«Je crois, Lélio, dit Beppa, que nous avons endormi le digne Asseim Zuzuf.
--Toutes nos histoires l'ennuient, dit l'abbé. C'est un homme trop grave
pour s'intéresser à des sujets aussi frivoles.
--Pardonnez-moi, répondit le sage Zuzuf. Dans mon pays, on aime les contes
avec passion; dans nos cafés, nous avons nos conteurs comme ici vous avez
vos improvisateurs. Leurs récits sont tour à tour en prose et en vers.
J'ai vu le poëte anglais les écouter des soirées entières.
--Quel poëte anglais? demandai-je.
--Celui qui a fait la guerre avec les Grecs, et qui a fait passer dans les
langues d'Europe l'histoire de Phrosine et plusieurs autres traditions
orientales, dit Zuzuf.
--Je parie qu'il ne sait pas le nom de lord Byron! s'écria Beppa.
--Je le sais fort bien, répondit Zuzuf. Si j'hésite à le prononcer, c'est
que je n'ai jamais pu le dire devant lui sans le faire sourire. Il paraît
que je le prononce très-mal.
--Devant lui! m'écriai-je; vous l'avez donc connu?
--Beaucoup, à Athènes principalement. C'est là que je lui ai raconté
l'histoire de _l'Uscoque_>, qu'il a écrite en anglais sous le titre du
_Corsaire_ et de _Lara_.
--Comment, mon cher Zuzuf, dit Lélio, c'est vous qui êtes l'auteur des
poëmes de lord Byron?
--Non, répondit le Corcyriote sans se dérider le moins du monde à cette
plaisanterie, car il a tout à fait changé cette histoire, dont au reste je
ne suis pas l'auteur, puisque c'est une histoire véritable.
--Eh bien! vous allez la raconter, dit Beppa.
--Mais vous devez la savoir, répondit-il, car c'est plutôt une histoire
vénitienne qu'un conte oriental.
--J'ai ouï dire, reprit Beppa, qu'il avait pris le sujet de _Lara_ dans
l'assassinat du comte Ezzelino, qui fut tué de nuit, au traguet de
San-Miniato, par une espèce de renégat, du temps des guerres de Morée.
--Ce n'est donc pas le même, dit Lélio, que ce célèbre et farouche
Ezzelin...
--Qui peut savoir, dit l'abbé, quel est cet Ezzelin, et surtout ce Conrad?
Pourquoi chercher une réalité historique au fond de ces belles fictions de
la poésie? Ne serait-ce pas les déflorer? Si quelque chose pouvait
affaiblir mon culte pour lord Byron, ce seraient les notes
historico-philosophiques dont il a cru devoir appuyer la vraisemblance de
ses poëmes. Heureusement personne ne lui demande plus compte de ses
sublimes fantaisies, et nous savons que le personnage le plus historique
de ses épopées lyriques, c'est lui-même. Grâce à Dieu et à son génie, il
s'est peint dans ces grandes figures. Et quel autre modèle eût pu poser
pour un tel peintre?
--Cependant, repris-je, j'aimerais à retrouver, dans quelque coin obscur
et oublié, les matériaux dont il s'est servi pour bâtir ses grands
édifices. Plus ils seraient simples et grossiers, plus j'admirerais le
parti qu'il en a su tirer. De même que j'aimerais à rencontrer les femmes
qui servirent de modèle aux vierges de Raphaël.
--Si vous êtes curieux de savoir quel est le premier corsaire que Byron
ait songé à célébrer sous le nom de Conrad et de Lara, je pense, dit
l'abbé, qu'il nous sera facile de le retrouver; car je sais une histoire
qui a des rapports frappants avec les aventures de ces deux poëmes. C'est
probablement la même, cher Asseim, que vous racontâtes au poëte anglais,
lorsque vous fîtes amitié avec lui à Athènes?
--Ce doit être la même, répondit Zuzuf. Or, si vous la savez, racontez-la
vous-même; vous vous en tirerez mieux que moi.
--Je ne le pense pas, dit l'abbé. J'en ai oublié la meilleure partie, ou,
pour mieux dire, je ne l'ai jamais bien sue.
--Nous la raconterons donc à nous deux, dit Zuzuf. Vous m'aiderez pour la
partie qui s'est passée à Venise, et moi, de mon côté, pour celle qui
s'est passée en Grèce.»
La proposition fut acceptée, et les deux amis, prenant alternativement la
parole, se disputant parfois sur des noms propres, sur des dates et sur
des détails que l'abbé, historien scrupuleux, traitait d'apocryphes,
tandis que le Levantin, épris du romanesque avant tout, faisait bon marché
des anachronismes et des fautes de topographie, l'_Histoire de l'Uscoque_
nous arriva enfin par lambeaux. Je vais essayer de les recoudre, sauf à
être trahi en beaucoup d'endroits par ma mémoire, et à n'être pas aussi
authentique que l'abbé Panorio pourrait le désirer s'il relisait ces
pages. Mais, heureusement pour nous, nos pauvres contes ont paru dignes de
l'index de Sa Sainteté (ce dont, à coup sûr, personne n'eût jamais été
s'aviser), et Sa Majesté l'empereur d'Autriche, _qu'on ne s'attendait
guère_ non plus _à voir en cette affaire_, faisant exécuter à Venise tous
les index du pape, il n'y a pas de danger que mon conte y arrive et y
reçoive le plus petit démenti.
«D'abord qu'est-ce qu'un Uscoque? demandai-je au moment où l'honnête Zuzuf
essuyait sa barbe et ouvrait la bouche pour commencer son récit.
