George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 1
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Adieu, ma chère maman; je vous écris à la lueur des éclairs et aux
grondements du tonnerre, ce qui n'empêche pas Maurice et Casimir de
ronfler aussi fort que lui. Je vais faire comme eux, et, si à nous
trois nous ne couvrons pas le bruit de l'orage, il faudra qu'il fasse
grand train de son côté. Écrivez-moi un peu plus souvent.

Portez-vous bien, et soignez-vous. Je vous embrasse bien tendrement.




XVI

A LA MÊME

                                Nohant, 4 septembre 1827.

Ma chère maman,

Me voici de retour, depuis cinq ou six jours. J'ai été absolument
empêchée d'écrire durant mon voyage. Toujours en route, soit à cheval,
soit à pied; je n'ai pas eu un instant pour me reposer et pour rendre
compte de mes courses. Madame Defos, que j'ai vue avant d'aller au
Mont-Dore, et en en revenant, m'a dit vous avoir donné de nos
nouvelles. J'étais donc sûre que vous ne seriez point inquiète de
nous. Cette chère dame nous a reçus avec une bonté parfaite. J'ai fait
connaissance avec mademoiselle Eugénie[1], qui est fort aimable et
fort aimée dans Clermont et dans sa maison.

Votre adorateur, comme vous l'appelez, est aussi fort aimable et fort
spirituel. Il nous a lu beaucoup de vers charmants, dont une partie
fut faite en votre honneur, comme ceux de _Victoire, Sophie,
Antoinette_, que vous connaissez. Aglaé[2] était très bien quand nous
sommes passés la première fois; à notre retour, elle était dans ses
crises. Elle avait pris Maurice en grippe, bien qu'il fût fort
tranquille. Moi, je n'étais pas trop rassurée et j'ai renvoyé le petit
aussitôt après dîner, sous prétexte qu'il était fatigué.

J'ai été voir le couvent de Saint-Joseph du haut en bas. Nous avons
dîné tous ensemble, pris des glaces, etc. Clermont est une ville
agréable, située dans un des plus beaux pays de la terre. Madame Defos
est parfaitement logée, sur une place immense, en face des beaux
coteaux de la Limagne et du Puy-de-Dôme, qui s'élève comme un géant à
l'horizon. La maison qu'elle habite est une des plus belles de la
ville et passerait pour belle, même à Paris. Je pense que vous serez
bien aise d'apprendre ces détails et de savoir votre tante dans une
position douce et agréable. Elle serait heureuse sans le fardeau
qu'elle supporte avec tant de patience et de douceur. Elle en est sur
les dents. C'est un enfant acariâtre qu'il faut endurer tout le jour
et veiller la nuit; elle se sacrifie à l'intérêt de ce malheureux
enfant, qui ne peut pas lui en savoir gré, avec une résignation et une
tendresse dont le coeur d'une mère est seul capable.

Nous avons beaucoup couru au Mont-Dore, aux environs, à Clermont, à
Pontgibaud, où sont les mines de plomb, à Aubusson, où sont les belles
manufactures de tapis. Enfin ce que nous avons fait en peu de temps
est remarquable. J'ai pris la douche, j'ai été au bal, j'ai galopé à
cheval, j'ai versé en voiture, et je pourrais faire une très longue
relation de ce court voyage; mais je vous en épargne l'ennui.

Je me borne à vous dire, ma chère maman, que tout le monde se porte à
merveille, gendre, fille et petit-fils. J'ai un appétit effrayant et
j'ai pris l'habitude de dormir, que je trouve très agréable.

  [1] Fille de M. Defos.
  [2] Autre fille de M. Defos.




XVII

A M. CARON, A PARIS

                                Nohant, 22 novembre 1827.

Il y a bien longtemps, mon bon ami, que je veux vous écrire, et ma
mauvaise santé, de jour en jour plus détraquée, m'empêche de faire
rien qui vaille, de m'appliquer même au travail qui m'est le plus
agréable, c'est-à-dire de m'entretenir avec les gens que j'aime. Au
lieu de cela, il faut m'ennuyer en cérémonies depuis une semaine avec
des gens occupés de politique et d'élections, que je comprends fort
peu, mais qu'il faut avoir l'air de comprendre sous peine
d'impolitesse, et devant qui il faut sembler s'intéresser
prodigieusement au succès de choses dont on entend parler pour la
première fois. Casimir avait l'air tout ce temps d'un chef de parti;
et, grâce à ses efforts, des députés parfaitement libéraux ont été
nommés dans tous les collèges environnants. J'en suis charmée, et je
le suis encore davantage de voir cette corvée terminée et de ne plus
voir la fièvre sur tous les visages.

Casimir m'a dit que vous aviez été malade, mon cher Caron. Donnez-nous
de vos nouvelles; vous nous oubliez tout à fait, et vous avez tort;
car vous avez toujours en nous de vrais et fidèles amis.

Ne craignez donc aucun refroidissement de notre part: ma mauvaise
santé et les ennuyeuses élections ont été la seule cause de mon long
silence. Casimir m'a dit que vous aviez éprouvé beaucoup de chagrins.
Quelle qu'en soit la cause, croyez que je les partage du fond du coeur
et qu'ils ne me trouveront jamais indifférente.

Voici l'ami Dutheil et le beau docteur[1] qui me chargent de vous
assurer de leur amitié et me forcent de vous dire adieu. Mais,
auparavant, nous nous réunissons en corps pour vous prier de venir
vous reposer ici de tous vos ennuis et boire sur eux le fleuve
d'oubli, composé de vin de Champagne dont Casimir à découvert une
nouvelle source dans sa cave.

Je crois que je serai obligée d'aller passer une huitaine à Paris pour
consulter sur ma santé. Vous seriez bien aimable de me ramener ici et
d'y passer une partie de l'hiver. Vous êtes bien sûr que j'emmènerai
Pauline.

Adieu, mon cher _Latreille_; je vous embrasse de tout mon coeur et
compte que vous accueillerez ma proposition favorablement.

AURORE.

  [1] Charles Delaveau.




XVIII

A M. CARON, A PARIS

                                Nohant, 1er avril 1828.

Mon cher Caron,

Il y a bien longtemps que je veux vous écrire; mais mon Maurice a été
si malade pendant tout l'hiver, et moi, j'ai été si tourmentée de ses
maux et des miens, que je n'ai donné signe de vie à personne; ce dont
je reçois de vifs reproches de tous côtés.

Quoique vous y mettiez plus d'indulgence que les autres, en ne me
grondant pas, je ne veux pas abuser plus longtemps de votre
_longanimité_, et je viens enfin vous dire que je ne vous ai point
oublié; car nous parlons de vous bien souvent, avec mon mari et nos
amis de la Châtre, qui demandent toujours quand vous viendrez. Je
voudrais bien avoir une bonne réponse à leur donner et je n'en perds
pas l'espérance; car vous trouverez bien quelque temps à nous
consacrer et vous savez qu'il y a ici de bon vin et de bons garçons.

