George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 1
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Immortels jeunes hommes, mes mains vous tresseront des couronnes de
verdure quand les arbres auront repris des feuilles, le laurier-sauce
s'arrondira sur vos fronts et le chêne sur vos épaules, si vous
continuez de la sorte.

Heureuse, trois fois heureuse la ville de la Châtre, la patrie des
grands hommes, la terre classique du génie!... heureuses vos mamans!
heureux aussi vos papas!

Enfants gâtés des Muses, nourris sur l'Olympe (pas d'allusions, je
vous prie), bercés sur les genoux de la Renommée, puissiez-vous faire,
pendant toute une éternité (comme dit le forçat _délibéré_
Champagnette de Lille), la gloire et l'ornement de la patrie
reconnaissante! Puissiez-vous m'écrire souvent pour m'endormir... au
son de votre lyre pindarique, et pour détendre les muscles
buccinateurs, infiniment trop contractés, de mes joues amaigries!

Depuis ton départ,--ô blond Charles, jeune homme aux rêveries
mélancoliques, au caractère sombre comme un jour d'orage, infortuné
misanthrope qui fuis la frivole gaieté d'une jeunesse insensée, pour
te livrer aux noires méditations d'un cerveau ascétique, les arbres
ont jauni, ils se sont dépouillés de leur brillante parure. Ils ne
voulaient plus charmer les yeux de personne. L'hôte solitaire des
forêts désertes, le promeneur mélancolique des sentiers écartés et
ombreux n'étant plus là pour les chanter, ils sont devenus secs comme
des fagots et tristes comme la nature, veuve de toi, ô jeune homme.

Et toi, gigantesque Fleury, homme aux pattes immenses, à la barbe
effrayante, au regard terrible; homme des premiers siècles, des
siècles de fer; homme au coeur de pierre, homme fossile, homme
primitif, homme normal, homme antérieur à la civilisation, antérieur
au déluge! depuis que ta masse immense n'occupe plus, comme les dieux
d'Homère, l'espace de sept stades dans la contrée, depuis que ta
poitrine volcanique n'absorbe plus l'air vital nécessaire aux
habitants de la terre, le climat du pays est devenu plus froid, l'air
plus subtil. Les _vents_ qu'emprisonnaient tes poumons, les tempêtes
qui se brisaient contre ton flanc comme au pied d'une chaîne de
montagnes, se sont déchaînés avec furie le jour de ton départ. Toutes
les maisons de la Châtre out été ébranlées dans leurs fondements, le
moulin à vent a tourné pour la première fois, quoique n'ayant ni
ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M de la Genetière a été
emportée par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de madame
Saint-O... a été relevée à une hauteur si prodigieuse, que le grand
Chicot assure avoir vu sa jarretière.

Et toi, petit Sandeau! aimable et léger comme lé colibri des savanes
parfumées! gracieux et piquant comme l'ortie qui se balance au front
battu des vents des tours de Châteaubrun! depuis que tu ne traverses
plus avec la rapidité d'un chamois, les mains dans les poches, la
petite place où tu semas si généreusement cette plante pectorale qu'on
appelle le _pas d'âne_ et dont Félix Fauchier a fait, grâce à toi, une
ample provision pour la confection du sirop de quatre fleurs, les
dames de la ville ne se lèvent plus que comme les chauves-souris et
les chouettes, au coucher du soleil: elles ne quittent plus leur
bonnet de nuit pour se mettre à la fenêtre, et les papillotes ont pris
racine à leurs cheveux. La coiffure languit, le cheveu dépérit, le fer
à friser dort inutile sur les tisons refroidis. La main de Laurent[1],
glacée par l'âge et le chagrin, tombe inactive à son côté. Les touffes
invisibles et les cache-peignes moisissent sans éclat dans la boutique
de Darnaut[2]. L'usage des peignes commence à se perdre, la brosse
tombe en désuétude et la garnison menace de s'emparer de la place. Ton
départ nous a apporté une plaie d'Égypte bien connue.

Quant à votre amie infortunée, ne sachant que faire pour chasser
l'ennui aux lourdes ailes, fatiguée de la lumière du soleil, qui
n'éclaire plus nos promenades savantes et nos graves entretiens aux
Couperies, elle a pris le parti d'avoir la fièvre et un _bon_
rhumatisme, seulement pour se distraire et passer le temps. Vous
ririez, mes camarades, si vous pouviez me voir sortir de ma chambre,
non pas comme l'Aurore aux ailes empourprées attelant d'une main
légère les chevaux du classique Phébus, dont la perruque rousse a fait
vivre les poètes pendant plusieurs siècles, mais comme la marmotte
engourdie que le Savoyard tire de sa boîte et fait danser à grands
coups de bâton, pour la mettre en train et lui donner l'air enjoué.

C'est ainsi que je me traîne, moi qui naguère aurais défié, sur ma
bonne Lyska, un parti de miguelets. Maintenant, empaquetée de
flanelles et fraîche comme une momie dans ses bandelettes, je voyage,
en un jour, de mon cabinet au salon, et une de mes jambes est auprès
de la cheminée dudit appartement, que l'autre est encore dans la salle
à manger. Si cet état fâcheux continue, je vous prie de m'acheter une
de ces brouettes dans lesquelles on voiture les culs-de-jatte dans les
rues de Paris; nous y attellerons Brave, et nous parcourrons ainsi les
villes et les campagnes, pour attirer la pitié des âmes sensibles.
Fleury fera des tours de force, et Charles avalera dès épées comme les
jongleurs indiens, ou des souris comme Jacques de Falaise; on lui
laissera le choix.

Et, à propos de Brave, je viens de lui rendre visite dans sa niche.
Après les politesses d'usage, je lui ai lu le paragraphe de votre
lettre qui le concerne. Il eh a été fort mécontent, et, me suivant
dans mon cabinet, où il est présentement étendu devant le feu, il m'a
prié d'écrire sous sa dictée une réponse aux accusations dont vous le
chargez. Je souscris à sa demande, et vous quitte pour servir
d'interprète à ce bon animal.

