Argiria, effrayée de son amour, n'osait se dire encore qu'elle était
vaincue, et s'imaginait que, tant qu'elle ne l'aurait pas avoué clairement
à Soranzo, elle pourrait encore se raviser.
Un soir ils étaient assis ensemble à l'une des extrémités de la grande
galerie du palais Memmo; cette galerie, comme toutes celles des palais
vénitiens, traversait le bâtiment dans toute sa largeur, et était percée à
chaque bout de trois grandes fenêtres. Il commençait à faire nuit, et la
galerie n'était éclairée que par une petite lampe d'argent posée au pied
d'une statue de la Vierge. La signora Memmo s'était retirée dans sa
chambre, dont la porte donnait sur la galerie, afin de laisser les deux
fiancés causer librement. Tout en entretenant Argiria de son amour, Orio
s'était rapproché, et avait fini par se mettre à genoux devant elle. Elle
voulut le relever; mais lui, se saisissant de ses mains, les baisa avec
ardeur, et se mit à la regarder avec une ivresse silencieuse. Argiria, qui
avait appris à son tour à connaître le pouvoir de ses yeux, craignant de
se trop abandonner au trouble qu'ils produisaient en elle, détourna les
siens et les porta vers le fond de la galerie. Orio, qui avait vu plus
d'une femme agir de la sorte, attendit en souriant que sa fiancée reportât
ses regards sur lui. Il attendit en vain. Argiria continuait à tenir ses
yeux fixés du même côté, non plus comme si elle eût voulu éviter ceux de
son amant, mais comme si elle considérait attentivement quelque chose
d'étonnant. Elle semblait tellement absorbée dans cette contemplation que
Soranzo en fut inquiété.
«Argiria, dit-il, regardez-moi.»
Argiria ne répondit pas; il y avait dans sa physionomie quelque chose
d'inexplicable et de vraiment effrayant.
«Argiria! répéta Soranzo d'une voix émue! Argiria! mon amour!»
A ces mots, elle se leva brusquement et s'éloigna de lui avec effroi, mais
sans changer un instant la direction de ses regards.
«Qu'est-ce donc?» s'écria Orio avec colère en se levant aussi.
Et il se retourna vivement pour voir l'objet qui fixait d'une manière si
étrange l'attention d'Argiria. Alors il se trouva face à face avec
Ezzelin. A son tour, il devint horriblement pâle, et trembla un instant de
tous ses membres. Dans le premier moment, il avait cru voir le spectre qui
lui avait si souvent rendu de funèbres visites; mais le bruit que faisait
Ezzelin en avançant, et le feu qui brillait dans ses yeux, lui prouvèrent
qu'il n'avait pas affaire à une ombre. Le danger, pour être plus réel,
n'en était que plus grand; mais Soranzo, que la vue d'un fantôme aurait
fait tomber en syncope, se décida devant la réalité à payer d'audace, et,
s'avançant vers Ezzelin d'un air affectueux et empressé:
«Cher ami! s'écria-t-il; est-ce vous? vous que nous croyions avoir perdu
pour jamais!»
Et il étendit les bras comme pour l'embrasser.
Argiria était tombée comme foudroyée aux pieds de son frère. Ezzelin la
releva et la tint serrée contre son coeur; mais devant l'embrassement
d'Orio, il recula saisi de dégoût, et, étendant son bras droit vers la
porte, il lui fit signe de sortir. Orio feignit de ne pas comprendre.
«Sortez! dit Ezzelin d'une voix tremblante d'indignation, en jetant sur
lui un regard terrible.
--Sortir! moi! Et pourquoi?
--Vous le savez. Sortez, et vite.
--Et si je ne le veux pas? continua Orio en reprenant son audace
accoutumée.
--Ah! je saurai vous y contraindre, s'écria Ezzelin avec un rire amer.
--Comment donc?
--En vous démasquant.
--On ne démasque que ceux qui se cachent. Qu'ai-je à cacher, seigneur
Ezzelin?
--Ne lassez pas ma patience. Je veux bien, non pas vous pardonner, mais
vous laisser aller. Partez donc, et souvenez-vous que je vous défends de
jamais chercher à voir ma soeur. Sinon, malheur à vous!
--Seigneur, si un autre que le frère d'Argiria m'avait tenu ce langage, il
l'aurait déjà payé de son sang. A vous, je n'ai rien à dire, si ce n'est
que je n'ai d'ordres à recevoir de personne, et que je méprise les
menaces. Je sortirai d'ici, non à cause de vous qui n'êtes pas le maître,
mais à cause de votre respectable tante, dont je ne veux pas troubler le
repos par une scène de violence. Quant à votre soeur, je ne renoncerai
certainement pas à elle, parce que nous nous aimons, parce que je me crois
digne d'être heureux par elle, et capable de la rendre heureuse.
--Oserez-vous soutenir toujours et partout ce que vous avancez ici?
--Oui, et de toutes les manières.
--Alors venez ici demain avec votre oncle, le vénérable Francesco Morosini;
et nous verrons comment vous répondrez aux accusations que j'ai à porter
contre vous. Je n'aurai d'autres témoins que ma tante et ma soeur.»
Orio fit un pas vers Argiria.
«A demain!» lui dit-elle d'une voix tremblante.
Orio se mordit les lèvres, et sortit à pas lents en répétant avec une
tranquillité superbe:
«A demain!»
«Jésus! Dieu d'amour! s'écria la signora Memmo sur le seuil de sa chambre,
j'ai entendu une voix que je croyais ne devoir plus jamais entendre! mon
Dieu, mon Dieu! qu'est-ce que je vois?... mon neveu! mon enfant!
Demandez-vous des prières?... Votre âme est-elle irritée contre nous?...»
La bonne dame chancela, se retint contre le mur, et, près de tomber
évanouie, fut retenue par le bras d'Ezzelin.
«Non, je ne suis point l'ombre de votre enfant; ma tante, ma soeur
bien-aimée, reconnaissez-moi, je suis votre Ezzelin. Mais, ô mon Dieu!
répondez-moi avant tout; car je ne sais si je dois bénir ou maudire
l'heure qui nous rassemble. Cet homme que je chasse d'ici est-il l'époux
d'Argiria?
--Non, non! s'écria Argiria d'une voix forte, il ne l'eût jamais été! Un
voile funeste était sur mes yeux, mais...
--Il est votre fiancé, du moins! dit Ezzelin en frémissant de la tête aux
pieds.
--Non, non, rien! Je n'ai rien accordé, rien promis!...
--Le lâche, l'infâme a osé me dire que vous vous aimiez!...
--Il m'avait fait croire qu'il était innocent, et je... je le croyais
sincère; mais te voilà, mon frère, je n'aimerai que par ton ordre, je
n'aimerai que toi!...»
Argiria cachait ses sanglots de douleur et de joie dans le sein de son
frère.
