On voit que cet homme restreignait les jouissances humaines à toutes
celles qui composent le _paraître_, et, puisque cette manière de
s'exprimer est permise en Italie, nous ajouterons que les joies
intérieures qui procurent l'_être_ lui étaient absolument inconnues. Comme
tous les hommes de ce tempérament exceptionnel, il ne soupçonnait même pas
l'existence de ces plaisirs intérieurs qu'une conscience pure, une
intelligence saine et de nobles instincts assurent aux âmes honnêtes, même
au sein des plus grandes infortunes et des plus âpres persécutions. Il
avait cru que la société pouvait donner du repos à celui qui la trompe
pour l'exploiter. Il ne savait pas qu'elle ne peut l'ôter à l'homme qui la
brave pour la servir.
Mais Orio fut puni précisément par où il avait péché. Le monde extérieur,
auquel il avait tout sacrifié, s'écroula autour de lui, et toutes les
réalités qu'il avait cru saisir s'évanouirent comme des rêves. Il y avait
en lui une contradiction trop manifeste. Le mépris des autres, qui était
la base de ses idées, ne pouvait pas le conduire à l'estime de soi,
puisqu'il avait voulu établir cette propre estime sur celle d'autrui,
toujours prête à lui manquer. Il tournait donc dans un cercle vicieux, se
frottant les mains d'avoir fait des dupes, et tout aussitôt pâlissant de
rencontrer des accusateurs.
C'était cette peur d'être découvert qui, détruisant pour lui toute
sécurité, empoisonnant toute jouissance, produisait en lui le même effet
que le remords. Le remords suppose toujours un état d'honnêteté antérieur
au crime. Orio, n'ayant jamais eu aucun principe de justice, ne
connaissait pas le repentir; n'ayant jamais connu d'affection véritable,
il n'avait pas davantage de regret. Mais, ayant des passions effrénées et
des besoins énormes, il voyait que ses jouissances n'étaient point
assurées, puisqu'un seul fil rompu dans toute sa trame pouvait emporter le
filet où il enveloppait le monde. Alors il voyait cette foule qu'il avait
tant haïe, tant écrasée de son opulence, tant accablée de ses mépris, tant
persiflée, tant jouée, tant volée, secouer le charme jeté sur elle,
relever la tête, et, se dressant autour de lui comme une hydre, lui rendre
dommage pour dommage, mépris pour mépris.
Il n'était pas dans Venise une seule famille de commerçants que l'Uscoque
n'eût privé d'un de ses membres ou d'une part petite ou grande de ses
biens. C'était merveille de voir tous ces ressentiments et tous ces
désespoirs qui n'osaient s'en prendre à la nonchalance du gouverneur de
San-Silvio, et qui, soit considération pour le fils adoptif du
_Peloponesiaco_, soit respect pour les brillants faits d'armes accomplis
par lui avant et après sa faute, soit crainte de cette influence
qu'assurent toujours les richesses, étouffaient leurs murmures et
gardaient un silence prudent. Mais quel serait l'orage, si jamais la
vérité triomphait!
A cette idée, un cauchemar terrible s'emparait du coupable. Il voyait le
peuple en masse s'armer, pour le lapider, des têtes que son cimeterre
avait abattues; des mères furieuses l'écrasaient sous les cadavres
sanglants de leurs enfants; des mains avides déchiraient ses flancs et
fouillaient dans ses entrailles pour y chercher les trésors qu'il avait
dévorés. Alors toutes ses victimes sortaient vivantes du sépulcre, et
dansaient autour de lui avec des rires affreux.
«Tu n'es qu'un menteur et un apostat, lui criait Frémio; c'est moi qui
vais hériter de tes biens et de ta gloire.»
«Tu es un scélérat de bas étage, un apprenti grossier, disaient Léontio et
Mezzani; ton poison est impuissant, et nous vivons pour te condamner et te
torturer de nos propres mains.»
Giovanna paraissait à son tour, et lui rendant son poignard émoussé:
«Votre bras, lui disait-elle, ne peut pas me tuer; il est plus faible que
celui d'une femme.»
Puis Ezzelin arrivait, au son des fanfares, sur un riche navire, et,
descendant sur la Piazzetta, il faisait pendre le cadavre d'Orio à la
colonne Léonine. Mais la corde rompait; Orio, retombant sur le pavé, se
brisait le crâne, et son lévrier Sirius venait dévorer sa cervelle
fumante.
Qui pourrait dire toutes les formes que prenaient ces épouvantables
visions engendrées par la peur? Orio, voyant que les angoisses du sommeil
étaient pires que la réflexion, voulut vivre de manière à retrancher le
sommeil de sa vie. Il voulut se soutenir avec de tels excitants qu'il eût
toujours devant les yeux la réalité, et qu'il pût affronter à toute heure,
par la pensée, les conséquences de ses crimes. Mais sa santé ne put
résister à ce régime; sa raison s'ébranla, et les fantômes vinrent
l'assiéger durant la veille, plus effrayants et plus redoutables que
pendant le sommeil.
A ce moment de sa vie, Orio fut le plus malheureux des hommes. Il voulut
vainement retrouver le repos des nuits. Il était trop tard; son sang était
tellement vicié que rien ne se passait plus pour lui comme pour les autres
hommes. Les soporifiques, loin de le calmer, l'excitaient; les excitants,
loin de l'égayer, augmentaient son accablement. Toujours plongé dans la
débauche, il y trouva un profond ennui: c'était, disait-il, un instrument
diabolique dont les sons puissants l'avaient souvent étourdi, mais qui
désormais jouait tellement faux, qu'il le faisait souffrir davantage. Au
milieu de ses soupers splendides, entouré des plus joyeux débauchés et des
plus belles courtisanes de l'Italie, son front soucieux ne pouvait
s'éclaicir; il restait sombre et abattu à cette heure de crise bachique où
les esprits, excités par le vin, se trouvent tous ensemble à l'apogée de
leur exaltation. Ses entrailles et son cerveau étaient trop blasés pour
suivre le _crescendo_ comme les autres.
C'était au matin, lorsque les nerfs détendus et la tête fatiguée de ses
compagnons le laissaient dans une sorte de solitude, qu'il commençait à
ressentir à son tour les effets de l'ivresse. Alors tous ces hommes
hébétés devant leurs coupes, toutes ces femmes endormies sur les sofas,
lui faisaient l'effet de bêtes brutes. Il les accablait d'invectives
auxquelles ils ne pouvaient plus répondre, et il entrait dans de tels
accès de fureur et de haine qu'il était tenté de les empoisonner et de
mettre encore une fois le feu à son palais, pour se débarrasser d'eux et
de lui-même.