Adieu donc, mes chers camarades; écrivez-moi souvent. Quelque bêtes
que vous puissiez être, je vous promets de n'être jamais en reste avec
vous. Je vous tiens quitte des compliments.

Pauvre Fleury! accouchez donc vite de ce fatal choléra-morbus, prenez
du tabac à fortes doses, il partira dans les éternuements.

Et vous, jeune Chariot, au milieu des tumultueux plaisirs de cette
ville de bruit et de prestiges, n'oubliez pas la plus ancienne, de vos
amies.

Une poignée de main à tous les trois, quoique Rochou-Daubert _n'aime
pas cela dans une femme_.

AURORE D.

  [1] Coiffeur à la Châtre.
  [2] Autre coiffeur à la Châtre.




XLVI

A M. CHARLES DUVERNET, A PARIS

                                Nohant, 1er décembre 1830.

_Réclamation adressée par Brave, chien des Pyrénées, originaire
d'Espagne,_ garde de nuit _de profession, décoré du collier à pointes,
du grand cordon de la chaîne de fer et de plusieurs autres ordres
honorables._

_A Messieurs Fleury (dit le Germanique) et Duvernet (Charles), pour
offense à la personne dudit Brave et diffamation gratuite auprès de sa
protectrice, dame Aurore, châtelaine de Nohant et de beaucoup de
châteaux en Espagne, dont la description serait trop longue à
mentionner_.

Messieurs,

Je ne viens point ici faire une vaine montre de mes forces physiques
et de mes vertus domestiques. Ce n'est point un mouvement d'orgueil,
assez justifié peut-être par la pureté de mon origine, et le
témoignage d'une conduite irréprochable, qui m'engage à mettre la
patte à la plume, pour réfuter les imputations calomnieuses qu'il vous
a plu de présenter à mon honorée protectrice et amie, dame Aurore, que
j'ai fidèlement accompagnée et gardée jusqu'à ce jour; à cette fin de
détruire la bonne intelligence qui a toujours régné entre elle et moi,
et de lui inspirer des doutes sur mes principes politiques.

Il me serait facile de mettre au jour des faits qui couvriraient de
gloire l'espèce des chiens, au grand détriment de celle des hommes. Il
me serait facile encore de vous montrer deux rangées de dents, auprès
desquelles les vôtres ne brilleraient guère, et de vous prouver que,
quand on veut mordre et déchirer, il n'est pas prudent de s'adresser à
plus fort que soi.

Mais je laisse ces moyens aux esprits rudes et grossiers qui n'en ont
point d'autres. Je dédaigne des adversaires dont la défaite ne me
rapporterait point de gloire, et dont je viendrais aussi facilement à
bout que des chats que je surprends à vagabonder la nuit autour du
poulailler, au lieu d'être à leur poste à l'armée d'observation contre
les souris et les rats.

Je ne veux employer avec vous que les armes du raisonnement. Mon
caractère paisible préfère terminer à l'amiable les discussions où la
rigueur n'est pas absolument nécessaire. Accoutumé dès l'enfance et,
pour me servir de l'expression de M. Fleury, _dès mon bas âge_, à des
études graves et utiles, j'ai contracté le goût des méditations
profondes. J'ai réussi à l'inspirer au chien Bleu, qui ne manque pas
d'intelligence. Je prends plaisir à m'entretenir avec lui sur toute
sorte de matières, lorsque, couchés au clair de la lune sur le fumier
de la basse-cour, durant les longues nuits d'hiver, nous examinons le
cours des astres et leurs rapports avec le changement des saisons et
le système entier de la nature. C'est en vain que j'ai voulu améliorer
l'éducation et réformer le jugement de mon autre camarade, l'oncle
Mylord, que vous appelez épileptique et convulsionnaire; car, dans la
frivolité de vos railleries mordantes, vous n'épargnez pas, messieurs,
les personnes les plus dignes d'intérêt et de compassion par leurs
infirmités et leurs disgrâces.

Quoi qu'il en soit, messieurs, je ne m'adjoindrai pas dans cette
défense le susdit oncle Mylord, parce que, sa complexion nerveuse ne
le rendant propre qu'aux beaux-arts, il fait société à part et passe
la majeure partie de son temps dans le salon, où on lui permet de se
chauffer les pattes en écoutant la musique, dont il est fort amateur,
pourvu qu'il ne lui _échappe_ aucune impertinence; ce qui
malheureusement, vous le savez, messieurs, lui arrive quelquefois. Je
dois en même temps vous déclarer que, dans le système de défense que
j'ai adopté, j'ai été puissamment aidé par les lumières et les
réflexions du chien Bleu. La franchise m'oblige à reconnaître les
talents et le mérite de cette personne estimable, que vous n'avez pas
craint d'envelopper dans vos soupçons injurieux sur notre patriotisme
et notre moralité.

D'abord, examinons les faits qu'on m'attribue.

M. Fleury, mon principal accusateur, prétend:

1° Que moi, Brave, assis sur mon postérieur, j'ai été surpris par lui,
Fleury, réfléchissant aux malheurs que des _factieux_ out attirés sur
la tête de l'ex-roi de France Charles X.

M. Fleury insiste sur l'expression de _factieux_ dont il assure que je
me suis servi.

2° Il prétend m'avoir surpris lisant _la Quotidienne_ en cachette. Et,
d'après ces deux chefs d'accusation, il ne craint pas de se répandre
en invectives contre ma personne, de me traiter tour à tour de
carliste, de jésuite, d'ultramontrain, de serpent, de crocodile, de
boa, d'hypocrite, de chouan, de Ravaillac!

Quelle âme honnête ne serait révoltée à cette épouvantable liste
d'épithètes infamantes; épithètes gratuitement déversées sur un chien
de bonne vie et moeurs, d'après deux accusations aussi frivoles,
aussi, peu avérées!

Mais je méprise ces outrages et n'en fais pas plus de cas que d'un os
sans viande.