Nous laisserons cette famille, à la fois heureuse et consternée, se livrer
à ses épanchements, et se raconter tout ce qui était arrivé de part et
d'autre depuis une séparation si cruelle.
Orio, après avoir déployé ce courage désespéré, s'enfuit chez lui avec
l'assurance et l'empressement d'un homme qui aurait compté trouver un
expédient de salut dans la solitude. Mais toute sa force s'était réfugiée
dans ses muscles, et, en se sentant marcher avec tant de précipitation, il
s'imagina qu'il allait être assisté, comme autrefois, par une de ces
inspirations infernales qu'il avait dans les cas difficiles. Quand il se
trouva dans sa chambre, face à face avec lui-même, il s'aperçut que son
cerveau était vide, son âme consternée, sa position désespérée. Il le vit,
il se tordit les mains avec une angoisse inexprimable en s'écriant: «Je
suis perdu!
--Qu'y a-t-il?» dit Naam en sortant du coin de l'appartement où son
existence semblait avoir pris racine.
Orio n'avait pas coutume de s'ouvrir à Naam quand il n'avait pas besoin de
son dévouement. En cet instant, que pouvait-elle pour lui? Rien sans
doute. Mais la terreur d'Orio était si forte qu'il fallait qu'il cherchât
du secours dans une sympathie humaine.
«Ezzelin est vivant! s'écria-t-il, et il me dénonce!
--Appelle-le au combat, et tâche de le tuer, dit Naam.
--Impossible! il n'acceptera le combat qu'après avoir parlé contre moi.
--Va te réconcilier avec lui, offre-lui tous tes trésors. Adjure-le au nom
du Dieu très-grand!
--Jamais! D'ailleurs il me repousserait.
--Rejette toute la faute sur _les autres!_
--Sur qui? Sur Hussein, sur l'Albanais, sur mes officiers? On me demandera
où ils sont, et on ne me croira pas si je dis que l'incendie...
--Eh bien! mets-toi à genoux devant ton peuple, et dis: J'ai commis une
grande faute et je mérite un grand châtiment. Mais j'ai fait aussi de
nobles actions et rendu de hauts services à mon pays; qu'on me juge. Le
bourreau n'osera pas porter ses mains sur toi; on t'enverra en exil, et
l'an prochain on aura besoin de toi, on te donnera un grand exploit à
faire. Tu seras victorieux, et ta patrie reconnaissante te pardonnera et
t'élèvera en gloire.
--Naam, vous êtes folle, dit Orio avec angoisse, Vous ne comprenez rien
aux choses et aux hommes de ce pays. Vous ne sauriez donner un bon
conseil!
--Mais je puis exécuter tes desseins. Dis-les-moi.
--Et si j'en avais un seul, resterais-je ici un instant de plus?
--La fuite nous reste, dit Naam. Partons!
--C'est le dernier parti à prendre, dit Orio, car c'est tout confesser.
Écoute, Naam, il faudrait trouver un bon spadassin, un brave, un homme
habile et sûr. Ne connais-tu pas ici quelque renégat, quelque transfuge
musulman qui n'ait jamais entendu parler de moi, et qui, par considération
pour toi seule, moyennant une forte somme d'argent...
--Tu veux donc encore assassiner?
--Tais-toi! Baisse la voix. Ne prononce pas ici de tels mots, même dans ta
langue.
--Il faut s'entendre pourtant. Tu veux qu'il meure, et que j'assume sur
moi toute la responsabilité, tout le danger?
--Non! je ne le veux pas, Naam! s'écria Soranzo en la pressant dans ses
bras; car en cet instant l'air sombre de Naam l'effraya, et lui rappela
que ce n'était pas le moment de perdre son dévouement.
--Ce que tu veux sera fait, dit Naam en se dirigeant vers la porte.
--Arrête, non! ce serait pire que tout! dit Orio en l'arrêtant. Sa soeur
et sa tante m'accuseraient, et j'aurais eu l'air de craindre la vérité.
D'ailleurs je ne veux pas que tu t'exposes. Va, quitte-moi, Naam, mets ta
tête à l'abri des dangers qui menacent la mienne. Il en est temps encore,
fuis!
--Je ne te quitterai jamais, tu le sais bien, répondit tranquillement
Naam.
--Quoi! tu me suivrais même à la mort? Songe que tu seras accusée aussi
peut-être!
--Que m'importe? dit Naam. Ai-je peur de la mort?
--Mais résisterais-tu à la torture, Naam? s'écria Soranzo frappé d'une
nouvelle inquiétude.
--Tu crains que je succombe à la souffrance et que je t'accuse? dit Naam
d'un ton froid et sévère.
--Oh! jamais! s'écria-t-il avec une effusion forcée, toi le seul être qui
m'ait compris, qui m'ait aimé et qui souffrirait pour moi mille morts!
--Tu dis qu'un coup de poignard est la seule ressource? dit Naam en
baissant la voix.
Orio ne répondit pas. Il ne savait à quoi se décider. Ce moyen le tentait
et l'effrayait également. Il se perdit en projets plus inexécutables les
uns que les autres, puis sa tête s'égara. Il tomba dans une sorte
d'imbécillité. Naam le secoua sans pouvoir lui arracher une parole. Elle
sentit que ses mains étaient roides et glacées. Elle crut qu'il allait
mourir. Elle pensa que dans un moment d'égarement il avait avalé quelque
poison et qu'il ne s'en souvenait plus. Elle fit appeler le médecin.
Barbolamo le trouva très-mal, et le tira de cette atonie par des excitants
qui produisirent une réaction terrible. Orio eut de violentes convulsions.
Le docteur, se rappelant alors que depuis longtemps il n'avait fait usage
de narcotique, et pensant que l'inefficacité de ces remèdes, causée
autrefois par l'abus, pouvait avoir cessé, se hasarda à lui administrer
une assez forte dose d'opium qui le calma sur-le-champ et l'endormit
profondément. Quand il le vit mieux, il le quitta; car la soirée était
fort avancée, et il avait encore des malades à voir avant de rentrer chez
lui.
Naam veilla son maître avec anxiété pendant quelques instants, et, s'étant
assurée qu'il dormait bien, elle sentit retomber sur elle seule tout le
poids de cette horrible situation; c'était à elle de trouver un moyen d'en
sortir. Elle se promena avec agitation dans la chambre, recommandant son
âme à Dieu, sa vie au destin, et résolue à tout, plutôt que de laisser
périr celui qu'elle aimait. De temps en temps elle s'arrêtait devant ce
visage pâle et morne, qui semblait, dans sa prostration effrayante, un
cadavre sortant des mains du bourreau, et attendant celles qui devaient
l'ensevelir. Naam avait vu jadis Orio si prompt, si implacable dans ses
terribles résolutions, et maintenant il n'avait plus la force d'affronter
l'orage! Il lui abandonnait le soin de son salut! Naam prit son parti, fit
quelques préparatifs, ferma la porte avec précaution, sortit sans être vue,
et se perdit dans le dédale de ces rues étroites, obscures, mal
fréquentées, où deux personnes ne se rencontrent pas la nuit sans se
serrer chacune de son côté contre la muraille.