J'espère que, dans quelques jours, nous aurons du beau temps qui me
rendra moins maussade et mieux portante. Pour le présent, je suis tout
à fait ganache et misérable, ne pouvant bouger de ma chambre et à
peine de mon lit. Je suis grosse par-dessus le marché, et cela fait
une complication de maux peu agréable. Il ne me faudrait pas moins que
vous pour me rendre ma bonne humeur et la santé.

Que faites-vous maintenant, mon gros ami? avez-vous guéri ce vilain
rhume qui vous fatiguait si fort, et êtes-vous un peu au courant de
votre nouvel état de choses? Il y a bien longtemps aussi que Casimir
dit tous les jours qu'il veut vous demander de vos nouvelles. Mais
vous savez comme il est paresseux de l'esprit et enragé des jambes. Le
froid, la boue, ne l'empêchent point d'être toujours dehors, et, quand
il rentre, c'est pour manger ou ronfler.

Votre belle Pauline est-elle toujours aussi grosse et aussi bonne?
Maurice est un lutin achevé. Il a été abîmé d'une coqueluche qui lui a
ôté, pendant deux mois, le sommeil et l'appétit. Heureusement il va à
merveille maintenant.

Quand vous viendrez, je veux que vous m'ameniez Pauline; vous savez
que j'en aurai bien soin, et elle est si aimable et si douce, qu'elle
ne vous sera guère à charge en route.

Voyez-vous souvent la famille Saint-Agnan[1]? J'ai été si paresseuse
envers elle, que je ne sais ce qu'elle devient.

Maurice, qui s'endort sur mes genoux et me fatigue beaucoup, m'empêche
de vous en dire davantage. Je laisse à Casimir le soin de vous répéter
que nous vous aimons toujours et vous désirons vivement.

  [1] Amie de George Sand habitant Paris.




XIX

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 7 avril 1828.

Ma chère maman,

Vous me traitez bien sévèrement, juste au moment où je venais de vous
écrire, ne m'attendant guère à vous voir fâchée contre moi. Vous me
prêtez une foule de motifs d'indifférence dont vous ne me croyez
certainement pas coupable. J'aime à croire qu'en me grondant, vous
avez un peu exagéré mes torts, et qu'au fond du coeur vous me rendiez
plus de justice; car, vous m'aviez cru insensible à de si graves
reproches, vous ne me les auriez pas faits.

J'espère qu'en apprenant que ma maladie avait été la seule cause de ce
long silence, vous m'avez entièrement pardonné. Dites-le-moi bien
vite; c'est un mauvais traitement pour moi que vos reproches, et j'ai
besoin, pour me mieux porter, de savoir que vous m'avez rendu vos
bontés.

J'ai appris de la famille Maréchal[1] des nouvelles qui m'ont bien
profondément affligée. J'en suis malade de chagrin et d'inquiétude. Je
viens pourtant de recevoir une lettre d'Hippolyte m'annonçant que
Clotilde est beaucoup mieux. Mais sa fille est morte! pauvre Clotilde,
qu'elle est malheureuse! si bonne et si aimable! Elle ne méritait pas
ces cruels chagrins. Elle ignore encore la perte de son enfant; mais
il faudra qu'elle l'apprenne, et combien ce nouveau malheur lui sera
amer! Je suis sûre que ma pauvre tante a le coeur brisé. Tout est
chagrin et misère ici-bas.

Vous me mandez que Caroline est malade. Qu'a-t-elle donc? J'espère que
cela n'est pas sérieux, puisque vous m'en parlez si brièvement.
Veuillez m'en parler avec plus de détails, ma chère maman, ainsi que
de vous-même. Je ne sais si c'est pour me punir que vous me donnez de
mauvaises nouvelles sans y ajouter un mot pour les adoucir. Ce serait
trop de sévérité.

Maurice va à merveille. Il est tous les jours plus aimable et plus
joli.

Mais je me reproche de vanter mon bonheur, quand je pense à cette
pauvre Clotilde, dont le sort, à cet égard, est si différent.
L'aisance et les plaisirs ne sont rien au coeur d'une mère en
comparaison de ses enfants. Si je perdais Maurice, rien sur la terre
ne m'offrirait de consolation dans la retraite où je vis. Il m'est si
nécessaire, qu'en son absence, je ne passe pas une heure sans
m'ennuyer.

Ne me laissez pas plus longtemps avec le chagrin de vous savoir
mécontente. Écrivez-moi, ma chère maman; j'ai le coeur bien triste, et
un mot de vous en ôterait un grand poids.

Casimir vous embrasse tendrement.

  [1] Oncle et tante de George Sand




XX

A M. CARON, A PARIS

                                Nohant, 16 avril 1828.

Je reçois à l'instant votre lettre, mon bon Caron. Elle me fait tant
de plaisir, que j'y veux répondre tout de suite. Vous êtes mille fois
aimable de vous être décidé à nous venir trouver. Nous en sautons de
joie, Casimir et moi. Je vais, par le même courrier, renouveler mon
invitation à madame Saint-Agnan, que j'aurai le plus grand plaisir à
recevoir, comme je le lui ai dit vingt fois et comme, j'espère, elle
n'en doute pas.

Je ne sais _combien de filles_ elle m'amènera. Je sais qu'il y en a
une en pension; mais, les eût-elles toutes, la maison est assez grande
pour les loger, et nous avons des poulets dans la cour en suffisante
quantité pour approvisionner un régiment.

J'ai encore une demande à vous faire: c'est, au cas où madame
Saint-Agnan voudrait emmener une femme de chambre, de l'en dissuader,
comme si cela venait de vous, en lui disant qu'elle n'en aura pas
besoin ici, puisque j'en ai une qui n'a rien à faire et qui sera à son
service. Je ne voudrais pas qu'elle s'aperçût de ma répugnance à cet
égard, parce qu'elle croirait peut-être que j'y mets de la mauvaise
grâce. Elle se tromperait; car je serai enchantée de la recevoir, elle
et sa famille. Vous savez aussi que ce n'est pas la crainte de nourrir
une personne de plus, puisqu'il s'en nourrit dans ma maison plus que
je ne le sais souvent moi-même. Je crains ici les domestiques
étrangers, parce que mes Berrichons sont de simples et bons paysans
ignorant toutes les rubriques des gens de Paris.