--Ignorant! dit l'abbé. Le mot _uscocco_ vient de _scoco_, lequel, en
langue dalmate, signifie transfuge. L'origine et les diverses fortunes des
Uscoques occupent une place importante dans l'histoire de Venise. Je vous
y renvoie. Il vous suffira de savoir maintenant que les empereurs et les
princes d'Autriche se servirent souvent de ces brigands pour défendre les
villes maritimes contre les entreprises des Turcs. Pour se dispenser de
payer cette terrible garnison, qui ne se fût pas contentée de peu,
l'Autriche fermait les yeux sur leurs pirateries; et les Uscoques
faisaient main basse sur tout ce qu'ils rencontraient dans l'Adriatique,
ruinaient le commerce de la république, et désolaient les provinces
d'Istrie et de Dalmatie. Ils furent longtemps établis à Segna, au fond du
golfe de Carnie, et, retranchés là derrière de hautes montagnes et
d'épaisses forêts, ils bravèrent les efforts réitérés qu'on fit pour les
détruire. Vers 1615, un traité conclu avec l'Autriche les livra enfin sans
appui à la vengeance des Vénitiens, et le littoral de l'Italie en fut
purgé. Les Uscoques cessèrent donc de faire un corps, et, forcés de se
disperser, ils se répandirent dans toutes les mers, et grossirent le
nombre des flibustiers qui, de tout temps et en tous lieux, ont fait la
guerre au commerce des nations. Longtemps encore après l'expulsion de
cette race féroce et brutale entre toutes celles qui vivent de meurtre et
de rapine, le nom d'Uscoque demeura en horreur dans notre marine militaire
et marchande. Et c'est ici l'occasion de vous faire remarquer la distance
qui existe entre le titre de corsaire donné par lord Byron à son héros, et
celui d'uscoque que portait le nôtre. C'est à peu près celle qui sépare
les bandits de drame et d'opéra moderne des voleurs de grands chemins, les
aventuriers de roman des chevaliers d'industrie; en un mot, la fantaisie
de la réalité. Ce n'est pas que notre Uscoque ne fût, comme le corsaire
Conrad, de bonne maison et de bonne compagnie. Mais il a plu au poëte d'en
faire un grand homme au dénoûment; et il n'en pouvait être autrement,
puisque, n'en déplaise à notre ami Zuzuf, il avait oublié peu à peu le
personnage de son conte athénien pour ne plus voir dans Conrad que lord
Byron lui-même. Quant à nous, qui voulons nous soumettre à la vérité de la
chronique et rester dans le positif de la vie, nous allons vous montrer un
pirate beaucoup moins noble.
--Un corsaire en prose, dit Zuzuf.
--Il a beaucoup d'esprit et de gaieté pour un Turc,» me dit Beppa en
baissant la voix.
L'histoire commença enfin.
* * * * *
Au commencement où éclata, vers la fin du quinzième siècle, la fameuse
guerre de Morée, étant doge Marc-Antonio Giustiniani, Pier Orio Soranzo,
dernier descendant de la race ducale de ce nom, achevait de manger à
Venise une immense fortune. C'était un homme encore jeune, d'une grande
beauté, d'une rare vigueur, de passions fougueuses, d'un orgueil effréné,
d'une énergie indomptable. Il était célèbre dans toute la république par
ses duels, ses prodigalités et ses débauches. On eût dit qu'il cherchait à
plaisir tous les moyens d'user sa vie, sans en venir à bout. Son corps
semblait être à l'épreuve du fer, et sa santé à celle de tous les excès.
Pour ses richesses, ce fut différent; elles ne tardèrent pas à succomber
aux larges saignées qu'il y faisait tous les jours. Ses amis, voyant sa
ruine approcher, voulurent lui faire des remontrances et l'engager à
s'arrêter sur la pente fatale qui l'entraînait; mais il ne voulut faire
attention à rien, et aux plus sages discours il ne répondait que par des
plaisanteries ou des rebuffades, appelant l'un pédant, traitant l'autre de
Jérémie bâtard, priant ceux qui ne trouveraient pas son vin bon d'aller
boire ailleurs, et promettant des coups d'épée à ceux qui reviendraient
lui parler d'affaires. Ce fut ainsi qu'il fit jusqu'au bout. Lorsque enfin,
toutes ses ressources épuisées, il se vit dans l'impossibilité absolue de
continuer son train de vie, il se mit pour la première fois à réfléchir
sérieusement à sa position. Après s'être bien consulté, il ne vit pour lui
que trois partis à prendre: le premier était de se casser la tête et de
laisser ses créanciers se débrouiller comme ils pourraient au milieu des
débris épars de sa fortune; le second, de se faire moine; le troisième, de
mettre ordre à ses affaires, et d'aller ensuite guerroyer contre les
Turcs. Ce fut ce dernier parti qu'il prit, se disant qu'il valait mieux
casser la tête aux autres qu'à soi-même, et que d'ailleurs il était
toujours temps d'en venir là. Il vendit donc tous ses biens, paya ses
dettes, et, avec ses derniers deniers, qui ne l'auraient pas fait vivre
deux mois, il équipa et arma une galère, et partit à la rencontre des
infidèles. Il leur fit payer cher les folies de sa jeunesse. Tous ceux qui
se trouvèrent sur sa route furent attaqués, pillés, massacrés. En peu de
temps sa petite galère devint la terreur de l'Archipel. A la fin de la
campagne, il revint à Venise avec une brillante réputation de capitaine.
Le doge, voulant lui témoigner la satisfaction de la république pour tous
les services qu'il avait rendus, lui confia, pour l'année suivante, un
poste important dans la flotte commandée par le célèbre Francesco
Morosini. Celui-ci, qui l'avait vu en maintes occasions accomplir les plus
étranges prouesses, enchanté de ses talents et de son audace, l'avait pris
en grande amitié. Orio sentit d'abord tout le parti qu'il pouvait tirer de
cette liaison pour son avancement personnel. Il ne négligea donc aucun
moyen de la resserrer davantage, et, grâce à son esprit, il réussit à
devenir d'abord le favori du général, et bientôt après son parent.
Morosini avait une nièce âgée d'environ dix-huit ans, belle et bonne comme
un ange, sur laquelle il avait porté toutes ses affections, et qu'il
traitait comme sa fille. Après la gloire de la république, rien au monde
ne lui était plus cher que le bonheur de cette enfant adorée. Aussi lui
laissait-il en tout et toujours faire sa volonté. Et lorsque, traitant son
extrême complaisance de faiblesse dangereuse, on lui reprochait de gâter
sa nièce, il répondait qu'il avait été mis sur la terre pour batailler
contre les Turcs, et non contre sa bien-aimée Giovanna; que les vieillards
avaient bien assez de leur âge à se faire pardonner, sans y ajouter
l'ennui des longs sermons et des tristes remontrances; que d'ailleurs les
diamants ne se gâtaient jamais, quoi qu'on fît, et que Giovanna était le
plus précieux diamant de toute la terre. Il laissa donc à la jeune fille,
dans le choix d'un mari comme dans toutes les autres choses, la plus
complète liberté, ses grandes richesses lui permettant de ne pas regarder
à la fortune de l'homme qu'elle voudrait épouser.
Parmi les nombreux prétendants qui s'étaient présentés, Giovanna avait
distingué le jeune comte Ezzelino, de la famille des princes de Padoue,
dont le noble caractère et la bonne renommée soutenaient dignement
l'illustre nom. Toute jeune et tout inexpérimentée qu'elle fût, elle avait
bien vite reconnu qu'il n'était pas poussé vers elle, comme tous les
autres, par des raisons d'orgueil ou d'intérêt, mais bien par une tendre
sympathie et un amour sincère. Aussi l'en avait-elle déjà récompensé par
le don de son estime et de son amitié. Elle donnait même déjà le nom
d'amour à ce qu'elle éprouvait pour lui, et le comte Ezzelino se flattait
d'avoir allumé une passion semblable à celle qu'il nourrissait. Déjà
Morosini avait donné son consentement à ce noble hyménée; déjà les
joailliers et les fabricants d'étoffes préparaient leurs plus précieuses
et leurs plus rares marchandises pour la toilette de la mariée; déjà tout
le quartier aristocratique _del Castello_ s'apprêtait à passer plusieurs
semaines dans les fêtes. De toutes parts on ornait les gondoles, on
renouvelait les toilettes, et c'était à qui se chercherait un degré de
parenté avec l'heureux fiancé qui allait posséder la plus belle femme et
ouvrir la maison la plus brillante de Venise. Le jour était fixé, les
invitations étaient faites; il n'était bruit que de l'illustre mariage.