«Maudite soit la mère qui m'a engendré! murmura Orio d'une voix creuse et
lugubre, en s'éveillant et en se tordant sur son lit pour secouer le
sommeil accablant étendu sur tous ses membres. Est-il possible que je ne
puisse jamais dormir comme les autres! Il faut que je sois assiégé de
visions épouvantables et que je m'agite comme un forcené durant mon
sommeil, ou bien il faut que je tombe là comme un cadavre, et qu'à mon
réveil je sente ce froid mortel et cette langueur qui ressemblent à une
agonie! Naam! quelle heure?»
Naam ne répondit point.
«Seul! s'écria Orio. Que se passe-t-il donc?»
Il se dressa sur son lit, écarta ses rideaux d'un main tremblante, vit les
premières lueurs du matin pénétrer dans sa chambre, et promena des regards
hébétés autour de lui, cherchant à retrouver le souvenir des événements de
la veille. Enfin l'horrible vérité lui revint à l'esprit, d'abord comme un
rêve sinistre, et bientôt comme une certitude accablante. Orio resta
quelques instants brisé, et sans concevoir la pensée de détourner le coup
qui le menaçait. Enfin il se jeta à bas de son lit et se mit à courir
comme un fou autour de sa chambre. «C'est impossible! c'est impossible! se
disait-il, je n'en suis pas là! je ne suis pas abandonné à ce point par la
destinée!
»Misérable! s'écria-t-il en se parlant à lui-même et en se laissant tomber
sur une chaise, est-ce ainsi que tu sais maintenant faire face à
l'adversité? Une pierre tombe à tes pieds, et au lieu de te tenir pour
averti et de fuir, ou d'agir d'une façon quelconque, tu te couches, tu
t'endors, et tu attends que l'édifice entier s'écroule sur ta tête! Tu es
donc devenu une bête brute, ou tes ennemis ont donc jeté sur toi un
maléfice! Damné médecin! s'écria-t-il en voyant sur sa table la fiole
d'opium dont on lui avait fait avaler une partie, ah! tu étais d'accord
avec eux pour m'ôter mes forces et me jeter dans l'impuissance! Toi aussi,
tu me le payeras, infâme! crains que mon jour ne vienne à moi aussi! Mon
jour! Hélas! sortirai-je de cette nuit horrible qui s'est étendue sur moi?
Voyons! que faire? Ah! la force m'a manqué au moment où j'en avais besoin!
Je n'ai pas été inspiré lorsqu'une vive résolution eût pu me sauver. Il
fallait, dès que mon ennemi est entré dans cette galerie Memmo, feindre de
le prendre pour un démon, m'élancer sur lui, lui enfoncer mon poignard
dans la poitrine... Cet homme ne doit pas être difficile à tuer; il a reçu
tant de coups déjà!... Et puis, j'aurais joué la folie; on m'eût soigné
comme on a déjà fait, on m'eût plaint. J'aurais eu des remords; j'aurais
fait dire des messes pour son âme, et j'en aurais été quitte pour perdre
les bonnes grâces de la petite fille... Mais n'est-il pas encore possible
d'agir ainsi?... Oui, demain, pourquoi pas? J'irai à ce rendez-vous.
J'irai en jouant la fureur; je le provoquerai; je l'accuserai de quelque
infamie... Je dirai à Morosini qu'il avait séduit... non, qu'il avait
violé sa nièce; que je l'avais chassé honteusement, et que, par vengeance,
il a inventé ce tissu de mensonges... Je lui dirai de telles injures, je
lui ferai de telles menaces... D'ailleurs je lui cracherai au visage...
Alors il faudra bien qu'il mette la main sur son épée... Une fois là, il
est perdu; avant qu'il l'ait tirée du fourreau, la mienne sera dans sa
gorge... Et puis je me jetterai par terre en écumant, je m'arracherai les
cheveux, je serai fou. Le pis qui puisse m'arriver, c'est d'être envoyé en
exil pour quatorze ans; on sait ce que valent les quatorze années d'exil
d'un patricien. L'année suivante on a besoin de lui, on le rappelle...
Naam avait raison... Oui, voilà ce que je ferai... Mais si Ezzelin a déjà
parlé à sa tante et à sa soeur, si elles se portent mes accusatrices? Oh!
oui! Mais quelles preuves?... D'ailleurs il sera toujours temps de fuir.
Si je ne puis emporter tout mon or, j'irai trouver les pirates,
j'organiserai une flibuste sur un tout autre pied. Je ferai une magnifique
fortune en peu d'années, et j'irai, sous un nom supposé, la manger à
Cordoue ou à Séville, des villes de plaisir, dit-on. L'argent n'est-il pas
le roi du monde?... Allons, décidément le docteur a sagement agi en me
faisant dormir. Ce sommeil m'a retrempé; il m'a rendu toute mon énergie,
toutes mes espérances.»
Orio se parlait ainsi à lui-même dans un accès d'énergie fébrile. Ses yeux
étaient fixes et brillants, ses lèvres pâles et tremblantes, ses mains
contractées sur ses genoux maigres et nus. Le _plus bel homme_ de Venise
était hideux, ainsi absorbé dans ses méchantes intentions et ses lâches
calculs.
Tandis qu'il devisait de la sorte, une petite porte que recouvrait la
tapisserie s'ouvrit doucement, et Naam entra sans bruit dans la chambre.
«C'est toi! Où donc étais-tu? dit Orio en la regardant à peine. Donne-moi
ma robe, je veux m'habiller, sortir!»
Mais Orio se leva brusquement et resta immobile de surprise et d'épouvante
à l'aspect de Naam lorsqu'elle s'approcha de lui pour lui présenter sa
robe. Elle était plus pâle que l'aube qui se levait en cet instant. Sa
bouche avait une teinte livide, et ses yeux vitreux ressemblaient à ceux
d'un cadavre.
«Pourquoi donc avez-vous du sang sur la figure?» dit Orio en reculant
d'effroi.
Il s'imagina que, suivant les coutumes féroces de la police occulte de
Venise, Naam venait d'être prise par les familiers et soumise à la
torture. Peut-être avait-elle révélé... Orio la regardait avec un mélange
de haine et de terreur.
«Comment ai-je eu l'imprudence de la laisser vivre? pensait-il. Il y a un
an que j'aurai dû la tuer?
--Ne me demande pas ce qui est arrivé, dit Naam d'une voix éteinte, tu ne
dois pas le savoir.
--Et je veux le savoir, moi? s'écria Orio furieux en la secouant avec une
colère brutale.