L'année dernière, la femme de chambre de madame Angel avait mis la
maison en révolution par ses plaintes, ses propos. Les uns me
demandaient leur compte pour aller à Paris, où elle se faisait fort de
les placer; les autres voulaient doubler leurs gages, etc., etc. Je
vous entretiens de ces balivernes parce qu'un mot dit en passant à
madame Saint-Agnan peut m'épargner ces petits désagréments. Si
cependant elle insiste, qu'il n'en soit plus question et prenez que je
n'ai rien dit. Vous pensez qu'une aussi petite considération ne
refroidira pas le plaisir que j'aurai à la voir.

Adieu, mon bon ami; venez au plus vite. Votre chambre vous attend; le
lit de Pauline sera auprès du vôtre, ou, si vous voulez dans ma
chambre, à côté de celui de Maurice. Nous vous attendons avec une
grande impatience, et je vous embrasse de tout mon coeur.

Votre fille

AURORE.

Les amis de la Châtre vont être bien joyeux de la bonne nouvelle de
votre arrivée.




XXI

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 4 août 1828.

Ma chère maman,

Il est vrai que j'ai été bien longtemps sans vous écrire; mai je n'ai
pas cessé de demander de vos nouvelles à Hippolyte. Il pourra vous le
dire aussi, trois fois de suite je lui ai demandé votre adresse sans
qu'il me l'envoyât. J'ai cherché dans vos lettres précédentes. Je n'y
ai pas trouvé celle que vous m'avez désignée. Ce n'est que sa dernière
lettre (qui m'est arrivée à peu près en même temps que la vôtre) qui
me l'a apprise. J'étais fort contrariée, je vous assure, de ne savoir
où vous étiez. Je suis enfin bien heureuse de vous savoir installée de
nouveau à Paris, bien portante et avec la société de votre enfant[1].
Embrassez-le bien de ma part, je vous en prie et gardez-le le plus
longtemps possible; car j'ai bien envie de le voir.

A cet égard, je ne sais pas du tout quand j'aurai le bonheur de vous
embrasser. Je crois que je ferai tranquillement mes couches ici, où je
serai plus commodément et plus économiquement pour passer les premiers
mois de ma nourriture. Si nos affaires nous le permettent, je fais le
projet d'aller passer, cet hiver, quelque temps près de vous. Ma santé
est assez bonne, quoique, depuis quelques semaines, je souffre
beaucoup de l'estomac. En ne mangeant pas, j'y échappe. Cela me coûte
fort, car j'ai des faims très exigeantes, que je ne puis satisfaire
sans les payer de plusieurs jours de souffrance et de diète.

Je ne suis pas très forte, et la moindre course en voiture me fatigue
beaucoup. A cela près, je vais bien. Je suis si grosse, que tout le
monde pense que je me suis trompée dans mon calcul et que
j'accoucherai très prochainement: je ne crois pourtant pas que ce soit
avant deux mois.

Casimir me charge de vous dire qu'il est très mécontent de
l'inexactitude de M. Puget à votre égard. Il ne peut vous adresser à
M. Lambert, qui n'est plus notaire et qui n'habite plus Paris. Il
chargera de vos affaires, dès le prochain trimestre, une personne sûre
et parfaitement exacte. J'ai vu Léontine un instant. Elle se portait
bien. Je vais la chercher demain pour quelques jours.

Adieu, ma chère maman; reposez-vous bien de vos fatigues, afin que je
puisse aussi vous recevoir. Ce ne sera jamais assez tôt, au gré de mon
impatience. Je vous embrasse tendrement; Casimir et Maurice se
joignent à moi.

Le cher père est très occupé de sa moisson. Il a adopté une manière de
faire battre le blé qui termine en trois semaines les travaux de cinq
à six mois. Aussi il sue sang et eau. Il est en blouse, le râteau à la
main, dès le point du jour.

Les ouvriers sont forcés de l'imiter; mais ils ne s'en plaignent pas,
car le vin de pays n'est point ménagé pour eux. Nous autres femmes,
nous nous installons sur les tas de blé dont la cour est remplie. Nous
lisons, nous travaillons beaucoup, nous songeons fort peu à sortir.
Nous faisons aussi beaucoup de musique.

Adieu, chère maman; rappelez-moi à l'amitié du vicomte. Maurice est
mince comme un fuseau, mais droit et décidé comme un homme. On le
trouve très beau, son regard est superbe.

  [1] Oscar Cazamajou, son petit-fils.




XII

A M. CARON, A PARIS

                                15 novembre, 1828.

Je n'ose pas dire, mon bon révérend, que j'ai bien du regret de ne
vous pas voir. Ce serait être égoïste que de s'affliger de vos succès.
Mais, sauf la joie bien vraie que j'éprouve à vous voir satisfait et
dont vous ne pouvez pas douter, il m'est bien permis, à part moi,
d'être fâchée de votre absence, et de regretter votre aimable
personne.

J'ai l'espoir que vous n'oublierez point notre sincère affection dans
le cours de vos prospérités, et que, quand vos affaires vous
laisseront quelque répit, vous viendrez passer ici ce temps de
liberté, dormir la grasse matinée, flâner avec l'ami Duteil et faire
jurer Casimir en le gagnant aux échecs.

Vous avez ici votre appartement, votre nourriture, éclairage,
_blansissage_, etc., moyennant la somme modique de deux francs
cinquante centimes par semaine, et, de plus, vous aurez ce qui ne
s'achète pas, des coeurs qui vous aiment bien véritablement.

Cette lettre vous sera remise par votre ami Duteil, qui, je crois, a
le projet de vous demander de le prendre en pension pour trois
semaines. C'est un compagnon aimable, et c'est pour la même raison
qu'il désire loger avec vous, si vous le trouvez bon.

Adieu, mon vénérable octogénaire. Que votre _barque_ vogue au gré de
vos désirs! C'est ce que je vous souhaite, au nom du Père, etc.

Je vous embrasse de tout mon coeur, et désire que vous terminiez
heureusement et vite afin de revenir nous voir.

AURORE.

Comment va la grosse Pauline[1]? Embrassez-la de ma part et de celle
de Maurice. On dit que vous avez une nouvelle Corinne pour cuisinière,
je vous en fais mon compliment.

  [1] Nièce de Caron.




XXIII

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 27 décembre 1828.

Mon garde champêtre, qui est mon fournisseur et mon pourvoyeur, et
qui, de plus, est ancien voltigeur et bel esprit, a fait ce matin, ma
chère maman, une assez belle chasse. Je fais mettre dès demain ma
cuisinière à l'oeuvre, et, quoiqu'elle ait beaucoup moins de génie que
le garde champêtre, j'espère qu'elle en aura assez pour confectionner
un bon pâté que je vous enverrai pour vos étrennes dès qu'il sera
refroidi. Mon ami Caron, à qui j'adresse un envoi de même genre, vous
fera passer ce qui vous revient.

Agréez en même temps, chère mère, tous mes voeux et mes embrassements
du jour de l'an; ayez une bonne santé, de la gaieté, et venez nous
voir, voilà mes souhaits.

