George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 1
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Recommandez donc bien mon bengali et veillez à ce qu'il soit bien
tenu; car, si je le retrouve mal soigné, je ferai un train du diable à
André [1]. Faites faire du feu tous les jours dans mon petit réduit,
afin qu'en y rentrant, ce qui aura lieu à la fin de la semaine, je ne
le trouve pas froid comme glace. Priez aussi mon frère de monter
souvent Liska [2].

J'ai commencé par où je voulais finir; mais j'ai bien fait, car les
petites choses qu'on remet, on les oublie, et les grandes ne sont pas
pressées, vu qu'on ne les oubliera pas. Parlons donc de mes enfants.
Ma fille est enrhumée, dites-vous? Si elle l'était trop, faites-lui le
soir un lait d'amande, vous avez ce petit talent; mettez y quelques
gouttes d'eau de fleurs d'oranger, et une demi-once de sirop de gomme.
Maurice lit donc bien? Cela me fait plaisir, c'est pourquoi je lui
écris. Je ne peux vous en dire davantage, le temps me presse.

Ma santé se maintient bonne, et, d'ailleurs, je suis en humeur de
chanter le _Nunc dimittis_. Vous ne savez pas, hérétique, ce que cela
signifie? Je vous le dirai. Bonsoir. Merci de votre exactitude, merci
du fond du coeur. Rien ne m'est si doux que de recevoir des nouvelles
de ma chère famille. Soignez toujours mon Maurice.

Adieu; ne m'écrivez plus, je pars incessamment.

AURORE DUDEVANT

  [1] Domestique de la maison.
  [2] Jument de selle de George Sand.




XXXIV

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 29 décembre 1829

Ma chère petite maman,

Je viens vous souhaiter une bonne santé et tout ce qu'on peut
souhaiter de meilleur pour tout le courant de l'année où nous entrons
et pour toutes celles de votre vie; faites qu'il venait beaucoup. Pour
cela, soignez-vous bien et menez joyeuse vie...

Que faites-vous de mon mari? vous mène-t-il au spectacle? est-il gai?
est-il bon enfant? Il nous a mandé qu'il serait de retour cette
semaine; mais je doute que ses affaires lui permettent de tenir cet
engagement. Profitez de son bras, pendant que vous l'avez, faites-le
rire; car il est toujours triste comme un bonnet de nuit quand il est
à Paris. Faites-vous promener, si le temps le permet toutefois. Ici,
nous sommes sous la neige comme des marmottes. Nous passons notre vie
à nous chauffer et à dire des folies. Nous ne faisons rien, et
pourtant les journées sont encore trop courtes. Hippolyte est d'une
gaieté intarissable; sa femme se porte assez bien ici, et nos enfants
nous occupent beaucoup. Ils lisent parfaitement. Hippolyte est maître
d'écriture; moi, je suis maîtresse de musique.

Ma fille n'est pas tout à fait aussi avancée; mais elle commence à
parler anglais et à marcher. Elle a une bonne qui lui parle espagnol
et anglais. Si cela pouvait continuer, elle apprendrait plusieurs
langues sans s'en apercevoir. Mais je ne suis pas très contente de
mademoiselle _Pépita_ (c'est ainsi que se nomme l'héroïne), et je ne
sais si je la garderai longtemps. Elle est sale et paresseuse comme
une véritable Castillane. Ma petite Solange est pourtant bien fraîche
et bien portante. Elle sera, je crois, très jolie; elle ressemble,
dit-on, à Maurice; elle a de plus que lui une peau blanche comme la
neige. On ne peut pas trouver, par le temps qui court, une comparaison
plus palpable.

Adieu, chère petite maman; j'ai les doigts tout gelés. Je vous
embrasse tendrement et laisse la place à Hippolyte.




XXXV

A LA MÊME

                                1er février 1830

Ma chère maman,

Si je n'avais reçu de vos nouvelles par mon marï et par mon frère, qui
vient d'arriver, je serais inquiète de votre santé; car il y a bien
longtemps que vous ne m'avez écrit. Depuis plusieurs jours, je me
disposais à vous en gronder. J'en ai été empêchée par de vives alarmes
sur la santé de Maurice.

J'ai été bien malheureuse pendant quelques jours. Heureusement les
soins assidus, les sangsues, les cataplasmes out adouci cette crise.
Il a même été plus promptement rétabli que je n'osais l'espérer. Il va
bien maintenant et reprend ses leçons, qui sont pour moi une grande
occupation. Il me reste à peine quelques heures par jour pour faire un
peu d'exercice et jouer avec ma petite Solange, qui est belle comme un
ange, blanche comme un cygne et douce comme un agneau. Elle avait une
bonne étrangère qui lui eût été fort utile pour apprendre les langues,
mais qui était un si pitoyable sujet sous tous les rapports, que,
après bien des indulgences mal placées, j'ai fini par la mettre à la
porte, ce matin, pour avoir mené Maurice (à peine sorti de son lit à
la suite de cette affreuse indigestion) dans le village, se bourrer de
pain chaud et de vin du cru.

J'ai confié Solange aux soins de la femme d'André, que j'ai depuis
deux ans. Je vous envoie le portrait de Maurice, que j'ai essayé le
soir même où il est tombé malade. Je n'ose pas vous dire qu'il
ressemble beaucoup; j'ai eu peu de temps pour le regarder, parce qu'il
s'endormait sur sa chaise. Je croyais seulement au besoin de sommeil
après avoir joué, tandis que c'était le mal de tête et la fièvre qui
s'emparaient de lui. Depuis, je n'ai pas osé le _faire poser,_ dans la
crainte de le fatiguer.

J'ai cherché autant que possible, en retouchant mon ébauche, de me
pénétrer de sa physionomie espiègle et décidée. Je crois que
l'expression y est bien; seulement le portrait le peint plus âgé d'un
an ou deux. La distance des narines à l'oeil est un peu exagérée, et
la bouche n'est pas assez froncée dans le genre de la mienne. En vous
représentant les traits de cette figure un peu plus rapprochés, de
très longs cils que le dessin ne peut pas bien rendre et qui donnent
au regard beaucoup d'agrément, de très vives couleurs rosés avec un
teint demi-brun, demi-clair, les prunelles d'un noir orangé,
c'est-à-dire d'un moins beau noir que les vôtres, mais presque aussi
grandes; enfin, en faisant un effort d'imagination, vous pourrez
prendre une idée de sa petite mine, qui sera, je crois, par la suite,
plutôt belle que jolie.

La taille est sans défauts: svelte, droite comme un palmier, souple et
gracieuse; les pieds et les mains sont très petits; le caractère est
un peu emporté, un peu volontaire, un peu têtu. Cependant le coeur est
excellent, et l'intelligence très susceptible de développement. Il lit
très bien et commence à écrire; il commence aussi la musique,
l'orthographe et la géographie; cette dernière, étude est pour lui un
plaisir.