--Tu veux le savoir? dit Naam avec une tranquillité dédaigneuse;
apprends-le à tes risques et périls. Je viens de tuer Ezzelin.
--Ezzelin, tué? bien tué? bien mort?» s'écria Orio dans un accès de joie
insensée. Et serrant Naam contre sa poitrine, il fut pris d'un rire
convulsif qui le força de se rasseoir. «C'est là le sang d'Ezzelin?
disait-il en touchant les mains humides de Naam. Ce sang maudit a-t-il
coulé enfin jusqu'à la dernière goutte? Oh! cette fois il n'en réchappera
pas, dis? Tu ne l'as pas manqué, Naam? Oh! non! tu as la main ferme, et
ceux que tu frappes ne se relèvent plus! Tu l'as tué comme le pacha, dis?
Le même coup, au-dessous du coeur? Dis-moi? dis-moi, parle donc!...
Raconte-moi donc!..... Ah! c'était bien la peine de revenir à Venise! Il
n'en a pas joui longtemps de Venise! sa vengeance...»
Et Orio recommença à rire affreusement.
«Je l'ai frappé droit au coeur, dit Naam d'un air sombre, et je l'ai noyé
en même temps...
--Le fer et l'eau! Bonne Venise! s'écria Orio; les beaux quais déserts
pour rencontrer un ennemi! Mais comment l'as-tu trouvé à cette heure?
Qu'as-tu fait pour le joindre?
--J'ai pris mon luth et je suis allée en jouer sous la fenêtre de sa soeur;
j'ai joué obstinément jusqu'à ce que le frère ait été éveillé et m'ait
regardée par la fenêtre. Je me suis éloignée alors de quelques pas; mais
j'ai continué de jouer comme pour le braver. Il m'avait reconnue à mon
costume; c'est ce que je voulais. Il est sorti de sa maison, il s'est
approché de moi en me menaçant. Je me suis éloignée encore, mais en
continuant toujours de jouer du luth, et je me suis encore arrêtée. Il est
encore venu sur moi, et je me suis éloignée de nouveau. Alors, comme il
s'en retournait vers sa maison, je me suis mise à courir du même côté et à
jouer en me rapprochant toujours. La fureur lui est venue, et, croyant
sans doute que j'agissais ainsi par ton ordre, il a recommencé à courir
sur moi l'épée à la main. Je me suis fait poursuivre ainsi jusqu'à cet
endroit où le pavé de la rive cesse tout à coup, et où plusieurs marches
conduisent en tournant jusqu'au niveau de l'eau pour l'abordage des
gondoles. Il n'y avait là ni barque ni homme; pas le moindre bruit, pas la
moindre lumière. Je me suis cramponnée fortement à la petite colonne qui
termine la rampe, et j'ai attendu en me baissant qu'il vînt jusque-là. Il
y est venu, en effet; il s'est appuyé presque sur moi sans me voir, et
s'est penché sur l'eau pour chercher des yeux si quelque gondole m'avait
mise à l'abri de sa colère. Dans ce moment-là, j'ai arraché d'une main son
manteau, de l'autre je l'ai frappé. Il a voulu se débattre, lutter...,
mais son pied avait glissé sur les marches humides; il perdait l'équilibre;
je l'ai poussé, et il a roulé au fond de l'eau. Voilà comme les choses se
sont passées.»
La voix de Naam s'éteignit, et un frisson passa par tout son corps.
«Au _fond_, dit Soranzo d'un air inquiet, tu n'en es pas sûre; tu as pris
la fuite?
--Je n'ai pas pris la fuite, dit Naam en se ranimant; je suis restée
penchée sur l'eau jusqu'à ce que l'eau fût redevenue aussi unie que la
surface d'un miroir. Alors j'ai arraché aux pierres humides de la rive une
poignée d'herbes marines, et j'ai lavé et nettoyé les marches couvertes de
sang. Il n'y avait personne, et il ne s'y est fait aucun bruit. Je suis
restée cachée dans l'angle d'un mur: j'ai entendu marcher. On venait du
palais Memmo. J'ai quitté doucement mon poste et j'ai marché
jusqu'ici.
--Tu auras eu peur? Tu auras couru?
--Je suis venue lentement, je me suis arrêtée plusieurs fois, j'ai regardé
autour de moi; personne ne m'a vue, personne ne m'a suivie. Je n'ai pas
même éveillé les échos des pavés. J'ai fait mille détours. J'ai mis plus
d'une heure à venir du palais Memmo jusqu'ici. Es-tu tranquille? es-tu
content?
--O Naam, ô admirable fille! ô âme trois fois trempée au feu de l'enfer!
s'écria Orio; viens dans mes bras, ô toi qui m'as deux fois sauvé!»
Mais Orio oublia de serrer Naam dans ses bras; une idée subite venait de
glacer l'élan de sa reconnaissance...
«Naam, lui dit-il après quelques instants de silence, durant lesquels elle
le contempla avec une inquiétude farouche, vous avez fait une insigne
folie, un crime gratuit.
--Comment dis-tu? répondit Naam de plus en plus sombre.
--Je dis que vous avez pris sur vous de faire une action dont toutes les
conséquences vont retomber sur moi! Ezzelin assassiné, on ne manquera pas
de m'accuser. Ce meurtre sera l'aveu de tous les torts qu'il m'impute, et
qu'il a déjà racontés à sa tante et à sa soeur. Puis j'aurai un assassinat
de plus sur le corps, et je ne vois pas comment ce surcroît d'embarras
peut me soulager. Que la foudre du ciel t'écrase, misérable bête féroce!
Tu étais si pressée de boire le sang que tu ne m'a seulement pas
consulté.»
Naam reçut cet outrage avec un calme apparent qui enhardit Soranzo.
«Vous m'aviez dit de chercher un assassin, dit-elle, un homme sûr et
discret qui ne connût point la main qui le faisait agir, ou qui pour de
l'argent gardât le silence. J'ai fait mieux. J'ai trouvé quelqu'un qui ne
veut d'autre récompense que de vous voir délivré de vos ennemis, quelqu'un
qui a su frapper ferme et avec prudence, quelqu'un que vous ne pouvez pas
craindre et qui se livrera de lui-même aux lois de votre pays si on vous
accuse.
--Je l'espère, dit Orio. Vous voudrez bien vous rappeler que je ne vous ai
rien commandé; car vous en avez menti, je ne vous ai rien commandé du
tout.
--Menti! moi, menti! dit Naam d'une voix tremblante.
--Menti par la gorge! menti comme un chien! s'écria Orio dans un accès de
fureur grossière, mouvement d'irritation toute maladive et qu'il ne
pouvait réprimer, quoique peut-être il sentît bien au fond de lui-même que
ce n'était pas le moment de s'y livrer.