A l'époque où eut lieu la scène du palais Rezzonico que je viens de vous
raconter, il avait renoncé à la débauche depuis quelque temps; car son mal
empirait tellement qu'il n'y avait plus de sûreté pour lui à se montrer
ivre. Dans ces moments de délire, il avait souvent laissé échapper des
exclamations de terreur en voyant reparaître ses fantômes menaçants.
Personne n'avait pourtant conçu de soupçons; car plus on croyait à l'amour
d'Orio pour Giovanna, mieux on concevait que l'événement tragique auquel
elle avait succombé eût laissé en lui des souvenirs terribles, et troublé
l'équilibre de ses facultés. On croyait tellement à ses regrets qu'il eût
pu s'accuser, devant tout le sénat, de la mort de sa femme et de ses amis
sans être cru. On l'eut considéré comme égaré par le désespoir, et on
l'eût remis aux mains des médecins. Mais Orio ne comptait plus sur sa
fortune, il craignait tout le monde, et lui-même plus que tout le monde.
Il était honteux de sa maladie, furieux de son impuissance à la cacher; il
rougissait de lui-même depuis que son être physique ne lui tenait plus ce
qu'il avait attendu de son calme et de sa force. Il passait des heures
entières à s'accabler de ses propres malédictions, à se traiter d'idiot,
d'impotent, de _débris_ et de _haillon_; et, ce qu'il y a d'inouï, c'est
qu'il ne lui venait pas à l'idée d'accuser son être moral. Il ne croyait
point à la céleste origine de son âme. Il avait fait un dieu de son corps,
et, depuis que son idole tombait en ruines, il la méprisait et l'accusait
de n'être que fange et venin.
La passion qui s'éteignit la dernière (celle qui avait le plus dominé sa
vie), ce fut le jeu. La peur amena le dégoût pour celle-là comme pour les
autres; car l'ennui et la fatigue des précautions qu'il lui fallait
prendre pour s'y livrer étaient arrivés à l'emporter de beaucoup sur le
plaisir. Ces précautions étaient de double nature. D'abord les lois qui
prohibaient le jeu n'étaient pas tellement tombées en désuétude qu'il n'y
fallût apporter une sorte de mystère, ainsi que je l'ai déjà dit. Ensuite
Orio, lorsqu'il perdait, et c'étaient les moments où il était le plus
stimulé, était forcé de s'arrêter et d'agir prudemment pour ne pas
dépasser les limites qu'on attribuait à sa fortune.
Ses grandes richesses ne lui servaient donc pas à son gré: il était forcé
de les cacher et de tirer peu à peu de ses caves de quoi soutenir un état
de maison dont l'opulence exagérée n'attirât pas les regards de la police.
Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de dévorer son revenu dans d'obscures
orgies et de se ruiner lentement. Or cette manière de jouir de la vie lui
était odieuse; il eût voulu tout dépenser en un jour, afin de faire parler
de lui comme de l'homme le plus prodigue et le plus désintéressé de
l'univers. S'il eût pu satisfaire cette fantaisie et se voir ruiné
complètement, sans doute il eût retrouvé son énergie, et ses instincts
criminels l'eussent conduit à de nouveaux forfaits pour rétablir sa
fortune.
Il s'avisa bien avec le temps qu'il avait fait une folie de revenir à
Venise, où, malgré l'impunité accordée à tous les vices, il y avait sur
les richesses une surveillance si sévère et si jalouse de la part des Dix.
Mais lorsque la pensée lui vint de quitter sa patrie, celle des peines
qu'il faudrait prendre et des dangers qu'il faudrait courir pour
transporter son trésor dans une autre contrée, et surtout la perte de sa
santé, la fin de son énergie, le retinrent, et il se résigna à la triste
perspective de vieillir riche et de laisser encore du bien à ses neveux.
Une heure après que Zuliani l'eut quitté, le matin du bal Rezzonico, ayant
vainement essayé de reposer quelques instants, il réveilla son valet de
chambre et lui ordonna d'aller chercher un médecin, n'importe lequel,
attendu, disait-il, qu'ils étaient tous aussi ignorants les uns que les
autres. Il méprisait profondément la médecine et les médecins, et Naam
éprouva quelque inquiétude en lui voyant prendre une résolution si
contraire à ses habitudes et à ses opinions. Elle se tut néanmoins,
habituée qu'elle était à accepter aveuglément toutes les fantaisies
d'Orio. Le valet de chambre, intelligent, actif et soumis comme les
laquais qui volent impunément, amena, en moins d'une demi-heure, messer
Barbolamo, le meilleur médecin de Venise.
Messer Barbolamo savait très-bien à quel homme il avait affaire. Il avait
assez entendu parler de Soranzo pour s'attendre à toutes les railleries
d'un incrédule et à tous les caprices d'un fou. Il se conduisit donc en
homme d'esprit plutôt qu'en homme de science. Soranzo l'avait demandé,
vaincu par une pusillanimité secrète, un effroi insurmontable de la mort;
mais il se recommandait à lui comme les faux esprits forts aux sorciers,
l'insulte et le mépris sur les lèvres, la crainte et l'espoir dans le
coeur.
Les discours de l'Esculape trompèrent son attente, et, au bout de quelques
instants, il l'écouta avec attention.
«Ne prenez aucune pilule, lui dit celui-ci, laissez la thériaque à vos
gondoliers et les emplâtres à vos chiens. C'est l'opium qui provoque vos
hallucinations, et c'est la diète qui vous ôte le courage. Le régime ne
peut agir sur un mourant; car vous êtes mourant. Mais entendons-nous; le
physique va mourir si le moral ne se relève: rien n'est plus facile que ce
dernier point, si vous croyez au moyen que je vais vous indiquer. Ne
changez pas de fond en comble l'habitude de vos pensées, et ne traitez pas
votre mal par les contraires. N'éteignez point vos passions, elles seules
vous ont fait vivre; c'est parce qu'elles s'affaiblissent que vous mourez:
seulement abandonnez celles qui s'en vont d'elles-mêmes, et créez-vous-en
de nouvelles. Vous êtes homme de plaisir, et le plaisir est épuisé;
faites-vous homme d'étude et de science. Vous êtes incrédule, vous raillez
les choses saintes; allez dans les églises et faites l'aumône!»
Ici Soranzo leva les épaules.....