Je suis charmée que vous ayez trouvé mes confitures bonnes. Je
comptais vous en adresser un second volume; mais mon essai n'a pas été
aussi heureux que le premier. Entraînée par l'ardeur du dessin, j'ai
laissé brûler le tout et je n'ai plus trouvé sur mes fourneaux qu'une
croûte noire et fumante qui ressemblait au cratère d'un volcan
beaucoup plus qu'à un aliment quelconque.

Puisque nous sommes sur ce chapitre, je vous dirai que vous avez très
bien fait de ne rien donner à mon envoyé. Il en eût été très choqué.
Il veut bien se considérer comme _mon ami et mon voisin_, mais non
comme un commissionnaire. Il vous eût dit qu'il était _né natif_ de
Nohant, qu'il se rendait mon messager uniquement _par amitié_, mais
qu'il avait _trop de sentiments_, etc. Enfin il vous aurait dit
peut-être de très belles choses, mais vous avez bien fait de ne le pas
payer. Il est très glorieux, je suis sûre, de pouvoir dire qu'il nous
a rendu service.

Je ne sais pas si mon projet d'aller à Paris s'effectuera. J'ai même
tout lieu de croire qu'il ira grossir le nombre immense de projets en
l'air qui sont en dépôt dans la lune avec tout ce qui se perd sur la
terre. Ma fille est bien petite et bien délicate pour voyager par ce
mauvais temps. Du reste, elle est fraîche et jolie à croquer. Maurice
se porte bien aussi, et vous souhaite une bonne année; il embrasse son
cousin Oscar. Veuillez, chère maman, être encore mon remplaçant dans
le choix des étrennes à Oscar (ce que je laisse à votre disposition).

Je vous embrasse de toute mon âme, Casimir en prend sa part.

AURORE.




XXIV

A M. CARON, A PARIS

                                Nohant, 20 janvier 1829.

Il est très vrai que je suis une paresseuse, mon _digne vieillard_ et
bon ami. Vous savez que je suis de force à me laisser brûler les pieds
plutôt que de me déranger, et à vous couvrir une lettre de pâtés
plutôt que de tailler ma plume. Chacun sa nature. Vous n'êtes pas mal
_feugnant_ aussi, quand vous vous en mêlez. Mais ce n'est jamais quand
il s'agit d'obliger; j'ai pu m'en convaincre mille fois, et j'ai même
honte d'abuser si souvent de votre extrême bonté.

Je vous ai demandé dans quelque lettre qui se sera perdue:

Les _Mémoires de Barbaroux_, les _Mémoires de madame Roland_, et les
_Poésies de Victor Hugo_.

J'ai deux volumes de Paul-Louis Courier intitulés _Mémoires,
Correspondance_ et _Opuscules inédits_. Il doit avoir paru un
troisième volume contenant des fragments de _Xénophon, l'Ane de
Lucius, Daphnis et Chloé_, etc. En outre, je voudrais avoir son
meilleur volume contenant les pamphlets politiques et opuscules
littéraires, imprimé clandestinement à Bruxelles in-8°. Celui-là sera
peut-être difficile à trouver. Aidez-vous d'Hippolyte, qui s'aidera
d'Ajasson, pour me le dépister. Veuillez avoir ma lettre dans votre
poche, quand vous irez chez le libraire, afin de ne pas vous tromper
ni m'acheter ce que j'ai déjà.

Ne confondez pas les _Mémoires de Barbaroux_ le _girondin_ sur la
Révolution, avec quelque chose de nouveau que son fils _C.-O.
Barbaroux_ vient de publier à la suite ou au commencement d'une
biographie de la Chambre des pairs. J'attendrai pour lire l'histoire
des vivants qu'ils soient morts, et, si je suis morte avant eux, je
m'en passerai.

Cela ne veut pas dire que je dédaigne les oeuvres des contemporains;
seulement la postérité jugera les hommes mieux que nous. Je voudrais
avoir quelque chose de Benjamin Constant et surtout de Royer-Collard.
Mais quoi! je ne suis pas au courant de ces publications. Veuillez
m'aider, m'envoyer ce qu'il y a de plus remarquable et le plus à la
portée d'une bête comme moi.

En voilà-t-il assez? Je vous plains bien sincèrement, mon vieux, si
vous avez beaucoup de femmes comme moi sur les bras.

Pour faire diversion à ces _factures_, car mes lettres ne sont pas
autre chose, je vous envoie le récit _lamentable_ d'une histoire
récemment arrivée à la Châtre. Vous savez qu'il y a sept ou huit
sociétés qui ne se mêlent point. Vous savez que Périgny et moi, qui
avons la prétention d'être _philosophes_, nous invitons tout le monde.

Moi, je ne reçois pas cette année; mais, lui, il a commencé. La
première soirée s'est assez bien passée, moyennant que les plus
huppées ont été stupéfaites de surprise en se voyant _amalgamées_ avec
ce qu'elles appellent de la canaille, quoique cette canaille les
vaille et plus. Le maître de musique et sa femme, fort gentille, ont
surtout causé par leur admission, une indignation, et les bonnes
personnes de dire que M. de Périgny comblait d'honnêtetés le musicien
susdit afin d'économiser cinq francs par soirée.

Voulant mettre à profit cet incident, mais ne voulant pas mettre _en
scène_ l'innocent musicien et son innocente moitié, nous avons, Duteil
et moi (auteurs indignes de cette chanson), offert nos propres
individus aux traits de la satire, nous maltraitant _soi-même_ (nous
avions tenu l'orchestre à nous deux, la première soirée); nous
détournons par cette ruse adroite les soupçons qui se dirigeraient sur
nous si nous ne gardions le secret sur notre génie poétique, car _nous
en pinçons_. Il a pu, à Paris, vous chanter des complaintes de notre
façon; que vous en semble? Nous avons tant d'esprit, que nous en
sommes _zonteux_ nous-mêmes. Nous avons montré la susdite chanson à M.
et madame de Périgny, qui en ont beaucoup ri et nous ont autorisés à
la répandre _clandestinement_, à condition qu'ils ne soient pas
reconnus en avoir eu connaissance.

Voyez-vous d'ici la bonne figure qu'ils vont faire, et vous aussi,
quand, d'un air piteux, on viendra vous raconter qu'un libelle
impertinent, _arme à deux tranchants_, et dans lequel nous sommes
particulièrement maltraités, circule dans la ville? Voyez-vous l'air
de philosophie et de générosité avec lequel nous témoignerons notre
mépris de cet outrage? J'oubliais de vous dire qu'à la seconde soirée
il n'est venu personne que ce maître de musique, Casimir et moi; la
chanson, d'ailleurs, vous l'apprendra; mais vous saurez que j'avais
l'honneur de faire partie des trois _invités_ qui font une si pauvre
figure à la fin du dernier couplet. Nous attendons à demain pour voir
si la _cabale_ continue. Moi, je n'en aurai pas le démenti, et j'irai
pour voir. Vous voilà au courant des cancans.

