George Sand

L'Uscoque
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Épuisé de fatigue et perdant son sang par une large blessure, il avait été
porté à fond de cale sur la tartane du juif albanais. Là un pirate s'était
mis en devoir de lui couper la tête. Mais l'Albanais l'avait arrêté; et
s'entretenant avec cet homme dans la langue de leur pays, qu'heureusement
Ezzelin comprenait, il s'était opposé à cette exécution, disant que
c'était là un noble seigneur de Venise, et qu'à coup sûr, si on pouvait
lui sauver la vie, on tirerait de sa famille une forte rançon.

«C'est bien, dit le pirate; mais vous savez que le gouverneur a menacé
Hussein de toute sa colère s'il ne lui apportait la tête de ce chef.
Hussein a donné sa parole et ne voudra pas se prêter à le garder
prisonnier. C'est trop risquer que d'entreprendre cette affaire.

--Ce n'est rien risquer du tout, reprit le juif, si tu es prudent et
discret. Je m'engage à partager avec toi le prix du rachat. Prends
seulement le pourpoint de ce Vénitien, mets-le en pièces, et nous le
porterons au gouverneur de San-Silvio. Garde ici le prisonnier et ne
laisse entrer personne. Cette nuit nous le mettrons sur une barque, et tu
le conduiras en lieu sûr.»

Le marché fut accepté. Ces deux hommes déshabillèrent Ezzelin; le juif
pansa sa plaie avec beaucoup d'art et de soin. La nuit suivante, il fut
conduit dans une île éloignée des Curzolari, et habitée seulement par des
pêcheurs et des contrebandiers qui donnèrent asile avec empressement au
pirate leur allié et à sa capture. Ezzelin passa plusieurs jours sur cet
écueil, où les soins les plus empressés lui furent prodigués. Lorsqu'il
fut hors de danger, on l'emmena plus loin encore; et enfin, à travers
mille fatigues et mille difficultés, on le conduisit dans une des îles de
l'Archipel qui était le quartier général adopté par les pirates depuis
l'arrivée de Mocenigo dans le golfe de Lépante. Là Ezzelin retrouva
Hussein et toute sa bande, et vécut près d'un an en esclave, refusant
obstinément le trafic de sa liberté et de faire passer de ses nouvelles à
Venise.

Interrogé sur les motifs de cette conduite singulière, le comte répondit
avec une noblesse qui émut profondément Morosini et le docteur:

«Ma famille est pauvre, dit-il, j'avais achevé de ruiner mon patrimoine en
perdant ma galère et mon équipage aux îles Curzolari. Il ne restait pour
ma rançon que la faible dot de ma jeune soeur et la modique aisance de ma
vieille tante. Ces deux femmes généreuses eussent donné avec empressement
tout ce qu'elles possédaient pour me délivrer, et l'insatiable juif,
refusant de croire qu'on pût allier à un grand nom un très-misérable
héritage, les eût dépouillées jusqu'à la dernière obole. Heureusement, il
avait à peine entendu prononcer mon nom, et j'avais réussi d'ailleurs à
lui faire croire qu'il s'était trompé, et que je n'étais point celui qu'il
avait pensé dérober à la haine de Soranzo. J'essayai de lui persuader que
je n'étais pas de Venise, mais de Gênes; et, tandis qu'il faisait
d'infructueuses recherches pour me trouver une famille et une patrie, je
songeais à m'évader et à conquérir ma liberté sans l'acheter.

»Après bien des tentatives infructueuses, après des dangers sans nombre et
des revers dont le détail serait ici hors de propos, je parvins à fuir et
à gagner les côtes de Morée, où je reçus des garnisons vénitiennes secours
et protection. Mais je me gardai bien de me faire reconnaître, et je me
donnai pour un sous-officier fait prisonnier par les Turcs à la dernière
campagne. Je tenais à convaincre le traître Soranzo de ses crimes, et je
savais que, si le bruit de mon salut et de mon évasion lui arrivait, il se
soustrairait par la fuite à ma vengeance et à celle des lois de la patrie.

»Je gagnai donc assez misérablement le littoral occidental de la Morée, et,
au moyen d'un modique prêt qui me fut loyalement fait, sur ma seule
parole, par quelques compatriotes, je parvins à m'embarquer pour Corfou.
Le petit bâtiment marchand sur lequel j'avais pris passage fut forcé de
relâcher à Céphalonie, et le capitaine voulut y séjourner une semaine pour
des affaires. Je conçus alors la pensée d'aller visiter les écueils de
Curzolari, désormais purgés de leurs pirates, et délivrés de leur funeste
gouverneur. Excusez, noble Morosini, la triste réflexion que je suis forcé
de faire pour expliquer cette fantaisie. J'avais vu là, pour la dernière
fois de ma vie, une personne dont la chaste et respectable amitié avait
rempli ma jeunesse de joies et de souffrances également sacrées dans mon
souvenir; j'éprouvais un douloureux besoin de revoir ces lieux témoins de
sa longue agonie et de sa mort tragique. Je ne trouvai plus qu'un monceau
de pierres à la place où j'avais éprouvé de si vives émotions, et celles
qui vinrent m'y assaillir furent si terribles, que j'ignore comment j'eus
la force d'y résister. Pendant plusieurs heures, j'errai parmi ces
décombres, comme si j'eusse espéré y trouver quelques vestiges de la
vérité; car, je dois le dire, des soupçons plus affreux, s'il est possible,
que les certitudes déjà acquises sur les crimes d'Orio Soranzo,
remplissaient mon esprit depuis le jour où j'avais appris l'incendie de
San-Silvio et le malheur que cet événement avait entraîné. Je gravissais
donc au hasard ces masses de pierres noircies, lorsque je vis venir, sur
un sentier du roc abandonné aux chèvres et aux cigognes, un vieux pâtre
accompagné de son chien et de son troupeau. Le vieillard, étonné de ma
persévérance à explorer cette ruine, m'observait d'un air doux et
bienveillant. Je fis d'abord peu d'attention à lui; mais, ayant jeté les
yeux sur son chien, je ne pus retenir un cri de surprise, et j'appelai
aussitôt cet animal par son nom. À ce nom de Sirius, le lévrier blanc qui
avait eu tant d'attachement pour votre infortunée nièce vint à moi en
boitant et me caressa d'un air mélancolique. Cette circonstance engagea la
conversation entre le pâtre et moi.