M. Fleury ment à sa conscience lorsqu'il rapporte avoir entendu sortir
de ma gueule le mot de factieux appliqué aux glorieux libérateurs de
la patrie. Je vous le demande, ô vous qui ne craignez pas de flétrir
la réputation d'un chien paisible, ai-je pu me rendre coupable d'une
aussi absurde injustice? Pouvez-vous supposer que j'aie le moindre
intérêt à méconnaître les bienfaits de la Révolution? N'est-ce pas
sous l'abominable préfecture d'un favori des Villèle et des Peyronnet,
que les chiens out été proscrits comme, du temps d'Hérode, le furent
d'innocents martyrs enveloppés dans la ruine d'un seul?

N'est-ce pas en faveur des prérogatives de la noblesse et de
l'aristocratie que l'entrée des Tuileries fut interdite aux chiens
libres, accordée seulement comme un privilège à cette classe dégradée
des bichons et des carlins, que les douairières du noble faubourg
traînent en laisse comme des esclaves au collier doré? Oui, j'en
conviens, il est une race de chiens dévouée de tout temps à la cour et
avilie dans les antichambres: ce sont les carlins, dont le nom offre
assez de similitude avec celui de carlistes, pour qu'on ne s'y
méprenne point. Mais nous, descendants des libres montagnards des
Pyrénées, race pastorale et agreste, nous qui, au milieu des neiges et
des rocs inaccessibles, gardons contre la dent sanglante des loups et
des ours, contre la serre cruelle des aigles et des vautours, les
jeunes agneaux et les blanches brebis de la romantique vallée
d'Andore!... Ah! ce souvenir de ma patrie et de mes jeunes ans
m'arrache des larmes involontaires! Je crois voir encore mon
respectable père, le vaillant et redoutable _Pigon_, avec son triple
collier de pointes de fer, où la dépouille sanglante des loups avait
laissé de glorieuses empreintes. Je le vois se promener
majestueusement au milieu du troupeau, tandis que les brebis se
rangeaient en haie sur son passage dans une attitude respectueuse,
tandis que moi, faible enfant, je jouais entre les blanches pattes de
ma mère _Tanbella_, vive Espagnole à l'oeil rouge et à la dent aiguë!
Je crois entendre la voix du pasteur chantant la ballade des montagnes
aux échos sauvages, étonnés de répondre à une voix humaine dans cette
âpre solitude. Je retrouve dans ma mémoire son costume étrange, son
cothurne de laine rouge, appelé _spardilla_; son berret blanc et bleu,
son manteau tailladé et sa longue espingole plus fidèle gardienne de
son troupeau que la houlette, parée de rubans, que les bergères de
Cervantes portaient au temps de l'âge d'or.

Je revois les pics menaçants, embellis de toutes les couleurs du
prisme reflétées sur la glace séculaire; les torrents écumeux, dont la
voix terrible assourdit les simples mortels; les lacs paisibles bordés
de safran sauvage et de rochers blancs comme le marbre de Paros; les
vieilles forteresses mauresques abandonnées aux lézards et aux
choucas, les forêts de noirs sapins, et les grottes imposantes comme
l'entrée du Tartare.--Pardonnez à ma faiblesse, ce retour sur un temps
pour jamais effacé de ma destinée, et qui remplit mon coeur de
mélancolie.

Mais, dites-moi, Fleury, si vous avez autant d'âme qu'un chien comme
moi peut en avoir, pensez-vous qu'un simple et hardi montagnard soit
un digne courtisan du despotisme, un conspirateur dangereux, un
affilié de Lulworth. Non, vous ne le pensez pas! Vous avez pu me voir
lire _la Quotidienne_: ma maîtresse la reçoit, et je ne la soupçonne
pas d'être infectée de ces gothiques préjugés, de ces haineux
ressentiments. Je la lis comme vous la liriez, avec dégoût et mépris,
pour savoir seulement jusqu'où l'acharnement des partis peut porter
des hommes égarés. Mais combien de fois, transporté d'une vertueuse
indignation, j'ai fait voler d'un coup de patte, ou mis en pièces d'un
coup de dent, ces feuilles empreintes de mauvaise foi et d'esprit de
vengeance!

Cessez de le dire, et vous, ma chère maîtresse, mon estimable amie,
gardez-vous de le croire. Jamais Brave, jamais le chien honoré de
votre confiance et enchaîné par vos bienfaits, ne méconnaîtra ses
devoirs et n'oubliera le sentiment de sa dignité. Qu'on vienne, au nom
de Charles X ou de Henri V, attaquer votre tranquille demeure, vous
verrez si Brave ne vaut pas une armée. Vous reconnaîtrez la pureté de
son coeur indignement méconnue par vos frivoles amis, vous jugerez
alors entre eux et moi!

Et vous, jeunes gens sans expérience et sans frein, j'ai pitié de
votre jeunesse et de votre ignorance. Mon âme généreuse, incapable de
ressentiment, veut oublier vos torts et pardonner à votre légèreté:
soyez donc absous et revenez sans crainte égayer les ennuis de ma
maîtresse solitaire. Vous n'avez rien à redouter de ma vengeance.
Brave vous pardonne!

Que tout soit oublié, et, si vous êtes d'aussi bonne foi que moi,
qu'un embrassement fraternel soit le sceau de notre réconciliation, je
vous offre ma patte avec franchise et loyauté et joins ici, pour votre
sûreté personnelle, un sauf-conduit qui vous mettra à couvert des
ressentiments que votre lettre aurait pu exciter dans les environs.


Brave, seigneur chien, maître commandant, général en chef et
inspecteur de toute la chiennerie du pays: à Mylord, au chien Bleu, à
Marchant, à Labrie, à Charmette, à Capitaine, à Pistolet, à Caniche, à
Parpluche, à Mouche, à tous les chiens jeunes ou vieux, mâles ou
femelles, ras ou tondus, grands ou petits, galeux ou enragés, infirmes
ou podagres, hargneux ou arrogants, domiciliés dans le bourg de
Nohant, dans celui de Montgivray, dans la maison à Rochette, à la
Tuilerie, etc., et tous autres lieux situés entre la Châtre et Nohant:

Défense vous est faite, _sous peine de mort_, de mordre, poursuivre,
menacer ou insulter les individus ci-dessous mentionnés:

Charles Duvernet, Alphonse Fleury;

Lesquels seront porteurs du présent sauf-conduit, que nous leur avons
délivré le 1^er décembre 1830, en notre niche, en présence du chien
Bleu et de madame Aurore D..