«Un instant! dit le médecin. Je ne prétends pas que vous deveniez savant
ni dévot. Vous pourriez être l'un et l'autre, je n'en doute pas, car les
hommes de votre tempérament peuvent tout; mais je ne m'intéresse ni à la
science ni à la dévotion assez pour vouloir vous prouver leur supériorité
sur l'oisiveté et la licence. Je n'entre jamais dans la discussion des
choses pour elles-mêmes, je les conseille comme des moyens de distraction,
comme mes confrères conseillent l'absinthe et la casse. La vue des livres
vous distraira de celle des bouteilles. Vous aurez une magnifique
bibliothèque, et votre luxe trouvera là un débouché; vous ne savez pas les
délices que peut vous procurer une reliure, et les folies que vous pouvez
faire pour une édition de choix. Dans les églises, vous entendrez des
cantiques qui vous délasseront les oreilles des chansons licencieuses.
Vous y verrez des spectacles non moins profanes et des hommes non moins
vaniteux que ceux du monde; vous leur ferez des dons qui vous assureront
dans les siècles futurs cette réputation d'homme généreux et prodigue, qui
va finir avec vous si vous ne guérissez et ne changez de marotte. Ainsi,
soyez votre médecin à vous-même, et avisez-vous de quelque chose dont vous
n'ayez jamais eu envie, procurez-vous-le à l'instant. Bientôt une foule de
désirs qui sommeillent en vous se réveilleront, et leur satisfaction vous
donnera des jouissances inconnues. Ne vous croyez pas usé; vous n'êtes pas
seulement fatigué, vous avez encore en vous la force de dépenser vingt
existences: c'est à cause de cela que vous vous tuez à n'en dépenser
qu'une seule. Le monde finirait s'il ne se renouvelait sans cesse par le
changement; l'abattement où vous êtes n'est qu'un excès de vie qui demande
à changer d'aliment. Eh bien! à quoi songez-vous? vous n'écoutez pas.
--Je cherche, dit Soranzo tout à fait vaincu par la manière dont
l'Esculape entendait les choses, une fantaisie que je n'aie point eue
encore. J'ai eu celle des beaux livres, bien que je ne lise jamais, et ma
bibliothèque est superbe... Quant aux églises... j'y songerai; mais je
voudrais que vous m'aidassiez à trouver quelque jouissance plus neuve,
plus éloignée encore de mes frénésies; si je pouvais devenir avare!
--Je vous entends fort bien, répondit Barbolamo frappé de l'air hébété de
son malade. Vous allez au fond des choses, et remontez au principe pur de
mon raisonnement; car je ne vous offrais qu'une issue nouvelle à vos
passions, et vous voulez changer vos passions. Moi, je n'ai rien à dire
contre l'avarice; cependant je crains une trop forte réaction dans le saut
de cet abîme. Dites-moi, avez-vous été quelquefois amoureux naïvement et
sincèrement?
--Jamais! dit Orio, oubliant tout d'un coup, dans son espoir d'être guéri,
ce rôle de veuf au désespoir qui protégeait tout le mystère de sa
vie.
--Eh bien! dit le médecin, qui ne fut nullement surpris de cette réponse
(car il voyait déjà plus avant que la foule dans l'âme sèche et cupide de
Soranzo), soyez amoureux. Vous commencerez par ne pas l'être, et par faire
comme si vous l'étiez; puis vous vous figurerez que vous l'êtes, et enfin
vous le serez. Croyez-moi, les choses se passent ainsi en vertu de lois
physiologiques que je vous expliquerai quand vous voudrez.»
Orio voulut connaître ces lois. Le docteur lui fit une dissertation
amèrement spirituelle que le patricien ignorant et préoccupé prit au
sérieux. Orio se persuada tout ce que voulut son médecin, et celui-ci le
quitta, frappé pour la centième fois de sa vie de la faiblesse d'esprit et
de l'horreur de la mort que les débauchés cachent sous les dehors et les
habitudes d'un mépris insensé de la vie.
Dès le jour même, Orio, roulant dans sa tête les projets les plus
déraisonnables et les espérances les plus puériles, se rendit à Saint-Marc
à l'heure de la bénédiction. En lui promettant la santé par des moyens
aussi simples, en flattant sa vanité par l'éloge de son énergie, le
docteur avait prononcé des mots magiques. Soranzo espérait dormir la nuit
suivante.
Il écouta les chants sacrés; il examina avec intérêt les pompes
religieuses; il admira l'intérieur de la basilique; il s'attacha à n'avoir
aucun souvenir du passé, aucune pensée du dehors. Pendant une heure il
réussit à vivre tout entier dans l'heure présente. C'était beaucoup pour
lui. La nuit n'en fut guère moins affreuse; mais le matin approchait: il
se fit une sorte de fête de retourner à Saint-Marc, et, comme les gens en
proie aux maladies nerveuses sont quelquefois soulagés d'avance par la
confiance qu'ils ont en de certains breuvages, il lui arriva de se trouver
bien heureux d'avoir en vue, pour la première fois depuis si longtemps,
une occupation agréable, et cette idée le fit dormir tranquillement durant
toute une heure.
Le médecin vint, et, s'étant fait rendre compte du résultat de son
ordonnance, il dit:
«Vous passerez deux heures aujourd'hui à Saint-Marc, et, la nuit prochaine,
vous dormirez deux heures.»
Soranzo le prit au mot, et passa deux heures à l'église. Il était
tellement persuadé qu'il dormirait deux heures, que le fait eut lieu. Le
médecin s'applaudit d'avoir trouvé un de ces sujets précieux à
l'observateur scientifique, auxquels il suffit d'allumer l'imagination
pour que les effets désirés se produisent réellement. Il en conclut que le
sang d'Orio était bien appauvri, et son âme absolument vide d'idées et de
sentiments. Le troisième jour, il lui conseilla de songer à son plus
important moyen de salut, à l'amour. Orio, se souvenant de la monstrueuse
imprudence qu'il avait commise, se hasarda à dire qu'il avait aimé déjà,
désirant bien que le médecin lui prouvât qu'il s'était trompé. C'est ce
qu'il ne manqua pas de faire. Il lui représenta qu'il avait dû ressentir
pour la signora Morosini une de ces passions violentes qui dévastent et
laissent après elles une funeste lassitude. Il lui conseilla un amour
paisible, tendre, ingénu, platonique même, conforme en tous points à celui
que ressent un bachelier de dix-sept ans pour une fillette de quinze. Orio
le promit.
«C'est pitoyable! dit le docteur en soi-même sur l'escalier, et voilà ces
riches et galants patriciens qui nous écrasent!»