«Vous connaissez donc ce pauvre chien? me dit-il. Sans doute vous êtes de
ceux qui vinrent ici avec le commandant d'escadre Mocenigo? C'est un
véritable miracle que l'existence de Sirius, n'est-ce pas, mon officier?»

«Je le priai de me l'expliquer. Il me raconta que le lendemain de
l'incendie du château, vers le matin, comme il s'approchait par curiosité
des décombres, il avait entendu de faibles gémissements qui semblaient
partir des pierres amoncelées. Il avait réussi à déblayer un amas de ces
pierres, et il avait dégagé le malheureux animal d'une sorte de cachot
qu'un accident fortuit de l'éboulement lui avait, pour ainsi dire, jeté
sur le corps sans l'écraser. Il respirait encore; mais il avait une patte
engagée sous un bloc et brisée: le pâtre souleva le bloc, emporta le
lévrier, le soigna et le guérit. Il avoua qu'il l'avait caché; car il
craignait que les gens de l'escadre n'en prissent envie, et il se sentait
beaucoup d'affection pour lui.

«Ce n'est pas tant à cause de lui, ajouta-t-il, qu'à cause de sa maîtresse,
qui était si bonne et si belle, et qui, plusieurs fois, était venue au
secours de ma misère. Rien ne m'ôtera de la pensée qu'elle n'est pas morte
par l'effet d'un malheureux hasard, mais bien plutôt par celui d'une
méchante volonté! Mais, ajouta encore le vieux pâtre, il n'est peut-être
pas prudent pour un pauvre homme, même quand l'île est abandonnée, le
château détruit et la rive déserte, de parler de ces choses-là.»

--Il est bien nécessaire d'en parler, cependant, dit Morosini d'une voix
altérée, en interrompant, par l'effet d'une forte préoccupation, le récit
d'Ezzelin; mais il est nécessaire de n'en pas parler à la légère et sur de
simples soupçons; car ceci est encore plus grave et plus odieux, s'il est
possible, que tout le reste.

--Il est présumable, reprit l'examinateur, que le comte Ezzelin a des
preuves à l'appui de tout ce qu'il avance. Nous l'engageons à poursuivre
son récit sans se laisser troubler par aucune observation, de quelque part
qu'elle vienne.»

Ezzelin étouffa un soupir.

«C'est une rude tâche, dit-il, que celle que j'ai embrassée. Quand la
justice ne peut réparer le mal commis, son rôle est tout amertume et pour
celui qui la rend et pour ceux qui la reçoivent. Je poursuivrai néanmoins
et remplirai mon devoir jusqu'au bout. Pressé par mes questions, le vieux
pâtre me raconta qu'il avait vu souvent la signora Soranzo durant son
séjour à San-Silvio. Il avait, sur le revers du rocher, un coin de terre
où il cultivait des fleurs et des fruits; il les lui portait, et recevait
d'elle de généreuses aumônes. Il la voyait dépérir, et il ne doutait pas,
d'après ce qu'il avait recueilli des propos des serviteurs du château,
qu'elle ne fût pour son époux un objet de haine ou de dédain. Le jour qui
précéda l'incendie du château, il la vit encore: elle paraissait mieux
portante, mais fort agitée. «Écoute, lui dit-elle, tu vas porter cette
boîte au lieutenant de vaisseau Mezzani;» et elle prit sur sa table un
petit coffre de bronze, qu'elle lui mit presque dans les mains. Mais elle
le lui retira aussitôt, et, changeant d'avis, elle lui dit: «Non! tu
pourrais payer ce message de ta vie; je ne le veux pas. Je trouverai un
autre moyen...» Et elle le renvoya sans lui rien confier, mais en le
chargeant d'aller trouver le lieutenant et de lui dire de venir la voir
tout de suite. Le vieillard fit la commission. Il ignore si le lieutenant
se rendit à l'ordre de la signora Giovanna. Le lendemain, l'incendie avait
dévoré le donjon, et Giovanna Morosini était ensevelie sous les ruines.»

Ezzelin se tut.