Voilà bien des bavardages de mère; mais vous ne m'en ferez pas de
reproches, vous savez ce que c'est. Pour moi, je n'ai pas autre chose
dans l'esprit que mes leçons, et j'y sacrifie mes anciens plaisirs.
Voici le moment où tous mes soins deviennent nécessaires. L'éducation
d'un garçon n'est pas une chose à négliger. Je m'applaudis plus que
jamais d'être forcée de vivre à la campagne, où je puis me livrer
entièrement à l'instruction.

Je n'ai aucun regret aux plaisirs de Paris; j'aime bien le spectacle
et les coursés quand j'y suis; mais heureusement je sais aussi n'y pas
penser quand je n'y suis pas et quand je ne peux pas y aller. Il y a
une chose sur laquelle je ne prends pas aussi facilement mon parti:
c'est d'être éloignée de vous, à qui je serais si heureuse de
présenter mes enfants, et que je voudrais pouvoir entourer de soins et
de bonheur. Vous m'affligez vivement en me refusant sans cesse le
moyen de m'acquitter d'un devoir qui me serait si doux à remplir.
Moi-même, j'ose à peine vous presser, dans la crainte de ne pouvoir
vous offrir ici les plaisirs que vous trouvez à Paris, et que la
campagne ne peut fournir. Je suis pourtant bien sûre intérieurement
que, si la tendresse et les attentions suffisaient pour vous rendre la
vie agréable, vous goûteriez celle que je voudrais vous créer ici.

Adieu, ma chère maman; nous vous embrassons tous, les grands comme les
petits. Écrivez-moi donc! ce n'est pas assez pour moi d'apprendre que
vous vous portez bien, je veux encore que vous me le disiez et que
vous me donniez une bénédiction.




XXXVI

A LA MÊME

                                Nohant, février 1830.

Ma chère petite maman,

J'ai reçu votre lettre depuis quelques jours, et j'y aurais répondu
tout de suite, sans un nouveau dérangement de santé qui m'a mis assez
bas. Il faudra que je songe sérieusement à me mettre en état de grâce;
chose qu'on fait toujours le plus tard qu'on peut, et si tard, que
j'ai de la peine à croire que cela serve à quelque chose.

«Voilà, direz-vous, de beaux sentiments!» Vous savez que je plaisante,
et qu'en état de santé ou de maladie, je suis toujours la même, quant
au moral; ma gaieté n'en est même pas altérée. Je prends le temps
comme il vient, comptant sur l'avenir, sur mes forces physiques, sur
la bonne envie que j'ai de vivre longtemps pour vous aimer et vous
soigner.

Heureusement vous êtes toujours jeune et vous pouvez encore mener
longtemps la vie de garçon; mais un jour viendra, madame ma chère
mère, où vous n'aurez plus de si beaux yeux, ni de si bonnes dents; il
faudra bien alors que vous reveniez à nous. C'est là que je vous
attends, au coin du feu de Nohant, enveloppée de bonnes couvertures et
enseignant à lire aux enfants de Maurice et à ceux de Solange;
moi-même, je ne serai plus alors très allante, et, si ma pauvre santé
détraquée me mène jusque-là, je ne serai pas fâchée d'accaparer
l'autre chenet; c'est alors que nous raconterons de belles histoires
qui n'en finiront pas et nous endormiront alternativement. Je serai,
moi, beaucoup plus vieille que mon âge; car déjà, avec une dose de
sciatique et de douleurs comme celles qui me pèsent sur les épaules,
je gagerais que vous êtes plus jeune que moi.

Ainsi donc, chère mère, comptez que nous vieillirons ensemble et que
nous serons juste au même point. Puissions-nous finir de même et nous
en aller de compagnie là-bas, le même jour!

Adieu, chère maman; je laisse la plume à Hippolyte; je ne puis pas
écrire sans me fatiguer beaucoup. Mon étourdi se charge de vous
raconter nos amusements.




XXXVII

A M. JULES BOUCOIRAN, A CHATEAUROUX

                                Nohant, 1er mars 1830.

Mon cher enfant,

Il me semblait que vous nous aviez oubliés. Je suis bien aise de
m'être trompée. Vous seriez fort ingrat, si vous ne répondiez pas à
l'amitié sincère que je vous ai témoignée et que vous m'avez paru
mériter. Je crois que vous y répondez en effet, puisque vous me le
dites, et je suis sensible à la manière simple et affectueuse dont
vous exprimez votre affection.

Vous vous applaudissez d'avoir trouvé une amie en moi. C'est bon et
rare, les amis! Si vous ne changez point, si vous restez toujours ce
que je vous ai vu ici, c'est-à-dire honnête, doux, sincère, aimant
votre excellente mère, respectant la vieillesse et ne vous faisant pas
un amusement de la railler, comme il est aujourd'hui de mode de le
faire; si vous demeurez, enfin, toujours étranger aux erreurs que vous
m'avez vue détester et combattre chez mes plus proches amis, vous
pouvez compter sur cette amitié toute maternelle que je vous ai
promise.

Mais je vous avertis que j'exigerai plus de vous que des autres. Il en
est beaucoup dont la mauvaise éducation, l'abandon dans la vie ou le
caractère ardent sont l'excuse. Avec de bons principes, un naturel
paisible, une bonne mère, si l'on se laisse corrompre, on ne mérite
aucune indulgence. Je connais vos qualités et vos défauts mieux que
vous ne les connaissez. A votre âge, on ne se connaît pas. On n'a pas
assez d'années derrière soi pour savoir ce que c'est que le passé et
pour juger une partie de la vie. On ne pense qu'à l'autre qu'on a
devant soi, et on la voit bien différente de ce quelle sera!

Je vais vous dire ce que vous êtes. D'abord l'apathie domine chez
vous. Vous êtes d'une constitution nonchalante. Vous avez des moyens,
vos études ont été bonnes. Je crois que vous auriez un jour une tête
«carrée», comme disait Napoléon, un esprit positif et une instruction
solide, si vous n'étiez pas paresseux. Mais vous l'êtes. En second
lieu, vous n'avez pas le caractère assez bienveillant en général, et
vous l'avez trop quelquefois. Vous êtes taciturne à l'excès, ou
confiant avec étourderie. Il faudrait chercher un milieu.