_Signé_ BRAVE.




XLVII

A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS

                                Nohant, mercredi, 3 décembre 1830.

Mon cher enfant,

Si vous aimiez les compliments, je vous dirais que vous m'avez écrit
une lettre vraiment remarquable de jugement, d'observation, de
raisonnement et même de style; mais vous m'enverriez promener.

Je vous dirai tout bonnement que vos réflexions me paraissent justes.
J'ai assez de confiance dans le jugement que vous me donnez en
tremblant et sans y avoir confiance vous-même.

Comme vous, je pense que le grand compagnon de ce petit monsieur est
sans moyens et sans moeurs; c'est aussi, je crois, un être fort
ordinaire, sans vices ni défauts choquants. Sa physionomie (vous savez
que je tiens à cet indice) promet de la franchise et de la douceur.
Cependant les choses vont assez mal en sa faveur. Il a fait
déclarations, protestations et supplications à la pauvre enfant, qui
ne doute pas plus de leur solidité que de la clarté du soleil. Et
pourtant, depuis son départ (au mois d'août), il n'a pas donné signe
de vie à la famille. Quand on questionne _l'autre,_ resté à Paris et
qui est (je le crains bien, entre nous) l'amant en titre de la mère,
il répond des balivernes. Je suppose que le _monsieur_ était sincère
aux pieds de la jeune fille. Comment eût-il pu ne pas l'être? Elle est
charmante de tous points. Mais, une fois éloigné d'elle, la froide
raison,--des raisons d'intérêts sans doute, car on m'assure qu'il a de
la fortune, et elle n'a rien,--les parents, la légèreté, l'absence, un
parti plus avantageux, que sais-je? la jolie et douce enfant est
oubliée sans doute. Dans l'ignorance de son coeur, elle le pleurera
comme s'il en valait la peine. _Si jeunesse savait_! Quoi qu'il
arrive, je vous remercie de vos lumières et je vous tiendrai au fait
des événements. J'abrège sur cet article, car j'ai bien autre chose à
vous dire.

Sachez une nouvelle étonnante, surprenante... (pour les adjectifs,
voyez la lettre de madame de Sévigné, que je n'aime guère, quoi qu'on
dise!), sachez qu'en dépit de mon inertie et de mon insouciance, de ma
légèreté à m'étourdir, de ma facilité à pardonner, à oublier les
chagrins et les injures, sachez que je viens de prendre un _parti
violent_. Ce n'est pas pour rire, malgré le ton de badinage que je
prends. C'est tout ce qu'il y a de plus sérieux. C'est encore là un de
ces secrets qu'on ne confie pas à trois personnes. Vous connaissez mon
intérieur, vous savez s'il est tolérable. Vous avez été étonné vingt
fois de me voir relever la tête le lendemain, quand la veille on me
l'avait brisée. I1 y a un terme à tout. Et puis les raisons qui
eussent pu me porter plus tôt à la résolution que j'ai prise,
n'étaient pas assez fortes pour me décider, avant les nouveaux
événements qui viennent de se produire. Personne ne s'est aperçu de
rien. Il n'y a pas eu de bruit. J'ai simplement trouvé un paquet à mon
adresse, en cherchant quelque chose dans le secrétaire de mon mari. Ce
paquet avait un air solennel qui m'a frappée. On y lisait: _Ne
l'ouvrez qu'après ma mort._

Je n'ai pas eu la patience d'attendre que je fusse veuve. Ce n'est pas
avec une tournure de santé comme la mienne qu'on doit compter survivre
à quelqu'un. D'ailleurs, j'ai supposé que mon mari était mort et j'ai
été bien aise de voir ce qu'il pensait de moi durant sa vie. Le paquet
m'étant adressé, j'avais le droit de l'ouvrir sans indiscrétion, et,
mon mari se portant fort bien, je pouvais lire son testament de
sang-froid.

Vive Dieu! quel testament! Des malédictions, et c'est tout! Il avait
rassemblé là tous ses mouvements d'humeur et de colère contre moi,
toutes ses réflexions sur ma _perversité_, tous ses sentiments de
mépris pour mon caractère. Et il me laissait cela comme un gage de sa
tendresse! Je croyais rêver, moi qui, jusqu'ici, fermais les yeux et
ne voulais pas voir que j'étais méprisée. Cette lecture m'a enfin
tirée de mon sommeil. Je me suis dit que, vivre avec un homme qui n'a
pour sa femme ni estime ni confiance, ce serait vouloir rendre la vie
à un mort. Mon parti a été pris et, j'ose le dire, _irrévocablement_.
Vous savez que je n'abuse pas de ce mot.

Sans attendre un jour de plus, faible et malade encore, j'ai déclaré
ma volonté et décliné mes motifs avec un aplomb et un sang-froid qui
l'ont pétrifié. Il ne s'attendait guère à voir un être comme moi se
lever de toute sa hauteur pour lui faire tête. Il a grondé, disputé,
prié. Je suis restée inébranlable. _Je veux une pension, j'irai à
Paris, mes enfants resteront à Nohant._ Voilà le résultat de notre
première explication. J'ai paru intraitable sur tous les points.
C'était une feinte, comme vous pouvez croire. Je n'ai nulle envie
d'abandonner mes enfants. Quand il en a été convaincu, il est devenu
doux comme un mouton. Il est venu me dire qu'il affermerait Nohant,
qu'il ferait maison nette, qu'il emmènerait Maurice à Paris et le
mettrait au collège. C'est ce que je ne veux pas encore. L'enfant est
trop jeune et trop délicat. En outre, je n'entends pas que ma maison
soit vidée par mes domestiques, qui m'ont vue naître et que j'aime
presque comme des amis. Je consens à ce que le train en soit réduit,
parce que ma modeste pension rendra cette économie nécessaire. Je
garderai Vincent[1] et André[2] avec leurs femmes, et Pierre[3]. Il y
aura assez de deux chevaux, de deux vaches, etc., etc.; je vous fais
grâce du tripotage. De cette manière, je serai _censée_ vivre de mon
côté. Je compte passer une partie de l'année, _six mois au moins_, à
Nohant, près de mes enfants, voire près de mon mari, que cette leçon
rendra plus circonspect. Il m'a traitée jusqu'ici comme si je lui
étais odieuse. Du moment que j'en suis assurée, je m'en vais.
Aujourd'hui, il me pleure, tant pis pour lui! je lui prouve que je ne
veux pas être supportée comme un fardeau, mais recherchée et appelée
comme une compagne libre, qui ne demeurera près de lui que lorsqu'il
en sera digne.