«Est-ce là tout ce que vous avez à dire, seigneur comte? lui dit
l'examinateur.

--C'est tout.

--Voulez-vous produire vos preuves?

--Je ne suis point venu ici, dit Ezzelin, en me vantant de produire les
preuves de la vérité; j'y suis venu pour dire la vérité telle qu'elle est,
telle que je la possède en moi. Je ne songeais point à amener Orio Soranzo
au pied de ce tribunal lorsque j'ai acquis la certitude de ses crimes. En
revenant à Venise, je ne voulais que le chasser de ma maison, de ma
famille, et remettre son sort entre les mains de l'amiral. Vous m'avez
sommé de dire ce que je savais, je l'ai fait; je l'affirmerai par serment,
et j'engagerai mon honneur à le soutenir désormais envers et contre tous.
Orio Soranzo pourra soutenir le contraire, il pourra fort bien affirmer
par serment que j'en ai menti. Votre conscience jugera, et votre sagesse
prononcera qui de lui ou de moi est un imposteur et un lâche.

--Comte Ezzelin, dit Morosini, le conseil des Dix fera de votre assertion
l'appréciation qu'il jugera convenable. Quant à moi, je n'ai pas de
jugement à formuler dans cette affaire, et quelque douloureuses que soient
mes impressions personnelles, je saurai les renfermer, puisque l'accusé
est dans les mains de la justice. Je dois seulement me constituer en
quelque sorte son défenseur jusqu'à ce que vous m'ayez, sous tous les
rapports, ôté le courage de le faire. Vous avez avancé une autre
accusation que j'ai à peine la force de rappeler, tant elle soulève en moi
de souvenirs amers et de sentiments douloureux. Je dois vous demander,
malgré ce que vous venez de dire, si vous avez une preuve matérielle à
fournir de l'attentat dont, selon vous, mon infortunée nièce aurait été
victime?

--Je demande la permission de répondre au noble Morosini, dit Stefano
Barbolamo en se levant; car cette tâche m'appartient, et c'est d'après mes
conseils et mes instances, je dirai plus, c'est sous ma garantie, que le
comte Ezzelin a raconté ce qu'il avait appris du vieux pâtre de Curzolari.
Sans doute ceci prouverait peu de chose, isolé de tout le reste; mais la
suite de l'examen prouvera que c'est un fait de haute importance. Je
demande à ce qu'on enregistre seulement toutes les circonstances de ce
récit, et à ce qu'on procède au reste de l'examen.»

Le juge fit un signe, et une porte s'ouvrit; la personne qu'on allait
introduire se fit attendre quelques instants. Orio s'assit brusquement au
moment où elle parut.

C'était Naam; le docteur regardait Orio très-attentivement.

«Puisque Vos Excellences passent à l'examen du troisième chef d'accusation,
dit-il, je demande à être entendu sur un fait récent qui dénouera
certainement tout le noeud de cette affaire, et qui seul pouvait m'engager,
ainsi que je l'ai fait depuis quelques jours, à me porter l'adversaire de
l'accusé.

--Parlez, dit le juge: cette séance, consacrée à l'examen des faits,
appelle et accueille toute espèce de révélation.

--Avant-hier, dit Barbolamo, messer Orio Soranzo, que depuis plusieurs
jours je voyais en qualité de médecin, ainsi que sa complice, me témoigna
un grand dégoût de la vie, et me supplia de lui procurer du poison, afin,
disait-il, que, si le mensonge et la haine triomphaient du bon droit et de
la vérité, il pût se soustraire aux lenteurs d'un supplice indigne en tout
cas d'un patricien. Ne pouvant me délivrer de son obsession, mais ne
m'arrogeant pas le droit de soustraire un accusé à la justice des lois,
j'allai lui chercher une poudre soporifique, et l'assurai que quelques
grains de cette poudre suffiraient pour le délivrer de la vie. Il me fit
les plus vifs remercîments, et me promit de n'attenter à ses jours
qu'après la décision du tribunal.

«Vers le soir, je fus appelé par l'intendant des prisons à porter mes
soins à la fille arabe Naam, la complice d'Orio. Le geôlier, étant rentré
dans son cachot quelques heures après lui avoir porté son repas, l'avait
trouvée plongée dans un sommeil léthargique, et l'on craignait qu'elle
n'eût tenté de s'empoisonner. Je la trouvai en effet endormie par l'effet
bien appréciable d'un narcotique. J'examinai ses aliments, et je trouvai
dans son breuvage le reste de la poudre que j'avais donnée à messer
Soranzo. Je pris des informations, et je sus par le geôlier que chaque
jour messer Soranzo envoyait à Naam des aliments plus choisis que ceux de
la prison, et une certaine boisson préparée avec du miel et du citron,
dont elle avait l'habitude. Moi-même je m'étais prêté, avec la permission
de l'intendant, à porter à la captive ces adoucissements au régime de la
prison, réclamés par son état fébrile. Pour m'assurer du fait, je portai
le fond du vase à l'apothicaire qui m'avait vendu la poudre; il l'analysa
et constata que c'était la même. J'ai fait constater aussi les
circonstances de l'envoi de cette boisson à Naam par son maître; et il
résulte de tout ceci que messer Orio Soranzo, craignant sans doute quelque
révélation fâcheuse de la part de son esclave, a voulu l'empoisonner et se
servir de moi à cet effet: ce dont je lui sais le plus grand gré du monde;
car la méfiance et l'antipathie que je ressentais pour lui, depuis le
premier jour où j'ai eu l'honneur de le voir, sont enfin justifiées, et ma
conscience n'est plus en guerre avec mon instinct. Je ne me justifierai
pas auprès de messer Orio de l'espèce d'animosité que depuis hier je porte
contre lui dans cette affaire; peu m'importe ce qu'il en pense. Mais
auprès de vous, noble et vénéré seigneur Morosini, je tiens à ne point
passer pour un homme qui s'acharne sur les vaincus, et qui se plaît à
fouler aux pieds ceux qui tombent. Si, dans cette circonstance, je me suis
investi d'un rôle tout à fait contraire à mes goûts et à mes habitudes,
c'est que j'ai failli être pris pour complice d'un nouveau crime de messer
Soranzo, et qu'entre le rôle de dupe de l'imposture et celui de vengeur de
la vérité, j'aime encore mieux le dernier.