Remarquez que ces reproches ne s'adressent point à mon fils, à celui
que je faisais lire et causer dans mon cabinet, et qui, avec moi,
était toujours raisonnable et excellent. Je parle de Jules Boucoiran,
que les autres jugent, dont ils peuvent avoir à se louer ou à se
plaindre. Désirant que tous ceux que vous rencontrerez se fassent une
idée juste de vous, et voulant vous apprendre à vivre bien avec tous,
je dois vous montrer les inconvénients de cet abandon avec lequel vous
vous livrez à la sensation du moment: tantôt l'ennui, tantôt
l'épanchement.

Vous n'aimez point la solitude. Pour échapper à une société qui vous
déplaît, vous en prenez une pire. J'ai su que, pendant mon absence,
vous passiez toutes vos soirées à la cuisine, et je vous désapprouve
beaucoup.

Vous savez si je suis orgueilleuse et si je traite mes gens d'une
façon hautaine. Élevée avec eux, habituée pendant quinze ans à les
regarder comme des camarades, à les tutoyer, à jouer avec eux comme
fait aujourd'hui Maurice avec Thomas[1], je me laisse encore souvent
gronder et gouverner par eux. Je ne les traite pas comme des
domestiques. Un de mes amis remarquait avec raison que ce n'étaient
pas des valets, mais bien une classe de gens à part qui s'étaient
engagés par goût à faire aller ma maison, en vivant aussi libres,
aussi _chez eux_ que moi-même.

Vous savez encore que je m'assieds quelquefois au fond de ma cuisine,
en regardant rôtir le poulet du dîner et en donnant audience à mes
coquins et à mes mendiants. Mais je ne demeurerais point un quart
d'heure avec eux lorsqu'ils sont rassemblés, pour y passer le temps à
écouter leur conversation. Elle m'ennuierait et me dégoûterait; parce
que leur éducation est différente de la mienne; je les gênerais en
même temps que je me trouverais déplacée. Or vous êtes élevé comme moi
et non comme eux. Vous ne devez donc pas être avec eux comme un égal.
J'insiste sur ce reproche, auquel je n'aurais pas pensé, s'il ne
m'était revenu quelque chose de semblable d'une manière indirecte, par
l'effet du hasard.

Hippolyte se trouvant en patache avec un homme employé chez le général
Bertrand, je ne sais plus si c'est comme ouvrier, comme domestique ou
comme fermier, celui-ci bavarda beaucoup, parla de la famille
Bertrand, de monsieur, de madame, des enfants, etc, etc., et enfin de
M. Jules. «C'est un bon, enfant, dit-il, et bien savant; mais c'est
jeune, ça ne sait pas tenir son rang. Ça joue aux cartes ou aux dames
avec le chasseur du général. Nous autres gens du commun, nous n'aimons
pas ça; si nous étions élevés en messieurs, nous nous conduirions en
messieurs.»

Hippolyte me raconta cette conversation, qu'il regardait comme un
propos sans fondement; mais je me rappelai diverses circonstances qui
me le firent trouver vraisemblable; entre autres, votre brouillerie
avec la famille du portier, brouillerie qui n'aurait jamais dû avoir
lieu, parce que vous n'auriez jamais dû faire votre société de gens
sans éducation.

Je le répète, l'éducation établit entre les hommes la seule véritable
distinction. Je n'en comprends pas d'autre; celle-là me semble
irrécusable. Celle que vous avez reçue vous impose l'obligation de
vivre avec les personnes qui sont dans la même position, et de n'avoir
pour les autres que de la douceur, de la bienveillance, de
l'obligeance. De l'intimité et de la confiance, jamais; à moins de
circonstances particulières qui n'existent point par rapport à vous
avec mes gens, ou avec ceux du général Bertrand. Voilà encore ce qui
me fait dire que vous êtes paresseux.

Quand vos élèves sont couchés, au lieu d'aller niaiser avec des gens
qui ne parlent pas le même français que vous, il faudrait prendre un
livre, orner votre esprit des connaissances qui lui manquent encore.
Si votre cerveau est fatigué des impatiences et des fadeurs de la
leçon (je conviens que rien n'est plus ennuyeux), prenez un ouvrage de
littérature. Il y en a tant que vous ne connaissez pas, ou que vous
connaissez mal! J'aimerais encore mieux que vous fissiez seul de
méchants vers que d'aller entendre de la prose d'antichambre.

Vous voyez que j'use fort de la liberté que vous m'avez donnée de vous
gronder. Au fait, si vous le preniez mal, vous seriez un sot; car je
ne fais que remplir mon devoir de mère; il faut vous aimer et vous
estimer beaucoup pour se charger de vous faire la morale si rudement.


                                Le 13 mars.

Il y a tantôt quinze jours que je vous écrivis le barbouillage
précédent. Depuis, il ne m'a pas été possible de le reprendre; c'est à
grand'peine que je m'y remets aujourd'hui. J'ai attrapé une sorte de
refroidissement qui m'a fort maltraité les yeux. Je serai fort à
plaindre si j'en suis réduite à me chauffer les pieds sans m'occuper;
c'est triste de n'y pas voir, de ne pouvoir regarder la couleur du
ciel et le visage de ses enfants. Priez pour que cela ne m'arrive.

En attendant, je souffre beaucoup et ne puis vous dire qu'un mot:
c'est que vous ne vous fâcherez pas j'espère, de tout ce qui précède,
un peu sévèrement dit. N'y cherchez qu'une nouvelle preuve de mon
amitié pour vous.

Vous viendrez nous voir quand vous aurez fini avec la maison Bertrand.
Vous trouverez Maurice et Léontine lisant très bien, écrivant très
mal, faisant du reste assez de progrès pour les petites choses que je
leur enseigne peu à peu. Soulat[2] lit mal et écrit bien. Il oublie
les principes que vous lui avez donnés, quoique nous le fassions lire
tous les jours.

Vous m'aviez proposé de me laisser des tableaux pour les leur remettre
sous les yeux, ce qui souvent est nécessaire. Vous l'avez ensuite
oublié. Je me rappelle assez bien l'arrangement des principales
règles. Mais j'ai les yeux et la tête si malades, que vous me rendrez
service en me les faisant passer.

Adieu, mon cher Jules; donnez-moi toujours de vos nouvelles. Tout le
monde ici vous fait amitié.

Maurice vous embrasse.

  [1] Thomas Aucante, vacher de la ferme de Nohant.
  [2] Jacques Soulat, ancien grenadier de la garde impériale, paysan
    dans le village de Nohant.




XXXVIII

AU MÊME

                                Nohant, 22 mars 1830.

Je suis fort contente de votre lettre, mon cher enfant. Avant tout, je
veux vous dire de venir me voir avant de retourner à Paris. Il faut
même vous arranger de manière à passer quelque temps chez nous. Les
enfants écrivent assez bien pour que vous leur appliquiez la méthode
d'orthographe dont vous m'avez parlé. Ne le voulez-vous pas? Vous
savez le plaisir que vous me ferez en acceptant ma proposition.