J'écrirai à Félicie quand je pourrai. En attendant, dites-lui que je
l'embrasse, que je ne me soucie guère d'apprendre les modes, qu'il me
suffit qu'elle se porte bien et ne m'oublie pas. Au reste, je lui
dirai cela moi-même dans quelques jours. Je verrai demain toutes vos
_amoureuses_ et m'acquitterai de vos commissions.

Bonsoir, mon vieux; portez-vous bien, dormez quinze heures sur seize,
et aimez toujours votre fille

AURORE


Casimir vous embrasse, et Maurice embrasse Pauline. A propos, j'ai un
ménage entier de porcelaine de Verneuil[1] pour elle; mais comment le
lui envoyer? le port coûtera plus que la chose ne vaut; fixez-moi
là-dessus.

    LA SOIRÉE ADMINISTRATIVE
    ou
    LE SOUS-PRÉFET PHILOSOPHE

    Air: _Tous les bourgeois de Chartres_

    1


        Habitants de la Châtre Nobles, bourgeois, vilains. D'un petit
        gentillâtre Apprenez les dédains.
            Ce jeune homme, égaré par la _philosophie_[2],
               Oubliant, dans sa déraison,
               Les usages et le bon ton,
               Vexe la bourgeoisie

    2

        Voyant que, dans la ville, Plus d'un original Tranche de
        l'homme habile Et se dit libéral;
            A nos tendres moitiés qui frondent la noblesse
              Il crut plaire en donnant un bal
              Où chacun pût d'un pas égal
        Aller comme à la messe.

    3

        Un écorcheur d'oreilles, Ci-devant procureur[3]. Croit faire
        des merveilles Avec madame _Orreur_[4].
            Sur son piano discord quand l'une nous assomme,
              L'autre nous fait grincer des dents,
              Le tout pour épargner cinq francs
        Au ménage économe.

    4

        Juges et militaires, Médecins, avocats, Chirurgiens et
        notoires, Chacun prend ses ébats.
            On entendit pourtant plus d'une grande dame,
              Pinçant la lèvre et clignant l'oeil,
              Murmurer dans son noble orgueil:
        «Voyez! quel amalgame!»

    5

        Guidant la contredanse, Périgny tout en eau, Croyait par sa
        prudence Nous dorer le gâteau.
            L'_avant-deux_ n'était pas la chose délicate:
              Mais, quand on fut au moulinet,
              C'est en vain que le sous-préfet
        Cria: «Donnez la patte!...»

    6

        Quand finit ce supplice, Chaque dame aussitôt Demande sa
        pelisse, Sa bonne et son falot,
            Et toutes en sortant se disaient dans la rue,
              En retroussant leur falbala:
              «Jamais on ne me reprendra
        _En pareille cohue_.»

    7

        La semaine suivante Le punch est préparé, La maîtresse est
        brillante, Le salon est ciré.
            vint trois invités de chétive encolure.
              Dans la ville on disait: «Bravo!
              On donne un bal _incognito_
        A la sous-préfecture!»

  [1] Village de potiers près de Nohant.
  [2] Pérnigy.
  [3] Duteil.
  [4] Aurore.




XXV

A MADAME MAURICE-DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 8 mars 1829.

Ma chère maman,

Il y a bien longtemps que je veux vous écrire; mais il a fallu que le
carême arrivât pour m'en laisser le temps. Jamais à Paris on ne mena
une vie plus active et plus dissipée que celle que nous avons passée
durant le carnaval: courses à cheval, visites, soirées, dîners, tous
les jours ont été pris, et nous avons beaucoup moins habité Nohant que
la Châtre et les grands chemins.

Enfin, nous voici rentrés dans un ordre de choses plus paisible, et je
commence, pour que la retraite me soit aussi agréable que les plaisirs
me l'ont été, par vous demander de vos nouvelles et vous assurer que
je voudrais que vous fussiez ici, où vous vous porteriez bien et vous
amuseriez, j'en suis sûre. Un peu de mouvement en voiture, la société
de personnes gaies et aimables comme celles dont notre intimité est
composée vous plairaient, à vous qui n'aimez pas plus que moi la gêne
et les obligations. Le coin du feu a aussi ses plaisirs. Hippolyte
l'égaye par son caractère facile, égal, toujours bon et content. Nous
rions, chantons et dansons comme des fous, et jamais, depuis bien des
hivers, je ne me suis si bien portée. Je lui en attribue tout
l'honneur.

Avez-vous toujours votre petit compagnon Oscar? Hippolyte m'a dit
qu'il était fort gentil, mais assez délicat. Maurice grandit beaucoup
et n'est pas non plus très robuste maintenant. C'est l'âge, dit-on, où
le tempérament se développe, non sans quelque effort et quelque
fatigue. Il est joli comme un ange, et fort bon. Sa soeur est une
masse de graisse, blanche et rose, où on ne voit encore ni nez, ni
yeux, ni bouche. C'est un enfant superbe, quoique né imperceptible;
mais, pour espérer que ce soit une fille, il faut attendre qu'elle ait
une figure. Jusqu'ici, elle en a deux aussi rondes et aussi joufflues
l'une que l'autre.... Elle a toujours une bonne nourrice, dont elle se
trouve fort bien.

Le mois prochain, vous verrez mon mari, qui retournera avec Hippolyte
vendre son cheval. De là, nous irons un mois à Bordeaux et un mois à
Nérac, chez ma belle-mère, et nous serons de retour ici au mois de
juillet. Si vous voulez, à cette époque, tenir votre promesse, et
décider Caroline à vous accompagner, nous passerons en famille tout le
temps que vous voudrez; car je n'aurai plus d'obligations de toute
l'année, et il me faut des obligations pour quitter Nohant, où j'ai
pris racine. Nous vous soignerons bien et vous rajeunirez si fort, que
vous retournerez à Paris fraîche et encore très dangereuse pour
beaucoup de têtes.

Adieu, ma chère maman. Casimir, Hippolyte, mes deux enfants et moi
vous embrassons tous bien tendrement. Gare à vous, au milieu d'un
pareil conflit! vous aurez bien du bonheur si vous n'êtes pas étouffée
par nos caresses, et nos batailles à qui en aura sa part.

Quand-vous me répondrez, aurez-vous la bonté de me donner quelques
conseils sur la façon d'une robe de foulard fort belle qu'on m'envoie
de Calcutta et que je ferai moyennant que vous me direz où en est la
mode et la manière dont je dois tailler les manches? Je crois que
maintenant on les fait droit fil et aussi larges en bas qu'en haut.
Mais dirigez-moi, car je suis fort en arrière.