--Tout ceci, s'écria Orio, tremblant et un peu égaré, est un tissu de
mensonges et d'atrocités, ourdi par le comte Ezzelin pour me perdre. Si
cette pauvre créature que voici, ajouta-t-il en montrant Naam, pouvait
entendre ce qui se dit autour d'elle et à propos d'elle, si elle pouvait y
répondre, elle me justifierait de tout ce qu'on m'impute; et, quoique
souillée d'un crime qui m'ôte une grande partie de la confiance que
j'avais en elle, j'oserais encore invoquer son témoignage...

--Vous êtes libre de l'invoquer,» dit le juge.

Orio s'adressa alors en arabe à Naam, et l'adjura de le disculper. Elle
garda le silence et ne tourna même pas la tête vers lui. Il sembla qu'elle
ne l'eût pas entendu.

«Naam, dit le juge, vous allez être interrogée; voudrez-vous cette fois
nous répondre, ou êtes-vous réellement dans l'impossibilité de le faire?

--Elle ne peut, dit Orio, ni répondre aux paroles qui lui sont adressées
ni les comprendre. Je ne vois point ici d'interprète, et, si vos
seigneuries le permettent, je lui transmettrai...

--Ne prends pas cette peine, Orio, dit Naam d'une voix ferme et dans un
langage vénitien très-intelligible. Il faut que tu sois bien simple,
malgré toute ton habileté, pour croire que, depuis un an que j'habite
Venise, je n'ai pas appris à comprendre et à parler la langue qu'on parle
à Venise. J'ai eu mes raisons pour te le cacher, comme tu as eu les
tiennes pour agir avec moi ainsi que tu l'as fait. Écoute, Orio, j'ai
beaucoup de choses à te dire, et il faut que je te les dise devant les
hommes, puisque tu as détruit la sécurité de nos tête-à-tête, puisque ta
méfiance, ton ingratitude et ta méchanceté ont brisé la pierre de ce
sépulcre où je m'étais ensevelie avec toi.»

En parlant ainsi, Naam, que son état de faiblesse autorisait à rester
assise, était appuyée sur le dossier d'une stalle en bois placée à quelque
distance d'Orio. Son coude soutenait nonchalamment sa tête, et elle se
tournait à demi vers Soranzo pour lui parler, comme on dit, par-dessus
l'épaule; mais elle ne daignait pas se tourner entièrement de son côté ni
jeter les yeux sur lui. Il y avait dans son attitude quelque chose de si
profondément méprisant, qu'Orio sentit le désespoir s'emparer de lui, et
il fut tenté de se lever et de se déclarer coupable de tous les crimes,
pour en finir plus vite avec toutes ces humiliations.

Naam poursuivit son discours avec une tranquillité effrayante. Ses yeux,
creusés par la fièvre, semblaient de temps en temps céder à un reste de
sommeil léthargique. Mais sa volonté semblait aussitôt faire un effort, et
les éclairs d'un feu sombre succédaient à cet abattement.

«Orio, dit-elle sans changer d'attitude, je t'ai beaucoup aimé, et il fut
un temps où je te croyais si grand, que j'aurais tué mon père et mes
frères pour te sauver. Hier encore, malgré le mal que je t'ai vu commettre
et malgré tout celui que j'ai commis pour toi, il n'est pas de juges
impitoyables, il n'est pas de bourreaux avides de sang et de tortures qui
eussent pu m'arracher un mot contre toi. Je ne t'estimais plus, je ne te
respectais plus; mais je t'aimais encore, du moins je te plaignais; et,
puisqu'il me fallait mourir, je n'eusse pas voulu t'entraîner avec moi
dans la tombe. Aujourd'hui est bien différent d'hier; aujourd'hui je te
hais et je te méprise, tu sais pourquoi. Allah me commande de te punir, et
tu seras puni sans que je te plaigne.

»Pour toi, j'ai assassiné mon premier maître, le pacha de Patras. C'était
la première fois que je répandais le sang. Un instant je crus que mon sein
allait se briser et ma tête se fendre. Tu m'as reproché depuis d'être
lâche et féroce; que cette accusation retombe sur ta tête!