Remarquez qu'on n'était pas loin du dix-huitième siècle! Le mot magnétisme
n'était pas encore trouvé.
Orio, résolu à être amoureux de la première belle jeune fille qu'il
rencontrerait à l'église, entre sur la pointe du pied dans la basilique,
le coeur palpitant, non d'amour, mais de cette lâche superstition que son
magnétiseur lui avait imposée. Il effleurait légèrement les voiles des
vierges agenouillées, et se penchait avec émotion pour voir leurs traits à
la dérobée. O vieux Hussein! ô vous tous, farouches Missolonghis! vous
eussiez pu venir à Venise dénoncer votre complice; jamais, certes, vous
n'eussiez pu reconnaître l'Uscoque dans cette occupation et dans cette
attitude.
La première fille que lorgna Soranzo était laide; et, pour nous servir des
paroles de J.-J. Rousseau dans le récit de son entrée dans un couvent de
filles dont les choeurs l'avaient enthousiasmé--la scène se passe
précisément à Venise--:
«_La Sofia était louche, la Cattina était boiteuse_,» etc.
La quatrième jeune fille qu'Orio regarda était voilée jusqu'au menton;
mais au travers de son voile et de sa prière elle vit fort bien le
cavalier qui cherchait à la voir; alors, relevant la tête et retroussant
son voile, elle lui montra un ovale pâle et sublime, un front de quinze
ans, des lèvres que l'indignation fit trembler comme les feuilles d'une
rose agitée par la brise, et qui laissèrent tomber ces paroles
sévères:
«Vous êtes bien hardi!»
C'était Argiria Ezzelini. Zuzuf a raison: il y a une destinée!
Orio fut si troublé de l'accord de cette apparition avec celle du bal
Rezzonico, si épouvanté de voir des espérances superstitieuses se
confondre avec des terreurs de même genre dans un même objet, qu'il ne put
trouver une excuse à lui faire. Il se laissa tomber consterné auprès
d'elle, et ses genoux amaigris frappèrent le pavé avec bruit; puis il
baissa sa tête jusqu'à terre, et approchant ses lèvres du manteau de
velours de la belle Ezzelin, il lui dit tout bas, en lui tendant le stylet
que les Vénitiens portaient toujours à la ceinture:
«Tuez-moi, vengez-vous!
--Je vous méprise trop pour cela,» dit la belle fille en retirant son
manteau avec empressement; et, se levant, elle sortit de
l'église.
Mais Orio, qui n'était pas encore si bien converti à l'amour ingénu qu'il
ne vît les choses avec le sang-froid d'un roué, remarqua fort bien que ces
dernières paroles avaient une expression plus forcée que les premières, et
que l'oeil courroucé avait peine à retenir une larme de compassion.
Orio se retira, certain que le sort en était jeté, et qu'il y allait de sa
guérison et de sa vie à saisir l'occasion par les cheveux. Il passa toute
la nuit à combiner mille plans divers pour s'introduire auprès de la
beauté cruelle, et ces rêveries détournèrent les terreurs accoutumées; il
était bien un peu troublé par la ressemblance d'Argiria avec Ezzelin, et
dans son sommeil du matin il eut des rêves où cette ressemblance amena les
quiproquo et les méprises les plus bizarres et les plus pénibles. Il vit
plusieurs fois s'opérer la transformation de ces deux personnages l'un
dans l'autre. Lorsqu'il tenait la main d'Argiria et penchait sa bouche
vers la sienne, il trouvait la face livide et sanglante d'Ezzelin; alors
il tirait son stylet et livrait un combat furieux à ce spectre. Il
finissait par le percer; mais, tandis qu'il le foulait aux pieds, il
reconnaissait qu'il s'était trompé et que c'était Argiria qu'il avait
poignardée.
L'envie de guérir à tout prix et l'ascendant que Barbolamo exerçait sur
lui l'amenèrent avec celui-ci à une expansion téméraire. Il lui raconta
ses deux rencontres avec la signora Ezzelin, au bal et à l'église, le
ressentiment qu'elle lui témoignait et les angoisses que le regret de
n'avoir pu empêcher la perte du noble comte Ezzelin lui causait à
lui-même. Au premier aveu, Barbolamo ne se douta de rien; mais peu à peu,
étant devenu par la suite très-assidu auprès de son malade, l'ayant
habitué à s'épancher autant qu'il était possible à un homme dans sa
position, il s'étonna de voir un tel excès de sensibilité chez un égoïste
si complet, et cette anomalie lui fit venir d'étranges soupçons. Mais
n'anticipons point sur les événements.
Barbolamo, grand égoïste aussi en fait de science, quoique généreux et
loyal citoyen d'ailleurs, était plus désireux d'observer dans son patient
les phénomènes d'une maladie toute mentale, que de lui mesurer quelques
souffrances de plus ou de moins. Curieux de voir des effets nouveaux, il
ne craignit pas de dire à Orio que ses agitations étaient d'un bon augure,
et qu'il fallait s'appliquer à poursuivre la conquête de cette fière
beauté, précisément parce qu'elle était difficile et entraînerait de
nombreuses émotions d'un ordre tout nouveau pour lui. Orio poursuivit
Argiria de sérénades et de romances pendant huit jours.
La sérénade est, il n'en faut pas douter, un grand moyen de succès auprès
des femmes d'un goût délicat. A Venise surtout, où l'air, le marbre et
l'eau ont une sonorité si pure, la nuit un silence si mystérieux, et le
clair de lune de si romanesques beautés, la romance a un langage persuasif,
et les instruments des sons passionnés, qui semblent faits exprès pour la
flatterie et la séduction. La sérénade est donc le prologue nécessaire de
toute déclaration d'amour. La mélodie attendrit le coeur et amollit les
sens plongés dans un demi-sommeil. Elle plonge l'âme dans de vagues
rêveries, et dispose à la pitié, cette première défaite de l'orgueil qui
se laisse implorer. Elle a aussi le don de faire passer devant les yeux
assoupis des images charmantes; et je tiens d'une femme que je ne veux pas
nommer, que l'amant inconnu qui donne la sérénade apparaît toujours, tant
que la musique dure, le plus aimable et le plus charmant des hommes.
--Dites donc tout, indiscret conteur! interrompit Beppa. Ajoutez que la
dame conseillait à tous les donneurs de sérénades de ne jamais se
montrer.»