XXVI

  A M. DUTEIL, AVOCAT, A LA CHATRE[1]
  (RECOMMANDÉ A MADAME LA POSTE DE LA CHATRE)

                                Bordeaux, 10 mai 1829.

Hélas! mon estimable ami, que c'est cruel, que c'est effrayant, que
c'est épouvantable, je dirai plus, que c'est sciant, de s'éloigner de
son endroit et de se voir en si peu de jours _transvasé_ à cent vingt
lieues de sa patrie! Si cette douleur est cuisante pour tous les
coeurs bien nés, elle est telle pour un coeur berrichon
particulièrement, qu'il s'en est fallu de peu que je ne fusse noyée
dans un torrent de pleurs, répandues par Pierre[2], Thomas[3],
Colette[4], Pataud[5], Marie Guillard[6] et Brave[7]; torrent auquel
j'en joignis un autre de larmes abondantes. Que dis-je! un torrent?
c'était bien une mer tout entière.

Après avoir embrassé ces inappréciables serviteurs, les uns après les
autres, je m'élançai dans la voiture, soutenue par trois personnes, et
j'arrivai sans encombre à Châteauroux. Là, nous fûmes singulièrement
égayés par la conversation piquante et badine de M. Didion, qui nous
fit pour la cinquante-septième fois le récit de la maladie et de la
mort de sa femme, sans omettre la plus légère particularité.

A Loches, mon ami, vous croyez peut-être que je me suis amusée à
penser que ces tourelles noircies, où ma cuisinière mourrait du
spleen, avaient été la résidence d'un roi de France et de sa cour; ou
bien que j'ai demandé aux habitants des nouvelles d'Agnès Sorel?...
J'avais bien autre chose dans l'esprit. Je songeais, avec
recueillement, avec émotion, au passage dans cette ville du
respectable et philanthrope M. Blaise Duplomb[8], lequel fut rattrapé
par des _querdins de zendarmes qui l'attacèrent à la queue de leurs
cevaux et_... Mais vous savez le reste! Il est trop pénible de revenir
sur de si déplorables circonstances.

Enfin, mon estimable ami, la présente est pour vous dire qu'après cinq
jours d'une traversée fatigante et dangereuse, à travers des déserts
brûlants et des hordes d'anthropophages, après une navigation de cinq
minutes sur la Dordogne, pendant laquelle nous avons couru plus de
périls et supporté plus de maux que la Pérouse dans toute sa carrière,
nous sommes arrivés, frais et dispos, en la ville de Bordeaux, presque
aussi belle qu'un des faubourgs de la Châtre, et où je me trouve fort
bien; regrettant néanmoins, vous d'abord, mon ami, puis votre
tabatière, puis les deux lilas blancs qui sont devant mes fenêtres, et
pour lesquels je donnerais tous les édifices que l'on bâtit ici.

... Adieu, mon honorable camarade, soutenons toujours de nos lumières,
et de cette immense supériorité que le ciel nous a donnée en partage
(à vous et à moi), la cause du bon sens, de la nature, de la justice,
sans oublier la morale, la culture libre du tabac et le régime de
l'égalité.

Rappellez-moi au souvenir d'Agasta[9]. Quant à vous, frère, je vous
donne l'accolade de l'amitié et vous prie de vous souvenir un peu de
moi.

Hélas! loin de la patrie, le ciel est d'airain, les pommes de terre
sont mal cuites, le café est trop brûlé.

Les rues, c'est de la séparation de pierres; cette rivière, c'est de
la séparation d'eau; ces hommes, de la séparation en chair et en os!
Voyez Victor Hugo.

AURORE

  [1] Alexis Pouradier-Duteil, avocat à la Châtre, puis président à la
    Cour d'appel de Bourges, après avoir occupé les fonctions de
    procureur général auprès de cette même cour.
  [2] Pierre Moreau, jardinier.
  [3] Thomas Aucante, vacher.
  [4] Jument de George Sand.
  [5] Chien de garde.
  [6] Cuisinière.
  [7] Chien des Pyrénées.
  [8] Propriétaire à la Châtre.
  [9] Madame Duteil.




XXVII

A M. CARON, A PARIS

                                Bordeaux, 4 juin 1829.

Aimable, estimable, respectable et vénérable octogénaire; c'est pour
avoir l'_avantage_ de savoir des nouvelles de votre chancelante et
précieuse santé que la présente vous est adressée par votre fille
soumise et subordonnée. Comment traitez-vous ou plutôt comment vous
traite la goutte, le catharre, la crachomanie, la prisomanie, la
mouchomanie, en un mot le cortège innombrable des maux qui vous
assiègent depuis tantôt quarante-cinq ans que j'ai le bonheur de vous
connaître? Fasse le ciel, ô digne vieillard, que vous conserviez le
peu de cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous
conserverez, jusqu'à la mort, le sentiment, et le dévouement de tous
ceux qui vous entourent!

C'est aussi pour vous dire que nous sommes pour le moment dans la
ville de Bordeaux, qui est grande et bien faite, regrettant amèrement
que vous n'ayez pu mettre à exécution le projet que vous aviez formé
de venir vous y divertir avec nous. Ah! bon père! de combien de soins,
de combien de tendresses, de combien de bouteilles de vin de Bordeaux,
n'eussions-nous pas entouré votre vieillesse! Certes notre affection
et la bonne chère vous eussent rendu cette verdeur de la jeunesse que
vous regrettez en vain maintenant. Nous vous eussions procuré de
bienfaisantes transpirations en vous faisant manger des artichauts
crus; et un sommeil réparateur vous eût doucement bercé jusqu'à une
heure de l'après-midi; mais, hélas! où êtes-vous?

Vous imaginez bien, mon cher ami, que nous trottons ici comme des
lièvres, que nous flânons comme...? comme vous. Nous allons au
spectacle, au café, à la campagne, sur la rivière; nous visitons les
collections, les églises, les caveaux, les morts, les vivants: c'est à
n'en pas finir. Nous allons voir la mer dans deux ou trois jours. Nous
confions nos augustes personnes et notre précieuse existence aux flots
capricieux, aux vents impétueux et au savoir chanceux d'un pilote
expérimenté. Priez pour nous, saint homme, vieillard austère et
séraphique! Si nous périssons dans cette lutte, je vous promets
d'aller vous tirer par les pieds. Vous verrez mon ombre pâle,
couronnée d'algue verte et sentant la marée à plein nez, errer autour
de votre lit et chanter comme une mouette pendant votre sommeil.
Alors, pieux cénobite, dites le chapelet à mon intention et répandez
de l'eau bénite autour de vous.

