George Sand

L'Uscoque
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En vain les officiers de la garnison et de la galéace vinrent-ils lui
demander ses ordres; il les repoussa durement, et pressant ses hommes de
lever l'ancre:

«Messieurs, dit-il à sa troupe consternée, pouvez-vous me rendre la femme
que j'ai tant aimée et qui reste là ensevelie? Non, n'est-ce pas? Alors de
quoi me parlez-vous, et de quoi voulez-vous que je vous parle?»

Puis il tomba comme foudroyé sur le pont de sa galère, qui déjà fendait
l'onde.

«Le désespoir a fini d'égarer sa raison,» dirent les officiers en se
retirant dans leur barque et en regardant la fuite rapide du chef qui les
abandonnait.

Quand la galère fut hors de leur vue, Naam se pencha vers Orio, qui
restait étendu sans mouvement sur le tillac.

«On ne te regarde plus, lui dit-elle à l'oreille: menteur, lève-toi!»

       *        *        *        *        *

L'abbé reprenant la parole tandis que Beppa offrait à Zuzuf un sorbet:

«Je ne me chargerai pas de vous raconter exactement, dit-il, ce qui se
passa aux îles Curzolari après le départ d'Orio Soranzo. Je pense que
notre ami Zuzuf ne s'en est guère informé, et que d'ailleurs chacun de
nous peut l'imaginer. Quand la garnison, les matelots et les gens de
service se virent abandonnés par le gouverneur, sans autre asile que la
galère et les huttes de pêcheurs éparses sur la rive, ils durent s'irriter
et s'effrayer de leur position, et rester indécis entre le désir d'aller
chercher un refuge à Céphalonie et la crainte d'agir sans ordres,
contrairement aux intentions de l'amiral. Nous savons qu'heureusement pour
eux Mocenigo arriva avec son escadre dans la soirée même. Mocenigo était
muni de pouvoirs assez étendus pour couper court à cette situation
pénible. Après avoir constaté et enregistré les événements qui venaient
d'avoir lieu, il fit rembarquer tous les Vénitiens qui se trouvaient à
Curzolari; et, donnant le commandement du seul navire qui leur restât au
plus ancien officier en grade, il porta ses forces moitié sur Téaki,
moitié sur les côtes de Lépante. Mais ce qui causa une grande surprise à
Mocenigo, ce fut d'avoir vainement exploré les ruines de San-Silvio,
vainement soumis à une sorte d'enquête tous ceux qui s'y trouvaient
lorsque l'incendie éclata et tous ceux qui furent témoins de
l'embarquement et de la fuite de Soranzo, sans pouvoir recueillir aucun
renseignement certain sur le sort de Giovanna Morosini, de Léontio et de
Mezzani. Selon toute vraisemblance, ces deux derniers avaient péri dans
l'incendie; car ils n'avaient point reparu depuis, et certes ils l'eussent
fait s'ils eussent pu échapper au désastre. Mais le sort de la signora
Soranzo restait enveloppé de mystère. Les uns étaient persuadés, d'après
les dernières paroles que le gouverneur avait dites en partant, qu'elle
avait été victime du feu; les autres (et c'était le grand nombre)
pensaient que ces paroles mêmes, dans la bouche d'un homme aussi dissimulé,
prouvaient le contraire de ce qu'il avait voulu donner à croire. La
signora, selon eux, avait été la première soustraite au danger et conduite
à bord de sa galère. Le trouble qui régnait alors pouvait expliquer
comment personne ne se souvenait de l'avoir vue sortir du donjon et de
l'île. Sans doute Orio avait eu des raisons particulières pour la garder
cachée à son bord à l'heure du départ. L'horreur qu'il avait depuis
longtemps pour cette île et son irrésistible désir de la quitter avaient
pu l'engager à feindre un grand désespoir par suite de la mort de sa femme,
afin de fournir une excuse à son départ précipité, à l'abandon de sa
charge, à la violation de tous ses devoirs militaires. Mocenigo, ayant
épuisé tous les moyens d'éclaircir ces faits, procéda à l'embarquement et
au départ; mais il ne s'établit dans sa nouvelle position qu'après avoir
envoyé à Morosini un avis pressant, afin qu'il eût à s'informer
promptement de sa nièce dans Venise, où l'on présumait que le déserteur
Soranzo l'avait ramenée.

Pour vous, qui savez quelle était la véritable position de Soranzo, vous
seriez portés à croire, au premier aperçu, que, maître de trésors si
chèrement acquis, ayant tout à craindre s'il retournait à Venise, il
cingla vers d'autres parages, et alla chercher une terre neutre où la
preuve de ses forfaits ne pût jamais venir le troubler dans la jouissance
de ses richesses. Pourtant il n'en fut rien, et l'audace de Soranzo en
cette circonstance couronna toutes ses autres impudences. Soit que les
âmes lâches aient un genre de courage désespéré qui n'est propre qu'à
elles, soit que la fatalité que notre ami Zuzuf invoque pour expliquer
tous les événements humains condamne les grands criminels à courir
d'eux-mêmes à leur perte, il est à remarquer que ces infâmes perdent
toujours le fruit de leurs coupables travaux pour n'avoir pas su s'arrêter
à temps.

Ce que Morosini ignorait encore, c'est que la dot de sa nièce avait été
dévorée en grande partie dans les trois premiers mois de son mariage avec
Soranzo. Soranzo, aux yeux de qui la bienveillance de l'amiral était la
clef de tous les honneurs et de tous les pouvoirs de la république, avait
tenu par-dessus tout à réparer la perte de cette fortune; et, le moyen le
plus prompt lui ayant paru le meilleur, au lieu de chasser les pirates,
nous avons vu qu'il s'était entendu avec eux pour dépouiller les navires
de commerce de toutes les nations. Une fois lancé dans cette voie, des
profits rapides, certains, énormes, lui avaient causé tant de surprise et
d'enivrement qu'il n'avait pu s'arrêter. Non content de protéger la
piraterie par sa neutralité et de prélever en secret son droit sur les
prises, il voulut bientôt mettre à profit ses talents, sa bravoure et
l'espèce de fanatisme qu'il avait su inspirer à ces bandits pour augmenter
ses bénéfices infâmes. Tant qu'à risquer son honneur et sa vie, avait-il
dit à Mezzani et à Léontio, ses complices (et, on doit le dire, ses
provocateurs au crime), il faut frapper les grands coups et risquer le
tout pour le tout. Son audace lui réussit. Il commanda les pirates, les
guida, les enrichit; et, jaloux de conserver sur eux un ascendant qui
pouvait un jour lui redevenir utile, il les renvoya avec leur chef Hussein,
tous contents de sa probité et de sa libéralité. Avec eux il se conduisit
en grand seigneur vénitien, ayant déjà une assez belle part au butin pour
se montrer généreux, et comptant d'ailleurs se dédommager sur les parts du
renégat, du commandant et du lieutenant, dont il regardait la vie comme
incompatible avec la sienne propre. Une étoile maudite dans le ciel sembla
présider à son destin dans toute cette entreprise et protéger ses
effrayants succès. Vous allez voir que cette puissance infernale le porta
encore plus loin sur sa roue brûlante.