Tout d'un coup une nouvelle étrange circula. Le comte Ezzelin avait
suspendu tous les préparatifs; il avait quitté Venise. Les uns le disaient
assassiné; d'autres prétendaient que, sur un ordre du conseil des dix, il
venait d'être envoyé en exil. Pourquoi donnait-on à son absence des motifs
sinistres? Le bruit et l'agitation régnaient toujours au palais Morosini;
on continuait les apprêts de la noce, et aucune invitation n'était
retirée. La belle Giovanna était partie pour la campagne avec son oncle;
mais au jour fixé pour la célébration de son mariage, elle devait revenir.
Le général écrivait ainsi à ses amis, et les engageait à se réjouir du
bonheur de sa famille.
D'un autre côté, des gens dignes de foi avaient récemment rencontré le
comte Ezzelin aux environs de Padoue, se livrant au plaisir de la chasse
avec une ardeur singulière, et ne paraissant nullement pressé de retourner
à Venise. Une dernière version donnait à croire qu'il s'était retiré dans
sa villa, et qu'enfermé seul et désolé il passait les nuits dans les
larmes.
Que se passait-il donc? Le peuple vénitien est le plus curieux qui soit au
monde. Il y avait là un beau thème pour les ingénieux commentaires des
dames et les railleuses observations des jeunes gens. Il paraissait
certain que Morosini mariait toujours sa nièce; mais ce dont on ne pouvait
plus douter, c'est qu'il ne la mariait point avec Ezzelin. Pour quelle
cause mystérieuse cet hymen était-il rompu à la veille d'être contracté?
Et quel autre fiancé s'était donc trouvé là, comme par enchantement, pour
remplacer tout à coup le seul parti qui eût semblé jusque-là convenable?
On se perdait en conjectures.
Un beau soir, on vit une gondole fort simple glisser sur le canal de
Fusine; mais, à la rapidité de sa marche et au bon air des gondoliers, on
eut bientôt reconnu que ce devait être quelque personnage de haut rang
revenant incognito de la campagne. Quelques désoeuvrés qui se promenaient
sur une barque dans les mêmes eaux suivirent cette gondole de près et
virent le noble Morosini assis à côté de sa nièce. Orio Soranzo était à
demi couché aux pieds de Giovanna, et dans la douce préoccupation avec
laquelle Giovanna caressait le beau lévrier blanc d'Orio, il y avait tout
un monde de délices, d'espérance et d'amour.
«En vérité! s'écrièrent toutes les dames qui prenaient le frais sur la
terrasse du palais Mocenigo, lorsque la nouvelle arriva au bout d'une
heure dans le beau monde: Orio Soranzo! ce mauvais sujet!» Puis il se fit
un grand silence, et personne ne se demanda comment la chose avait pu
arriver. Celles qui affectaient le plus de mépriser Orio Soranzo et de
plaindre Giovanna Morosini, savaient trop bien qu'Orio était un homme
irrésistible.
Un soir, Ezzelin, après avoir passé le jour à poursuivre le sanglier au
fond des bois, rentrait triste et fatigué. La chasse avait été magnifique,
et les piqueurs du comte s'étonnaient qu'une si belle partie n'eût pas
éclairci le front de leur maître. Son air morne et son regard sombre
contrastaient avec les fanfares et les aboiements des chiens, auxquels
l'écho répondait joyeusement du haut des tourelles du vieux manoir. Au
moment où le comte franchissait le pont-levis, un courrier, qui venait
d'arriver quelques minutes avant lui, vint à sa rencontre, et, tenant
d'une main la bride de son cheval poudreux et haletant, lui présenta de
l'autre, en s'inclinant presque à terre, une lettre dont il était porteur.
Le comte, qui d'abord avait jeté sur lui un regard distrait et froid,
tressaillit au nom que prononçait l'envoyé. Il saisit la lettre d'une main
convulsive, et, arrêtant son ardent coursier avec une impatience qui le
fit cabrer, il resta un instant incertain et farouche, comme s'il eût
voulu répondre à ce message par l'insulte et le mépris; mais, se calmant
presque aussitôt, il donna un sequin d'or à l'envoyé et descendit de
cheval sur le pont même, se croyant à la porte de ses appartements, et
laissant traîner dans la poussière les rênes de sa noble monture.
Il était enfermé depuis une heure environ dans un cabinet, lorsque son
écuyer vint lui dire que le courrier, conformément aux ordres de ses
maîtres, allait repartir pour Venise, et qu'auparavant il désirait prendre
les ordres du noble comte. Celui-ci parut s'éveiller comme d'un rêve. A un
signe qu'il fit, l'écuyer lui apporta de quoi écrire, et le lendemain
matin Giovanna Morosini reçut des mains du courrier la réponse suivante:
«Vous me dites, madame, que des bruits de diverses natures circulent dans
le public à propos de votre mariage et de mon départ. Selon les uns,
j'aurais encouru la disgrâce de votre famille par quelque action basse ou
quelque liaison honteuse; selon les autres, j'aurais eu d'assez graves
sujets de plainte contre vous pour vous faire l'affront de me retirer à la
veille de l'hyménée. Quant au premier de ces bruits, vous avez trop de
bonté, et vous prenez trop de soin, madame. Je suis fort peu sensible, à
l'heure qu'il est, à l'effet que peut produire mon malheur dans l'opinion
publique; il est assez grand par lui-même pour que je ne l'aggrave pas par
des préoccupations d'un ordre inférieur. Quant à la seconde supposition
dont vous me parlez, je conçois combien votre orgueil en doit souffrir; et
votre orgueil est fondé, madame, sur de trop légitimes prétentions pour
que j'entre en révolte contre ce qu'il peut vous dicter en cet instant.
L'arrêt est cruel; cependant je bornerai toute ma plainte à vous le dire
aujourd'hui, et demain j'obéirai. Oui, je reparaîtrai à Venise, et,
prenant votre invitation pour un ordre, j'assisterai à votre mariage. Vous
voulez que j'étale en public le spectacle de ma douleur, vous voulez que
tout Venise lise sur mon front l'arrêt de votre dédain. Je le conçois, il
faut que l'opinion immole un de nous à la gloire de l'autre. Pour que
votre seigneurie ne soit point accusée de trahison ou de déloyauté, il
faut que je sois raillé et montré au doigt comme un sot qui s'est laissé
supplanter du jour au lendemain; j'y consens de grand coeur. Le soin de
votre honneur m'est plus cher que celui de ma propre dignité. Que ceux qui
me trouveront trop complaisant s'apprêtent nonobstant à le payer cher!