»Je t'ai sauvé cette fois de la mort, et bien d'autres fois depuis;
lorsque tu combattais contre tes compatriotes, à la tête des pirates, je
t'ai fait un rempart de mon corps, et bien souvent ma poitrine sanglante a
paré les coups destinés à l'invincible Uscoque.

»Un soir tu m'as dit:

«Mes complices me gênent; je suis perdu si tu ne m'aides à les anéantir.»
J'ai répondu: «Anéantissons-les.» Il y avait deux matelots intrépides, qui
t'avaient cent fois fait voler sur les ondes dans la tempête, et qui,
chaque nuit, t'avaient ramené au seuil de ton château avec une fidélité,
une adresse et une discrétion au-dessus de tout éloge et de toute
récompense. Tu m'as dit: «Tuons-les;» et nous les avons tués. Il y avait
Mezzani et Léontio, et Frémio le renégat, qui avaient partagé tes exploits
dangereux, et qui voulaient partager tes riches dépouilles. Tu m'as dit:
«Empoisonnons-les;» et nous les avons empoisonnés. Il y avait des
serviteurs, des soldats, des femmes qui eussent pu s'apercevoir de tes
desseins et interroger les cadavres. Tu m'as dit: «Effrayons et dispersons
tous ceux qui dorment sous ce toit;» et nous avons mis le feu au château.

»J'ai participé à toutes ces choses avec la mort dans l'âme, car les
femmes ont horreur du sang répandu. J'avais été élevée dans une riante
contrée, parmi de tranquilles pasteurs, et la vie féroce que tu me faisais
mener ressemblait aussi peu aux habitudes de mon enfance que ton rocher nu
et battu des vents ressemblait aux vertes vallées et aux arbres embaumés
de ma patrie. Mais je me disais que tu étais un guerrier et un prince, et
que tout est permis à ceux qui gouvernent les hommes et leur font la
guerre. Je me disais qu'Allah place leur personne sur un roc escarpé, où
ils ne peuvent gravir qu'en marchant sur beaucoup de cadavres, et où ils
ne se maintiendraient pas longtemps s'ils ne renversaient au fond des
abîmes tous ceux qui essayent de s'élever jusqu'à eux. Je me disais que le
danger ennoblit le meurtre et le pillage, et qu'après tout, tu avais assez
exposé ta vie pour avoir le droit de disposer de celle de tes esclaves
après la victoire. Enfin, j'essayais de trouver grand, ou du moins
légitime, tout ce que tu commandais; et il en eût toujours été ainsi, si
tu n'avais pas tué ta femme.

»Mais tu avais une femme belle, chaste et soumise. Elle eût été digne, par
sa beauté, de la couche d'un sultan; elle était digne, par sa fidélité, de
ton amour, et, par sa douceur, de l'amitié et du respect que j'avais pour
elle. Tu m'avais dit: «Je la sauverai de l'incendie. J'irai d'abord à elle,
je la prendrai dans mes bras, je la porterai sur mon navire.» Et je te
croyais, et je n'aurais jamais pensé que tu fusses capable de
l'abandonner.

»Cependant, non content de la livrer aux flammes, et craignant sans doute
que je ne volasse à son secours, tu as été la trouver et lu l'as frappée
de ton poignard. Je l'ai vue baignée dans son sang, et je me suis dit:
L'homme qui s'attaque à ce qui est fort est grand, car il est brave;
l'homme qui brise ce qui est faible est méprisable, car il est lâche; et
j'ai pleuré ta femme, et j'ai juré sur son cadavre que, le jour où tu
voudrais me traiter comme elle, sa mort serait vengée.

»Cependant je t'ai vu souffrir, j'ai cru à tes larmes, et je t'ai
pardonné. Je t'ai suivi à Venise; je t'ai été fidèle et dévouée comme le
chien l'est à celui qui le nourrit, comme le cheval l'est à celui qui lui
passe le mors et la bride. J'ai dormi à terre, en travers de ta porte,
comme la panthère au seuil de l'antre où reposent ses petits. Je n'ai
jamais adressé la parole à un autre que toi; je n'ai jamais fait entendre
une plainte, et mon regard même ne t'a jamais adressé un reproche. Tu as
rassemblé dans ton palais des compagnons de débauche; tu t'es entouré
d'odalisques et de bayadères. Je leur ai présenté moi-même les plats d'or,
et j'ai rempli leurs coupes du vin que la loi de Mahomet me défendait de
porter à mes lèvres. J'ai accepté tout ce qui te plaisait, tout ce qui te
semblait nécessaire ou agréable. La jalousie n'était pas un sentiment fait
pour moi. Il me semblait, d'ailleurs, avoir changé de sexe en changeant
d'habit. Je me croyais ton frère, ton fils, ton ami; et, pourvu que tu me
traitasses avec amitié, avec confiance, je me trouvais heureuse.

»Tu as voulu te remarier; tu as eu le tort de me le cacher. Je savais déjà
la langue que tu me croyais incapable de jamais apprendre. Je savais tout
ce que tu faisais. Je ne t'aurais jamais contrarié dans ton projet;
j'eusse aimé et respecté ta femme, je l'eusse servie comme ma patronne
légitime, car on la disait aussi belle, aussi chaste, aussi douce que la
première. Et si elle eût été perfide, si elle eut manqué à ses devoirs en
tramant quelque complot contre toi, je t'aurais aidé à la faire mourir.
Cependant tu me craignais, et tu entourais tes nouvelles amours d'un
mystère outrageant pour moi. Je t'observais, et je ne te disais
rien.