Ne me trouvez pas impertinente. Rappelez-vous comme j'ai été humiliée!
cela a duré huit ans! En vérité, vous me le disiez souvent, les
faibles sont les dupes de la société. Je crois que ce sont vos
réflexions qui m'ont donné un commencement de courage et de fermeté.
Je ne me suis radoucie qu'aujourd'hui. J'ai dit que je consentirais à
revenir si ces conditions étaient acceptées, et elles le seront.

Mais elles dépendent encore de quelqu'un, ne le devinez-vous pas?
C'est de vous, mon ami, et j'avoue que je n'ose pas vous prier, tant
je crains de ne pas réussir. Cependant voyez quelle est ma position:
si vous êtes à Nohant, je puis respirer et dormir tranquille; mon
enfant sera en de bonnes mains, son éducation marchera, sa santé sera
surveillée, son caractère ne sera gâté ni par l'abandon ni par la
rigueur outrée. J'aurai par vous de ses nouvelles tous les jours, de
ces détails qu'une mère aime tant à lire. Si je laisse mon fils livré
à son père, il sera gâté aujourd'hui, battu demain, négligé toujours,
et je ne retrouverai en lui qu'un méchant polisson. On ne m'écrira que
pour me le faire malade, afin de me contrarier ou me faire revenir.

Si ce devait être là son sort, j'aimerais mieux supporter le mien tel
qu'il est aujourd'hui et rester près de lui, pour adoucir du moins la
brutalité de son père.

D'un autre côté, mon mari n'est pas aimable, madame Bertrand ne l'est
pas non plus; mais on supporte d'une femme ce qu'on ne supporte pas
d'un homme, et, pendant trois mois d'été, trois mois d'hiver (c'est
ainsi que je compte partager mon temps), ferez-vous aux intérêts de
mon fils, c'est-à-dire à mon repos, à mon bonheur, le sacrifice de
supporter un intérieur triste, froid et ennuyeux? Prendrez-vous sur
vous d'être sourd à des paroles aigres et indifférent à un visage
refrogné? Il est vrai de dire que mon mari a entièrement changé
d'opinion à votre égard et qu'il ne vous a donné, cette année, aucun
sujet de plainte; mais, à l'égard des gens qu'il aime le mieux, il est
encore fort maussade parfois. Hélas! je n'ose pas vous prier, tandis
que, la famille Bertrand, riche et aujourd'hui dans une position
brillante, vous offre mille avantages, le séjour de Paris, où
peut-être elle va se fixer, par suite de la nomination du général à la
tête de l'École polytechnique.

Que ferai-je si vous me refusez? De quel droit insisterai-je pour vous
faire pencher en ma faveur? Qu'ai-je fait pour vous, et que suis-je
pour que vous me rendiez un service que personne ne me rendrait? Non,
je n'ose pas vous prier, et, cependant, je vous bénirais si vous
exauciez ma prière, toute ma vie serait consacrée à vous remercier et
à vous chérir comme l'être à qui je devrais le plus. Si une
reconnaissance profonde, une tendresse de mère peuvent vous payer d'un
tel bienfait, vous ne regretterez point de m'avoir sacrifié, pour
ainsi dire, deux ans de votre vie. Mon coeur n'est pas froid, vous le
savez, et je sens qu'il ne restera point au-dessous de ses
obligations.

Adieu; répondez-moi courrier par courrier, cela est bien important
pour la conduite que j'ai à tenir vis-à-vis de mon mari. Si vous
m'abandonnez, il faudra que je plie et me soumette encore une fois.
Ah! comme on en abusera!

Adressez-moi votre lettre _poste restante_. Ma correspondance n'est
plus en sûreté. Mais, grâce à cette précaution, vous pouvez me parler
librement. Adieu; je vous embrasse de tout mon coeur.

  [1] Cocher.
  [2] Valet de chambre.
  [3] Jardinier.




XLVIII

AU MÊME

                                Lundi soir. Notant, 8 décembre 1830.

Mon cher enfant,

Laissez-moi vous bénir, et n'essayez point de diminuer le prix de ce
que vous faites pour moi. Ne dites pas que vous ne faites que remplir
un engagement, tenir une promesse. Du moment que les nouveaux chagrins
que j'ai éprouvés m'ont mise dans la nécessité de quitter Nohant une
partie de l'année, vous étiez dégagé de tout lien. Vous pouviez me
dire: «J'ai fait le sacrifice de mes intérêts et de toute mon ambition
à l'espoir de vivre près d'une amie; mais je ne me suis pas engagé à
veiller sur ses enfants en son absence et à supporter l'ennui de la
solitude pendant l'autre moitié de l'année.» Quand je vous ai offert
un sort moins brillant, mais plus doux peut-être que celui dont vous
jouissez actuellement, je ne prévoyais pas les circonstances où je me
trouve aujourd'hui. Je me disais que mon amitié vous dédommagerait des
avantages de la fortune, et je vous connaissais assez pour espérer que
vous goûteriez le bonheur sans éclat que mon affection vous
promettait. Maintenant que je me vois forcée de prendre un parti
sévère et d'assurer mon repos, ma liberté, par une résidence de six
mois par an à Paris, c'est en tremblant que je vous demande de me
consacrer votre temps. Loin de revendiquer comme un droit la promesse
que vous me fîtes, je vous en affranchis entièrement. Si c'est à
l'honneur seul que je dois votre noble conduite à mon égard, je vous
rends votre liberté, sans que, pour cela, vous perdiez mon estime.
Non, mon cher enfant, je ne veux rien devoir qu'à votre amitié. Je ne
veux point me soustraire à la reconnaissance en considérant votre
sacrifice comme l'accomplissement d'un devoir. Je le regarderai toute
ma vie comme une preuve d'affection si grande, que je ne pourrai
jamais assez la reconnaître. Je me dirai toujours que c'est par
dévouement d'amitié, et non par principe de conscience, que vous avez
accepté mes propositions, modifiées comme elles le sont par les
chagrins de mon intérieur.