--C'est vous qui mentez, reprit Naam d'un ton méprisant et en croisant ses
bras sur sa poitrine. J'ai commis pour vous des crimes que je déteste,
puisqu'il vous plaît d'appeler ainsi les actes qu'on fait pour vous,
lorsqu'ils ne vous semblent plus utiles; et quant à moi, je hais le sang,
et j'ai subi l'esclavage chez les Turcs sans songer à faire pour mon salut
ce que j'ai fait ensuite pour le vôtre.
--Dites que c'était pour vous sauver vous-même, s'écria Orio, et que ma
présence vous a tout d'un coup donné le courage qui jusque-là vous avait
manqué.
--Je n'ai jamais manqué de courage, reprit Naam, et vous qui m'insultez
après de telles choses et dans un pareil moment, voyez le sang qui est sur
mes mains! C'est le sang d'un homme, et c'est le troisième homme dont moi,
femme, j'ai pris la vie pour sauver la vôtre!
--Aussi vous l'avez prise lâchement et comme une femme peut le faire.
--Une femme n'est point lâche quand elle peut tuer un homme, et un homme
n'est point brave quand il peut tuer une femme.
--Eh bien! j'en tuerai deux!» s'écria Soranzo, que ce reproche acheva de
rendre furieux. Et cherchant son épée, il allait s'élancer sur Naam,
lorsque trois coups violents ébranlèrent la porte du palais.
«Je n'y suis pas, s'écria Soranzo à ses valets, qui étaient déjà levés et
qui parcouraient les galeries. Je n'y suis pour personne. Quel est donc
l'insolent mercenaire qui vient frapper à une pareille heure de manière à
réveiller le maître du logis?
--Seigneur, dit en pâlissant un valet qui s'était penché à la fenêtre de
la galerie, c'est un messager du conseil des Dix!
--Déjà! dit Orio entre ses dents. Ces limiers de malheur ne dorment donc
pas non plus?»
Il rentra dans sa chambre d'un air égaré. Il avait jeté son épée par terre
en entendant frapper; Naam, debout; les bras croisés dans son attitude
favorite, calme, et regardant avec mépris cette arme qu'Orio avait osé
lever sur elle et qu'elle ne daignait pas prendre la peine de ramasser.
Orio sentit en cet instant l'insigne folie qu'il avait faite en irritant
ce confident de tous ses secrets. Il se dit que, quand on avait réussi à
apprivoiser un lion par la douceur, il ne fallait plus tenter de le
réduire par la force: il essaya de lui parler avec tendresse et l'engagea
à se cacher. Il voulut même l'y contraindre quand il vit qu'elle feignait
de ne pas l'entendre. Tout fut inutile, menaces et prières. Naam voulut
attendre de pied ferme les affiliés du terrible tribunal. Ils ne se firent
pas attendre longtemps. Devant eux toutes les portes s'étaient ouvertes,
et les serviteurs, consternés, les avaient amenés jusqu'à la chambre de
leur maître. Derrière eux marchait un groupe d'hommes armés, et la sombre
gondole flanquée de quatre sbires attendait à la porte.
«Messer Pier Orio Soranzo, j'ai ordre de vous arrêter, vous et ce jeune
homme votre serviteur, et tous les gens de votre maison, dit le chef des
agents. Veuillez me suivre.
--J'obéis, dit Orio d'un ton hypocrite. Jamais le pouvoir sacré qui vous
enrôle ne trouvera en moi ni résistance ni crainte; car je respecte son
auguste omnipotence, et j'ai confiance en son infaillible sagesse. Mais je
veux ici faire une déclaration, premier hommage rendu à la vérité, qui
sera mon guide austère en tout ceci. Je vous prie donc de prendre acte de
ce que je vais révéler devant vous et devant tous mes serviteurs. J'ignore
pour quelle cause vous venez m'arrêter, et je ne puis présumer que vous
sachiez les choses que je vais dire. C'est à cause de cela précisément que
je veux éclairer la justice et l'aider dans son rigoureux exercice. Ce
serviteur, que vous prenez pour un jeune homme, est femme... Je l'ignorais,
et tous ceux qui sont ici l'ignoraient également. Elle vient de rentrer
ici tout à l'heure en désordre, le visage et les mains ensanglantés, comme
vous la voyez. Pressée par mes questions et effrayée de mes menaces, elle
m'a avoué son sexe et confessé qu'elle venait d'assassiner le comte
Ezzelin, parce qu'elle l'a reconnu pour le guerrier chrétien qui a tué son
amant dans la mêlée, à l'affaire de Coron, il y a deux ans.»
L'agent fit sur-le-champ écrire la déclaration de Soranzo. Cette formalité
fut remplie avec l'impassible froideur qui caractérisait tous les hommes
affiliés au tribunal des Dix. Tandis qu'on écrivait, Orio, s'adressant à
Naam dans sa langue, lui expliqua ce qu'il venait de dire aux agents, et
l'engagea à se conformer à son plan.
«Si je suis inculpé, lui dit-il, nous sommes perdus tous les deux; mais,
si je me tire d'affaire, je réponds de ton salut. Crois en moi, et sois
ferme. Persiste à t'accuser seule. Avec de l'argent tout s'arrange dans ce
pays. Que je sois libre, et sur-le-champ tu seras délivrée; mais, si je
suis condamné, tu es perdue, Naam!...»
Naam le regarda fixement sans répondre. Quelle fut sa pensée à cet instant
décisif? Orio s'efforça en vain de soutenir ce regard profond qui
pénétrait dans ses entrailles comme une épée. Il se troubla, et Naam
sourit d'une manière étrange. Après un instant de recueillement, elle
s'approcha du scribe, le toucha, et, le forçant de la regarder, elle lui
remit son poignard encore sanglant, lui montra ses mains rougies et son
front taché. Puis, faisant le geste de frapper et ensuite portant la main
sur sa poitrine, elle exprima clairement qu'elle était l'auteur du
meurtre.
Le chef des agents la fit emmener à part, et Orio fut conduit à la gondole
et mené aux prisons du palais ducal. Tous les serviteurs du palais Soranzo
furent également arrêtés, le palais fermé et remis à la garde des préposés
de l'autorité. En moins d'une heure, cette habitation si brillante et si
riche fut livrée au silence, aux ténèbres et à la solitude.
Orio avait-il bien sa tête lorsqu'il avait ainsi chargé Naam le premier et
improvisé cette fable? Non, sans doute: Orio était un homme fini, il faut
bien le dire. Il avait encore l'audace et le besoin de mentir; mais sa
ruse n'était plus que de la fausseté, son génie que de l'impudence.
Cependant il n'avait pas parlé sans vraisemblance en disant à Naam qu'avec
de l'argent tout s'arrangeait à Venise. A cette époque de corruption et de
décadence, le terrible conseil des Dix avait perdu beaucoup de sa
fanatique austérité, les formes seules restaient sombres et imposantes;
mais, bien que le peuple frémît encore à la seule idée d'avoir affaire à
ces juges implacables, il n'était plus sans exemple qu'on repassât le pont
des Soupirs.