»Ton ennemi est revenu. Je l'avais vu une seule fois; je ne pouvais ni
l'aimer ni le haïr. J'aurais été portée à l'estimer, parce qu'il était
brave et malheureux. Mais il était forcé de te chasser de chez sa soeur,
il était forcé de t'accuser et de te perdre; j'étais forcée de te délivrer
de lui. Tu m'as dit de chercher un bravo pour l'assassiner; je ne me suis
fiée qu'à moi-même, et j'ai voulu l'assassiner. J'ai frappé le serviteur
pour le maître; mais je l'ai frappé comme tu n'aurais pas su le frapper
toi-même, tant tu es déchu et affaibli, tant tu crains maintenant pour ta
vie. Au lieu de me savoir gré de ce nouveau crime, commis pour toi, tu
m'as outragée en paroles, tu as levé la main pour me frapper. Un instant
de plus, et je te tuais. Mon poignard était encore chaud. Mais, la
première colère apaisée, je me suis dit que tu étais un homme faible, usé,
égaré par la peur de mourir; je t'ai pris en pitié, et, sachant qu'il me
fallait mourir moi-même, n'ayant aucun espoir, aucun désir de vivre, j'ai
refusé de t'accuser. J'ai subi la torture. Orio! cette torture qui te
faisait tant peur pour moi, parce que tu croyais qu'elle m'arracherait la
vérité. Elle ne m'a pas arraché un mot; et, pour récompense, tu as voulu
m'empoisonner hier. Voilà pourquoi je parle aujourd'hui. J'ai tout
dit.»

En achevant ces mots, Naam se leva, jeta sur Orio un seul regard, un
regard d'airain; puis, se tournant vers les juges:

«Maintenant, vous autres, dit-elle, faites-moi mourir vite. C'est tout ce
que je vous demande.»

Le silence glacial, qui semblait au nombre des institutions du terrible
tribunal, ne fut interrompu que par le bruit des dents de Soranzo qui
claquaient dans sa bouche. Morosini fit un grand effort pour sortir de
l'abattement où l'avait plongé ce récit, et, s'adressant au docteur:

«Cette jeune fille, lui dit-il, a-t-elle quelque preuve à fournir de
l'assassinat de ma nièce?

--Votre seigneurie connaît-elle cet objet? dit le docteur en lui
présentant un petit coffret de bronze artistement ciselé, portant le nom
et la devise des Morosini.

--C'est moi qui l'ai donné à ma nièce, dit l'amiral. La serrure est
brisée.

--C'est moi qui l'ai brisée, dit Naam, ainsi que le cachet de la lettre
qu'il contient.

--C'était donc vous qui étiez chargée de le remettre au lieutenant
Mezzani?

--Oui, c'était elle, répondit le docteur; elle l'a gardé, parce que, d'un
côté, elle savait que Mezzani trahissait la république et n'était pas dans
les intérêts de la signora Giovanna, et parce que, de l'autre, Naam se
doutait bien que ce coffret contenait quelque chose qui pouvait perdre
Soranzo. Elle cacha ce gage, pensant que plus tard la signora Giovanna le
lui demanderait. Celle-ci avait toute confiance dans Naam, et sans doute
elle croyait que cette lettre vous parviendrait. Naam vous l'eût remise si
elle n'eût craint de nuire à Soranzo en le faisant. Mais elle a gardé le
gage comme un précieux souvenir de cette rivale qui lui était chère. Elle
l'a toujours porté sur elle, et c'est hier seulement, en se convaincant de
la tentative d'empoisonnement faite sur elle par Orio, qu'elle a brisé le
cachet de la lettre, et qu'après l'avoir lue elle me l'a remise.»

L'amiral voulut lire la lettre. Le juge examinateur la lui demanda en
vertu de ses pouvoirs illimités. Morosini obéit; car il n'était point de
tête si puissante et si vénérée dans l'État qui ne fût forcée de se
courber sous la puissance des Dix. Le juge prit connaissance de la lettre,
et la remit ensuite à Morosini qui la lut à son tour; quand il l'eut finie,
il en recommença la lecture à haute voix, disant qu'il devait cette
satisfaction à l'honneur d'Ezzelin, et ce témoignage d'abandon complet à
Orio.

La lettre contenait ce qui suit:

«Mon oncle, ou plutôt mon père bien-aimé, je crains que nous ne nous
retrouvions pas en ce monde. Des projets sinistres s'agitent autour de moi,
 des intentions haineuses me poursuivent. J'ai fait une grande faute en
venant ici sans votre aveu. J'en serai peut-être trop sévèrement punie.
Quoi qu'il arrive, et quelque bruit qu'on vienne à faire courir sur moi,
je n'ai pas le plus léger tort à me reprocher envers qui que ce soit, et
cette pensée me donne l'assurance de braver toutes les menaces et
d'accepter la mort suspendue sur ma tête. Dans quelques heures peut-être
je ne serai plus. Ne me pleurez pas. J'ai déjà trop vécu; et si
j'échappais à cette périlleuse situation, ce serait pour aller m'ensevelir
dans un cloître loin d'un époux qui est l'opprobre de la société, l'ennemi
de son pays, l'Uscoque en un mot! Dieu vous préserve d'avoir à ajouter,
quand vous lirez cette lettre, l'assassin de votre fille infortunée»

GIOVANNA MOROSINI,

qui jusqu'à sa dernière heure vous chérira et vous bénira comme un père.»