Quoique Soranzo eût quadruplé la somme qu'il avait désirée, tous les
trésors de l'univers n'étaient rien pour lui sans une Venise pour les y
verser. Dans ce temps-là l'amour de la patrie était si âpre, si vivace,
qu'il se cramponnait à tous les coeurs, aux plus vils comme aux plus
nobles; et vraiment il n'y avait guère de mérite alors à aimer Venise.
Elle était si belle, si puissante, si joyeuse! c'était une mère si bonne à
tous ses enfants, une amante si passionnée de toutes leurs gloires! Venise
avait de telles caresses pour ses guerriers triomphants, de telles
fanfares éclatantes pour la bravoure, des louanges si fines et si
délicates pour leur prudence, des délices si recherchées pour récompenser
leurs moindres services! Nulle part on ne pouvait retrouver d'aussi belles
fêtes, goûter une aussi charmante paresse, se plonger à loisir aujourd'hui
dans un tourbillon aussi brillant, demain dans un repos aussi voluptueux.
C'était la plus belle ville de l'Europe, la plus corrompue et la plus
vertueuse en même temps. Les justes y pouvaient tout le bien, et les
pervers tout le mal. Il y avait du soleil pour les uns et de l'ombre pour
les autres; de même qu'il y avait de sages institutions et de touchantes
cérémonies pour proclamer les nobles principes, il y avait aussi des
souterrains, des inquisiteurs et des bourreaux pour maintenir le
despotisme et assouvir les passions cachées. Il y avait des jours
d'ovation pour la vertu et des nuits de débauche pour le vice, et nulle
part sur la terre des ovations si enivrantes, des débauches si poétiques.
Venise était donc la patrie naturelle de toutes les organisations fortes,
soit dans le bien, soit dans le mal. Elle était la patrie nécessaire,
irrépudiable, de quiconque l'avait connue!

Orio comptait donc jouir de ses richesses à Venise et non ailleurs. Il y a
plus, il voulait en jouir avec tous les priviléges du sang, de la
naissance et de la réputation militaire. Orio n'était pas seulement cupide,
il était vain au delà de toute expression. Rien ne lui coûtait (vous avez
vu quels actes de courage et de lâcheté!) pour cacher sa honte et garder
le renom d'un brave. Chose étrange! malgré son inaction apparente à
San-Silvio, malgré les charges que les faits élevaient contre lui, malgré
les accusations qu'un seul cheveu avait tenues suspendues sur sa tête,
enfin malgré la haine qu'il inspirait, il n'avait pas un seul accusateur
parmi tous les mécontents qu'il avait laissés dans l'île. Nul ne le
soupçonnait d'avoir pris part ou donné protection volontaire à la
piraterie, et à toutes les bizarreries de sa conduite depuis l'affaire de
Patras on donnait pour explication et pour excuse le chagrin et la
maladie. Il n'est si grand capitaine et si brave soldat, disait-on, qui,
après un revers, ne puisse perdre la tête.

Soranzo pouvait donc se débarrasser des inconvénients de la maladie
mentale à la première action d'éclat qui se présenterait; et, comme cette
maladie, inventée dans le principe par Léontio, moitié pour le sauver,
moitié pour le perdre au besoin, était la meilleure de toutes les
explications dans la nouvelle circonstance, Orio se promit d'en tirer
parti. Il eut donc l'insolente idée d'aller sur-le-champ à Corfou trouver
Morosini et de se montrer à lui et à toute l'armée sous le coup d'un
désespoir profond et d'une consternation voisine de l'idiotisme. Cette
comédie fut si promptement conçue et si merveilleusement exécutée que
toute l'armée en fut dupe; l'amiral pleura avec son gendre la mort de
Giovanna, et finit par chercher à le consoler.

La douleur de Soranzo sembla bien légitime à tous ceux qui avaient connu
Giovanna Morosini, et tous la tinrent pour sacrée, personne n'osant plus
blâmer sa conduite, et chacun craignant de montrer un coeur sans
générosité s'il refusait sa compassion à une si grande infortune. Il se
fit garder comme fou pendant huit jours; puis, quand il parut retrouver sa
raison, il exprima un si profond dégoût de la vie, un si entier
détachement des choses de ce monde, qu'il ne parla de rien moins que
d'aller se faire moine. Au lieu de censurer son gouvernement et de lui
ôter son rang dans l'armée, le généreux Morosini fut donc forcé de lui
témoigner une tendre affection et de lui offrir un rang plus élevé encore,
dans l'espoir de le réconcilier avec la gloire et par conséquent avec
l'existence. Soranzo, se promettant bien de profiter de ces offres en
temps et lieu, feignit de les repousser avec exaspération, et il prit
cette occasion pour colorer adroitement sa conduite à San-Silvio.

«A moi des distinctions! à moi des honneurs et les fumées de la gloire!
s'écria-t-il; noble Morosini, vous n'y songez pas. N'est-ce pas cette
funeste ambition d'un jour qui a détruit le bonheur de toute ma vie? Nul
ne peut servir deux maîtres; mon âme était faite pour l'amour et non pour
l'orgueil. Qu'ai-je fait en écoutant la voix menteuse de l'héroïsme? J'ai
détruit le repos et la confiance de Giovanna; je l'ai arrachée à la
sécurité de sa vie calme et modeste; je l'ai attirée au milieu des orages,
dans une prison suspendue entre le ciel et l'onde, où bientôt sa santé
s'est altérée; et, à la vue de ses souffrances, mon âme s'est brisée, j'ai
perdu toute énergie, toute mémoire, tout talent. Absorbé par l'amour,
consterné par la crainte de voir périr celle que j'aimais, j'ai oublié que
j'étais un guerrier pour me rappeler seulement que j'étais l'époux et
l'amant de Giovanna. Je me suis déshonoré peut-être, je l'ignore; que
m'importe? Il n'y a pas de place en moi pour d'autres chagrins.»

Ces infâmes mensonges eurent un tel succès, que Morosini en vint à chérir
Soranzo de toute la chaleur de son âme grande et candide. Lorsque la
douleur de son neveu lui parut calmée, il voulut le ramener à Venise, où
les affaires de la république l'appelaient lui-même. Il le prit donc sur
sa propre galère, et durant le voyage il fit les plus généreux efforts
pour rendre le courage et l'ambition à celui qu'il appelait son fils.