Orio se flattait donc, sinon de rendre son innocence éclatante, du moins
d'embrouiller tellement sa cause qu'il fût impossible de le convaincre du
meurtre d'Ezzelin. Ce meurtre était, après tout, une grande chance de
salut, et toutes les accusations dont Ezzelin eût chargé Orio
disparaissaient pour faire place à une seule qu'il n'était pas impossible
peut-être de détourner. Si Naam persistait à assumer sur elle seule toute
la responsabilité de l'assassinat, quel moyen de prouver la complicité
d'Orio?
Seulement Orio s'était trop pressé d'accuser Naam. Il eût dû commencer par
la prévenir et craindre la pénétration et l'orgueil de cette âme
indomptable. Il sentait bien l'énorme faute qu'il avait faite lorsqu'il
s'était laissé emporter, un instant auparavant, à un mouvement
d'ingratitude et d'aversion. Mais comment la réparer? on l'enfermait à
l'heure même, et on ne lui permettait aucune communication avec elle.
Orio avait fait une autre faute bien plus grande sans s'en douter. La
suite vous le montrera. En attendant l'issue de cette fâcheuse affaire,
Orio résolut d'établir, autant que possible, des relations avec Naam. Il
demanda à voir plusieurs de ses amis, cette permission lui fut refusée;
alors il se dit malade et demanda son médecin. Peu d'heures après,
Barbolamo fut introduit auprès de lui.
Le fin docteur affecta une grande surprise de trouver son opulent et
voluptueux client sur le grabat de la prison. Orio lui expliqua sa
mésaventure en lui faisant le même récit qu'il avait fait aux exécuteurs
de son arrestation; Barbolamo parut y croire et offrit avec grâce ses
services désintéressés à Orio. Ce qu'Orio voulait par-dessus tout, c'est
que le docteur lui procurât de l'argent; car, une fois muni de ce magique
talisman, il espérait corrompre ses geôliers, sinon jusqu'à réussir à
s'évader, du moins jusqu'à communiquer avec Naam, qui lui paraissait
désormais la clef de voûte par laquelle son édifice devait se soutenir ou
s'écrouler. Le docteur mit, avec une courtoisie sans égale, sa bourse, qui
était assez bien garnie, au service d'Orio; mais ce fut en vain que
celui-ci essaya de corrompre ses gardiens, il ne lui fut pas possible de
voir Naam. Plusieurs jours se passèrent pour Orio dans la plus grande
anxiété, et sans aucune communication avec ses juges. Tout ce qu'il put
obtenir, ce fut de faire passer à Naam des aliments choisis et des
vêtements. Le docteur s'y employa avec grâce et vint lui donner des
nouvelles de sa triste compagne. Il lui dit qu'il l'avait trouvée calme
comme à l'ordinaire, malade, mais ne se plaignant pas, et ne paraissant
pas seulement s'apercevoir qu'elle eût la fièvre, refusant tout
adoucissement à sa captivité et tout moyen de justification auprès de ses
juges: elle semblait, sinon désirer la mort, du moins l'attendre avec une
stoïque indifférence.
Ces détails donnèrent un peu de calme à Soranzo, et ses espérances se
ranimèrent. Le docteur fut vivement frappé du changement que ces revers
inattendus avaient opéré en lui. Ce n'était plus le rêveur atrabilaire
qu'assiégeaient des visions funestes, et qui se plaignait sans cesse de la
longueur et de la pesanteur de la vie. C'était un joueur acharné qui, au
moment de perdre la partie, à défaut d'habileté, s'armait d'attention et
de résolution. Il était facile de voir que le joueur n'avait plus que de
misérables ressources, et que son obstination ne suppléait à rien. Mais il
semblait que cet enjeu, si méprisé jusque-là, eût pris une valeur
excessive au moment décisif. Les terreurs d'Orio s'étaient réalisées, et
ce qui prouva bien à Barbolamo que cet homme ignorait le remords, c'est
qu'il n'eut plus peur des morts dès qu'il eut affaire aux vivants. Son
esprit n'était plus occupé que des moyens de se soustraire à leur
vengeance: il s'était réconcilié avec lui-même dans le danger.
Enfin, un jour, le dixième après son arrestation, Orio fut tiré de sa
cellule et conduit dans une salle basse du palais ducal, en présence des
examinateurs. Le premier mouvement d'Orio fut de chercher des yeux si Naam
était présente. Elle n'y était point. Orio espéra.
Le docteur Barbolamo s'entretenait avec un des magistrats. Orio fut assez
surpris de le voir figurer dans cette affaire, et une vive inquiétude
commença à le troubler lorsqu'il vit qu'on le faisait asseoir, et qu'on
lui témoignait une grande déférence comme si on attendait de lui
d'importants éclaircissements. Orio, habitué à mépriser les hommes, se
demanda avec effroi s'il avait été assez généreux avec son médecin, s'il
ne l'avait pas quelquefois blessé par ses emportements; et il craignit de
ne l'avoir pas assez magnifiquement payé de ses soins. Mais, après tout,
quel mal pouvait lui faire cet homme auquel il n'avait jamais ouvert son
âme?
L'interrogatoire procéda ainsi:
«Messer Pier Orio Soranzo, patricien et citoyen de Venise, officier
supérieur dans les armées de la république, et membre du grand conseil,
vous êtes accusé de complicité dans l'assassinat commis le 16 juin 1686.
Qu'avez-vous à répondre pour votre défense?
--Que j'ignore les circonstances exactes et les détails particuliers de
cet assassinat, répondit Orio, et que je ne comprends pas même de quelle
espèce de complicité je puis être accusé.
--Persistez-vous dans la déclaration que vous avez faite devant les
exécuteurs de votre arrestation?
--J'y persiste; je la maintiens entièrement et absolument.
--Monsieur le docteur professeur Stefano Barbolamo, veuillez écouter la
lecture de l'acte qui a été dressé de votre déclaration en date du même
jour, et nous dire si vous la maintenez également.»
Lecture fut faite de cet acte, dont voici la teneur:
«Le 16 juin 1686, vers deux heures du matin, Stefano Barbolamo rentrait
chez lui, ayant passé la nuit auprès de ses malades. De sa maison, située
sur l'autre rive du canaletto qui baigne le palais Memmo, il vit
précisément en face de lui un homme qui courait et qui se baissa comme
pour se cacher derrière le parapet, à l'endroit où la rampe s'ouvre pour
un abordage ou _traguet_. Soupçonnant que cet homme avait quelque mauvais
dessein, le docteur, qui déjà était entré chez lui, resta sur le seuil, et,
regardant par sa porte entr'ouverte, de manière à n'être point vu, il vit
accourir un autre homme qui semblait chercher le premier, et qui descendit
imprudemment deux marches du traguet. Aussitôt celui qui était caché se
jeta sur lui et le frappa de côté. Le docteur entendit un seul cri; il
s'élança vers le parapet, mais déjà la victime avait disparu. L'eau était
encore agitée par la chute d'un corps. Un seul homme était debout sur la
rive, s'apprêtant à recevoir son ennemi à coups de poignard s'il
réussissait à surnager. Mais celui-ci était frappé à mort; il ne reparut
pas.