Vous convenez de trop bonne grâce de tous _vos torts_, je ne puis vous
gronder bien haut. Mais un défaut qu'on avoue n'est qu'à moitié
corrigé. Il faut mettre la main à l'oeuvre et s'en débarrasser au plus
tôt. Dans votre autre lettre, vous doutiez de ma patience.

Vous ne vous trompez guère. J'en ai une inépuisable pour certaines
contrariétés et pour les douleurs physiques; mais, en ce qui concerne
Maurice, je n'en ai pas du tout. Ce serait pourtant bien le cas ou
jamais d'en avoir. Je prends tellement à coeur ses progrès, que je me
désespère promptement, et j'ai bien tort. Je disais aussi, comme vous,
que cela tient à ma constitution, au climat, à la digestion, etc.
Pourtant, ce serait une pauvre défaite, puisqu'il est beaucoup
d'occasions où je réussis à dompter l'emportement de mon caractère. Ce
qu'on a pu une fois, on le peut plus d'une fois, et l'habitude le fait
pouvoir presque toujours. J'espère en venir là pour mes impatiences,
de même que vous avec votre apathie. La douceur m'est nécessaire pour
faire quelque chose de mon fils; un stimulant vous l'est aussi pour
faire quelque chose de vous-même. L'éducation de Maurice commence, la
vôtre n'est pas finie. Si vous y consentez, je vous donnerai votre
tâche quand vous serez ici, et je vous autorise à vous moquer de moi
quand vous me verrez en colère. Mais déjà je me suis beaucoup amendée.

Le second paragraphe de votre réponse n'est pas clair. Vous me
promettez de me l'expliquer dans un an; à la bonne heure!

Le troisième est un raisonnement si l'on veut. Il vous suffira de le
relire pour voir comme il est solide. Vous dites: «Je suis franc,
parce que je laisse voir aux gens qu'ils me déplaisent. J'abhorre la
dissimulation, et je serais hypocrite, si j'agissais autrement.» Voilà
qui est bien d'une tête de vingt ans! croyez-vous, mon enfant, que je
sois perfide et menteuse? croyez-vous que je n'aie pas bien des fois
en ma vie ressenti des mouvements d'éloignement et d'indignation
envers certaines gens? Sans doute cela m'est arrivé; mais, avant de le
leur témoigner, j'ai réfléchi.

Je me suis demandé sur quoi étaient fondées mes aversions, et j'ai
presque toujours reconnu que l'amour-propre m'exagérait la différence
entre moi et ces gens-là, la supériorité usurpée sur eux. Je ne parle
pas des assassins et des voleurs que j'ai eu l'honneur de
_fréquenter_. Je les mets à part. Ils ont bien des motifs d'excuse et
de compassion inutiles à dire ici. Je vous permets bien, du reste, de
les considérer avec horreur, pourvu que cette indignation ne vous
rende pas inflexible et inhumain envers ces hommes dégradés, qu'on
doit encore secourir, pour les empêcher de se dégrader de plus en
plus. Il n'est question ici que de ces travers, de ces vices même
qu'on rencontre dans la société, dans toutes les sociétés, avec cette
seule différence qu'ils sont plus ou moins voilés.

Eh bien, si vous étiez un peu moins jeune, si vous aviez plus
d'habitude de rencontrer de ces gens à chaque pas (c'est là en quoi
consiste ce qu'on appelle _expérience_), si vous aviez examiné _tout_
en les jugeant, vous seriez beaucoup moins sévère pour eux, sans
cesser d'être rigidement vertueux pour vous-même.

Considérez que vous avez vingt ans, que la plupart des gens dont les
travers vous choquent ont vécu trois ou quatre fois votre âge, ont
passé par mille épreuves dont vous ne savez pas encore comment vous
sortiriez, ont manqué peut-être de tous les moyens de salut, de tous
les exemples, de tous les secours qui pouvaient les ramener ou les
préserver. Que savez-vous si vous n'eussiez pas fait pis à leur place,
et voyez ce qu'est l'homme livré à lui-même?

Observez-vous avec sévérité, avec attention, pendant une journée
seulement! Vous verrez combien de mouvements de vanité misérable,
d'orgueil rude et fou, d'injuste égoïsme, de lâche envie, de stupide
présomption, sont inhérents à notre abjecte nature! combien les bonnes
inspirations sont rares! comme les mauvaises sont rapides et
habituelles! C'est cette habitude qui nous empêche de les apercevoir,
et, pour ne pas nous y être livrés, nous croyons ne les avoir pas
ressentis. Demandez-vous ensuite d'où vous vient le pouvoir de les
réprimer; pouvoir qui vous est devenu une habitude et dont le combat
n'est plus sensible que dans les grandes occasions. «C'est ma
conscience, direz-vous. Ce sont mes principes.»

Croyez-vous que ces principes vous fussent venus d'eux-mêmes sans les
soins que votre mère et tous ceux qui ont travaillé à votre éducation
ont pris à vous les inculquer? Et maintenant vous oubliez que ce sont
eux qu'il faut bénir et glorifier, et non pas vous, qui êtes un
ouvrage sorti de leurs mains! Ayez donc plutôt compassion de ceux à
qui le secours a été refusé et qui, livrés à leur propre impulsion, se
sont fourvoyés sans savoir où ils allaient. Ne les recherchez pas; car
leur société est toujours déplaisante et peut-être dangereuse à votre
âge; mais ne les haïssez pas. Vous verrez, en y réfléchissant, que la
bienveillance, qu'on appelle communément _amabilité_, consiste non pas
à tromper les hommes, mais à leur pardonner.

Je ne vous dirai rien sur le reste de votre lettre. Je vous ai dit
tout ce que j'en pensais la première foi. Vous convenez que vous avez
tort et vous me promettez de changer cette bienveillance outrée en une
douceur plus noble, dont on sentira le prix davantage. Je vois des
éléments très bons en vous; mais le raisonnement est souvent faux.
C'est un grand mal de s'encourager soi-même à se tromper.

Adieu, mon cher enfant. Je vous attends, venez le plus tôt que vous
pourrez. Mes yeux vont mieux. Les enfants et moi vous embrassons
affectueusement. Comptez toujours sur votre vieille amie.




XXXIX

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 19 avril 1830.

Ma chère maman,

J'ai été empêchée de vous écrire par une ophthalmie qui m'a fait
beaucoup souffrir pendant plus d'un mois et dont je ne suis pas tout à
fait débarrassée, j'ai encore les yeux malades et fatigués le soir.
Néanmoins, je suis assez bien pour mettre à exécution un projet dont
je n'ai pas voulu vous faire part avant qu'il fût tout à fait arrêté.
Je vais aller passer quelques jours auprès de vous, et, de plus, je
vous mène Maurice, afin que vous fassiez connaissance avec lui. Il en
meurt d'envie et me fait mille questions sur votre compte.