La galère de Soranzo, objet de toute sa secrète sollicitude, marchait de
conserve avec celles qui portaient Morosini et sa suite. Vous pensez bien
que sa maladie, son désespoir et sa folie n'avaient pas empêché Soranzo de
couver de l'oeil, à toute heure, sa chère galéotte lestée d'or. Naam, le
seul être auquel il pût se fier autant qu'à lui-même, était assise à la
proue, attentive à tout ce qui se passait à son bord et à celui de
l'amiral. Naam était profondément triste; mais son amour avait résisté à
ces terribles épreuves. Soit que Soranzo eût réussi à la tromper comme les
autres, soit qu'une douleur réelle, suite et châtiment de sa feinte
douleur, se fût emparée de lui, Naam avait cru lui voir répandre de
véritables larmes; les accès de son délire l'avaient effrayée. Elle savait
bien qu'il mentait aux hommes; mais elle ne pouvait imaginer qu'il voulût
mentir à elle aussi, et elle crut à ses remords. Et puis, par quels odieux
artifices Soranzo, sentant combien le dévouement de Naam lui était
nécessaire, n'avait-il pas cherché à reprendre sur elle son premier
ascendant! Il avait essayé de lui faire comprendre le sentiment de la
jalousie chez les femmes européennes, et à lui inspirer une haine posthume
pour Giovanna; mais là il avait échoué. L'âme de Naam, rude et puissante
jusqu'à la férocité, était trop grande pour l'envie ou la vengeance; le
destin était son Dieu. Elle était implacable, aveugle, calme comme lui.

Mais ce que Soranzo réussit à lui persuader, c'est que Giovanna avait
découvert son sexe, et qu'elle avait blâmé sévèrement son époux d'avoir
deux femmes.

«Dans notre religion, disait-il, c'est un crime que la loi punit de mort,
et Giovanna n'eût pas manqué de s'en plaindre aux souverains de Venise. Il
eût donc fallu te perdre, Naam! Forcé de choisir entre mes deux femmes,
j'ai immolé celle que j'aimais le moins.»

Naam répondait qu'elle se serait immolée elle-même plutôt que de consentir
à voir Giovanna périr pour elle; mais Orio voyait bien que ses dernières
impostures étaient les seules qui pussent trouver le côté faible de la
belle Arabe. Aux yeux de Naam, l'amour excusait tout; et puis elle n'avait
plus la force de juger Soranzo en le voyant souffrir, car il souffrait en
effet.

On dit de certains êtres dégradés dans l'humanité que ce sont des bêtes
féroces. C'est une métaphore; car ces prétendues bêtes sont encore des
hommes et commettent le crime à la manière des hommes, sous l'impulsion de
passions humaines et à l'aide de calculs humains. Je crois donc au remords,
et la fierté des meurtriers qui vont à l'échafaud d'un air indifférent ne
m'en impose pas. Il y a beaucoup d'orgueil et de force dans la plupart de
ces êtres; et parce que la foule ne voit en eux ni larmes, ni terreur, ni
paroles humbles, ni aucun témoignage extérieur de repentir, il n'est pas
prouvé que tous ces phénomènes du remords et du désespoir ne se produisent
pas au dedans, et qu'il ne s'opère pas, dans les entrailles du pécheur le
plus endurci en apparence, une expiation terrible dont l'éternelle justice
peut se contenter. Quant à moi, je sais que, si j'avais commis un crime,
je porterais nuit et jour un brasier ardent dans ma poitrine; mais il me
semble que je pourrais le cacher aux hommes, et que je ne croirais pas me
réhabiliter à mes propres yeux en pliant le genou devant des juges et des
bourreaux.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'Orio, ne fût-ce que par suite d'une
grande irritation nerveuse, comme vous dirait tout simplement notre ami
Acrocéraunius, était en proie à des crises très-rudes. Il s'éveillait la
nuit au milieu des flammes; il entendait les blasphèmes et les plaintes de
ses victimes; il voyait le regard, le dernier regard, doux, mais
terrifiant, de Giovanna expirante, et les hurlements même de son chien au
dernier acte de l'incendie étaient restés dans son oreille. Alors des sons
inarticulés sortaient de sa poitrine, et les gouttes d'une sueur froide
coulaient sur son front. Le poëte immortel qui s'est plu à faire de lui
l'imposant personnage de Lara vous a peint ces terribles épilepsies du
remords sous des couleurs inimitables; et si vous voulez vous représenter
Soranzo voyant passer devant ses yeux le spectre de Giovanna, relisez les
stances qui commencent ainsi:

T' was midnight,--all was slumber; the lone light.
Dimm'd in the lamp, as loth to break the night.
Hark! there be murmurs heard in Lara's hall,--
A sound,--a voice,--a shriek,--a fearful call!
A long, loud shriek....

«Si tu nous récites le poëme de Lara, dit Beppa en arrêtant l'inspiration
de l'abbé, espères-tu que nous écouterons le reste de ton histoire?

--Hâtez-vous donc d'oublier Lara, s'écria l'abbé, et daignez accepter dans
Orio la laide vérité.»

Un an s'était écoulé depuis la mort de Giovanna. Il y avait un grand bal
au palais Rezzonico, et voici ce qui se disait dans un groupe élégamment
posé dans une embrasure de fenêtre, moitié dans le salon de jeu, moitié
sur le balcon:

«Vous voyez bien que la mort de Giovanna Morosini n'a pas tellement
bouleversé l'existence d'Orio Soranzo, qu'il ne se souvienne de ses
anciennes passions. Voyez-le! A-t-il jamais joué avec plus d'âpreté?

--Et l'on dit que depuis le commencement de l'hiver il joue ainsi.

--C'est la première fois, quant à moi, dit une dame, que je le vois jouer
depuis son retour de Morée.

--Il ne joue jamais, reprit-on, en présence du _Péloponésiaque_ c'était
le nom qu'on donnait alors au grand Morosini, en l'honneur de sa
troisième campagne contre les Turcs, la plus féconde et la plus glorieuse
de toutes; mais on assure qu'en l'absence du respectable oncle il se
conduit comme un méchant écolier. Sans qu'il y paraisse, il a perdu déjà
des sommes immenses. Cet homme est un gouffre.

--Il faut qu'il gagne au moins autant qu'il perd; car je sais de source
certaine qu'il avait perdu presque en entier la dot de sa femme, et qu'à
son retour de Corfou, au printemps dernier, il arriva chez lui juste au
moment où les usuriers auxquels il avait eu affaire, ayant appris la mort
de Monna Giovanna, s'abattaient comme une volée de corbeaux sur son palais,
et procédaient à l'estimation de ses meubles et de ses tableaux. Orio les
traita de l'air indigné et du ton superbe d'un homme qui a de l'argent. Il
chassa lestement cette vermine; et trois jours après on assure qu'ils
étaient tous à plat ventre devant lui, parce qu'il avait tout payé,
intérêts et capitaux.