«Le sang-froid et l'audace de l'assassin, qui, au lieu de fuir, s'occupait
à laver le sang répandu sur les dalles, étonnèrent tellement le docteur
qu'il résolut de l'observer et de le suivre. Masqué par un angle de mur,
il avait pu voir tous ses mouvements sans qu'il s'en doutât. Il longea les
maisons du quai, tandis que l'assassin longeait le quai opposé. Le docteur
avait pour lui l'avantage de l'ombre, et pouvait se glisser inaperçu,
tandis que la lune, se dégageant des nuages, éclairait en plein le
coupable. Ce fut alors que le docteur, n'étant plus séparé de lui que par
un canal fort resserré, reconnut distinctement, non pas seulement le
costume turc, mais encore la taille et l'allure du jeune musulman qui
depuis un an est attaché au service de messer Orio Soranzo. Ce jeune homme
se retirait sans se presser, et de temps en temps s'arrêtait pour regarder
s'il n'était pas suivi. Le docteur avait soin alors de s'arrêter aussi. Il
le vit s'enfoncer dans une petite rue. Alors le docteur se mit à courir
jusqu'au premier pont, et, gagnant de vitesse, il eut bientôt rejoint
Naama, mais toujours à une distance raisonnable, et il le suivit ainsi à
travers mille détours pendant près d'une heure, jusqu'à ce qu'enfin il le
vît rentrer au palais Soranzo.
»Ayant par là acquis la certitude qu'il ne s'était pas trompé de
personnage, le docteur alla faire sa déclaration à la police, et de là,
tandis que l'on procédait sur-le-champ à l'arrestation de messer Orio et
de son serviteur, il retourna chez lui. Il trouva plusieurs hommes errant
et cherchant sur le quai d'un air fort affairé. L'un d'eux vint à lui, et
l'ayant reconnu tout de suite, car il commençait à faire jour, lui demanda
avec civilité, et en l'appelant par son nom, s'il n'avait pas vu ou
entendu quelque chose d'extraordinaire, un homme en fuite, ou un combat
sur son chemin, dans le quartier qu'il venait de parcourir. Mais le
docteur, au lieu de répondre, recula de surprise, et faillit tomber à la
renverse en voyant devant lui le spectre d'un homme qu'il croyait mort
depuis un an, et dont la perte douloureuse avait été pleurée par sa
famille.
«Ne soyez ni étonné ni effrayé, mon cher docteur, dit le fantôme; je suis
votre fidèle client et ancien ami le comte Ermolao Ezzelin, que vous avez
peut-être eu la bonté de regretter un peu, et qui a échappé, comme par
miracle, à des malheurs étranges...»
En cet endroit de la déposition du docteur, Orio se tordit les poings sous
son manteau. Ses yeux rencontrèrent ceux du docteur. Ils avaient
l'expression ironique et un peu cruelle de l'homme d'honneur déjouant les
ruses d'un scélérat.
La lecture continua.
«Le comte Ezzelin dit alors au docteur qu'il le verrait plus à loisir pour
lui parler de ses affaires; mais que, pour le moment, il le priait
d'excuser son inquiétude, et de l'aider à éclaircir un fait bizarre. Un
joueur de luth, qu'à son costume il avait cru reconnaître pour l'esclave
arabe de messer Orio Soranzo, était venu sous la fenêtre de la signora
Argiria, et avait semblé chercher à braver la défense du maître de la
maison, qui lui prescrivait du geste et de la voix d'aller faire de la
musique plus loin. Le comte Ezzelin, impatienté, était sorti et s'était
lancé à sa poursuite; mais, s'étant avisé qu'il était sans armes, et que
ce musicien pouvait bien être le provocateur d'un guet-apens (d'autant
plus que le comte avait de fortes raisons pour penser que messer Soranzo
lui tendrait quelque embûche), il était rentré pour prendre son épée. Au
moment où il passait la porte de son palais, son brave et fidèle serviteur
Danieli en sortait, et, inquiet de cette aventure, venait à son aide.
Danieli courut sur le joueur de luth. Pendant ce temps le comte rentra
dans une salle basse, et prit à la muraille une vieille épée, la première
qui lui tomba sous la main. Il fut retenu quelques instants par sa soeur
épouvantée, qui s'était jetée dans les escaliers, et qui tremblait pour
lui. Il eut quelque peine à se dégager; mais, s'étonnant de ne pas voir
revenir Danieli, il s'élança dans la même direction. Voyant cette rue
déserte et silencieuse, il avait pris à gauche, et avait couru et appelé
quelque temps sans succès. Enfin il était revenu sur ses pas; ses autres
serviteurs, s'étant levés, l'avaient aidé à chercher Danieli. L'un d'eux
prétendait avoir entendu une espèce de cri et la chute d'un corps dans
l'eau. C'était même ce qui l'avait éveillé et engagé à se lever, bien
qu'il ne sût pas de quoi il s'agissait. Tous les efforts du comte et de
ses serviteurs pour retrouver le bon Danieli avaient été inutiles.
Quelques traces de sang mal essuyées sur les marches du traguet leur
causaient une vive inquiétude. Le docteur raconta ce qu'il avait vu. On
reprit alors, avec la sonde, les recherches sur la rive. Mais au bout de
quelques heures on retrouva le corps de Danieli qui surnageait de l'autre
côté du canal.»
«Ainsi, se dit Orio dévoré d'une rage intérieure, Naam s'est trompée, et
c'est moi qui me suis livré moi-même, en déclarant à la police que le coup
était destiné au comte Ezzelin.»
Le docteur ayant confirmé sa déclaration, le comte Ezzelin fut introduit.
«Monsieur le comte, dit le juge examinateur, vous avez annoncé que vous
aviez d'importantes déclarations à faire sur la conduite de messer Orio
Soranzo. C'est vous-même qui l'avez fait assigner à comparaître ici devant
vous, en notre présence. Veuillez parler.
--Que vos seigneuries m'excusent pour un instant, dit Ezzelin, j'attends
un témoin que le conseil des Dix m'a autorisé à demander, et devant lequel
les dépositions que j'ai à faire doivent être enregistrées.»
On présenta un siège au comte Ezzelin, et quelques instants se passèrent
dans le plus profond silence. Combien Soranzo dut être blessé dans son
orgueil en se voyant debout, devant son ennemi assis, au milieu d'un
auditoire impassible, et dans l'attente de quelque nouveau coup impossible
à détourner!