Ayant achevé cette lecture, Morosini quitta sa place, et porta la lettre
sur le bureau des juges; puis il les salua profondément, et se mit en
devoir de se retirer.

«Votre seigneurie se constituera-t-elle le défenseur de son neveu Orio
Soranzo? dit le juge.

--Non, messer, répondit gravement Morosini.

--Votre seigneurie n'a-t-elle rien à ajouter aux révélations qui ont été
faites ici, soit pour charger, soit pour alléger le sort des accusés?

--Rien, messer, répondit encore Morosini. Seulement, s'il m'est permis
d'émettre un voeu personnel, j'implore l'indulgence des juges pour cette
jeune fille que l'ignorance de la vraie religion et les moeurs barbares de
sa race ont poussé à des crimes que son coeur généreux désavoue.»

Le juge ne répondit point. Il salua le général, qui se tourna vers le
comte Ezzelin et lui serra fortement la main. Il en fit autant pour le
docteur et sortit précipitamment sans jeter les yeux sur son neveu. Au
moment où la porte s'ouvrait pour le laisser sortir, le chien favori
d'Ezzelin qui s'impatientait de ne pas voir son maître, s'élança dans la
salle, malgré les archers qui s'efforçaient de le chasser. C'était un
grand lévrier blanc, qui ne marchait que sur trois pattes. Il courut
d'abord vers son maître; mais, rencontrant Naam sur son chemin, il partit
la reconnaître, et s'arrêta un instant pour la caresser. Puis, apercevant
Orio, il s'élança vers lui avec fureur, et il fallut qu'Ezzelin le
rappelât avec autorité pour l'empêcher de lui sauter à la gorge.

«Et toi aussi, tu m'abandonnes, Sirius! dit Orio.

--Et lui aussi te condamne!» dit Naam.

Le juge fit un signe, Orio fut emmené par les sbires, la porte intérieure
du palais ducal se referma sur lui. Il ne la repassa jamais, on n'entendit
jamais parler de lui.

On vit un moine sortir le lendemain matin des prisons. On présuma qu'une
exécution avait eu lieu dans la nuit.

Naam fut condamnée à mort séance tenante. Elle écouta son arrêt et
retourna au cachot avec une indifférence qui confondit tous les
assistants. Le docteur et le comte se retirèrent consternés de son sort;
car, malgré le meurtre de Danieli, ils ne pouvaient s'empêcher d'admirer
son courage et de s'intéresser à elle.

Naam ne reparut pas plus qu'Orio dans Venise.

Cependant on assure que son arrêt ne reçut pas d'exécution. Un des juges
examinateurs, frappé de sa beauté, de sa sauvage grandeur d'âme et de son
indomptable fierté, avait conçu pour elle une passion violente, presque
insensée. Il risqua, dit-on, son rang, sa réputation et sa vie, pour la
sauver. S'il faut en croire de sourdes rumeurs, il descendit la nuit dans
son cachot et lui offrit de lui conserver la vie à condition qu'elle
serait sa maîtresse, et qu'elle consentirait à vivre éternellement cachée
dans une maison de campagne aux environs de Venise.

Naam refusa d'abord.

Cet incurable désespoir, ce profond mépris de la vie exaltèrent de plus en
plus la passion du juge. Naam était bien, en effet, la maîtresse idéale
d'un inquisiteur d'État! Il la pressa tellement qu'elle lui répondit enfin:

«Une seule chose me réconcilierait avec la vie: ce serait l'espoir de
revoir le pays où je suis née. Si tu veux t'engager avec moi à m'y
renvoyer dans un an, je consens à être ton esclave jusque-là. Puisqu'il
faut que je subisse l'esclavage ou la mort, je choisis l'esclavage à
condition que je conquerrai ainsi ma liberté.»

Le traité fut accepté. Le bourreau chargé de conduire Naam dans une
gondole fermée au canal des _Mairane_, là où se faisaient les noyades,
s'apprêtait à lui passer le sac fatal, lorsque six hommes masqués et armés
jusqu'aux dents, conduisant une barque légère, se jetèrent sur lui et lui
enlevèrent sa victime.

On fit de grands commentaires sur cet événement, on alla jusqu'à croire
qu'Orio s'était échappé et qu'il avait fui avec sa complice en pays
étranger. D'autres pensèrent que Morosini, touché de l'attachement de Naam
pour sa nièce, l'avait soustraite à la rigueur des lois. La vérité ne fut
jamais bien connue.

Seulement on prétend que, l'année suivante, il se passa des choses
étranges à la maison de campagne du juge. Une sorte de fantôme la hantait
et remplissait d'effroi tous les environs. Le juge semblait avoir de rudes
démêlés avec le lutin, et on l'entendait parler d'une voix suppliante,
tandis que l'autre criait d'un ton de menace:

«Si tu ne veux pas tenir ta parole, je te conseille de me tuer; car je
vais aller me livrer aux juges. J'ai rempli mes engagements, c'est à toi
de remplir les tiens.»