Rien ne manquera au triomphe d'Orio Soranzo! pas même le vaincu marchant
derrière son char, les mains liées et le front chargé de honte! Mais
qu'Orio Soranzo ne cesse jamais de vous sembler digne de tant de gloire!
car ce jour-là le vaincu pourrait bien se sentir les mains libres, et lui
prouver que le soin de votre honneur, madame, est le premier et l'unique
de votre esclave fidèle,» etc.
Tel était l'esprit de cette lettre dictée par un sentiment sublime, mais
écrite en beaucoup d'endroits dans un style à la mode du temps, si
emphatique, et chargé de tant d'antithèses et de concetti, que j'ai été
forcé de vous la traduire en langue moderne pour la rendre intelligible.
Le lendemain, le comte Ezzelin quitta son manoir au coucher du soleil, et
descendit la Brenta sur sa gondole. Tout le monde dormait encore au palais
Memmo lorsqu'il y arriva. La noble dame Antonia Memmo était veuve de
Lotario Ezzelino, oncle du jeune comte; c'était chez elle qu'il résidait à
Venise, lui ayant confié l'éducation de sa soeur Argiria, enfant de quinze
ans, d'une beauté merveilleuse et d'un aussi noble coeur que lui-même.
Ezzelin aimait sa soeur comme Morosini aimait sa nièce; c'était la seule
proche parente qui lui restât, et c'était aussi l'unique objet de ses
affections avant qu'il eût connu Giovanna Morosini. Abandonné par celle-ci,
il revenait vers sa jeune soeur avec plus de tendresse. Seule dans tout
ce palais, elle était déjà levée lorsqu'il arriva; elle courut à sa
rencontre, et lui fit le plus affectueux accueil; mais Ezzelin crut voir
un peu de trouble et une sorte de crainte dans la sympathie qu'elle lui
témoignait. Il la questionna sans pouvoir lui arracher son innocent secret;
mais il comprit sa sollicitude, lorsqu'elle le supplia de prendre du
sommeil, au lieu de sortir comme il en témoignait l'intention. Elle
semblait vouloir lui cacher un malheur imminent, et, lorsqu'elle
tressaillit en entendant la grosse cloche de la tour Saint-Marc sonner le
premier coup de la messe, Ezzelin fut certain de ce qu'il avait pressenti.
«Ma douce Argiria, lui dit-il, tu crois que j'ignore ce qui se passe; tu
t'effrayes de ma présence à Venise le jour du mariage de Giovanna
Morosini. Sois sans crainte; je suis calme, tu le vois, et je viens exprès
pour assister à ce mariage, selon l'invitation que j'en ai reçue.--A-t-on
bien osé vous inviter? s'écria la jeune fille en joignant les mains.
A-t-on bien poussé l'insulte et l'impudeur jusqu'à vous faire part de ce
mariage? Oh! j'étais l'amie de Giovanna! Dieu m'est témoin que tant
qu'elle vous a aimé je l'ai aimée comme ma soeur; mais aujourd'hui je la
méprise et je la déteste. Moi aussi, je suis invitée à son mariage, mais
je n'irai point. Je lui arracherais son bouquet de la tête et je lui
déchirerais son voile si je la voyais revêtue de ces ornements pour donner
la main à votre rival. Oh! Dieu! préférer à mon frère un Orio Soranzo, un
débauché, un joueur, un homme qui méprise toutes les femmes et qui a fait
mourir sa mère de chagrin! Eh quoi! mon frère, vous le regarderez en face?
Oh! n'allez pas là! Vous ne pouvez y aller sans avoir quelques desseins
terribles. N'y allez pas! méprisez ce couple indigne de votre colère.
Abandonnez Giovanna à son triste bonheur. C'est là qu'elle trouvera son
châtiment.--Mon enfant, répondit Ezzelin, je suis profondément ému de
votre sollicitude, et je suis heureux, puisque votre amitié pour moi est
si vive. Mais ne craignez rien de ma colère ni de ma douleur, et sachez
que vous ne comprenez rien à ce qui m'arrive. Sachez, mon enfant chérie,
que Giovanna Morosini n'a eu aucun tort envers moi. Elle m'a aimé, elle me
l'a avoué naïvement; elle m'a accordé sa main. Puis un autre est venu; un
homme plus habile, plus audacieux, plus entreprenant, un homme qui avait
besoin de sa fortune, et qui, pour la fasciner, a été grand orateur et
grand comédien. Il l'a emporté; elle l'a préféré; elle me l'a dit, et je
me suis retiré; mais elle me l'a dit avec franchise, avec douceur, avec
bonté même. Ne haïssez donc point Giovanna, et restez son amie comme je
reste son serviteur. Allez éveiller votre tante; priez-la de vous mettre
vos plus beaux habits, et de venir avec vous et avec moi à la noce de
Giovanna Morosini.»
Grande fut la surprise de la tante lorsque la jeune fille consternée vint
lui déclarer les intentions du comte. Mais elle l'aimait tendrement; elle
croyait en lui et vainquit sa répugnance. Ces deux femmes, richement
parées, la vieille avec tout le luxe majestueux et lourd de l'antique
noblesse, la jeune avec tout le goût et toute la grâce de son âge,
accompagnèrent Ezzelin à l'église Saint-Marc.
Leurs préparatifs avaient duré assez long temps pour que la messe et la
cérémonie du mariage fussent déjà terminées lorsque Ezzelin parut avec
elles sur le seuil de la basilique. Il se trouva donc face à face en
entrant avec Giovanna Morosini et Orio Soranzo, qui sortaient en grande
pompe se tenant par la main. Giovanna était véritablement une perle de
beauté, une _perle d'Orient_, comme on disait en ce temps-là, et les roses
blanches de sa couronne étaient moins pures et moins fraîches que le front
qu'elles ceignaient de leur diadème virginal. Le plus beau de tous les
pages portait les longs plis de sa robe de drap d'argent, et son corsage
était serré dans un réseau de diamants. Mais ni sa beauté ni sa parure
n'éblouirent la jeune Argiria. Non moins belle et non moins parée, elle
serra fortement le bras de son frère et marcha d'un pas assuré à la
rencontre de Giovanna. Son attitude fière, son regard plein de reproche et
son sourire un peu amer troublèrent Giovanna Soranzo. Elle devint pâle
comme la mort en voyant le frère et la soeur, l'un muet et calme comme un
désespoir sans ressource, l'autre qui semblait être l'expression vivante
de l'indignation concentrée d'Ezzelin. Orio sentit défaillir sa jeune
épouse, et ne sembla pas voir Ezzelin; mais son attention se porta tout
entière sur la jeune Argiria, et il fixa sur elle un regard étrange, mêlé
d'ardeur, d'admiration et d'insolence. Argiria fut aussi troublée de ce
regard que Giovanna l'avait été du sien. Elle s'appuya tremblante sur le
bras d'Ezzelin, et prit ce qu'elle éprouvait pour de la haine et de la
colère.