Je profite d'une occasion agréable et commode pour le voyage: le
sous-préfet et sa femme[1] vont aussi prendre l'air de Paris et
m'offrent place dans leur calèche. Une fois près de vous, j'espère
bien vous décider à revenir avec moi; vous n'aurez plus de défaites à
me donner; nous ferons le voyage aussi long que vous voudrez. Nous
nous arrêterons pour vous laisser reposer où il vous plaira; enfin, je
vous soignerai si bien en route, que vous ne vous apercevrez pas de la
fatigue. Mais c'est de quoi nous aurons le loisir de parler ensemble
la semaine prochaine, c'est-à-dire le 30 de ce mois ou le 1'er mai.

Dites à l'ami Pierret de s'apprêter à gâter Maurice, comme il m'a
gâtée jadis; ce qui ne nous rajeunit ni les uns ni les autres. Si
j'avais été seule, je vous aurais priée de me donner un lit de sangle
au pied du vôtre; mais Maurice est un camarade de lit assez
désagréable; d'ailleurs, Hippolyte désire que je donne un coup d'oeil
à sa maison[2]. J'occuperai donc son appartement; ce qui ne
m'empêchera pas de vous voir tous les jours et de vous mener promener.

J'espère bien vous redonner des jambes. Je me rappelle qu'à mon
dernier voyage, je vous ai été enlever, un jour que vous étiez malade,
et que j'ai réussi à vous égayer et à vous guérir. Je compte encore
livrer l'assaut à votre paresse et vous rendre plus jeune que moi. Ce
ne sera pas beaucoup dire quant au physique; car je suis un peu dans
les pommes cuites, comme vous verrez; mais le moral ne vieillit pas
autant et je suis encore assez folle quand je me mêle de l'être.

Adieu, ma chère maman; bientôt je vous dirai bonjour. Je suis heureuse
d'avance. Faites que je vous trouve bien portante; car, malgré mon
empressement à vous soigner, j'aime mieux que vous n'en ayez pas
besoin. Je vous embrasse mille fois.

Émilie, Casimir, Hippolyte et nous tous vous embrassons tendrement.

  [1] M. et madame de Périgny
  [2] Rue de Seine, 31.




XL

A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS

                                Nohant, 20 juillet 1830.

Mon cher enfant,

Où êtes-vous? Je vous écris à tout hasard à Paris. Vous m'aviez promis
de venir me voir aussitôt votre retour dans le pays, et je ne vous
vois point arriver. Dernièrement madame Saint-Agnan me mandait qu'elle
vous voyait souvent. Pourquoi ne m'écrivez-vous pas? Je sais que vous
vous portez bien, que vous avez conservé l'habitude de cette gaieté
bruyante que je vous connais. Mais ce n'est pas assez; je veux que
vous bavardiez un peu avec moi et me racontiez ce que vous faites et
ne faites pas.

Moi, je ne vous dirai rien de curieux. Vous savez comment on vit à
Nohant; le mardi ressemble au mercredi, le mercredi au jeudi, ainsi de
suite. L'hiver et l'été apportent seuls quelque diversion à cet état
de stagnation permanente. Nous avons le sentiment ou, si vous aimez
mieux, la sensation du froid et du chaud pour nous avertir que le
temps marche et que la vie coule comme l'eau. C'est un cours
tranquille, celui qui me mène et je ne demande pas à rouler plus vite.
Mais vous, dans ce grand et fatigant Paris, comment prenez-vous le
_fardeau de l'existence_? Ah! il est lourd à porter par un temps
chaud, avec de longues courses à faire. Je m'y suis _amusé_ ou
_amusée_ (comme votre sublime exactitude grammaticale l'entendra).
Mais je suis bien aise d'être de retour. Arrangez cela comme vous
voudrez.

J'en conclus que je me trouve bien partout, grâce à ma haute
philosophie, ou à ma profonde nullité. Vous aimiez assez notre vie
paisible, vous êtes né pour cela, et vous avez une tournure faite
exprès pour le grand canapé somnifère de mon silencieux salon. Ne
viendrez-vous pas bientôt y lire les journaux ou vous y enfoncer dans
une léthargie demi-méditative, demi-ronflante?

Il me tarde de vous embrasser, mon cher enfant, de vous morigéner
par-ci par-là, avec toute l'autorité que mon âge vénérable et mon
caractère grave me donnent sur votre folâtre jeunesse. En attendant,
écrivez-moi, ou nous nous fâcherons.

Bonsoir, mon cher fils; je suis toujours à moitié aveugle: c'est pour
qu'il ne me manque aucune des infirmités dont l'imbécillité se
compose.

Cela ne m'empêche pas de vous aimer tendrement. Quand vous viendrez,
demandez, je vous prie, à madame Saint-Agnan si elle n'a rien à
m'envoyer de chez Gondel[1]. Achetez-moi aussi quelques cahiers de
papier pareil à celui de cette lettre. Quand je dis _quelques_,
c'est-à-dire une vingtaine. Je vous dois beaucoup de choses. Il me
tarde de m'acquitter envers vous. Mais ce que je ne vous rembourserai
qu'en amitié, c'est l'infatigable obligeance que vous avez eue pour
moi à Paris et à laquelle je sais être sensible, quoique bourrue.

Maurice vous embrasse; il lit bien, mais n'écrit pas assez couramment
pour commencer l'orthographe; d'ailleurs, je n'ai encore examiné
qu'imparfaitement votre méthode. Je veux m'en pénétrer un peu plus,
avant de la mettre en pratique, et votre secours ne me sera pas
inutile.

  [1] Gondel, marchand.




XLI

AU MÊME

                    La Châtre, 31 juillet 1830, onze heures du soir.

Oui, oui, mon enfant, écrivez-moi. Je vous remercie d'avoir pensé à
moi au milieu de ces horreurs. O mon Dieu, que de sang! que de larmes!

Votre lettre du 28 ne m'est arrivée qu'aujourd'hui 31. Nous attendions
des nouvelles avec une anxiété! Cependant, nous savions à peu près
tout ce qu'elle contient par mille voies diverses, et les versions
diffèrent peu les unes des autres. Mais rien d'officiel! Nous espérons
que ce sera demain; car nous avons besoin de cela pour coopérer aussi
de tous nos faibles moyens au grand oeuvre de la rénovation. Ah Dieu!
l'emporterons nous? Le sang de toutes ces victimes profitera-t-il à
leurs femmes et à leurs enfants!