Les bonnes femmes du pays en conclurent que le terrible juge avait fait un
pacte avec le diable. L'inquisition s'en serait mêlée, si tout à coup le
bruit n'eût cessé et si la maison du juge ne fût redevenue
tranquille.

Environ cinq ans après ces événements, un groupe d'honnêtes bourgeois
prenait le café sous une tente dressée sur la rive des Esclavons. Une
famille patricienne qui venait de faire quelques tours de promenade le
long du quai, se rembarqua un peu au-dessous du café, et la gondole
s'éloigna lentement.

«Pauvre signora Ezzelin! dit un des bourgeois en la suivant des yeux; elle
est encore bien pâle, mais elle a l'air parfaitement raisonnable.

--Oh! elle est très-bien guérie! reprit un autre bourgeois. Ce brave
docteur Barbolamo, qui l'accompagne partout, est un si habile médecin et
un ami si dévoué!

--Elle était donc vraiment folle? dit un troisième.

--Une folie douce et triste, reprit le premier. La perte et le retour
inattendu de son frère le comte Ezzelin lui avaient fait une si grande
impression que pendant longtemps elle n'a pas voulu croire qu'il fût
vivant: elle le prenait pour un spectre, et s'enfuyait quand elle le
voyait. Absent, elle le pleurait sans cesse; présent, elle avait peur de
lui.

--Certes! ce n'est pas là la vraie cause de son mal, dit le second
bourgeois. Est-ce que vous ne savez pas qu'elle allait épouser Orio
Soranzo au moment où il a disparu par là?»

En parlant ainsi, le citoyen de Venise indiquait d'un geste significatif
le canal des prisons qui coulait à deux pas de la tente.

«A telles enseignes, reprit un autre interlocuteur, que, dans sa folie,
elle se faisait habiller de blanc, et pour bouquet de noces mettait à son
corsage une branche de laurier desséchée.

--Qu'est-ce que cela signifiait? dit le premier.

--Ce que cela signifiait? je m'en vais vous le dire. La première femme
d'Orio Soranzo avait été amoureuse du comte Ezzelin; elle lui avait donné
une branche de laurier en lui disant: Quand la femme que Soranzo aimera
portera ce bouquet, Soranzo mourra. La prédiction s'est vérifiée. Ezzelin
a donné le bouquet à sa soeur et Soranzo s'est évaporé comme tant
d'autres.

--Et que le doge n'ait rien dit et ne se soit pas inquiété de son neveu!
voilà ce que je ne conçois pas!

--Le doge? le doge n'était dans ce temps-là que l'amiral Morosini; et
d'ailleurs qu'est-ce qu'un doge devant le conseil des Dix?

--Par le corps de saint Marc! s'écria un brave négociant qui n'avait
encore rien dit, tout ce que vous dites là me rappelle une rencontre
singulière que j'ai faite l'an passé pendant mon voyage dans l'Yemen.
Ayant fait ma provision de café à Moka même, il m'avait pris fantaisie de
voir la Mecque et Médine.

»Quand j'arrivai dans cette dernière ville, on faisait les obsèques d'un
jeune homme qu'on regardait dans le pays comme un saint, et dont on
racontait les choses les plus merveilleuses. On ne savait ni son nom ni
son origine. Il se disait Arabe et semblait l'être; mais sans doute il
avait passé de longues années loin de sa patrie; car il n'avait ni ami ni
famille dont il pût ou dont il voulût se faire reconnaître. Il paraissait
adolescent, quoique son courage et son expérience annonçassent un âge plus
viril.

»Il vivait absolument seul, errant sans cesse de montagne en montagne, et
ne paraissant dans les villes que pour accomplir des oeuvres pieuses ou de
saints pèlerinages. Il parlait peu, mais avec sagesse; il ne semblait
prendre aucun intérêt aux choses de la terre et ne pouvait plus goûter
d'autres joies ni ressentir d'autres douleurs que celles d'autrui. Il
était expert à soigner les malades, et, quoiqu'il fût avare de conseils,
ceux qu'il donnait réussissaient toujours à ceux qui les suivaient, comme
si la voix de Dieu eût parlé par sa bouche. On venait de le trouver mort,
prosterné devant le tombeau du prophète. Son cadavre était étendu au seuil
de la mosquée; les prêtres et tous les dévots de l'endroit récitaient des
prières et brûlaient de l'encens autour de lui. Je jetai les yeux, en
passant, sur ce catafalque. Quelle fut ma surprise lorsque je reconnus...
devinez qui?

--Orio Soranzo? s'écrièrent tous les assistants.

--Allons donc! je vous parle d'un adolescent! C'était ni plus ni moins que
ce beau page qu'on appelait Naama; vous savez? celui qui suivait toujours
et partout messer Orio Soranzo, sous un costume si riche et si bizarre!

--Voyez un peu! dit le premier bourgeois, il y avait beaucoup de mauvaises
langues qui disaient que c'était une femme!»

FIN DE L'USCOQUE.
                
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