--Eh bien! je vous réponds, moi, qu'ils auront leur revanche, et qu'avant
peu Orio invitera quelques-uns de ces vénérables israélites à déjeuner
avec lui, sans façon, dans ses petits appartements. Quand on voit deux dés
dans la main de Soranzo, on peut dire que la digue est ouverte, et que
l'Adriatique va couler à pleins bords dans ses coffres et sur ses
domaines.

--Pauvre Orio! dit la dame. Comment avoir le courage de le blâmer? Il
cherche ses distractions où il peut. Il est si malheureux!

--Il est à remarquer, dit avec dépit un jeune homme, que messer Orio n'a
jamais joui plus pleinement du privilège d'intéresser les femmes. Il
semble qu'elles le chérissent toutes depuis qu'il ne s'occupe plus
d'elles.

--Sait-on bien s'il ne s'en occupe plus? reprit la signora avec un air de
charmante coquetterie.

--Vous vous vantez, madame, dit l'amant raillé: Orio a dit adieu aux
vanités de ce monde. Il ne cherche plus la gloire dans l'amour, mais le
plaisir dans l'ombre. Si les hommes ne se devaient entre eux le secret sur
certains crimes qu'ils sont tous plus ou moins capables de commettre, je
vous dirais le nom des beautés non cruelles dans le sein desquelles Orio
pleure la trop adorée Giovanna.

--Ceci est une calomnie, j'en suis certaine, s'écria la dame. Voilà comme
sont les hommes. Ils se refusent les uns aux autres la faculté d'aimer
noblement, afin de se dispenser d'en faire preuve, ou bien afin de faire
passer pour sublime le peu d'ardeur et de foi qu'ils ont dans l'âme. Moi,
je vous soutiens que, si cette contenance muette et cet air sombre sont,
de la part de Soranzo, un parti pris pour se rendre aimable, c'est le bon
moyen. Lorsqu'il faisait la cour à tout le monde, j'eusse été humiliée
qu'il eût des regards pour moi; aujourd'hui c'est bien différent: depuis
que nous savons que la mort de sa femme l'a rendu fou, qu'il est retourné
à la guerre cette année dans l'unique dessein de s'y faire tuer, et qu'il
s'est jeté comme un lion devant la gueule de tous les canons sans pouvoir
rencontrer la mort qu'il cherchait, nous le trouvons plus beau qu'il ne le
fut jamais; et quant à moi, s'il me faisait l'honneur de demander à mes
regards ce bonheur auquel il semble avoir renoncé sur la terre... j'en
serais flattée peut-être!

--Alors, madame, dit l'amant plein de dépit, il faut que le plus dévoué de
vos amis se charge d'informer Soranzo du bonheur qui lui sourit sans qu'il
s'en doute.

--Je vous prierais de vouloir bien me rendre ce petit service,
répondit-elle d'un air léger, si je n'étais à la veille de m'attendrir en
faveur d'un autre.

--A la veille, madame?

--Oui, en vérité, j'attends depuis six mois le lendemain de cette
veille-là. Mais qui entre ici? quelle est cette merveille de la nature?

--Dieu me pardonne! c'est Argiria Ezzelini, si grandie, si changée depuis
un an que son deuil la tient enfermée loin des regards, que personne ne
reconnaît plus dans cette belle femme l'enfant du palais Memmo.

--C'est certainement la perle de Venise,» dit la dame, qui n'eut garde de
céder la partie aux petites vengeances de son amant; et pendant un quart
d'heure elle renchérit avec effusion sur les éloges qu'il affecta de
donner à la beauté sans égale d'Argiria.

Il est vrai de dire qu'Argiria méritait l'admiration de tous les hommes et
la jalousie de toutes les femmes. La grâce et la noblesse présidaient à
ses moindres mouvements. Sa voix avait une suavité enchanteresse, et je ne
sais quoi de divin brillait sur son front large et pur. A peine âgée de
quinze ans, elle avait la plus belle taille que l'on pût admirer dans tout
le bal; mais ce qui donnait à sa beauté un caractère unique, c'était un
mélange indéfinissable de tristesse douce et de fierté timide. Son regard
semblait dire à tous: Respectez ma douleur, et n'essayez ni de me
distraire ni de me plaindre.

Elle avait cédé au désir de sa famille en reparaissant dans le monde; mais
il était aisé de voir combien cet effort sur elle-même lui était pénible.
Elle avait aimé son frère avec l'enthousiasme d'une amante et la chasteté
d'un ange. Sa perte avait fait d'elle, pour ainsi dire, une veuve; car
elle avait vécu avec la douce certitude qu'elle avait un appui, un
confident, un protecteur humble et doux avec elle, ombrageux et sévère
avec tous ceux qui l'approcheraient; et maintenant elle était seule dans
la vie, elle n'osait plus se livrer aux purs instincts de bonheur qui font
la jeunesse de l'âme. Elle n'osait, pour ainsi dire, plus vivre; et, si un
homme la regardait ou lui adressait la parole, elle était effrayée en
secret de ce regard et de cette parole qu'Ezzelin ne pouvait plus
recueillir et scruter avant de les laisser arriver jusqu'à elle. Elle
s'entourait donc d'une extrême réserve, se méfiant d'elle-même et des
autres, et sachant donner à cette méfiance un aspect touchant et
respectable.

La jeune dame qui avait parlé d'elle avec tant d'admiration voulut dépiter
son amant jusqu'au bout, et, s'approchant d'Argiria, elle lia conversation
avec elle. Bientôt tout le groupe qui s'était formé sur le balcon auprès
de la dame se reforma autour de ces deux beautés, et se grossit assez pour
que la conversation devînt générale. Au milieu de tous ces regards dont
elle était vraiment le centre d'attraction, Argiria souriait de temps en
temps d'un air mélancolique au brillant caquetage de son interlocutrice.
Peut-être celle-ci espérait-elle l'écraser par là, et l'emporter à force
d'esprit et de gentillesse sur le prestige de cette beauté calme et
sévère. Mais elle n'y réussissait pas; l'artillerie de la coquetterie
était en pleine déroute devant cette puissance de la vraie beauté, de la
beauté de l'âme revêtue de la beauté extérieure.