Morosini, s'avançant alors à la rencontre d'Ezzelin, le serra dans ses
bras, et les témoignages d'affection qu'il lui donna semblèrent une
protestation contre la préférence que Giovanna avait donnée à Soranzo. Le
cortége s'arrêta, et les curieux se pressèrent pour voir cette scène dans
laquelle ils espéraient trouver l'explication du dénoûment inattendu des
amours d'Ezzelin et de Giovanna. Mais les amateurs de scandale se
retirèrent mal contents. Où l'on s'attendait à un échange de provocations
et à des dagues hors du fourreau, on ne vit qu'embrassades et
protestations. Morosini baisa la main de la signora Memmo et le front
d'Argiria, qu'il avait coutume de traiter comme sa fille; puis il l'attira
doucement, et cette aimable fille, ne pouvant résister à la prière tacite
du vénérable général, s'approcha tout à fait de Giovanna. Celle-ci
s'élança vers son ancienne amie et l'embrassa avec une irrésistible
effusion. En même temps elle tendit la main à Ezzelin, qui la baisa d'un
air respectueux et calme en lui disant tout bas: «Madame; êtes-vous
contente de moi?--Vous êtes à jamais mon ami et mon frère,» lui dit
Giovanna. Elle entraîna Argiria avec elle, et Morosini, offrant sa main à
la signora Memmo, entraîna aussi Ezzelin en s'appuyant sur son bras. C'est
ainsi que le cortége se remit en marche, et gagna les gondoles au son des
fanfares et aux acclamations du peuple qui jetait des fleurs sur le
passage de la mariée en échange des grandes largesses distribuées par elle
à la porte de la basilique. Il n'y eut donc pas lieu cette fois à gloser
sur les infortunes d'un amant rebuté, non plus que sur le triomphe d'un
amant préféré. On remarqua seulement que les deux rivaux étaient fort
pâles, et que, placés à deux pas l'un de l'autre, s'effleurant à chaque
instant et entre-croisant leurs paroles avec les mêmes interlocuteurs, ils
mettaient une admirable persévérance à ne pas voir le visage et à ne pas
entendre la voix l'un de l'autre.
Lorsqu'on fut rendu au palais Morosini, le premier soin du général fut
d'emmener à part le comte et sa famille, et de leur exprimer
chaleureusement sa reconnaissance pour leur magnanime témoignage de
réconciliation. «Nous avons dû agir ainsi, répondit Ezzelin avec une
dignité respectueuse, et il n'a pas tenu à moi que, dès les premiers jours
de notre rupture, ma noble tante ne fît les premiers pas vers la signora
Giovanna. Au reste, j'ai été lâche peut-être en me retirant à la campagne
comme je l'ai fait. Ma douleur me faisait un besoin impérieux de la
solitude. Voilà mon excuse. Aujourd'hui je suis soumis à l'arrêt du destin,
et je ne pense pas que, si mon visage trahit quelque regret mal étouffé,
personne ici ait l'audace d'en triompher trop ouvertement.
--Si mon neveu avait ce malheur, répondit Morosini, il se rendrait à
jamais indigne de mon estime. Mais il n'en sera pas ainsi. Orio Soranzo
n'est pas, il est vrai, l'époux que j'aurais choisi pour ma Giovanna. Les
prodigalités et les désordres de sa première jeunesse m'ont fait hésiter à
donner un consentement que ma nièce a su enfin m'arracher. Mais je dois
rendre à la vérité cet hommage, qu'en tout ce qui touche à l'honneur, à
l'exquise loyauté, je n'ai rien vu en lui qui ne justifie la haute opinion
qu'il a su donner de son caractère à Giovanna.
--Je le crois, mon général, répondit Ezzelin. Malgré le blâme que tout
Venise déverse sur la folle conduite de messer Orio Soranzo, malgré
l'espèce d'aversion qu'il inspire généralement, comme je ne sache pas que
jamais aucune action basse ou méchante ait mérité cette antipathie, j'ai
dû me taire lorsque j'ai vu qu'il l'emportait sur moi dans le coeur de
votre nièce. Chercher à me réhabiliter dans l'esprit de Giovanna aux
dépens d'un autre, ne convenait point à ma manière de sentir. Quoi qu'il
m'en eût coûté cependant, je l'eusse fait, si j'eusse cru messer Soranzo
tout à fait indigne de votre alliance; j'eusse dû cet acte de franchise à
l'amitié et au respect que je vous porte; mais les beaux faits d'armes de
messer Orio, à la dernière campagne, prouvent que, s'il a été capable de
ruiner sa fortune, il est capable aussi de la relever glorieusement. Ne me
demandez pas pour lui ma sympathie, et ne me commandez pas de lui tendre
la main; je serais forcé de vous désobéir. Mais ne craignez pas que je le
décrie ni que je le provoque; j'estime sa vaillance, et il est votre neveu.
--Il suffit, dit le général en embrassant de nouveau le noble Ezzelin;
vous êtes le plus digne gentilhomme de l'Italie, et mon coeur saignera
éternellement de ne pouvoir vous appeler mon fils. Que n'en ai-je un! et
qu'il fût doué de vos grandes qualités! je vous demanderais pour lui la
main de cette belle et noble enfant, que j'aime presque autant que ma
Giovanna.» En parlant ainsi, Francesco Morosini prit le bras d'Argiria, et
la ramena dans la grande salle, où l'illustre et nombreuse compagnie
commençait les jeux et les divertissements d'usage.
Ezzelin y resta quelques instants; mais, malgré tout l'effort de sa vertu,
il était dévoré de douleur et de jalousie; ses lèvres serrées, son regard
fixe et terne, la roideur convulsive de sa démarche, sa gaieté forcée,
tout en lui trahissait la souffrance profonde dont il était rongé. N'y
pouvant plus tenir, et voyant sa soeur oublier ses ressentiments et cesser
de le suivre d'un oeil inquiet pour s'abandonner aux affectueuses
prévenances de Giovanna, il sortit par la première porte qui se trouva
devant lui, et descendit un escalier tournant assez étroit, qui conduisait
à une galerie inférieure. Il allait sans but, ne sentant qu'un besoin
instinctif de fuir le bruit et d'être seul. Tout à coup il vit venir à lui
un cavalier qui montait légèrement l'escalier et qui ne le voyait pas
encore. Au moment où ce cavalier releva la tête, Ezzelin reconnut Orio, et
toute sa haine se réveilla comme par une explosion électrique; la couleur
revint à ses joues flétries, ses lèvres frémirent, ses yeux lancèrent des
flammes; sa main, obéissant à un mouvement involontaire, tira sa dague
hors du fourreau.