Je vous renvoie les deux lettres que vous m'avez confiées. Je ne
m'abuse point sur le désavantage pécuniaire qui résulte pour vous
d'abandonner la famille Bertrand. Personne ne comprendra le
désintéressement et la noblesse de votre conduite. Votre mère seule en
sera un bon juge. Je souffre, je l'avoue, de l'idée que le secret de
mon intérieur sortira de vos mains. Je sais que votre mère gardera ce
secret comme vous-même; mais la mort, cet accident imprévu et
inévitable, peut changer étrangement la destination des écrits. J'ai
pour principe de détruire sans tarder tout papier contenant des
particularités dont la découverte serait nuisible à la réputation ou
au bonheur de quelqu'un. Voilà le seul motif qui m'engageait à vous
prier de brûler ma lettre. Si vous la faites passer à votre mère,
priez-la donc de le faire. Vous devez reconnaître comme moi l'utilité
de cette mesure. Si quelque autre personne que vous ou elle venait à
découvrir les torts de mon mari, je me ferais un reproche éternel de
les avoir retracés.

Quand à madame Saint-A..., je ne suis guère surprise de ses intentions
_officieuses_ à mon égard. Je n'ai jamais fait la folie de croire en
elle; aussi je ne puis être offensée de sa conduite envers moi, quelle
qu'elle puisse être.

Je ne puis rien vous promettre pour le voyage à Nîmes. Ce n'est pas la
considération de l'argent qui m'arrête le plus. Ce voyage doit être
peu dispendieux. Mais je serai désormais dans une position qui me
prescrira beaucoup de prudence dans mes démarches. Le bon accord que,
malgré ma séparation d'avec mon mari, je veux conserver dans tout ce
qui concernera mon fils, m'obligera à le ménager de loin comme de
près. J'ai déjà reconnu que ce projet ne lui souriait point.
Désormais, je ne dois laisser aucune prise contre moi, ou tout le
fruit de mon énergie serait perdu et j'aurais fourni des armes contre
moi-même.

J'éprouve un autre chagrin très vif: c'est de n'avoir pas une obole
dont je puisse disposer maintenant. Si j'étais à Paris, je vous
trouverais de l'argent dans la journée. Je vendrais mes effets plutôt
que de ne pas vous rendre un service; mais, ici, que faire? Je suis
dans une position délicate envers mon mari. Je lui dois; c'est-à-dire
que je suis en avance de la pension qu'il me fait. Cela ne m'a pas
empêchée de lui adresser une demande, aussitôt votre lettre reçue.
J'ai éprouvé un refus assez poli, mais très décisif. Plaignez-moi, je
ne maudis mon défaut d'ordre jamais autant que lorsqu'il m'empêche de
servir l'amitié! Cependant, si vous ne pouvez trouver d'argent
ailleurs, je tâcherai d'en emprunter sans qu'on le sache, quoique je
sois déjà criblée de dettes, que j'acquitterai, Dieu sait comment!
Répondez-moi immédiatement, _poste restante à la Châtre_.

Mes affaires domestiques s'éclaircissent. Mon frère me soutient un peu
et m'offre son appartement à Paris jusqu'au mois de mars. Pendant ce
temps, il restera ici avec sa femme. A cette époque, je reviendrai et
je passerai quelque temps à Nohant pour vous y installer. Je partirai
pour Paris dès que serai rétablie. Je suis encore très souffrante. Si
vous pouvez venir passer une journée à Châteauroux, je vous
préviendrai, afin que nous puissions causer à mon passage en cette
ville.

Adieu, mon cher enfant; je suis encore assez faible, mais j'ai assez
de tête et de coeur pour sentir vivement ce que vous faites pour moi.
Vous aurez beau vous défendre de mes bénédictions avec votre rudesse
spartiate, je vous poursuivrai jusqu'à la mort de mes remerciements et
de mon ingratitude. _Prenez-le comme vous voudrez_, comme dit mon
vieux curé.

Bonsoir donc, mon cher fils; parlez de moi à votre mère. Dites-lui que
je la vénère sans la connaître, ou plutôt que je la connais très bien
sans l'avoir vue. Certes, je voudrais qu'elle me connût aussi et
qu'elle sût combien son enfant m'est cher.




XLIX

AU MÊME

                                (En cas d'absence: _à Paris,
                                Boulevard Poissonnière_, n° 20.)

Nohant, 27 décembre 1830.

Qu'êtes-vous donc devenu mon cher enfant? Où êtes-vous? Pourquoi ne me
donnez-vous pas signe de vie? Je suis vraiment inquiète. Dans un
moment de crise comme celui que j'ai traversé, j'aurais eu besoin de
votre amitié, de vos encouragements. Vous ne m'avez écrit qu'un très
petit mot. Il est vrai qu'il renfermait bien des choses. Depuis, je
vous ai écrit, pour vous dire tout le bien que vous m'aviez apporté.
Je vous en remerciais dans l''effusion de mon coeur. Votre modestie
farouche s'est-elle offensée de quelques-unes de mes expressions?
Après ce qui m'est arrivé, j'ai sujet de trembler. Peut-être est-ce la
raison de votre silence. Vous craignez peut-être de tomber dans les
mains des infidèles. Rassurez-vous. Maintenant madame Decerf ne remet
mes lettres qu'à moi, et celles qui me sont adressées _poste restante_
sont doublement assurées de me parvenir. Peut-être aussi êtes-vous à
Paris? Je ne vois personne qui puisse me dire où est la famille du
général. Je suis tourmentée de ne rien savoir et de tout appréhender.
N'êtes-vous pas malade? Me boudez-vous? et pourquoi? Enfin qu'y
a-t-il?