Durant cette causerie, le salon de jeu avait été envahi par les femmes
aimables et les hommes galants. La plupart des joueurs auraient craint de
manquer de savoir-vivre, en n'abandonnant pas les cartes pour l'entretien
des femmes, et les véritables joueurs s'étaient resserrés autour d'une
seule table comme une poignée de braves se retranchent dans une position
forte pour une résistance désespérée. De même qu'Argiria Ezzelini était le
centre du groupe élégant et courtois, Orio Soranzo, cloué à la table de
jeu, était le centre et l'âme du groupe avide et passionné. Bien que les
siéges se touchassent presque; bien que, dans le dos à dos des causeurs et
des joueurs, il y eût place à peine pour le balancement des plumes et le
développement des gestes, il y avait tout un monde entre les
préoccupations et les aptitudes de ces deux races distinctes d'hommes aux
moeurs faciles et d'hommes à instincts farouches. Leurs attitudes et
l'expression de leurs traits se ressemblaient aussi peu que leurs discours
et leur occupation.

Argiria, écoutant les propos joyeux, ressemblait à un ange de lumière ému
des misères de l'humanité. Orio, en agitant dans ses mains l'existence de
ses amis et la sienne propre, avait l'air d'un esprit de ténèbres, riant
d'un rire infernal au sein des tortures qu'il éprouvait et qu'il faisait
éprouver.

Naturellement, la conversation du nouveau groupe élégant se rattacha à
celle qui avait été interrompue sur le balcon par l'entrée d'Argiria.
L'amour est toujours l'âme des entretiens où les femmes ont part. C'est
toujours avec le même intérêt et la même chaleur que les deux sexes
débattent ce sujet dès qu'ils se rencontrent en champ clos; et cela dure,
je crois, depuis le temps où la race humaine a su exprimer ses idées et
ses sentiments par la parole. Il y a de merveilleuses nuances dans
l'expression des diverses théories qui se discutent, selon l'âge et selon
l'expérience des opinants et des auditeurs. Si chacun était de bonne foi
dans ces déclarations si diverses, un esprit philosophique pourrait, je
n'en doute pas, d'après l'exposé des facultés aimantes, prendre la mesure
des facultés intellectuelles et morales de chacun. Mais personne n'est
sincère sur ce point. En amour, chacun a son rôle étudié d'avance, et
approprié aux sympathies de ceux qui écoutent. Ainsi, soit dans le mal,
soit dans le bien, tous les hommes se vantent. Dirai-je des femmes que...

--Rien du tout, interrompit Beppa, car un abbé ne doit pas les connaître.

--Argiria, continua l'abbé en riant, s'abstint de se mêler à la discussion,
dès qu'elle s'anima, et surtout que le sujet proposé à l'analyse de la
noble compagnie eut été nommé par la dame du balcon. Le nom qui fut
prononcé fit monter le sang à la figure de la belle Ezzelini; puis une
pâleur mortelle redescendit aussitôt de son front jusqu'à ses lèvres.
L'interlocutrice était trop enivrée de son propre babil pour y prendre
garde. Il n'est rien de plus indiscret et de moins délicat que les gens à
réputation d'esprit. Pourvu qu'ils parlent, peu leur importe de blesser
ceux qui les écoutent; ils sont souverainement égoïstes et ne regardent
jamais dans l'âme d'autrui l'effet de leurs paroles, habitués qu'ils sont
à ne produire jamais d'effet sérieux, et à se voir pardonner toujours le
fond en faveur de la forme. La dame devint de plus en plus pressante; elle
croyait toucher à son triomphe, et, non contente du silence d'Argiria,
qu'elle imputait à l'absence d'esprit, elle voulait lui arracher
quelqu'une de ces niaises réponses, toujours si inconvenantes dans la
bouche des jeunes filles lorsque leur ignorance n'est pas éclairée et
sanctifiée par la délicatesse du tact et par la prudence de la modestie.

«Allons, ma belle signorina, dit la perfide admiratrice, prononcez-vous
sur ce cas difficile. La vérité est, dit-on, dans la bouche des enfants, à
plus forte raison dans celle des anges. Voici la question: un homme
peut-il être inconsolable de la perte de sa femme, et messer Orio Soranzo
sera-t-il consolé l'an prochain? Nous vous prenons pour arbitre et
attendons de vous un oracle.»

Cette interpellation directe et tous les regards qui s'étaient portés à la
fois sur elle, avaient causé un grand trouble à la belle Argiria; mais
elle se remit par un grand effort sur elle-même, et répondit d'une voix un
peu tremblante, mais assez élevée pour être entendue de tous:

«Que puis-je vous dire de cet homme que je hais et que je méprise? Vous
ignorez sans doute, madame, que je vois en lui l'assassin de mon frère.»

Cette réponse tomba comme la foudre, et chacun se regarda en silence. On
avait eu soin de parler de Soranzo à mots couverts et de ne le nommer qu'à
voix basse. Tout le monde savait qu'il était là, et Argiria seule, quoique
assise à deux pas de lui, entourée qu'elle était de têtes avides
d'approcher de la sienne, ne l'avait pas vu.

Soranzo n'avait rien entendu de la conversation. Il tenait les dés, et
toutes les précautions qu'on prenait étaient fort inutiles. On eût pu lui
crier son nom aux oreilles, il ne s'en fût pas aperçu: il jouait! Il
touchait à la crise d'une partie dont l'enjeu était si énorme, que les
joueurs se l'étaient dit tout bas pour ne pas manquer aux convenances. Le
jeu étant alors livré à toute la censure des gens graves et même à des
proscriptions légales, les maîtres de la maison priaient leurs hôtes de
s'y livrer modérément. Orio était pâle, froid, immobile. On eût dit un
mathématicien cherchant la solution d'un problème. Il possédait ce calme
impassible et cette dédaigneuse indifférence qui caractérisent les grands
joueurs. Il ne savait seulement pas que la salle s'était remplie de
personnes étrangères au jeu, et le paradis de Mahomet se prosternant en
masse devant lui ne lui eût pas seulement fait lever les yeux.

D'où vient donc que les paroles de la belle Argiria le réveillèrent tout à
coup de sa léthargie, et le firent bondir comme s'il eût été frappé d'un
coup de poignard?

Il est des émotions mystérieuses et d'inexplicables mobiles qui font
vibrer les cordes secrètes de l'âme. Argiria n'avait prononcé ni le non
d'Orio ni celui d'Ezzelin; mais ces mots d'_assassin_ et de _frère_
révélèrent comme par magie au coupable qu'il était question de lui et de
sa victime. Il n'avait pas vu Argiria, il ne savait pas qu'elle fût près
de lui; comment put-il comprendre tout à coup que cette voix était celle
de la soeur d'Ezzelin? Il le comprit, voilà ce que chacun vit sans pouvoir
l'expliquer.

Cette voix enfonça un fer rouge dans ses entrailles. Il devint pâle comme
la mort, et, se levant par une commotion électrique, il jeta son cornet
sur la table, et la repoussa si rudement qu'elle faillit tomber sur son
adversaire. Celui-ci se leva aussi, se croyant insulté.