Si pourtant, comme je l'espère, une destinée moins poétique me ramène
saine et sauve à l'hôtel de _France_[1], je partirai peu de jours
après pour Guillery, où je vous prie de m'adresser votre réponse et
celle de ma petite Félicie, à qui je vous prie de remettre _en
particulier_ la lettre ci-incluse.

Nous avons ici M. Desgranges[2], que vous connaissez je crois. Plus,
l'avocat général[3], qui me charge de vous-dire mille choses
affectueuses et obligeantes.

Plus, une douzaine de parents ennuyeux; plus, deux ou trois autres
amis fort aimables qui ne nous quittent pas. Le temps vole trop vite
au milieu de ces distractions, qui me remontent un peu l'esprit.

Il faudra pourtant reprendre le cours tranquille des heures à Nohant.
Ce n'est pas que je m'en inquiète beaucoup: j'ai, comme vous, bon
père, un fonds de nonchalance et d'apathie qui me rattache sans effort
à la vie sédentaire, et, comme dit Stéphane, animale.

Ah çà, que faites-vous? N'êtes-vous pas un peu fatigué d'affaires et
n'aurez-vous pas quelques jours de liberté? Vous savez que vous vous
êtes formellement et solennement engagé à venir vous reposer près de
nous, dès que vous en trouveriez la possibilité. Je désire vivement
que ce temps arrive, et, en attendant, j'ai l'honneur d'être, ô
vertueux père de famille, votre fille et amie,

AURORE.

Casimir vous embrasse et vous prie de vous occuper de son affaire, je
ne sais laquelle.

  [1] A Bordeaux.
  [2] Armateur bordelais.
  [3] M. Aurélien de Sèze.




XXVIII

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Bordeaux, 11 juin 1829

Dites-moi donc, ma chère petite mère, ce que c'est que cette histoire
de naufrage qui m'a frappée dans mon enfance et qui s'est passée,
autant qu'il m'en souvient, aux lieux où je suis? Je vous vois encore
tout effrayée; je me rappelle mon père se jetant à l'eau pour sauver
son sabre, après nous avoir mises en sûreté; puis les jurements des
matelots; puis l'eau qui entrait dans l'embarcation.

Veuillez me raconter tout cela, afin que je comprenne ce qui m'est
arrivé et que je puisse me vanter d'avoir couru un _fameux_ danger. Ce
sera d'autant plus nécessaire à ma gloire, que, dans l'expédition que
je viens de faire, je n'ai pas eu la satisfaction de la plus petite
tempête.

Vous qui avez été partout, vous connaissez la tour de Cordouan, seule
sur un rocher au milieu de la mer, vis-à-vis des côtes de la Saintonge
et de la Gascogne. On prétend que c'est un voyage difficile et
dangereux; et voyez comme c'est vexant: pour une fois que nous y
allons, les vents sont favorables, les flots dociles et les pilotes
excellents! Enfin l'humiliation a été complète, aucun de nous n'a eu
le mal de mer, et nous sommes revenus aussi sains, aussi gais (je ne
dirai pas aussi frais, car nous étions noirs comme des Cafres et
rouges comme des Caraïbes), en un mot aussi dispos que si nous
eussions fait un tour sur le boulevard de Gand.

Un succès aussi facile me donne une fière envie de faire le tour du
monde sur un navire, et d'aller à la Chine comme qui prend une prise
de tabac. Ne vous effrayez pourtant pas trop de ce projet, et ne
croyez, pas qu'au premier jour vous allez recevoir une lettre de moi
datée de Pékin. Pour le moment, je tâcherai de me contenter des pékins
qui m'environnent, et, dans un mois au plus, je reverrai Nohant, qui a
bien aussi ses Chinois et ses magotes.

Hippolyte me mande que vous avez presque le projet de venir à Nohant
cet été. Dieu vous maintienne dans cette bonne idée!

Adieu, chère maman; je vous embrasse; mais non, je n'en suis pas
digne, je baise votre pantoufle.




XXIX

A LA MÊME

                                Nohant, 1er août 1829.

Ma chère maman,

Je suis enfin de retour et Hippolyte est près de moi avec sa famille.
Sa femme est bien fatiguée; mais j'espère que quelques jours de repos
la remettront. J'ai passé chez ma belle-mère quinze jours fort
agréables, qui m'ont rétablie à peu près. J'en avais grand besoin,
j'étais souffrante jusqu'à perdre patience; malgré cela, je me
félicite de mon voyage, et, sauf le dernier mois que j'ai presque
entièrement passé dans mon lit, mon séjour à Bordeaux m'a offert
beaucoup de plaisirs de mon goût, c'est-à-dire point de monde et
beaucoup de courses.

Je n'en ai pas moins eu un plaisir infini à me retrouver chez moi avec
tous ceux que j'aime. Il ne nous manque que vous pour être
parfaitement heureux.

Nous goûtons dans tout son charme le calme de la vie paisible et
retirée; nous n'avons pas d'importuns, pas de faux amis, du moins nous
le croyons ainsi. Nos jours s'écoulent comme des heures, et sans que
rien pourtant en interrompe l'uniformité. Cette paix profonde est fort
du goût de ma belle-soeur. Hippolyte s'en arrange aussi, parce qu'elle
lui donne une liberté parfaite, qui est son essence. Il monte beaucoup
à cheval. Nous voyons toujours nos anciens amis; mais j'ai retranché
tout doucement beaucoup de mes relations. J'étais très fatiguée, je
pourrais même dire ennuyée, de voir autant de monde. Une société
nombreuse et superficielle n'est pas ce qui me convient, et je crois
que vous êtes tout à fait de mon avis, qu'il vaut mieux le coin du feu
qu'un panorama de figures toujours nouvelles qui passent sans qu'on
ait eu le temps d'apprécier leurs qualités et leurs défauts. Je m'en
tiens donc à deux ou trois femmes sur l'amitié desquelles je puis me
reposer, ce qui est déjà assez rare. Quant aux hommes, ils n'ont pas
des dehors fort brillants; mais ce sont les meilleures gens du monde;
vous en avez vu un échantillon: notre ami Duteil, qui n'est pas beau
ni élégant, j'en conviens, mais qui a de l'esprit, en revanche, et le
caractère le plus aimable et le plus égal.

Vous nous avez promis depuis bien longtemps, ma chère maman, de venir
refaire connaissance avec Nohant; vous ne pouvez choisir un meilleur
moment pour nous faire ce plaisir, puisque Hippolyte et sa femme y
sont déjà et que je n'ai nulle affaire qui me force à le quitter d'ici
à plusieurs mois. Si vous vous sentez assez forte pour entreprendre la
route, vous nous trouverez toujours heureux de vous soigner et de vous
distraire autant qu'il dépendra de nos ressources à cet égard.

Mes enfants se portent bien. Maurice vous embrasse, et nous en faisons
tout autant, si vous le permettez. Moi, pour ma part, je réclame
pourtant un plus gros baiser que les autres.