«Il n'en fut pas ainsi pour Orio, reprit le narrateur. La belle Argiria
lui conseilla de se montrer en laissant tomber son bouquet, du balcon sur
le trottoir de marbre que blanchissait la lune: ne vous étonnez pas d'une
si prompte complaisance. Voici comment la chose se passa.
D'abord la belle Argiria n'était pas riche. Le peu de bien que possédait
son frère avait été fort entamé par ses frais d'équipement pour la guerre.
Il rapportait une assez jolie part de légitime butin fait par lui sur les
Ottomans, et dûment concédé par l'amiral, lorsqu'il trouva la mort aux
Curzolari. Le noble jeune homme se faisait une joie douce de doter sa
jeune soeur avec cette fortune; mais elle tomba aux mains des pirates,
ainsi que sa galère et tout ce qu'il possédait en propre. La belle Argiria
n'eut donc plus pour dot que ses quinze ans et ses beaux yeux
mélancoliques.
La signora Memmo, sa tante, la chérissait tendrement; mais elle n'avait à
lui laisser en héritage qu'un vaste palais un peu délabré et l'amour de
vieux serviteurs, qui par dévouement continuaient à la servir pour de
minces honoraires. La tante désirait donc ardemment, comme font toutes les
tantes, qu'un noble et riche parti se présentât; et sachant bien que
l'incomparable beauté de sa nièce allumerait plus d'une passion, elle la
blâmait de vouloir s'enterrer dans la solitude et de tenir toujours _le
soleil de ses regards_ caché derrière la tendine sombre de son balcon.
A la première sérénade Argiria fondit en larmes.
«Si mon noble frère était vivant, dit-elle, nul ne se permettrait de venir
me faire la cour sous les fenêtres avant d'avoir obtenu de ma famille la
permission de se présenter. Ce n'est point ainsi qu'on approche d'une
maison respectable.»
La signora Antonia trouva cette rigidité exagérée, et, se déclarant
compétente sur cette matière, elle refusa d'imposer silence aux
concertants. La musique était belle, les instruments de première qualité,
et les exécutants choisis dans ce qu'il y avait de mieux à Venise. La dame
en conclut que l'amant devait être riche, noble et généreux; deux théorbes
et trois violes de moins, elle eût été plus sévère, mais la sérénade était
irréprochable et fut écoutée.
Les jours suivants amenèrent un crescendo de joie et d'espoir chez
Antonia. Argiria prit patience d'abord, et finit par goûter la musique
pour la musique en elle-même. Le matin, il lui arriva quelquefois, en
arrangeant ses beaux cheveux bruns devant le miroir, de fredonner à son
insu les refrains des amoureuses stances qui l'avaient doucement endormie
la veille.
Il y a toute une science dans le programme de la sérénade. Chaque soir
doit amener chez le soupirant une nuance nouvelle dans l'expression de son
amoureux martyre. Après _il timido sospiro_ doit arriver _lo strate
funesto. I fieri tormenti_ viennent ensuite; _l'anima disperata_ amène
nécessairement, pour le lendemain, _sorte amara_. On peut risquer à la
cinquième nuit de tutoyer l'objet aimé, et de l'appeler _idol mio_. On
doit nécessairement l'injurier la sixième nuit, et l'appeler _crudele_ et
_ingrata_. Il faudrait être bien maladroit si, à la septième, on ne
pouvait hasarder la _dolce speranza_. Enfin la huitième doit amener une
explosion finale, une pressante prière, mettre la belle entre le bonheur
et la mort de son amant, obtenir un rendez-vous, ou finir par le renvoi et
le payement des musiciens. La huitième symphonie était venue, et, dans le
troisième couplet de la romance, le chanteur demandait au nom de l'amant
une marque de pitié, un gage d'espoir, un mot ou un signe quelconque qui
l'enhardît à se faire connaître. Au moment où la fière Argiria s'éloignait
du balcon, d'où, abritée par la tendine, elle avait écoulé la voix, madame
Antonia arracha lestement le bouquet que sa nièce avait au sein et le
laissa tomber sur le guitariste, en disant d'une voix chevrotante qui, à
coup sûr, ne pouvait pas compromettre la jeune fille:
«Avec l'agrément de la tante.»
Une vive curiosité de jeune fille l'emportant chez Argiria sur le pudique
dépit que lui causait sa tante, elle revint précipitamment au balcon; et,
se penchant sur la rampe de marbre, elle souleva imperceptiblement le
rideau de la tendine, juste assez pour voir le cavalier qui ramassait le
bouquet. Le chanteur, qui était un musicien de profession, connaissant
fort bien les usages, ne s'était pas permis d'y toucher. Il s'était
contenté de dire à demi-voix: «Signor!» et de reculer discrètement de deux
pas en arrière en ôtant sa toque, tandis que le signor ramassait le gage.
En voyant cette grande taille un peu affaissée, mais toujours élégante et
vraiment patricienne, se dessiner au clair de la lune, Argiria sentit une
sueur froide humecter son front. Un nuage passa devant ses yeux, ses
genoux se dérobèrent sous elle. Elle n'eut que le temps de fuir le balcon
et d'aller se jeter sur son lit, où elle commença à trembler de tous ses
membres et à défaillir. La tante, fort peu effrayée, vint à elle et lui
adressa de doux reproches moqueurs sur cet excès de timidité virginale.
«Ne riez pas, ma tante, dit Argiria d'une voix étouffée. Vous ne savez pas
ce que vous avez fait! Je suis presque sûre d'avoir reconnu ce dernier des
hommes, cet assassin de mon frère, Orio Soranzo!
--Il n'aurait pas cette audace! s'écria la signora Memmo en frémissant à
son tour. Courez chercher le bouquet, s'écria-t-elle en s'adressant à la
suivante favorite qui assistait à cette scène. Dites qu'on l'a laissé
tomber par mégarde, que c'est vous... que c'est le page... qui l'a jeté
pour faire une espièglerie... que je suis fort courroucée contre vous...
Allez, Pascalina... courez...»
Pascalina courut, mais ce fut en vain; musiciens, amoureux et bouquet,
tout avait disparu, et l'ombre incertaine des colonnades, projetée par la
lune, jouait seule sur le pavé au gré des nuages capricieux.
Pascalina avait laissé la porte ouverte. Elle fit quelques pas sur la rive,
et vit à l'angle du canaletto les gondoles qui s'éloignaient emportant la
sérénade. Elle revint sur ses pas, et rentra en fermant la porte avec soin;
il était trop tard. Un homme caché derrière les colonnes du portique
avait profité du moment: il s'était élancé légèrement dans l'escalier du
palais Memmo; et, marchant devant lui, se dirigeant vers la faible lueur
qui s'échappait d'une porte entr'ouverte, il avait audacieusement pénétré
dans l'appartement d'Argiria. Lorsque Pascalina y rentra, elle trouva sa
jeune maîtresse évanouie dans les bras de la tante, et le donneur
d'aubades à genoux devant elle.