«Que fais-tu donc, Orio? s'écria un des associés au jeu de Soranzo, qui
n'avait pas laissé détourner son attention par cette scène, et qui jeta sa
main sur les dés pour les conserver sur leur face. Tu gagnes, mon cher, tu
gagnes! J'en appelle à tous! dix points!»

Orio n'entendit pas. Il resta debout, la face tournée vers le groupe d'où
la voix d'Argiria était partie; sa main, appuyée sur le dossier de sa
chaise, lui imprimait un tremblement convulsif; il avait le cou tendu en
avant et roidi par l'angoisse; ses yeux hagards lançaient des flammes. En
voyant surgir au-dessus des têtes consternées de l'auditoire cette tête
livide et menaçante, Argiria eut peur et se sentit prête à défaillir; mais
elle vainquit cette première émotion; et, se levant, elle affronta le
regard d'Orio avec une constance foudroyante. Orio avait dans la
physionomie, dans les yeux surtout, quelque chose de pénétrant dont
l'effet, tantôt séduisant et tantôt terrible, était le secret de son grand
ascendant. Ezzelin avait été le seul être que ce regard n'eût jamais ni
fasciné, ni intimidé, ni trompé. Dans la contenance de sa soeur, Orio
retrouva la même incrédulité, la même froideur, la même révolte contre sa
puissance magnétique. Il avait éprouvé tant de dépit contre Ezzelin qu'il
l'avait haï indépendamment de tout motif d'intérêt personnel. Il l'avait
haï pour lui-même, par instinct, par nécessité, parce qu'il avait tremblé
devant lui; parce que, dans cette nature calme et juste, il avait senti
une force écrasante, devant laquelle toute la puissance de son astuce
avait échoué. Depuis qu'Ezzelin n'était plus, Orio se croyait le maître du
monde; mais il le voyait toujours dans ses rêves, lui apparaissant comme
un vengeur de la mort de Giovanna. En cet instant il crut rêver tout
éveillé. Argiria ressemblait prodigieusement à son frère; elle avait aussi
quelque chose de lui dans la voix, car la voix d'Ezzelin était
remarquablement suave. Cette belle fille, vêtue de blanc et pâle comme les
perles de son collier, lui fit l'effet d'un de ces spectres du sommeil qui
nous présentent deux personnes différentes confondues dans une seule.
C'était Ezzelin dans un corps de femme; c'étaient Ezzelin et Giovanna tout
ensemble, c'étaient ses deux victimes associées. Orio fit un grand cri, et
tomba roide sur le carreau.

Ses amis se hâtèrent de le relever.

«Ce n'est rien, dit son associé au jeu, il est sujet à ces accidents
depuis la mort tragique de sa femme. Badoer, reprenez le jeu: dans un
instant je vous tiendrai tête, et dans une heure au plus Soranzo pourra
donner revanche.»

Le jeu continua comme si rien ne s'était passé. Zuliani et Gritti
emportèrent Soranzo sur la terrasse. Le patron du logis, promptement
informé de l'événement, les y suivit avec quelques valets. On entendit des
cris étouffés, des sons étranges et affreux. Aussitôt toutes les portes
qui donnaient sur les balcons furent fermées précipitamment. Sans doute,
Soranzo était en proie à quelque horrible crise. Les instruments reçurent
l'ordre de jouer, et les sons de l'orchestre couvrirent ces bruits
sinistres. Néanmoins l'épouvante glaça la joie dans tous les coeurs. Cette
scène d'agonie, qu'une vitre et un rideau séparaient du bal, était plus
hideuse dans les imaginations qu'elle ne l'eût été pour les regards.
Plusieurs femmes s'évanouirent. La belle Argiria, profitant de la
confusion où cette scène avait jeté l'assemblée, s'était retirée avec sa
tante.

«J'ai vu, dit le jeune Mocenigo, périr à mes côtés, sur le champ de
bataille, des centaines d'hommes qui valaient bien Soranzo; mais dans la
chaleur de l'action on est muni d'un impitoyable sang-froid. Ici l'horreur
du contraste est telle que je ne me souviens pas d'avoir été aussi troublé
que je le suis.»

On se rassembla autour de Mocenigo. On savait qu'il avait succédé à
Soranzo dans le gouvernement du passage de Lépante, et il devait savoir
beaucoup de choses sur les événements mystérieux et si diversement
rapportés de cette phase de la vie d'Orio. On pressa de questions ce jeune
officier, mais il s'expliqua avec prudence et loyauté.

«J'ignore, dit-il, si ce fut vraiment l'amour de sa femme ou quelque
maladie du genre de celle dont nous voyons la gravité qui causa l'étrange
incurie de Soranzo durant son gouvernement de Curzolari. Quoi qu'il en
soit, le brave Ezzelin a été massacré, avec tout son équipage, à trois
portées de canon du château de San-Silvio. Ce malheur eût dû être prévu et
eût pu être empêché. J'ai peut-être à me reprocher la scène qui vient de
se passer ici; car c'est moi qui, sommé par la signora Memmo de donner à
cet égard des renseignements certains, lui ai rapporté les faits tels que
je les ai recueillis de la bouche des témoins les plus sûrs.

--C'était votre devoir! s'écria-t-on.

--Sans doute, reprit Mocenigo, et je l'ai rempli avec la plus grande
impartialité. La signora Memmo, et avec elle toute sa famille, ont cru
devoir garder le silence. Mais la jeune soeur du comte n'a pu modérer la
véhémence de ses regrets. Elle est dans l'âge où l'indignation ne connaît
point de ménagement et la douleur point de bornes. Toute autre qu'elle eût
été blâmable aujourd'hui de donner une leçon si dure à Soranzo. La grande
affection qu'elle portait à son frère et sa grande jeunesse peuvent seules
excuser cet emportement injuste. Soranzo...

--C'est assez parler de moi, dit une voix creuse à l'oreille de Mocenigo,
je vous remercie.»

Mocenigo s'arrêta brusquement. Il lui sembla qu'une main de plomb s'était
posée sur son épaule. On remarqua sa pâleur subite et un homme de haute
taille qui, après s'être penché vers lui, se perdit dans la foule. Est-ce
donc Orio Soranzo déjà revenu à la vie? s'écria-t-on de toutes parts. On
se pressa vers le salon de jeu. Il était déjà encombré. Le jeu
recommençait avec fureur. Orio Soranzo avait reprit sa place et tenait les
dés. Il était fort pâle; mais sa figure était calme; et un peu d'écume
rougeâtre au bord de sa moustache trahissait seule la crise dont il venait
de triompher si rapidement. Il joua jusqu'au jour, gagna insolemment,
quoique lassé de son succès, en véritable joueur avide d'émotions plus que
d'argent; il n'eut plus d'attention pour son jeu et fit beaucoup de
fautes. Vers le matin il partit jurant contre la fortune qui ne lui était,
disait-il, jamais favorable à propos. Puis il sortit à pied, oubliant sa
gondole à la porte du palais, quoiqu'il fût chargé d'or à ne pouvoir se
traîner, et regagna lentement sa demeure.