XXX

A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS[1]

                                Nohant, 2 septembre 1829.

M. Duris-Dufresne [2] m'a fait passer, monsieur, votre réponse aux
propositions dont il a bien voulu se charger de ma part auprès de
vous. Nous sommes d'accord dès ce moment, et, si mon offre vous
convient toujours, je vous attendrai au commencement d'octobre. Le
bien que M. Duris-Dufresne nous a dit et de la méthode et du
professeur nous donne un vif désir de connaître l'un et l'autre, et
nous nous efforcerons de vous rendre agréable le séjour que vous ferez
parmi nous.

Si, dans votre méthode, il est quelque préparation préalable qu'il
soit à ma portée de donner à mon fils, veuillez me l'indiquer, afin de
rendre votre travail plus facile; sinon, je le disposerai toujours à
vous montrer de la docilité et de la reconnaissance, et, ce dernier
sentiment, ses parents le partageront, n'en doutez pas.

Agréez, monsieur, l'assurance de la considération distinguée avec
laquelle j'ai l'honneur de vous saluer.

AURORE DÙDEVANT.

  [1] Jules Boucoiran, précepteur de Maurice, puis ami intime de la
    famille. Plus tard, rédacteur en chef du _Courrier du Gard_.
  [2] Duris-Dufresue, député de l'Indre.




XXXI

A M. CARON, A PARIS

                                Nohant, 1er octobre 1829.

Mon cher Caron,

Je suis bien votre servante. Je vous salue et vous embrasse de tout
mon coeur. Maintenant, dites-moi ce que vous avez fait d'une certaine
lettre de Félicie que vous m'annoncez et que vous ne m'avez pas
envoyée? Tête de linotte! à votre âge! fi! Cherchez sur votre bureau
et réparez votre oubli en me la renvoyant bientôt et m'écrivant aussi,
pour votre part, une longue lettre.

Permettez-moi de vous donner quelques commissions. Il y a longtemps
que je ne vous ai _embêté_, comme dit Pauline; et ce serait dommage
d'en perdre l'habitude. Ayez la bonté de m'acheter trois ou quatre
petites boîtes de poudre de corail pour les dents, comme celle que
vous m'avez donnée une fois; plus une aune de levantine noire au grand
large: c'est pour faire un tablier _sans couture_. En expliquant
l'affaire, vous trouverez cela dans un bon magasin de soieries. Plus,
j'ai une guitare chez Puget que je désirerais ravoir (la guitare,
s'entend). Veuillez la faire redemander par madame Saint-Agnan, et,
s'il n'y a pas de boîte, veuillez la faire emballer et tenir ces
choses prêtes chez vous, où M. de Sèze les ira prendre pour me les
apporter. Cela lui procurera le plaisir de vous voir, dont il est fort
désireux. Il nous a demandé votre adresse.

Remettez-lui aussi le volume de Paul-Louis Courier, et recevez tous
mes remerciements.




XXXII

A M. JULES BOUGOIRAN, A NOHANT

                                Périgueux, 30 novembre 1829.

Mon cher Jules,

Comment vont mes enfants? et vous? et tous les miens? Je suis
impatiente d'avoir de vos nouvelles et des leurs. Je n'en ai pas
encore reçu et je suis bien près de m'en tourmenter.

Vous étiez de retour à Nohant vendredi soir, vous auriez dû m'écrire
le lendemain; peut-être demain matin aurai-je une lettre de vous ou de
mon frère. J'en ai besoin pour être tout à fait contente; car, à _tous
autres égards_ (vous prétendez que c'est mon mot), je suis bien de
corps et d'esprit.

Mon voyage a été sinon rapide, du moins heureux. Ma santé est fort
bonne et mon coeur assez content. Hâtez-vous donc de me dire que ma
famille va bien aussi; mon Maurice surtout, mon méchant drôle, que
j'aime pourtant plus que tout au monde, et sans lequel je n'aurais pas
de bonheur. Dort-il? mange-t-il? est-il gai? est-il bien? Ne soyez pas
trop indulgent pour lui, et, pourtant, le plus que vous pourrez,
faites-lui aimer le travail. Je sais bien que ce n'est pas chose
aisée. Quand je suis là pour sécher ses pleurs et le voir ensuite
dormir dans son berceau, je ne m'en inquiète guère; mais, de loin, ma
faiblesse de mère se réveille, et je ne sens plus que de la douleur,
en songeant qu'il est peut-être à se lamenter devant son livre. Sotte
chose que l'enfance de l'homme, sotte chose que sa vie tout entière!

Enfin, mon cher enfant, faites pour lui ce que vous feriez, ce que
vous ferez un jour pour votre propre fils. Suivez son éducation; mais,
avant tout, surveillez sa santé. Ayez aussi l'oeil sur ma petite
pataude et l'oreille à ses cris. Je vous ai déjà dit tout cela. Je
suis rabâcheuse et ennuyeuse comme toutes les vieilles. Vous me le
pardonnerez; car vous avez une mère aussi, et, si vous étiez malade
chez moi, je vous soignerais comme elle-même. Je vous ai confié mon
bien le plus précieux, vous m'avez promis d'en être responsable.

Répondez bien à toutes mes questions, répétez dix fois la même chose
sans vous, lasser, et ne laissez pas passer deux jours sans me tenir
au courant. Vous me prouverez ainsi que vous avez autant d'amitié pour
moi que j'en ai pour vous.

Je pense repartir vers le milieu de la semaine prochaine. Écrivez
jusqu'à ce que je vous avertisse. Adieu.

Soignez aussi mon bengali, et dites-moi s'il n'était pas mort de soif
quand vous êtes arrivé. Tenez un peu compagnie à ma pauvre Emilie [1],
qui s'ennuie souvent. Je sais que vous êtes bon, attentif et
obligeant.

Je compte sur vous pour me remplacer en toute chose.

AURORE DUDEVANT.

  [1] Madame Hippolyte Chatiron, belle soeur de Georges Sand.




XXXIII

AU MÊME

                                Périgueux, 8 décembre 1829.

Mon cher Jules,

J'ai reçu trois lettres de vous. J'ai écrit ce matin à mon frère pour
lui recommander de vous donner ma clef tant que vous voudriez. On n'a
pas compris que je le recommandais en partant, ou, dans l'agitation de
ce moment, je ne me suis peut-être pas bien expliquée. C'était
pourtant mon intention, recevez-en mes excuses. Du reste, vous avez
eu, j'espère, à votre disposition la clef de la grande bibliothèque
vous avez pu lire à votre aise. Si l'on n'a pas fait de feu dans votre
chambre, c'est bien votre faute. Il tenait qu'à vous d'en allumer, et
vous n'êtes pas si niais, je pense, que d'y mettre de la discrétion.
                
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