qu'on laisse sa maîtresse, il revient auprès du lit en pleurant.

«Animal plus sensible et plus dévoué que l'homme, dit Naam en revenant sur
ses pas, il faut que je te sauve.»

Mais elle s'efforce en vain de l'arracher au cadavre; il se défend et
s'acharne. A moins de perdre toute chance de salut, Naam ne peut
s'obstiner à cette lutte. Elle franchit les flammes avec calme, et trouve
Orio dans le parterre, qui l'attend avec impatience, et la regarde avec
admiration.

«O Naam! lui dit-il en lui prenant le bras et en l'entraînant, vous êtes
grande, vous devez tout comprendre!

--Je comprends tout, hormis cela!» répond Naam en lui montrant du doigt la
chambre de Giovanna, dont le plafond s'écroule avec un bruit affreux.

En un instant tout le château fut en rumeur. Soldats et serviteurs, hommes
et femmes, tous s'élancèrent vers les appartements du gouverneur et de sa
femme. Mais, au moment où Orio et Naam en sortirent, le palais de bois,
qui avait pris feu avec une rapidité effrayante, n'était déjà plus qu'un
monceau de cendres entouré de flammes. Personne ne put y pénétrer; un
vieux serviteur de la maison de Morosini s'y obstina et y périt. Soranzo
et son esclave disparurent dans le tumulte. Le vent, qui soufflait avec
force, porta la flamme sur tous les points. Bientôt le donjon tout entier
ne présenta plus qu'une immense gerbe rouge, et la mer se teignit, à une
lieue à la ronde, d'un reflet sanglant. Les tours s'écroulèrent avec un
bruit épouvantable, et les lourds créneaux, roulant du haut du rocher dans
la mer, comblèrent les grottes et les secrètes issues qui avaient servi à
la barque et aux sorties mystérieuses d'Orio. Les navires qui passèrent au
loin et qui virent ce foyer terrible crurent qu'un phare gigantesque avait
été dressé sur les écueils, et les habitants consternés des îles voisines
dirent:

«Voilà les pirates qui égorgent la garnison vénitienne et qui mettent le
feu au château de San-Silvio.»

Vers le matin, tous les habitants, successivement chassés du donjon par
l'incendie, se pressaient sur les grèves de la baie, seul endroit où les
pierres lancées et les décombres qui s'écroulaient ne pussent les
atteindre. Beaucoup avaient péri. A la clarté livide de l'aube, on fit le
dénombrement des victimes, et tous les regards se portèrent vers Orio, qui,
assis sur une pierre, ayant Naam débout à ses côtés, gardait un silence
farouche. Le donjon brûlait encore, et la teinte du jour naissant rendait
toujours plus affreuse celle de l'incendie. Personne ne songeait plus à
combattre le fléau. Des pleurs, des blasphèmes se faisaient entendre dans
les divers groupes. Ceux-ci regrettaient un ami, ceux-là quelque effet
précieux; tous se demandaient à voix basse:

«Mais où donc est la signera Soranzo? L'a-t-on enfin sauvée, que le
gouverneur paraît si tranquille?»

Tout à coup un fracas, plus épouvantable que tous les autres, fit
tressaillir d'effroi les courages les mieux éprouvés. Un craquement
général ébranla du haut en bas la masse de pierres noircies qui se
défendait encore contre les flammes. Les flancs balsatiques du rocher en
furent ébranlés, et des fentes profondes sillonnèrent ce bloc immense,
comme lorsque la foudre fait éclater le tronc d'un vieil arbre. Toute la
partie supérieure du donjon, les vastes terrasses de marbre les
plates-formes des tours et le couronnement dentelé s'écroulèrent
spontanément. Les flammes furent étouffées après s'être divisées en mille
langues ardentes qui semblaient ruisseler en cascades de feu sur les
flancs de l'édifice. Cette forteresse ne présenta plus alors qu'un informe
amas de pierres d'où s'exhalaient les tourbillons noirs d'une âcre fumée
et quelques faibles jets de flamme pâlissante, dernières émanations
peut-être des vies ensevelies sous ces décombres.

Alors il se fit un silence de mort, et les pâles habitants de l'île, épars
sur la grève humide, se regardèrent comme des spectres qui se relèvent du
tombeau en secouant leurs suaires poudreux. Mais du sein de ces ruines, où
toute manifestation de la vie semblait à jamais étouffée, on entendit
sortir une voix étrange, lamentable, un hurlement qu'il était impossible
de définir et qui se prolongea d'une manière déchirante pendant plusieurs
minutes, jusqu'à ce qu'il cessât par un aboiement rauque, étouffé, un
dernier cri de mort; après quoi on n'entendit plus que la voie de la mer,
éternellement destinée à gémir sur cette rive dévastée.

«Où se sera réfugié ce chien ensorcelé pour n'être écrasé qu'à cette
heure? dit Orio à Naam.

--Vous êtes sûr, répondit Naam, que maintenant il ne reste plus rien
de.....

--Partons!» dit Orio en levant ses deux bras vers les pâles étoiles qui
s'éteignaient dans la blancheur du matin.

Ceux qui le virent de loin prirent ce geste pour l'élan d'un désespoir
immense. Naam, qui le comprit mieux, y vit un cri de triomphe.

Soranzo et son esclave se jetèrent dans une barque et gagnèrent la galère
qu'on avait équipée pour le départ de Giovanna. Soranzo fit déplier
toutes les voiles et donna le signal du départ. Naam, quelques serviteurs
et un très-petit équipage choisi parmi l'élite de ses matelots, montaient
avec lui ce léger navire.
                
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