Orio était brave, brave jusqu'à la témérité; il l'avait prouvé en mainte
occasion: il prouva par la suite qu'il l'était jusqu'à la folie. Cependant
en cet instant il eut peur; il n'est de véritable et d'infaillible
bravoure que celle des coeurs véritablement grands et infailliblement
généreux. Tant qu'un homme aime la vie avec l'âpreté du matérialisme, tant
qu'il est attaché aux faux biens, il pourra s'exposer à la mort pour
augmenter ses jouissances ou pour acquérir du renom; car les satisfactions
de la vanité sont au premier rang dans le bonheur des égoïstes: mais qu'on
vienne surprendre un tel homme au faîte de sa félicité, et que, sans lui
offrir un appât de richesse ou de gloire, on l'appelle à la réparation
d'un tort, on pourra bien le trouver lâche, et tout son respect humain ne
le cachera pas assez pour qu'on ne s'en aperçoive.
Orio était sans armes, et son adversaire avait sur lui l'avantage de la
position; il pensa d'ailleurs qu'Ezzelin était là de dessein prémédité,
que peut-être, derrière lui, dans quelque embrasure, il avait des
complices. Il hésita un instant, et tout à coup, vaincu par l'horreur de
la mort, il tourna rapidement sur lui-même, et redescendit l'escalier avec
l'agilité d'un daim. Ezzelin stupéfait s'arrêta un instant. «Orio lâche!
s'écriait-il en lui-même; Orio le duelliste, l'arrogant, le batailleur!
Orio, le héros de la dernière guerre! Orio fuyant ma rencontre!»
Il descendit lentement l'escalier jusqu'à la dernière marche, curieux de
voir si Orio allait revenir à lui muni de sa dague, et désirant au fond
qu'il ne le fît pas; car, la raison ayant repris le dessus, il sentait la
folie et la déloyauté de son premier mouvement. Il se trouva dans la
galerie inférieure; il y vit Orio au milieu de plusieurs valets, affectant
de leur donner des ordres, comme s'il eût été averti, par un souvenir
subit, de quelque oubli, et comme s'il fût revenu sur ses pas pour le
réparer. Il avait repris si vite tout son empire sur lui-même, il
paraissait si calme, si dégagé, qu'Ezzelin douta un instant si sa
préoccupation ne l'avait pas empêché de le voir dans l'escalier: mais cela
était fort peu probable. Néanmoins il se promena quelques instants au bout
de la galerie, ayant toujours l'oeil sur lui, et il le vit sortir avec ses
valets par une issue opposée.
Ne songeant plus à sa vengeance et se reprochant même d'en avoir eu la
pensée, mais voulant à toute force éclaircir ses soupçons, Ezzelin
retourna à la fête, et bientôt il vit son rival rentrer avec un groupe de
conviés. Il avait sa dague à la ceinture, et cette circonstance révéla à
Ezzelin l'attention qu'Orio avait faite à son geste dans l'escalier. «Eh
quoi! pensa-t-il, il a cru que j'avais le dessein de l'assassiner? Il n'a
eu ni assez d'estime pour moi ni assez de calme et de présence d'esprit
pour me montrer que la partie n'était pas égale; et sa frayeur va été si
subite, si aveugle, qu'il n'a pas pris le temps d'apercevoir le mouvement
que j'ai fait pour rentrer ma dague dans le fourreau en voyant qu'il
n'avait pas la sienne! Cet homme n'a pas le coeur d'un noble, et je serais
bien étonné si quelque lâcheté secrète ou quelque crime inconnu n'avait
pas déjà flétri en lui le principe de l'honneur et le sentiment du
courage.»
Dès ce moment la fête devint encore plus insupportable à Ezzelin. Il
remarqua d'ailleurs que, tout en causant avec Giovanna, sa soeur avait
laissé Orio s'approcher d'elle, et qu'elle répondait à ses questions
oiseuses et frivoles avec une timidité de moins en moins hautaine. Orio
pensait réellement que son rival avait des projets de vengeance; il
voulait voir si Argiria était dans la confidence, et, comptant surprendre
ce secret dans le maintien candide de la jeune fille, il la surveillait de
près et l'obsédait de ses impertinentes cajoleries, fixant sur elle ce
regard de faucon qui, disait-on, avait sur toutes les femmes un pouvoir
magique. Argiria, élevée dans la retraite, enfant plein de noblesse et de
pureté, ne comprenait rien à l'émotion inconnue que ce regard lui causait.
Elle se sentait prise d'une sorte de vertige, et lorsque Soranzo reportait
ensuite ses yeux enflammés d'amour sur Giovanna et lui adressait des
épithètes passionnées, elle sentait son coeur battre et ses joues brûler,
comme si ces regards et ces paroles eussent été adressés à elle-même.
Ezzelin n'aperçut pas son trouble intérieur; mais le bal allait commencer,
il craignit qu'Orio n'invitât sa soeur à danser, et il ne pouvait souffrir
qu'elle se familiarisât avec la conversation et les manières d'un homme
pour qui sa haine se changeait en mépris. Il alla prendre Argiria par la
main, et, la reconduisant auprès de sa tante, il les supplia l'une et
l'autre de se retirer. Argiria était venue à regret à la fête; et quand
son frère l'en arracha, elle sentit quelque chose se briser en elle, comme
si un vif regret l'eût atteinte au fond de l'âme. Elle se laissa emmener
sans pouvoir dire un mot, et la bonne tante, qui avait une confiance sans
bornes dans la sagesse et la dignité d'Ezzelin, le suivit sans lui faire
une seule question.
La fête des noces fut magnifique, et dura plusieurs jours; mais le comte
Ezzelin n'y reparut pas: il était reparti le soir même pour Padoue,
emmenant sa tante et sa soeur avec lui.
C'était certainement beaucoup pour un homme presque ruiné la veille d'être
devenu l'époux d'une des plus riches héritières de la république et le
neveu du généralissime; c'était de quoi satisfaire une ambition ordinaire.
Mais rien ne suffisait à Orio, parce qu'il abusait de tout. Il ne lui
aurait rien fallu de moins qu'une fortune de roi pour subvenir à ses
dépenses de fou. C'était un homme à la fois insatiable et cupide, à qui
tous les moyens étaient bons pour acquérir de l'argent, et tous les
plaisirs bons pour le dépenser. Il avait surtout la passion du jeu.