Votre lettre a été lue par toute la ville; car on est avide de détails
et chacun fournit son contigent; écrivez donc, songez qu'on
s'arrachera les nouvelles et ne me parlez que des affaires publiques.
Mon pauvre enfant, en dépit de la fusillade et des barricades, vous
avez réussi à m'informer de ce qui se passait. Croyez-le bien, parmi
tous ceux pour qui je frémis, vous n'êtes pas un de ceux qui
m'intéressent le moins. Ne vous exposez pas, à moins que ce ne soit
pour sauver un ami; alors je vous dirais ce que je dirais à mon propre
fils: «Faites-vous tuer plutôt que de l'abandonner.» Au nom du ciel,
si vous pouvez circuler sans danger, informez-vous du sort de ceux qui
me sont chers.

Les Saint-Agnan n'ont-ils pas souffert? Le père était de la garde
nationale. On en est à se dire: «Un tel est-il mort?» Il y a trois
jours, la mort d'un ami nous eût glacés; aujourd'hui, nous en
apprendrons vingt dans un seul jour peut-être, et nous ne pourrons les
pleurer. Dans de tels moments, la fièvre est dans le sang, et le coeur
est trop oppressé pour se livrer à la sensibilité.

Je me sens une énergie que je ne croyais pas avoir. L'âme se développe
avec les événements. On me prédirait que j'aurai demain la tête
cassée, je dormirais quand même cette nuit; mais on saigne pour les
autres. Ah! que j'envie votre sort! Vous n'avez pas d'enfant! Vous
êtes seul; moi, je veille comme une louve veille sur ses petits. S'ils
étaient menacés, je me ferais mettre en pièces.

Mais que voulais-je vous dire? Mes pensées se ressentent du désordre
général. Courez à l'hôtel d'_Elboeuf,_ place du Carrousel. Il est
pillé, dévasté sans doute. Sachez si ma tante, madame Maréchal, et sa
famille out échappé aux désastres de ces journées de meurtre. Mon
oncle était inspecteur de la maison du roi. Je me flatte qu'il était
absent. Mais sa femme et sa fille, seules au centre de la tempête! Son
gendre est brigadier aux gardes du corps; est-il mort? S'il ne l'est
pas, vivra-t-il demain? Je n'ai pas le courage de leur écrire.
D'ailleurs, où sont-ils? Et puis peuvent-ils songer, s'ils out été
maltraités, comme je le crains, à donner de leurs nouvelles? Mais
vous, mon enfant, qui êtes actif, bon et dévoué à vos amis, vous
pouvez peut-être me tirer de cette horrible inquiétude. Faites-le si
le combat a cessé, comme on le dit. Hélas! ne recommencera-t-il pas
bientôt?

Que je vous dise ce qui se passe chez nous. Notre ville est la seule
qui se montre vraiment énergique. Qui l'aurait cru? elle seule marche.
Châteauroux est moins déterminée. Issoudun ne l'est pas du tout;
néanmoins, les gardes nationales s'organisent, et, si l'autorité
(l'autorité renversée) lutte encore, nous résisterons bien. Dans ce
moment, la gendarmerie est la seule force qu'on ait à nous opposer;
c'est si peu de chose contre la masse, qu'elle se tient prudemment en
repos. Nous n'avons qu'un danger à courir, celui d'être assaillis par
un régiment détaché de Bourges pour nous soumettre. Alors on se
battra.

Les deux hommes d'ici sont des plus décidés. Casimir est nommé
lieutenant de la garde nationale, et cent vingt hommes sont déjà
inscrits. Nous attendons avec impatience la direction que nous donnera
le gouvernement provisoire. J'ai peur, mais je n'en dis rien; car ce
n'est pas pour moi que j'ai peur. En attendant, on se réunit, on
s'excite mutuellement.

Et vous, que ferez-vous? La famille Bertrand viendra-t-elle ici
bientôt? L'accompagnez-vous toujours? Je désire bien vous revoir.

Parlez-moi de notre député; est-il arrivé sans événement? Nous l'avons
vu partir au plus rude moment et nous frémissions de ce qui pouvait
lui arriver. Nous espérons maintenant qu'il a pu entrer sans danger,
mais nous sommes impatients d'en avoir la certitude. Tâchez de le
voir, et priez-le, s'il a un instant de loisir, de me donner de ses
nouvelles. Il est notre héros, et, comme notre attachement est son
unique salaire, il ne peut pas refuser celui-là.

Adieu, mon cher enfant. Où sont nos paisibles lectures et nos jours de
repos? Quand reviendront-ils? La guerre n'est pas mon élément; mais,
pour vivre ici-bas, il faut-être amphibie. S'il ne fallait que mon
sang et mon bien pour servir la liberté! Je ne puis pas consentir à
voir verser celui des autres, et nous nageons dans celui des autres!
Vous êtes heureux d'être homme; chez vous, la colère fait diversion à
la douleur. Merci encore une fois de votre lettre.

Ne vous lassez pas de nous donner des détails. Je ne crois pas qu'il
ait pu rien arriver à ma mère; mais la pauvre femme a dû avoir bien
peur. Voyez-la, je vous en prie; elle demeure près de vous, boulevard
Poissonnière, n^o 6. Ne vous étonnez pas si son accueil est singulier;
elle a l'étrange manie de prendre tous les gens qu'elle ne connaît pas
pour des voleurs. Criez-lui en entrant que vous venez de ma part
savoir de ses nouvelles, et, si elle vous reçoit froidement, ne vous
en inquiétez pas. Je vous saurai gré de ce nouveau service. Adieu.




XLII

A MADAME MAURICE DUPIN, A CHARLEVILLE

                                7 septembre 1830.

J'aurais répondu plus tôt à votre lettre, ma chère petite mère, si je
n'eusse été fort malade. On a craint pour moi une fièvre cérébrale,
et, pendant quarante-huit heures, j'ai été je ne sais où. Mon corps
était bien au lit sous l'apparence du sommeil, mais mon âme galopait
dans je ne sais quelle planète. Pour parler tout simplement, je n'y
étais plus et je ne me sentais plus.

Casimir est fort sensible à vos reproches; il assure qu'il ne les
mérite pas. On lui a dit chez ma tante que vous étiez partie. Il en
était si convaincu, qu'il me l'a dit en arrivant ici. Il n'a point été
s'en assurer par lui-même; il regardait cela comme une course inutile,
dans la certitude où il était de ne point vous rencontrer. Il était
tellement pressé, tellement occupé d'affaires politiques et de
commissions dont la ville de la Châtre l'avait chargé pour les
Chambres, qu'il regardait, avec raison, son temps comme fort précieux.
Forcé de revenir au bout de huit jours, ce n'est pas sans peine qu'il
a rempli si vite sa mission. Ce que je ne conçois pas, c'est qu'on
l'ait induit en erreur, lorsque, d'après ce que vous me dites, on
savait que vous étiez encore à Paris. J'ai des lettres de lui datées
de cette époque dans lesquelles il me dit positivement: «Ta mère est
partie pour Charleville, c'est pourquoi je n'ai pu la voir.»