«Je crains qu'il ne soit encore malade, dit en le suivant des yeux Zuliani,
qui était, sinon son ami (Orio n'en avait guère), du moins son assidu
compagnon de plaisir. Il s'en va seul et lesté d'un métal dont le son
attire plus que la voix des sirènes. Il fait encore sombre, les rues sont
désertes, il pourrait faire quelque mauvaise rencontre. J'aurais regret à
voir ces beaux sequins tomber dans des mains ignobles.»

En parlant ainsi, Zuliani commanda à ses gens d'aller l'attendre avec sa
gondole au palais de Soranzo, et, se mettant à courir sur ses traces, il
l'atteignit au petit pont des _Barcaroles_. Il le trouva debout contre le
parapet, semant dans l'eau quelque chose qu'il regardait tomber avec
attention. S'étant approché tout à fait, il vit qu'il semait dans le
canaletto son or par poignées, avec un sérieux incroyable.

«Es-tu fou? s'écria Zuliani en voulant l'arrêter; et avec quoi joueras-tu
demain, malheureux?

--Ne vois-tu pas que cet or me gêne? répondit Soranzo. Je suis tout en
sueur pour l'avoir porté jusqu'ici; je fais comme les navires près de
sombrer, je jette ma cargaison à la mer.

--Mais voici, reprit Zuliani, un navire de bonne rencontre, qui va prendre
à bord ta cargaison, et voguer de conserve avec toi jusqu'au port. Allons,
donne-moi tes sequins et ton bras aussi, si tu es fatigué.

--Attends, dit Soranzo d'un air hébété, laisse-moi jeter encore quelques
poignées de ces _doges_ dans ce canal. J'ai découvert que c'était un
plaisir très-vif, et c'est quelque chose que de trouver un amusement
nouveau.

--Corps du Christ! que je sois damné si j'y consens! s'écria Zuliani;
songe qu'une partie de cet or est à moi.

--C'est vrai, dit Orio en lui remettant tout ce qu'il avait sur lui; et,
par Dieu! il me prend fantaisie de te lever le pied et de te jeter avec la
cargaison dans le canal. Je serai plus sûr de vous voir couler à fond tous
les deux.»

Zuliani se prit à rire, et comme ils se remettaient en marche:

«Tu es donc bien sûr de gagner demain, dit-il à son extravagant compagnon,
que tu veux tout perdre aujourd'hui?

--Zuliani, répondit Orio après avoir marché quelques instants en silence,
tu sauras que je n'aime plus le jeu.

--Qu'aimes-tu donc? la torture?

--Oh! pas davantage! dit Soranzo d'un ton sinistre et avec un affreux
sourire; je suis encore plus blasé là-dessus que sur le jeu!

--Par notre sainte mère l'inquisition! tu m'effrayes! Aurais-tu affaire
parfois, la nuit, au palais ducal? Les familiers du saint-office
t'invitent-ils quelquefois à souper avec le tourmenteur? Es-tu de quelque
conspiration ou de quelque secte, ou bien vas-tu voir écorcher de temps en
temps pour ton plaisir? Si tu es soupçonné de quoi que ce soit, dis-le-moi,
et je te souhaite le bonjour; car je n'aime ni la politique ni la
scolastique, et les bas rouges du bourreau sont d'une nuance aiguë qui
m'éblouit et m'affecte la vue.

--Tu es un sot, répondit Orio. Le bourreau dont tu parles est un bel
esprit mielleux qui fait de fades sonnets. Il en est un qui connaît mieux
son affaire, et qui vous écorche un homme bien plus lestement: c'est
l'ennui. Le connais-tu?

--Ah! bon! c'est une métaphore. Tu as l'humeur chagrine ce matin: c'est la
suite de ton attaque de nerfs. Tu aurais dû boire un grand verre de vin de
Kyros pour chasser ces vapeurs.

--Le vin n'a plus de goût, Zuliani, et d'effet encore moins. Le sang de la
vigne a gelé dans ses veines, et la terre n'est plus qu'un limon stérile
qui n'a même plus la force d'engendrer des poisons.

--Tu parles de la terre comme un vrai Vénitien: la terre est un amas de
pierres taillées sur lesquelles il pousse des hommes et des huîtres.

--Et des bavards insipides, reprit Orio en s'arrêtant. J'ai envie de
t'assassiner, Zuliani.

--Pourquoi faire? répondit gaiement celui-ci, qui ne soupçonnait pas à
quel point Soranzo, rongé par une démence sanguinaire, était capable de se
porter à un acte de fureur.

--Pardieu, répondit-il, ce serait pour voir s'il y a du plaisir à tuer un
homme sans aucun profit.

--Eh bien! reprit légèrement Zuliani, l'occasion n'y est point, car j'ai
de l'or sur moi.

--Il est à moi! dit Soranzo.

--Je n'en sais rien. Tu as jeté ta part dans le canaletto; et quand nous
ferons nos comptes tout à l'heure, il se trouvera peut-être que tu me
dois. Ainsi ne me tue pas; car ce serait pour me voler, et cela n'aurait
rien de neuf.

--Malheur à vous, monsieur, si vous avez l'intention de m'insulter!»
s'écria Orio en saisissant son camarade à la gorge avec une fureur subite.

Il ne pouvait croire que Zuliani parlât au hasard et sans intention. Les
remords qui le dévoraient lui faisaient voir partout un danger ou un
outrage, et dans son égarement il risquait à toute heure de se démasquer
lui-même par crainte des autres.

«Ne serre pas si fort, lui dit tranquillement Zuliani, qui prenait tout
ceci pour un jeu. Je ne suis pas encore brouillé avec le vin, et je tiens
à ne pas laisser venir d obstruction dans mon gosier.

--Comme le matin est triste! dit Orio en le lâchant avec indifférence; car
il avait si souvent tremblé d'être découvert qu'il était blasé sur le
plaisir de se retrouver en sûreté, et ne s'en apercevait même plus. Le
soleil est devenu aussi pâle que la lune; depuis quelque temps il ne fait
plus chaud en Italie.

--Tu en disais autant l'été dernier en Grèce.

--Mais regarde comme cette aurore est laide et blafarde! Elle est d'un
jaune bilieux.