Je pars le 4 janvier pour Paris. Si vous êtes à la Leuf, ne pourrai-je
vous voir un instant à Châteauroux? Si vous me répondez
affirmativement, je partirai d'ici le matin, afin de passer une partie
de la journée avec vous; sinon, je ne ferai que traverser Châteauroux.

Adieu mon cher enfant; ma santé est médiocrement rétablie. Mon
intérieur est calme.




L

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

                                Paris; janvier 1831

Mon cher enfant,

Je suis arrivée bien lasse! J'ai été obligée de m'arrêter quelques
heures à Orléans. La chaise de poste ne fermait pas, j'étais glacée.
Je ne suis arrivée à Paris qu'à minuit. J'étais bien embarrassée de ma
voiture, parce qu'il n'y a pas de cour dans la maison que j'habite et
que je ne pouvais pas la laisser passer la nuit dans la rue. Enfin je
l'ai fourrée à l'hôtel de Narbonne[1]. Je me suis réchauffée, reposée;
j'ai arrangé et terminé pour le mieux une affaire qui m'occupait
beaucoup. Maintenant je vais faire mon déménagement, me reposer
encore; et puis je retournerai vers toi, mon petit mignon, dans huit
jours au plus.

Embrasse ton papa et ta grosse mignonne pour moi. Tu m'avais promis de
m'écrire tout de suite; écris-moi donc, petit drôle. Je n'ai pas
encore eu le temps de voir ton oncle. Je pense que je le verrai
aujourd'hui.

Adieu, mon cher mignon. Je t'embrasse mille fois.

Ta mère.

Que faut-il que je t'apporte?

  [1] Propriété de George Sand, à Paris




LI

AU MÊME

                                Paris, 8 janvier 1831

J'ai reçu ta petite lettre, mon cher enfant. J'ai eu bien du chagrin
de voir que tu as été malade: tu avais mangé un peu trop de chocolat,
je me le rappelle. N'en mange donc plus; soigne-toi bien. J'espère que
tu m'écriras bientôt que tu es tout à fait guéri.

Sois sûr, mon petit amour, que j'ai eu aussi beaucoup de chagrin de te
quitter et que je serai bien heureuse de te revoir. J'aurais mieux
aimé t'emmener que de venir toute seule à Paris, tu le sais bien; mais
tu ne te serais guère amusé ici. Tu n'aurais pas été si bien qu'à
Nohant, où tout le monde t'aime et s'occupe de toi.

Bientôt tu auras Boucoiran, qui t'aime bien aussi et qui te fera
travailler, sans te fatiguer. Tu dois bien savoir qu'il n'est pas
méchant; il ne faut pas que tu aies du chagrin pour cela. Quand tu
travailles bien, tu sais comme on te caresse et comme tout le monde
est content; ton papa et ta maman surtout, qui seraient si heureux de
te voir bien savant et bien aimable! Sois donc bien doux et bien gai;
joue, mange, cours, écris-moi et aime-moi toujours bien.

Adieu, mon cher enfant; je t'embrasse mille fois.

Ta maman.

Parle-moi de ta petite soeur et embrasse-la pour moi.




LII

AU MÊME

                                Paris, 10 janvier 1831

Je suis inquiète de toi, mon cher enfant. Tu m'as écrit pour me dire
que tu avais été malade; ne l'es-tu pas encore? Si je ne reçois pas de
tes nouvelles aujourd'hui, j'aurai bien du chagrin. Écris-moi donc
exactement deux fois par semaine, je t'en prie; si tu es malade, prie
ton papa ou ton oncle de m'écrire. Pour moi, je me porte bien et je
cours beaucoup; mais je n'ai pas encore été au spectacle, parce que je
travaille le soir. J'ai été trois fois chez ta bonne maman Dudevant
sans pouvoir la trouver. Il paraît qu'elle sort souvent. Je lui ai
laissé ta lettre, et j'y retournerai aujourd'hui.

J'ai déjà marchandé ton habit de garde national, il sera bien joli,
j'y joindrai un schako avec une flamme rouge. Je voudrais que tu
pusses voir les hussards d'Orléans. Tu aurais bien envie d'être
habillé comme eux. Ils ont une veste gris bleu garnie de mouton noir
et un pantalon rouge; le plumet est noir, il n'y a rien de plus
élégant.

J'ai vu M. Blaize[1] qui m'a bien demandé de tes nouvelles. Dis à ton
papa de dire à madame Decerf que j'ai fait sa commission. Dis-lui
aussi de me donner des nouvelles de madame Duteil. Je n'ai pas encore
le temps d'écrire des lettres. Je n'écris qu'à toi.

Embrasse bien ton papa pour moi, ainsi que ton oncle et ta tante. Dis
à ton oncle qu'en descendant son escalier un peu trop fort, j'ai fait
écrouler douze marches. Embrasse bien fort ta soeur de la part de sa
maman; parle-t-elle un peu de moi? Et Léontine se porte-t-elle bien?
Enfin donne-moi des nouvelles de tout le monde, et dis bien des choses
de ma part à Eugénie, à Françoise, etc.

Adieu, mon cher amour; écris-moi donc et surtout porte-toi bien, sois
sage, et aime toujours ta mère, qui t'embrasse mille et mille fois.

  [1] Artiste peintre qui avait fait les miniatures de George Sand et
    de son fils, l'année précédente.