Vous conviendrez que le moment était mal choisi pour s'évanouir, et vous
en conclurez avec moi que la belle Argiria avait eu grand tort d'écouter
les huit sérénades. L'effroi avait remplacé la colère, et Orio ne s'y
trompait nullement, quoiqu'il feignît d'y croire.
«Madame, dit-il en se prosternant et en présentant le bouquet à la signora
Memmo avant qu'elle eût eu la présence d'esprit de lui adresser la parole,
je vois bien que votre seigneurie s'est trompée en m'accordant cette
faveur insigne. Je ne l'espérais pas, et le musicien qui s'est permis de
vous adresser des vers si audacieux n'y était point autorisé par moi. Mon
amour n'eût jamais été hardi à ce point, et je ne suis pas venu implorer
ici de la bienveillance, mais de la pitié. Vous voyez en moi un homme trop
humilié pour se permettre jamais autre chose que d'élever autour de votre
demeure des plaintes et des gémissements. Que vous connaissiez ma douleur,
que vous fussiez bien sûre que, loin d'insulter à la vôtre, je la
ressentais plus profondément encore que vous-même, c'est tout ce que je
voulais. Voyez mon humilité et mon respect! Je vous rapporte ce gage
précieux que j'aurais voulu conquérir au prix de tout mon sang, mais que
je ne veux pas dérober.»
Ce discours hypocrite toucha profondément la bonne Memmo. C'était une
femme de moeurs douces et d'un coeur trop candide pour se méfier d'une
protestation si touchante.
«Seigneur Soranzo, répondit-elle, j'aurais peut-être de graves reproches à
vous faire si je ne voyais aujourd'hui pour la troisième fois combien
votre repentir est sincère et profond. Je n'aurai donc plus le courage de
vous accuser intérieurement, et je vous promets de garder désormais, avec
moins d'effort que je ne l'ai fait jusqu'ici, le silence que les
convenances m'imposent. Je vous remercie de cette démarche, ajouta-t-elle
en rendant le bouquet à sa nièce; et, si je vous supplie de ne plus
reparaître ici ni autour de ma maison, c'est en vue de notre réputation,
et non plus, je vous le jure, en raison d'aucun ressentiment personnel.»
Malgré sa défaillance, Argiria avait tout entendu. Elle fit un grand
effort pour retrouver le courage de parler à son tour, et soulevant sa
belle tête pâle du sein de sa tante:
«Faites comprendre aussi à messer Soranzo, ma chère tante, dit-elle, qu'il
ne doit jamais ni nous adresser la parole ni seulement nous saluer en
quelque lieu qu'il nous rencontre. Si son respect et sa douleur sont
sincères, il ne voudra pas présenter davantage à nos regards des traits
qui nous retracent si vivement le souvenir de notre infortune.
--Je ne demande qu'une seule grâce avant de me soumettre à cet arrêt de
mort, dit Orio: c'est que ma défense soit entendue et ma conduite jugée.
Je sens que ce n'est point ici le lieu ni le moment d'entamer cette
explication; mais je ne me relèverai point que la signora Memmo ne m'ait
accordé la permission de me présenter devant elle dans son salon, à
l'heure qu'elle me désignera, demain ou le jour suivant, afin qu'à deux
genoux, comme aujourd'hui, je demande grâce pour les larmes que j'ai fait
couler; mais qu'ensuite, la main sur la poitrine et debout, ainsi qu'il
convient à un homme, je me disculpe de ce qu'il peut y avoir d'injuste ou
d'exagéré dans les accusations portées contre moi.
--De telles explications seraient douloureuses pour nous, dit Argiria avec
fermeté, et inutiles pour votre seigneurie. La réponse loyale et généreuse
que ma noble tante vient de vous faire doit, je pense, suffire à votre
susceptibilité et satisfaire à toute exigence.»
Orio insista avec tant d'esprit et de persuasion, que la tante céda, et
lui permit de se présenter le lendemain dans la journée.
«Vous trouverez bon, seigneur, dit Argiria, pour repousser la part de
reconnaissance qu'il lui adressait, que je n'assiste point à cette
conférence. Tout ce que je puis faire, c'est de ne jamais prononcer votre
nom; mais il est au-dessus de mes forces de revoir une fois de plus votre
visage.»
Orio se retira, feignant une profonde tristesse, mais trouvant qu'il
allait assez vite en besogne.
Le lendemain amena une longue explication entre lui et la signora Memmo.
La noble dame le reçut dans tout l'appareil d'un deuil significatif; car
elle avait quitté ses voiles noirs depuis un mois, et elle les reprit ce
jour-là pour lui faire comprendre que rien ne pourrait diminuer
l'intensité de ses regrets. Orio fut habile. Il s'accusa plus qu'on n'eût
osé l'accuser: il déclara qu'il avait tout fait pour laver la tache que
cette imprévoyance funeste avait imprimée sur sa vie; mais qu'en vain
l'amiral, et toute l'armée, et toute la république, l'avaient réhabilité:
qu'il ne se consolerait jamais. Il dit qu'il regardait la mort affreuse de
sa femme comme un juste châtiment du ciel, et qu'il n'avait pas goûté un
instant de repos depuis cette déplorable affaire. Enfin il peignit sous
des couleurs si vives le sentiment qu'il avait de son propre déshonneur,
l'isolement volontaire où s'éteignait son âme découragée, le profond dégoût
qu'il avait de la vie, et la ferme intention où il était de ne plus lutter
contre la maladie et le désespoir, mais de se laisser mourir, que la bonne
Antonia fondit bientôt en larmes, et lui dit en lui tendant la main:
«Pleurons donc ensemble, noble seigneur, et que mes pleurs ne vous soient
plus un reproche, mais une marque de confiance et de sympathie.»
Orio s'était donné beaucoup de peine pour être éloquent et tragique. Il
avait grand mal aux nerfs. Il fit un effort de plus et pleura.