Accoutumé qu'il était à tous les dangers et à toutes les voluptés, ce
n'était plus que dans le jeu qu'il trouvait des émotions. Il jouait donc
d'une manière qui, même dans ce pays et ce siècle de joueurs, semblait
effrayante, exposant souvent, sur un coup de dés, sa fortune tout entière,
gagnant et perdant vingt fois par nuit le revenu de cinquante familles. Il
ne tarda pas à faire de larges trouées dans la dot de sa femme, et sentit
bientôt qu'il fallait ou changer de vie ou réparer ses pertes, s'il ne
voulait se trouver dans la même position qu'avant son mariage. Le
printemps était revenu, et l'on s'apprêtait à reprendre les hostilités. Il
déclara à Morosini qu'il désirait garder l'emploi que la république lui
avait confié sous ses ordres, et regagna ainsi, par son ardeur militaire,
les bonnes grâces de l'amiral, qu'il avait commencé à perdre par sa
mauvaise conduite. Quand le moment fut venu de mettre à la voile, il se
rendit à son poste avec sa galère, et appareilla avec le reste de la
flotte au commencement de 1686.
Il prit une part brillante à tous les principaux combats qui signalèrent
cette mémorable campagne, et se distingua particulièrement au siège de
Coron et à la bataille que gagnèrent les Vénitiens sur le capitan-pacha
Mustapha dans les plaines de la Laconie. Quand l'hiver arriva, Morosini,
après avoir mis en état de défense ses nombreuses conquêtes, mena la
flotte hiverner à Corfou, où elle était à même de surveiller à la fois
l'Adriatique et la mer Ionienne. En effet, les Turcs ne firent pendant
toute la mauvaise saison aucune tentative sérieuse; mais les habitants des
écueils du golfe de Lépante, soumis l'année précédente par le général
Strasold, profitant du moment où la violence des vents et la perpétuelle
agitation de la mer empêchaient les gros navires de guerre vénitiens de
sortir, protégés d'ailleurs contre ceux qu'ils pouvaient rencontrer par la
petitesse et la légèreté de leurs barques qui allaient se cacher, comme
des oiseaux de mer, derrière le moindre rocher, se livraient presque
ouvertement à la piraterie. Ils attaquaient tous les bâtiments de commerce
que les affaires forçaient à tenter ce passage difficile, souvent même des
galères armées, s'en emparaient la plupart du temps, pillaient les
chargements et massacraient les équipages. Les Missolonghis surtout
s'étaient réfugiés dans les îles Curzolari, situées entre la Morée,
l'Étolie et Céphalonie, et causaient d'horribles ravages. Le généralissime,
pour y mettre un terme, envoya, dans les îles les plus infestées, des
garnisons de marins choisis avec de fortes galères, et en confia le
commandement aux officiers les plus habiles et les plus résolus de
l'armée. Il n'oublia pas Soranzo, qui, ennuyé de l'inaction où se tenait
l'armée, avait l'un des premiers demandé du service contre les pirates, et
il lui confia un poste digne de ses talents et de son courage. Il fut
envoyé avec trois cents hommes à la plus grande des îles Curzolari, et
chargé de surveiller l'important passage qu'elles commandent. Son arrivée
jeta la terreur parmi les Missolonghis, qui connaissaient sa bravoure
indomptable et son impitoyable sévérité; et dans les premiers temps, il ne
se commit pas un seul acte de piraterie vers les parages qu'il commandait,
tandis que les autres gouvernements, malgré l'activité des garnisons,
continuaient à être le théâtre de fréquents et terribles brigandages. Son
oncle, enchanté de sa réussite complète, lui fit envoyer par la république
des lettres de félicitation.
Cependant Orio, trompé dans l'espoir qu'il avait formé de trouver des
ennemis à combattre et à dépouiller, voulut tenter un grand coup qui
réparât à son égard ce qu'il appelait l'injustice du sort. Il avait appris
que le pacha de Patras gardait dans son palais des trésors immenses, et
que, se fiant sur la force de la ville et sur le nombre des habitants, il
laissait faire à ses soldats une assez mauvaise garde. Prenant là-dessus
ses dispositions, il choisit les cent plus braves soldats de sa troupe,
les fit monter sur une galère, gouverna sur Patras de manière à n'y
arriver que de nuit, cacha son navire et ses gens dans une anse abritée,
descendit le premier à terre, et se dirigea seul et déguisé vers la ville.
Vous connaissez le reste de cette aventure, qui a été si poétiquement
racontée par Byron. A minuit, Orio donna le signal convenu à sa troupe,
qui se mit en marche pour venir le joindre à la porte de la ville. Alors
il égorgea les sentinelles, traversa silencieusement la ville, surprit le
palais, et commença à le piller. Mais, attaqué par une troupe vingt fois
plus nombreuse que la sienne, il fut refoulé dans une cour et cerné de
toutes parts. Il se défendit comme un lion, et ne rendit son épée que
longtemps après avoir vu tomber le dernier de ses compagnons. Le pacha,
épouvanté, malgré sa victoire, de l'audace de son ennemi, le fit enfermer
et enchaîner dans le plus profond cachot de son palais, pour avoir le
plaisir de voir souffrir et trembler peut-être celui qui l'avait fait
trembler. Mais l'esclave favorite du pacha, nommée Naam, qui avait vu de
ses fenêtres le combat de la nuit, séduite par la beauté et le courage du
prisonnier, vint le trouver en secret et lui offrit la liberté, s'il
consentait à partager l'amour qu'elle ressentait pour lui. L'esclave était
belle, Orio facile en amour et très-désireux en outre de la vie et de la
liberté. Le marché fut conclu, bientôt aussi exécuté. La troisième nuit,
Naam assassina son maître, et, à la faveur du désordre qui suivit ce
meurtre, s'enfuit avec son amant. Tous deux montèrent dans une barque que
l'esclave avait fait préparer, et se rendirent aux îles Curzolari.
Pendant deux jours, le comte resta plongé dans une tristesse profonde. La
perte de sa galère était un notable échec à sa fortune particulière, et le
sacrifice inutile qu'il avait fait de cent bons soldats pouvait porter une
rude atteinte à sa réputation militaire, et par conséquent nuire à
l'avancement qu'il espérait obtenir de la république; car pour lui toutes
choses se réalisaient en intérêts positifs, et il n'aspirait aux grands
emplois qu'à cause de la facilité qu'on a de s'y enrichir. Il ne pensa
bientôt plus qu'aux mauvais résultats de sa folle expédition et aux moyens
d'y remédier.
Alors on le vit changer complètement son genre de vie, et son caractère
sembla être aussi changé que sa conduite. D'aventureux et de téméraire, il
devint circonspect et méfiant; la perte de sa principale galère lui en
faisait, disait-il, un devoir. Celle qui lui restait ne pouvait plus se
risquer dans des parages éloignés. Elle demeura donc en observation non
loin de la crique de rochers qui lui servait de port, et se borna à courir
des bordées autour de l'île, sans la perdre de vue. Encore n'était-ce plus
Orio qui la commandait. Il avait confié ce soin à son lieutenant, et n'y
mettait plus le pied que de loin en loin pour y passer des revues.