Casimir est incapable d'un mensonge et il ne peut avoir de raison pour
vous éviter; ainsi, tout cela est le résultat d'un malentendu. Il
était décidé à vous ramener ici avec lui, si vous y eussiez consenti.

Vous avez été près de Caroline. Je suis loin d'en être jalouse. Elle
était malade, et je n'ai qu'un regret, c'est que les liens qui me
retiennent ici m'aient empêchée de vous y accompagner. Je l'aurais
soignée avec zèle; mais, outre que l'arrivée de deux personnes de plus
dans son ménage eût pu la gêner beaucoup, il ne m'est pas facile de
quitter mes petits enfants, encore moins de les faire voyager avec
moi. Voici l'âge où Maurice a besoin de leçons suivies et je suis
comme enchaînée à la maison. J'ai renoncé aux longues courses; ce qui
me force de négliger celles de mes connaissances qui demeurent à cinq
ou six lieues.

Oscar doit être un beau garçon bien avancé. S'il était à moi, avec les
dispositions qu'il a pour le dessin, j'en ferais un peintre. C'est
l'avenir que je rêve pour le mien. Il annonce aussi du goût pour cet
art. C'est, à mon gré, le plus beau de tous, celui qui peut occuper le
plus agréablement la vie, soit qu'il devienne un état, soit qu'il
serve seulement à l'amusement. Il me fait passer tant d'heures de
plaisir et de bonheur que je passerais peut-être à m'ennuyer! Si
j'avais un talent véritable, je sens qu'il n'y aurait pas de sort plus
beau que le mien et j'oublierais bien au fond de mon cabinet les
intrigues et les ambitions qui font les révolutions.

Que dites-vous de celle-ci? Je suis loin de la croire finie, et j'ai
peur même que tout ce qu'on a fait ne serve à rien. Mais vous en avez
par-dessus la tête, vous qui avez vu tout cela. Je ne veux pas vous en
parler.

Vous me rendez heureuse en m'apprenant que vous êtes plus forte que
vous ne disiez. Je le pensais bien. Vous vous exagériez votre
faiblesse. Je crois que je tiens de vous sous le rapport de la santé;
je suis sujette à de fréquentes indispositions, à des souffrances
presque continuelles; mais, au fond, je suis extrêmement forte, comme
vous, et d'étoffe à vivre longtemps sans infirmité, en dépit de tous
ces _arias_ de bobos.

Soignez-vous bien, mais ne vous figurez donc pas que vous avez cent
ans; toutes les femmes de votre âge ont l'air d'avoir vingt ans de
plus que vous. En ne vous affectant pas, en ne vous laissant pas
gagner par l'ennui et la tristesse, vous serez longtemps jeune.

Restez près de ma soeur tant qu'elle aura besoin de vous et que vous
vous plairez dans ce pays. Dès que vous éprouverez le besoin de
changer de place et la force de le faire, venez ici. Vous y resterez
dix ans si vous vous y trouvez bien, huit jours si vous vous ennuyez.
Vous serez libre comme chez vous, vous vous lèverez, vous vous
coucherez, vous serez seule, vous aurez du monde, vous mangerez comme
bon vous semblera, vous n'aurez qu'à parler pour être obéie. Si vous
n'êtes pas contente de nous, je suis bien sûre que ce ne sera pas de
notre faute.

Adieu, ma chère maman; je vous embrasse de toute mon âme, ainsi que ma
soeur et Oscar.

Donnez-moi de vos nouvelles et des leurs.




XLIII

A M. JULES BOUCOIRAN, A CHATEAUROUX

                                Nohant, 27 octobre 1830.

Je vous remercie, mon cher enfant, de vos deux billets. Je me doutais
bien de l'exagération des rapports sur Issoudun qui nous étaient
parvenus. Il en est ainsi de toutes les nouvelles, véritables cancans
politiques, qui grossissent en roulant par le monde.

La vérité a toujours quelque chose de trivial qui déplaît aux esprits
poétiques. Nous sommes d'ailleurs dans le pays, dans la terre
classique de la poésie, on ne dit jamais les choses comme elles sont.
Voit-on des cochons, ce sont des éléphants; des oies, ce sont des
princesses; ainsi du reste. Je suis lasse et dégoûtée de tout cela;
aussi je ne lis plus les journaux. J'exècre l'esprit de commérage des
coteries provinciales: c'est une guerre de menteries, un assaut
d'absurdités qui fait mal au coeur, pour peu qu'on en ait. Je ne
trouve en dehors de ma vie intime, rien qui mérite un sentiment
d'intérêt véritable.

De nos jours, l'enthousiasme est la vertu des dupes. Siècle de fer,
d'égoïsme, de lâcheté et de fourberie, où il faut railler ou pleurer
sous peine d'être imbécile ou misérable. Vous savez quel parti je
prends. Je concentre mon existence aux objets de mes affections. Je
m'en entoure comme d'un bataillon sacré qui fait peur aux idées noires
et décourageantes. Absents ou présents, mes amis remplissent mon âme
tout entière; leur souvenir y apporte la joie, efface la pointe acérée
des douleurs cuisantes, souvent répétées. Le lendemain ramène un rayon
de soleil et d'espérance. Alors je me moque des larmes de la veille.

Vous vous étonnez souvent de mon humeur mobile, de mon caractère
flexible. Où en serais-je sans cette faculté de m'étourdir? Vous
connaissez tout dans ma vie, vous devez comprendre que, sans
l'heureuse disposition qui me fait oublier vite le chagrin, je serais
maussade et sans cesse repliée sur moi-même, inutile aux autres,
insensible à leur affection.

Loin de là, cette faculté d'oublier m'inspire tant de reconnaissance,
m'apporte tant de consolations, que je suis fière de pouvoir dire à
ceux qui m'aiment: «Vous me rendez le bonheur et la gaieté, vous me
dédommagez de ce qui me manque, vous suffisez à toutes mes ambitions.»
Prenez votre part de ce compliment, mon enfant; car vous savez que je
vous aime comme un fils et comme un frère.

Nous différons de caractère; mais nos coeurs sont honnêtes et aimants,
ils doivent s'entendre. Il me sera doux de vous avoir pour longtemps
près de moi et de vous confier mon Maurice. Il me tarde de voir
arriver ce moment.

Bonsoir, mon fils; écrivez-moi.