D'ailleurs, Orio avait parlé, à certains égards, avec la force de la
vérité. Lorsqu'il avait peint une partie de ses souffrances, il s'était
trouvé fort soulagé de pouvoir, sous un prétexte plausible, donner cours à
ses plaintes, qui chaque jour lui devenaient plus pénibles à renfermer. Il
fut donc si convaincant qu'Argiria elle-même s'attendrit et cacha son
visage dans ses deux belles mains. Argiria était, à l'insu de Soranzo et
de sa tante, derrière une tapisserie, d'où elle voyait et entendait tout.
Un sentiment inconnu, irrésistible, l'avait amenée là.
Pendant huit autres jours, Orio suivit Argiria comme son ombre. A l'église,
à la promenade, au bal, partout elle le retrouvait attaché à ses pas,
fuyant d'un air timide et soumis dès qu'elle l'apercevait, mais
reparaissant aussitôt qu'elle feignait de ne plus le voir; car, il faut
bien le dire, la belle Argiria en vint bientôt à désirer qu'il ne fût pas
aussi obéissant, et pour ne pas le mettre en fuite, elle eut soin de ne
plus le regarder.
Comment eût-elle pu s'irriter de cette conduite? Orio avait toujours un
air si naturel avec ceux qui pouvaient observer ces fréquentes rencontres!
Il mettait une délicatesse si exquise à ne pas la compromettre, et un soin
si assidu à lui montrer sa soumission! Ses regards, lorsqu'elle les
surprenait, avaient une expression de souffrance si amère et de passion si
violente! Argiria fut bientôt vaincue dans le fond de l'âme, et nulle
autre femme n'eût résisté aussi longtemps au charme magique que cet homme
savait exercer lorsque toutes les puissances de sa froide volonté se
concentraient sur un seul point.
La Memmo vit cette passion avec inquiétude d'abord, et puis avec espoir,
et bientôt avec joie; car, n'y pouvant tenir, elle donna un second
rendez-vous à Soranzo à l'insu de sa nièce, et le somma d'expliquer ses
intentions ou de cesser ses muettes poursuites. Orio parla de mariage,
disant que c'était le but de ses voeux, mais non de ses espérances. Il
supplia Antonia d'intercéder pour lui. Argiria avait si bien gardé le
secret de ses pensées que la tante n'osa point donner d'espoir à Orio;
mais elle consentit à ce que l'amiral fît des démarches, et elles ne se
firent point attendre.
Morosini, ayant reçu la confidence de la nouvelle passion de son neveu,
approuva ses vues, l'encouragea à chercher dans l'amour d'une si noble
fille un baume céleste pour ses ennuis, et alla trouver la Memmo, avec
laquelle il eut une explication décisive. En voyant combien cet homme
illustre et vénérable ajoutait foi à la grandeur d'âme de son fils adoptif,
et combien il désirait que son alliance avec la famille Ezzelin effaçât
tout reproche et tout ressentiment, elle eut peine à cacher sa joie.
Jamais elle n'eût pu espérer un parti aussi avantageux pour Argiria.
Argiria fut d'abord épouvantée des offres qui lui furent faites par
l'amiral, épouvantée surtout du trouble et de la joie qu'elle en ressentit
malgré elle. Elle fit toutes les objections que lui suggéra l'amour
fraternel, refusa de se prononcer, mais consentit à recevoir les soins
d'Orio.
Dans les commencements, Argiria se montra froide et sévère pour Orio. Elle
paraissait ne supporter sa présence que par égard pour sa tante. Cependant
elle ne pouvait s'empêcher de nourrir pour ses souffrances et sa douleur
un profond sentiment de compassion. En voyant cet homme si fort se
plaindre chaque jour du poids de sa destinée, et succomber, pour ainsi
dire, sous lui-même, la soeur d'Ezzelin sentait sa grande âme s'attendrir
et sa force de haine diminuer de jour en jour. Si Orio eût employé avec
elle la séduction et l'audace, elle fût restée insensible et implacable;
mais, en face de sa faiblesse et de son humiliation volontaire, elle se
désarma peu à peu. Bientôt l'habitude qu'elle avait prise de compatir à
ses peines se changea en un généreux besoin de le consoler. Sans qu'elle
s'en doutât, la pitié la conduisait à l'amour. Elle se disait pourtant
qu'elle ne pouvait aimer sans crime et sans honte l'homme qu'elle avait
accusé de la mort de son frère, et qu'elle devait tout faire pour étouffer
le nouveau sentiment qui s'élevait en elle. Mais, faible de sa grandeur
même, elle se laissait détourner de ce qu'elle croyait son devoir par sa
miséricorde. En retrouvant chaque jour Orio plus désolé et plus repentant
du mal qu'il lui avait fait, elle n'avait pas le courage de lui en
témoigner du ressentiment, et finissait toujours par associer dans sa
pensée le malheur de son frère mort et celui de l'homme qu'elle voyait
condamné à d'éternels regrets. Puis elle se persuada qu'elle n'éprouvait
pour Orio que la pitié qu'on devait à tous les êtres souffrants, et qu'il
perdrait toute sa sympathie le jour où il cesserait de souffrir. Et en
cela elle ne se trompait peut-être pas. Argiria n'agissait presque en rien
comme les autres femmes; là où les autres apportaient de la vanité ou du
désir, elle n'apportait que du dévouement. Giovanna Morosini elle-même,
malgré la noblesse et la pureté de son âme, n'avait pas échappé au sort
commun, et avait en quelque sorte sacrifié aux dieux du monde. Elle avait
elle-même dit à Ezzelin que la réputation d'Orio n'avait pas été pour rien
dans l'impression qu'il avait faite sur elle, et que sa force et sa beauté
avaient fait presque tout le reste. C'était au point qu'elle avait préféré,
avec la conscience du mal qui devait en résulter pour elle-même, à
l'homme qu'elle savait bon, l'homme qu'elle voyait séduisant. Argiria
obéissait à des sentiments tout opposés. Si Orio se fût montré à elle
comme il s'était montré à Giovanna, jeune, beau, vaillant et débauché,
joyeux et fier de ses défauts comme de ses triomphes, elle n'eût pas eu un
regard ni une pensée pour lui. Ce qui lui plaisait à cette heure dans
Soranzo était justement ce qui le faisait descendre dans l'enthousiasme
des autres femmes. Sa beauté diminuait en même temps que son caractère
s'assombrissait davantage; et c'était justement cette triste empreinte que
le temps et la douleur mettaient sur lui qui la charmait sans qu'elle s'en
doutât. Depuis que l'orgueil s'était effacé du front d'Orio, et que les
fleurs de la santé et de la joie s'étaient fanées sur ses joues, son
visage avait pris une expression plus grave, et gagné en douceur ce qu'il
avait perdu en éclat; de sorte que ce qui eût peut-être préservé Giovanna
de la funeste passion qui la perdit fut justement ce qui y précipita
Argiria. Elle arriva bientôt à ne plus vivre que par Orio, et résolut,
avec son courage ordinaire, de se consacrer tout entière à le consoler,
dût le monde jeter l'anathème sur elle pour l'espèce de parjure qu'elle
commettrait.