--Eh bien! c'est une diversion à ces lunes de sang contre lesquelles tu
déblatérais à Corfou: tu n'es jamais content. Le soleil et la lune ont
encouru ta disgrâce; il ne faut s'étonner de rien, puisque tu te refroidis
à l'endroit du jeu. Ah ça! dis-moi donc s'il est vrai que tu ne l'aimes
plus?

--Est-ce que tu ne vois pas que depuis quelque temps je gagne toujours?

--Et c'est là ce qui t'en dégoûte? Changeons. Moi, je ne fais que perdre,
et je suis diablement blasé sur ce plaisir-là.

--Un joueur qui ne perd plus, un buveur qui ne s'enivre plus, c'est tout
un, dit Orio.

--Orio! si tu veux que je te le dise, tu es fou: tu négliges ta maladie.
Il faudrait te faire tirer du sang.

--Je n'aime plus le sang, répondit Orio préoccupé.

--Eh! je ne te dis pas d'en boire!» reprit Zuliani impatienté.

Ils arrivèrent en ce moment au palais Soranzo. Leurs gondoles y étaient
déjà rendues. Zuliani voulut conduire Orio jusqu'à sa chambre; il pensait
qu'il avait la fièvre et craignait qu'il ne tombât dans l'escalier.

«Laisse-moi! va-t-en! dit Orio en l'arrêtant sur le seuil de son
appartement. J'ai assez de toi.

--C'est bien réciproque, dit Zuliani en entrant malgré lui. Mais il faut
que je me débarrasse de cet or, et que nous fassions notre
partage.

--Prends tout! laisse-moi! reprit Soranzo. Épargne-moi la vue de cet or;
je le déteste! Je ne sais vraiment plus à quoi cela peut servir!

--Baste! à tout! s'écria Zuliani.

--Si on pouvait acheter seulement le sommeil!» dit Orio d'un ton lugubre.

Et, prenant le bras de son camarade, il le mena jusqu'à un coin de sa
chambre où Naam, drapée dans un grand manteau de laine blanche, et couchée
sur une peau de panthère, dormait si profondément qu'elle n'avait pas
entendu rentrer son maître.

«Regarde! dit Orio à Zuliani.

--Qu'est-ce que cela? reprit l'autre; ton page égyptien? Si c'était une
femme, je te l'aurais déjà volée; mais que veux-tu que j'en fasse? Il ne
parle pas chrétien, et je vivrais bien mille ans sans pouvoir comprendre
un mot de sa langue de réprouvé.

--Regarde, bête brute! dit Orio, regarde ce front calme, cette bouche
paisible, cet oeil voilé sous ces longues paupières! Regarde ce que c'est
que le sommeil; regarde ce que c'est que le bonheur!

--Bois de l'opium, tu dormiras de même, dit Zuliani.

--J'en boirais en vain, dit Orio. Sais-tu ce qui procure un si profond
repos à cet enfant? C'est qu'il n'a jamais possédé une seule pièce
d'or.

--Ah! que tu es fade et sentencieux ce matin! dit Zuliani en bâillant.
Allons! veux-tu compter? Non? En ce cas, je compte seul, et tu te tiendras
pour content quand même je découvrirais que tu as jeté tout ton gain sous
le pont des _Barcaroles?_»

Orio haussa les épaules.

Zuliani compta, et trouva encore pour Soranzo une somme considérable qu'il
lui rendit scrupuleusement; puis il se retira en lui souhaitant du repos
et lui conseillant la saignée. Orio ne répondit pas; et quand il fut seul,
il prit tous les sequins étalés sur la table, et les poussa du pied sous
un tapis pour ne pas les voir. La vue de l'or lui causait effectivement
une répugnance physique qui allait chaque jour en augmentant, et qui était
bien en lui le symptôme d'une de ces affreuses maladies de l'âme qui
arrivent à se matérialiser dans leurs effets. La vue de l'or monnayé
n'était pas la seule antipathie qui se fût développée en lui; il ne
pouvait voir briller l'acier d'une arme quelconque, ou seulement les
joyaux d'une femme, sans se retracer, pour ainsi dire oculairement, les
atrocités de sa vie d'uscoque. Il cachait ses souffrances, et même il les
étouffait complètement quand la nécessité d'agir échauffait son sang
appauvri. Il venait de faire, avec Morosini, une nouvelle campagne, cette
glorieuse expédition où les navires de Venise plantèrent leur bannière
triomphante dans le Pirée. Orio, sentant que toute la considération future
de sa vie dépendait de sa conduite en cette circonstance, avait encore
fait là des prodiges de valeur; il avait complètement lavé la tache du
gouvernement de San-Silvio, et il avait contraint toute l'armée à dire de
lui que, s'il était un mauvais administrateur, il était, à coup sûr, un
vaillant capitaine et un rude soldat.

Après ce dernier effort, Orio, couronné de succès dans toutes ses
entreprises, glorifié de tous, traité comme un fils par l'amiral, délivré
de tous ses ennemis, et riche au delà de ses espérances, était rentré dans
sa patrie, résolu à n'en plus sortir et à y savourer le fruit de ses
terribles oeuvres. Mais la divine justice l'attendait à ce point pour le
châtier, en lui ôtant toute l'énergie de son caractère. Au faîte de sa
prospérité impie, il était retombé sur lui-même avec accablement, et, à la
veille de vivre selon ses rêves, l'agonie s'était emparée de lui. Il avait
accompli tout ce que comportaient l'audace et la méchanceté de son
organisation; il se disait à lui-même qu'il était un homme fini, et
qu'ayant réussi dans des entreprises insensées, il n'avait plus qu'à voir
décliner son étoile. C'en était fait; il ne jouissait de rien. Cette
puissance de l'argent, cette vie de désordre illimité, cette absence de
soins qu'il avait rêvées, cette supériorité de magnificence et de
prodigalité sur tous ses pairs, toutes ces vanités honteuses et impudentes,
auxquelles il avait immolé une hécatombe à rassasier tout l'enfer, lui
apparurent dans toute leur misère; et, du moment qu'il cessa d'être enivré
et amusé, il cessa d'être aveuglé sur l'horreur des ses fautes. Elles se
dressèrent devant lui, et lui parurent détestables, non pas au point de
vue de la morale et de l'honneur, mais à celui du raisonnement et de
l'intérêt personnel bien entendu; car Orio entendait par morale les
conventions de respect réciproque dictées aux hommes timides par la peur
qu'ils ont les uns des autres; par honneur, la niaise vanité des gens qui
ne se contentent pas de faire croire à leur vertu, et qui veulent y croire
eux-mêmes; enfin, par intérêt personnel bien entendu, la plus grande somme
de jouissances dans tous les genres à lui connus: indépendance pour soi,
domination sur les autres, triomphe d'audace, de prospérité ou d'habileté
sur toutes ces âmes craintives ou jalouses dont le monde lui semblait
composé.
                
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