Toujours enfermé dans l'intérieur du château, il semblait plongé dans le
désespoir. Les soldats murmuraient hautement contre lui sans qu'il parût
s'en soucier; mais tout d'un coup il sortait de son apathie pour infliger
les châtiments les plus sévères, et ses retours à l'autorité de la
discipline étaient marqués par des cruautés qui rétablissaient la
soumission et faisaient régner la crainte pendant plusieurs jours.
Cette manière d'agir porta ses fruits. Les pirates, encouragés d'une part
par le désastre de Soranzo à Patras, de l'autre par la timidité de ses
mouvements autour des îles Curzolari, reparurent dans le golfe de Lépante
et s'avancèrent jusque dans le détroit; et bientôt ces parages devinrent
plus périlleux qu'ils ne l'avaient jamais été. Presque tous les navires
marchands qui s'y engageaient disparaissaient aussitôt, sans qu'on en
reçût jamais aucune nouvelle, et ceux qui arrivaient à leur destination
disaient n'avoir dû leur salut qu'à la rapidité de leur marche et à
l'opportunité du vent.
Cependant le comte Ezzelino avait quitté l'Italie de son côté, sans revoir
ni Giovanna ni le palais Morosini. Peu de jours après le mariage de
Soranzo, il avait fait ses adieux à sa famille, et avait obtenu de la
république un ordre de départ. Il s'était embarqué pour la Morée, où il
espérait oublier, dans les agitations de la guerre et les fumées de la
gloire, les douleurs de l'amour et les blessures faites à son orgueil. Il
s'était distingué non moins que Soranzo dans cette campagne, mais sans y
trouver la distraction et l'enivrement qu'il y cherchait. Toujours triste
et fuyant la société des gens plus heureux que lui, se sentant mal à
l'aise d'ailleurs auprès de Morosini, il avait obtenu de celui-ci le
commandement de Coron durant l'hiver. Cependant il arriva que Morosini,
apprenant les nouveaux ravages de la piraterie, résolut de donner à
Ezzelino un commandement plus rapproché du théâtre de ces brigandages, et
le rappela auprès de lui vers la fin de février. Ezzelino quitta donc la
Messénie et se dirigea vers Corfou avec un équipage plus vaillant que
nombreux. Sa traversée fut heureuse jusqu'à la hauteur de Zante. Mais là
les vents d'ouest le forcèrent de quitter la pleine mer et de s'engager
dans le détroit qui sépare Céphalonie de la pointe nord-ouest de la Morée.
Il y lutta pendant toute une nuit contre la tempête, et le lendemain,
quelque heures avant le coucher du soleil, il se trouva à la hauteur des
îles Curzolari. Il allait doubler la dernière des trois principales, et,
poussé par un vent favorable, il veillait avec quelques matelots à la
manoeuvre; le reste, fatigué par la navigation de la nuit précédente, se
reposait sous le pont. Tout à coup, des rochers qui forment le promontoire
nord-ouest de cette île, s'élança à sa rencontre une embarcation chargée
d'hommes. Ezzelino vit du premier coup d'oeil qu'il avait affaire à des
pirates missolonghis. Il feignit pourtant de ne pas les reconnaître,
ordonna tranquillement à son équipage de s'apprêter au combat, mais sans
se montrer davantage, et continua sa route, comme s'il ne se fût point
aperçu du danger. Cependant les pirates s'approchèrent à grand renfort de
voiles et de rames, et finirent par aborder la galère. Quand Ezzelino vit
les deux navires bien engagés et les Missolonghis poser leurs ponts
volants pour commencer l'attaque, il donna le signal à son équipage, qui
se leva tout entier comme un seul homme. A cette vue, les pirates
hésitèrent; mais un mot de leur chef ranima leur première audace, et ils
se jetèrent en masse sur le pont ennemi. Le combat fut terrible et
longtemps égal. Ezzelino, qui ne cessait d'encourager et de diriger ses
matelots, remarqua que le chef ennemi, au contraire, nonchalamment assis à
la poupe de son navire, ne prenait aucune part à l'action, et semblait
considérer ce qui se passait comme un spectacle qui lui aurait été tout à
fait étranger. Étonné d'une pareille tranquillité, Ezzelino se mit à
regarder plus attentivement *cette* homme étrange. Il était vêtu comme les
autres Missolonghis, et coiffé d'un large turban rouge; une épaisse barbe
noire lui cachait la moitié du visage, et ajoutait encore à l'énergie de
ses traits. Ezzelino, tout en admirant sa beauté et son calme, crut se
rappeler qu'il l'avait déjà rencontré quelque part, dans un combat sans
doute. Mais où? c'était ce qu'il lui était impossible de trouver. Cette
idée ne fit que lui traverser la tête, et le combat s'empara de nouveau de
toute son attention. La chance menaçait de lui devenir défavorable; ses
gens, après s'être très-bravement battus, commençaient à faiblir, et
cédaient peu à peu le terrain à leurs opiniâtres adversaires. Ce que
voyant le jeune comte, il jugea qu'il était temps de payer de sa personne,
afin de ranimer par son exemple sa troupe découragée. Il redevint donc de
capitaine soldat, et se précipita, le sabre au poing, dans le plus fort de
la mêlée, au cri de Saint-Marc, Saint-Marc et en avant! Il tua de sa main
les plus avancés des assaillants, et, suivi de tous les siens qui
revinrent à la charge avec une nouvelle ardeur, il les fit reculer à leur
tour. Le chef ennemi fit alors ce qu'avait fait Ezzelino. Voyant ses
pirates en retraite, il se leva brusquement de son banc, empoigna une
hache d'abordage, et s'élança contre les Vénitiens en poussant un cri
terrible. Ceux-ci à son aspect s'arrêtèrent incertains: Ezzelino seul osa
marcher à lui. Ce fut sur un des ponts volants qui unissaient les deux
navires que les deux chefs se rencontrèrent. Ezzelino allongea de toute sa
force un coup d'épée au Missolonghi qui s'avançait découvert; mais
celui-ci para le coup avec le manche de sa hache, et menaçait déjà du
tranchant la tête du comte, lorsque Ezzelino, qui de l'autre main tenait
un pistolet, lui fracassa la main droite. Le pirate s'arrêta un instant,
jeta un regard de rage sur son arme qui lui échappait, éleva en l'air sa
main sanglante en signe de défi, et se retira au milieu des siens. Ceux-ci,
voyant leur chef blessé et l'ennemi encore prêt à les bien recevoir,
enlevèrent rapidement les ponts d'abordage, coupèrent les amarres, et
s'éloignèrent presque aussi vite qu'ils étaient venus. En moins d'un quart
d'heure ils eurent disparu derrière les rochers d'où ils étaient sortis.