Cependant Orio, désormais assuré de sa victoire, ne se hâtait pas d'en
finir, et voulait jouir peu à peu de tous ses avantages avec le
raffinement d'un homme blasé, et qui tient d'autant plus à ménager son
plaisir qu'il lui en reste moins à connaître. Dans les premiers temps, la
lutte difficile qu'il avait eu à soutenir avait tenu son imagination
éveillée, et le forçait à vivre par la tête, de manière qu'ayant trouvé le
moyen d'occuper sa journée il était arrivé à pouvoir dormir la nuit.
Enchanté de cet heureux résultat, il en avait fait part au docteur
Barbolamo, en le remerciant de ses avis passés, et en lui demandant ses
conseils pour l'avenir.
Barbolamo avait hésité avant de lui conseiller de pousser les choses
jusqu'au mariage. C'était, à ses yeux, quelque chose de profondément
triste et de hideusement laid que l'amour mathématiquement calculé de cet
homme au coeur usé, au sang appauvri, pour une belle créature naïve et
généreuse, qui allait, en échange de cette tendresse intéressée et de ces
transports prémédités, lui livrer tous les trésors d'une passion puissante
et vraie.
«C'est l'accouplement de la vie avec la mort, de la lumière céleste avec
l'Érèbe, se disait l'honnête médecin. Et pourtant elle l'aime, elle croit
en lui; elle souffrirait maintenant s'il renonçait à la poursuivre. Et
puis elle se flatte de le rendre meilleur, et peut-être y réussira-t-elle.
Enfin cette belle fortune, qui ne sert qu'à divertir de frivoles
compagnons et de viles créatures, va relever l'éclat d'une illustre maison
ruinée, et assurer l'avenir de cette belle fille pauvre. Toutes les femmes
sont plus ou moins vaines, ajoutait Barbolamo en lui-même: quand la
signora Soranzo s'apercevra du peu que vaut son mari, le luxe lui aura
créé des besoins et des jouissances qui la consoleront. Et puis, en
définitive, puisque les choses en sont à ce point et que les deux familles
désirent ce mariage, de quel droit y mettrais-je obstacle?»
Ainsi raisonnait le médecin; et cependant il restait troublé
intérieurement; et ce mariage, dont il était la cause à l'insu de tous,
était pour lui un sujet d'angoisses secrètes dont il ne pouvait ni se
rendre compte ni se débarrasser. Barbolamo était le médecin de la famille
Memmo; il connaissait Argiria depuis son enfance. Elle le regardait comme
un impie, parce qu'il était un peu sceptique et qu'il raillait volontiers
toutes choses: elle l'avait donc toujours traité assez froidement, comme
si elle eût pressenti dès son enfance qu'il aurait une influence funeste
sur sa destinée.
Le docteur, ne la connaissant pas bien, et ne sachant que penser de ce
caractère froid et un peu altier en apparence, sentait pourtant dans son
âme probe et droite qu'entre elle et Soranzo sa sollicitude n'avait pas à
hésiter, et se devait tout entière au plus faible. Il eût voulu consulter
Argiria; mais il ne l'osait pas, et il se disait qu'elle était d'un esprit
assez ferme et assez décidé pour savoir elle-même se diriger en cette
circonstance.
Ne sachant à quoi s'arrêter, mais ne pouvant vaincre l'aversion et la
méfiance secrète que Soranzo lui inspirait, il prit un terme moyen: ce fut
de lui conseiller de ne pas brusquer les choses et de ne pas presser le
mariage.
Soranzo n'avait pas d'autre volonté à cet égard que celle de son médecin;
il l'écoutait avec la crédulité puérile et grossière d'un dévot qui
demande des miracles à un prêtre. De même qu'il n'avait vu dans Giovanna
qu'un instrument de fortune, il ne voyait dans Argiria qu'un moyen de
recouvrer la santé. Mais l'espèce d'affection qu'il avait pour cette
dernière était plus sincère; on peut même dire que, son caractère et sa
position donnés, il éprouvait un sentiment vrai pour elle. L'amour est le
plus malléable de tous les sentiments humains; il prend toutes les formes,
il produit tous les effets imaginables, selon le terrain où il germe: les
nuances sont innombrables, et les résultais aussi divers que les causes.
Quelquefois il arrive qu'une âme juste et pure ne saurait s'élever jusqu'à
la passion, tandis qu'une âme perverse s'y jette avec ardeur et se fait un
besoin insatiable de la possession d'un être meilleur qu'elle, et dont
elle ne comprend même pas la supériorité. Orio ressentait les mystérieuses
influences de cette protection céleste répandue autour d'un être
angélique. L'air qu'Argiria purifiait de son souffle était un nouvel
élément où Orio croyait respirer le calme et l'espérance; et puis cette
vie d'extase et de retraite avait fait cesser pour lui la vie de débauche,
encore plus mortelle pour l'esprit que pour le corps. Elle lui avait créé
mille soins délicats, mille voluptés chastes dont le libertin s'enivrait,
comme le chasseur d'une eau pure ou d'un fruit savoureux après les
fatigues et les enivrements de la journée. Il se plaisait à voir ses
désirs attisés par une longue attente: afin de les rendre plus vifs, il
délaissait Naam, et concentrait toutes ses pensées de la nuit sur un seul
objet. Il échauffait son cerveau de toutes les privations qu'un amour
noble impose aux âmes consciencieuses, mais qu'un calcul réfléchi lui
suggérait dans son propre intérêt. Habitué à de rapides conquêtes, hardi
jusqu'à l'insolence avec les femmes faciles, flatteur insinuant et menteur
effronté avec les timides, il ne s'était jamais obstiné à la poursuite de
celles qui pouvaient lui opposer une longue résistance: il les haïssait et
feignait de les dédaigner. C'était donc la première fois de sa vie qu'il
faisait vraiment la cour à une femme, et le respect qu'il s'imposait était
un raffinement de volupté où son être, plongé tout entier, trouvait
l'oubli de ses fautes et une sorte de sécurité magique, comme si l'auréole
de pureté qui ceignait le front d'Argiria eût banni les esprits des
ténèbres et combattu les malignes influences.