XLIV

A MADAME MAURICE DUPIN, A CHARLEVILLE

                                Nohant, 22 novembre 1830.

Ma chère petite maman,

Vous êtes bien paresseuse. Si je ne vous savais en bonnes mains et en
sûreté à Charleville, je serais inquiète de vous. Par ce temps-ci, on
ne sait qui vit ni qui meurt. Il y a des troubles de tous les côtés;
notre pays, tout pacifique qu'il est d'ordinaire, se mêle aussi de
remuer. Des émeutes assez sérieuses ont eu lieu à Bourges, à Issoudun,
voire à la Châtre; c'est là, par exemple, qu'elles ont été le plus
vite apaisées; tout s'est tourné en plaisanterie. Bien des gens ont
fui de peur, cependant; chaque chose a son côté ridicule dans la vie.

Je me sens peu disposée à m'effrayer de l'avenir si noir qu'on nous
prédit. La frayeur grossit les objets et ces hommes sanguinaires, vus
de près, ne sont, la moitié du temps, que des ivrognes, qu'on met en
gaieté avec du vin et qui n'égorgeront personne. Ils font grand bruit
et peu de mal, quoi qu'on en dise; cependant, je suis bien aise que
vous ne soyez pas à Paris. Vous y êtes très isolée, et, dans cette
position, il est naturel qu'on ne soit pas rassuré. La peur fait mal,
elle rend malade. Reposez-vous donc auprès de vos enfants, mais
n'oubliez pas les absents et parlez-moi un peu plus souvent de vous et
d'eux.

Oscar est-il au collège? La santé de Caroline se raffermit-elle? Votre
présence, qu'elle désirait vivement, a dû être pour elle le meilleur
des remèdes, et puis ce beau temps est excellent pour les poitrines
délicates. Soignez-la bien, elle vous le rendra; mais faites en sorte
de n'en avoir pas besoin.

J'ai été assez malade depuis ma dernière lettre. Je cours du matin au
soir pour me dédommager de l'ennui de souffrir.

Ma belle-soeur[1] ne court guère, on peut même dire pas du tout. Elle
est douce et bonne, point exigeante; elle se lève tard, et nous ne
nous voyons qu'au moment du dîner. C'est toujours avec plaisir et
bonne intelligence. Nous passons la soirée ensemble, soirée qui n'est
pas longue; car elle se retire à neuf heures, et, moi, je vais écrire
ou dessiner dans mon cabinet, tandis que mes deux marmots ronflent à
qui mieux mieux. Solange est superbe de graisse et de fraîcheur. Je
doute qu'elle soit jolie: elle a la bouche grande et le front
saillant; mais elle a de jolis yeux, un petit nez et la peau comme du
satin. Je crois que ce sera une bonne gaillarde berrichonne.

Maurice travaille bien. Il écrit l'orthographe passablement et son
caractère gagne beaucoup. Léontine est aussi très gentille; enfin,
notre ménage va au mieux, mais je crains que nous ne soyons forcés de
nous séparer bientôt. Hippolyte est à Paris depuis quelques jours, il
devait y passer une quinzaine et revenir; à présent, il nous mande
qu'il sera forcé d'y rester tout à fait, à cause de l'obligation de
faire partie de la garde nationale. Les troubles fréquents qui
éclatent à Paris contraignent ce corps à une grande activité. C'est un
devoir d'homme d'en faire partie dans un temps d'agitations et de
désordres civils. Il a vu Pierret, qui venait de monter trente heures
de garde; il était sur les dents.

Si mon frère ne peut revenir de l'hiver, probablement sa femme voudra
l'aller rejoindre. Je verrais cette séparation avec regret; l'habitude
nous avait déjà rendus nécessaires les uns aux autres; du moins, je le
sens ainsi pour ma part; c'est un besoin pour moi de m'attacher à ceux
qui m'entourent.

Pardon de mon bavardage et de mon barbouillage. A propos, vous
occupez-vous toujours de peinture, distraction agréable dont vous vous
tirez fort bien? Le mot _barbouillage_, que je fais suivre d'un _à
propos_ assez impertinent, ne peut s'appliquer qu'à moi. Je fais des
fleurs qui ont l'air de potirons, mais ça m'amuse.

Adieu, ma chère petite mère; je vous embrasse de toute mon âme.
Émilie, mon mari et les enfants se joignent à moi et vous chargent
d'embrasser Caroline, Oscar et Cazamajou.

  [1] Madame Hippolyte Chatiron.




XLV

  A M. CHARLES DUVERNET, A PARIS
  ÉPITRE ROMANTIQUE A MES AMIS

                                Nohant, 1er décembre 1830.

De même que ces enfants naïfs et déguenillés que l'on voit sur les
routes, armés de ces ingénieux paniers que leurs petites mains ont
tressés, après en avoir ravi les matériaux à l'arbuste flexible qui
croît dans ces vignes que l'on voit ceindre les collines verdoyantes
de l'Indre, ramassent, pour engraisser le jardin paternel, les
immondices nutritives et fécondes (je ne sais pas précisément si le
mot est masculin ou non... je m'en moque), que les coursiers, les
mulets, les boeufs, les vaches, les pourceaux et les ânes laissent
échapper, dans leur course vagabonde, comme autant de bienfaits que
l'active et ingénieuse civilisation met à profit pour ranimer la santé
débile du choufleur et la délicate complexion de l'artichaut;

De même que ces hommes patients et laborieux qu'un sot préjugé
essayerait vainement de flétrir, et qui, munis de ces réceptacles
portatifs qu'on voit également servir à recueillir les dons de Bacchus
et les infortunés animaux que l'on trouve parfois égarés et
languissants au coin des bornes, jusqu'à ce qu'une main cruelle leur
donne la mort et les engloutisse à jamais dans la hotte parricide,
ramassent, dans ces torrents fangeux qui se brisent en mugissant dans
les égouts de la capitale, divers objets abandonnés à la parcimonieuse
industrie, qui sait tirer parti de tout, et faire du papier à lettres
avec de vieilles bottes et des chiens morts;

De même, ô mes sensibles et romantiques amis! après une longue,
laborieuse et pénible recherche, j'ai à peu près compris la lettre
bienfaisante et sentimentale que vous m'avez écrite, au milieu des
fumées du punch et dans le désordre de vos imaginations, naturellement
fantasques et poétiques. Triomphez, mes amis, enorgueillissez-vous des
dons que le ciel prodigue vous a départis; soyez fiers, car vous avez
droit de l'être!

Vous avez atteint et dépassé les limites du sublime. Vous êtes
inintelligibles pour les autres comme pour vous-mêmes. Nodier pâlit,
Rabelais ne serait que de la Saint-Jean, et Sainte-Beuve baisse
pavillon devant vous.
                
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