Tourmenté d'une secrète angoisse, il résolut d'en sortir par un effort
d'effronterie.
«J'avais cru, dit-il, que mon esclave Naama, ou plutôt Naam, car c'est le
nom qui convient à son sexe, assisterait à cette séance; ne me sera-t-il
pas accordé d'être confronté avec elle et d'invoquer le témoignage de sa
sincérité?»
Personne ne répondit à cette interrogation. Orio sentit le froid de la
mort parcourir ses veines. Néanmoins il renouvela sa demande. Alors la
voix lente et sonore du conseiller examinateur lui répondit:
«Messer Orio Soranzo, votre seigneurie devrait savoir qu'elle n'a aucune
espèce de questions à nous adresser, et nous aucune espèce de réponses à
lui faire. Les formes de la justice seront observées, dans cette cause,
avec l'indépendance et l'intégrité qui président à tous les actes du
conseil suprême.»
En cet instant messer Barbolamo s'approcha du comte et lui parla à
l'oreille. Leurs regards à tous deux se portèrent en même temps sur Orio:
ceux du comte, pleins de cette complète indifférence qui est le dernier
terme du mépris; ceux du docteur, animés d'une énergie d'indignation qui
allait jusqu'à la moquerie impitoyable. Mille serpents rongeaient le sein
d'Orio. L'heure sonna, lente, égale, vibrante. Orio ne comprenait pas que
la marche du temps pût s'accomplir comme à l'ordinaire. La circulation
inégale et brisée de son sang dans ses artères semblait bouleverser
l'ordre accoutumé des instants par lesquels le temps se déroule et se
mesure.
Enfin le témoin attendu fut introduit; c'était l'amiral Morosini. Il se
découvrit en entrant, mais ne salua personne et parla de la sorte:
«L'assemblée devant laquelle je suis appelé à comparaître me permettra de
ne m'incliner devant aucun de ses membres avant de savoir qui est ici
l'accusateur ou l'accusé, le juge ou le coupable. Ignorant le fond de
cette affaire, ou du moins ne l'ayant apprise que par la voie incertaine
et souvent trompeuse de la clameur publique, je ne sais point si mon neveu
Orio Soranzo, ici présent, mérite de moi des marques d'intérêt ou de
blâme. Je m'abstiendrai donc de tout témoignage extérieur de déférence ou
d'improbation envers qui que ce soit, et j'attendrai que la lumière me
vienne, et que la vérité me dicte la conduite que j'ai à tenir.»
Ayant ainsi parlé, Morosini accepta le siège qui lui fut offert, et
Ezzelin parla à son tour:
«Noble Morosini, dit-il, j'ai demandé à vous avoir pour témoin de mes
paroles et pour juge de ma conduite en cette circonstance, où il m'est
également difficile de concilier mes devoirs de citoyen envers la
république et mes devoirs d'ami envers vous. Le ciel m'est témoin (et
j'invoquerais aussi le témoignage d'Orio Soranzo, si le témoignage d'Orio
Soranzo pouvait être invoqué!) que j'ai voulu, avant tout, m'expliquer
devant vous. Aussitôt après mon retour à Venise, me fiant à votre sagesse
et à votre patriotisme plus qu'à ma propre conscience, j'avais résolu de
me diriger d'après votre décision. Orio Soranzo ne l'a pas voulu; il m'a
contraint à le traîner sur la sellette où s'asseyent les infâmes; il m'a
forcé à changer le rôle prudent et généreux que j'avais embrassé, en un
rôle terrible, celui de dénonciateur auprès d'un tribunal dont les arrêts
austères ne laissent plus de retour à la compassion, ni de chances, au
repentir. J'ignore sous quel titre et sous quelles formes judiciaires je
dois poursuivre ce criminel. J'attends que les pères de la république, ses
plus puissants magistrats et son plus illustre guerrier me dictent ce
qu'ils attendent de moi. Quant à moi personnellement, je sais ce que j'ai
à faire: c'est de dire ici ce que je sais. Je désirerais que mon devoir
pût être accompli dans cette seule séance; car, en songeant à la rigueur
de nos lois, je me sens peu propre à l'office d'accusateur acharné, et je
voudrais pouvoir, après avoir dévoilé le crime, atténuer le châtiment que
je vais attirer sur la tête du coupable.
--Comte Ezzelin, dit l'examinateur, quelle que soit la rigidité de notre
arrêt, quelque sévère que soit la peine applicable à certains crimes, vous
devez la vérité tout entière, et nous comptons sur le courage avec lequel
vous remplirez la mission austère dont vous êtes revêtu.
--Comte Ezzelin, dit Francesco Morosini, quelque amère que soit pour moi
la vérité, quelque douleur que je puisse éprouver à me voir frappé dans la
personne de celui qui fut mon parent et mon ami, vous devez à la patrie et
à vous-même de dire la vérité tout entière.
--Comte Ezzelin, dit Orio avec une arrogance qui tenait un peu de
l'égarement, quelque fâcheuses pour moi que soient vos préventions et de
quelque crime que les apparences me chargent, je vous somme de dire ici la
vérité tout entière.»
Ezzelin ne répondit à Orio que par un regard de mépris. Il s'inclina
profondément devant les magistrats, et plus encore devant Morosini; puis
il reprit la parole:
«J'ai donc à livrer aujourd'hui à la justice et à la vengeance de la
république un de ses plus insolents ennemis. Le fameux chef des pirates
missolonghis, celui qu'on appelait l'_Uscoque_, celui contre qui j'ai
combattu corps à corps, et par les ordres duquel, au sortir des îles
Curzolari, j'ai eu tout mon équipage massacré et mon navire coulé à fond;
ce brigand impitoyable, qui a ruiné et désolé tant de familles, est ici
devant vous. Non-seulement j'en ai la certitude, l'ayant reconnu comme je
le reconnais en cet instant même, mais encore j'en ai acquis toutes les
preuves possibles. L'Uscoque n'est autre qu'Orio Soranzo.»
Le comte Ezzelin raconta alors avec assurance et clarté tout ce qui lui
était arrivé depuis sa rencontre avec l'Uscoque à la pointe nord des îles
Curzolari, jusqu'à sa sortie de ces mêmes écueils, le lendemain. Il n'omit
aucune des circonstances de sa visite au château de San-Silvio, de la
blessure qu'avait au bras le gouverneur, et des signes de complicité qu'il
avait surpris entre lui et le commandant Léontio. Ezzelin raconta aussi ce
qui lui était arrivé, à partir de son dernier combat avec les pirates. Il
déclara que Soranzo n'avait pas pris part à ce combat, mais que le vieux
Hussein et plusieurs autres, qu'il avait vus la veille sur la barque de
l'Uscoque, n'avaient agi que par son ordre et sous sa protection. Nous
raconterons en peu de mots par quel miracle Ezzelin avait échappé à tant
de dangers.