LIV

A JULES BOUCOIRAN, A CHATEAUROUX

                                Mercredi. Paris, 13 janvier 1831

Mon cher ami,

Je suis enfin libre; mais je suis loin de mes enfants. Quand vous
serez près d'eux, je serai moins triste de leur absence; je veux dire
que l'inquiétude ne se joindra pas à ma tristesse. Merci, mon cher
enfant, merci! Que Dieu rende à votre mère tout le bien que vous ferez
à mon fils. Parlez de moi souvent, qu'il ne désapprenne point à
m'aimer. J'ai dit, en partant, qu'on vous donnât la chambre que vous
désirez. Si on l'avait oublié, faites-vous-la donner en arrivant. Je
ne vous parle pas de la conduite à tenir avec mon mari, pour conserver
la bonne intelligence nécessaire. Vous savez maintenant qu'il faut se
garder de prendre mon parti, sous peine d'être haï; qu'il faut laisser
soutenir les paradoxes les plus injustes et les plus absurdes, sans
donner signe de blâme, etc. Je sais, de mon côté, qu'on ne se conduira
peut-être pas toujours à votre égard avec l'amitié que vous méritez.
Les coeurs sont secs et ne s'ouvriront pas pour vous.

Il est nécessaire que vous ayez une grande autorité sur Maurice; mais
il ne faut pas que vous ayez l'air de la disputer à son père.
Affectez, au contraire, d'adhérer à tout ce qu'il vous dira, et faites
au fond comme vous jugerez bon. Il n'a pas de constance dans les
idées, il ne s'inquiétera pas de l'effet de ses avis. Ensuite prenez
garde à vos lettres et aux miennes. Mettez-y toute votre prudence
naturelle. Je vous prie de m'écrire au moins une fois par semaine et
de m'avertir si Maurice était sérieusement malade. Eux n'y
manqueraient pas, je le sais bien; mais ils ne feraient pas faute
d'exagérer son mal, soit pour me faire revenir plus vite, soit pour me
faire de la peine. En vérité, ils m'en ont assez fait, souvent pour le
seul plaisir qu'ils y trouvaient. Vous, vous me direz la vérité; si
l'un de mes enfants tombait malade, je me conformerais entièrement à
votre avis de revenir ou de rester. J'aurais de l'inquiétude ou je
n'en aurais pas, suivant votre assertion. Vous m'épargnerez la douleur
tant que vous pourrez, je le sais. Vous ne m'abuserez pas non plus par
une aveugle confiance.

Je vous écrirai plus au long dans quelques jours, pour vous dire ce
que je fais ici. Je m'embarque sur la mer orageuse de la littérature.
Il faut vivre. Je ne suis pas riche maintenant, mais je me porte bien,
et, quand de longues lettres de vous me parleront de votre amitié et
de mon fils, je serai gaie.

Un mot cependant avant de vous dire bonsoir. Vous m'avez mal comprise
si vous avez cru que ce serait par rapport aux _convenances, à
l'opinion_, que j'ai refusé de vous accompagner à Nîmes. Les
convenances sont la règle des gens sans âme et sans vertu. L'opinion
est une prostituée qui se donne à ceux qui la payent le plus cher. Ce
n'est pas non plus pour ne pas déplaire à mon mari. Je m'explique. Ce
n'est pas à cause de l'humeur qu'il en aurait, et des reproches amers
ou mordants qui m'en reviendraient. Vous remarquez fort bien que j'ai
bravé cette humeur et supporté ces reproches en beaucoup d'autres
occasions. J'ajouterai que je l'ai fait souvent pour des gens que
j'aimais bien moins que vous. Mais c'est à cause de _vous_. C'est
parce que je ne veux pas que vous deveniez un objet de méfiance et
d'aversion qu'on chercherait à éloigner. Vous pensez rester plus de
deux ans avec nous? Je ne le sais pas, mon enfant; mais je voudrais
que ce fût pour toute la vie. Or vous témoigner une préférence
marquée, une estime particulière, ce serait... Au reste, vous savez
comme cela a réussi _autrefois_ entre nous. Ils m'ont appris qu'il
fallait cacher mes plus nobles affections, comme des sentiments
coupables. Ne voulant pas les rompre, je saurai avoir à cause de vous,
mon cher Jules, des ménagements que je dédaignerais s'il ne s'agissait
que de moi.

Bonsoir, cher enfant; je vous aime bien, et serai toujours votre
seconde mère. Écrivez-moi aussitôt que vous serez chez nous. Dites-moi
un peu comment ou me traite là-bas. Il est toujours bon de savoir ce
que les autres pensent de vous.

Je vous embrasse de tout mon coeur.




LV

A MADAME MAURICE DUPIN, A CHARLEVILLE

                                Paris, 18 janvier 1831.

Ma chère petite maman,

L'ami Pierret m'a lu ce matin le passage de votre lettre me
concernant. Je vous remercie du désir que vous témoignez de me voir.
Il est bien réciproque. Je compte rester ici deux mois au moins, ainsi
je ne puis manquer de vous embrasser cette année. Je n'oserais pas
vous prier d'avancer pour moi votre retour. Je craindrais trop de
causer du chagrin à Caroline, si heureuse de vous avoir près d'elle.
Elle me reprocherait peut-être de vous enlever. Ne croyez point, comme
vous semblez le témoigner à notre ami Pierret, que j'éprouve aucun
sentiment de jalousie envers ma soeur. Ce serait un sentiment bien
bas. Je ne voudrais pas l'éprouver, quand même il s'agirait d'une
personne indifférente, à plus forte raison à son égard.

Vous demandez ce que je viens faire à Paris. Ce que tout le monde y
vient faire, je pense: me distraire, m'occuper des arts qu'on ne
trouve que là dans tout leur éclat. Je cours les musées; je prends des
leçons de dessin; tout cela m'occupe tellement, que je ne vois presque
personne. Je n'ai pas encore été à Saint-Cloud. Depuis plusieurs
jours, c'est une partie arrangée avec Pierret; mais le mauvais temps
l'ajourne. Je n'ai pas vu non plus M. de Villeneuve[1], ni mes amies
de couvent. Je n'ai pas le temps; puis il faut faire des toilettes, un
peu de cérémonie, et cela m'ennuie. Depuis si longtemps, je ne sais ce
que c'est que la contrainte des salons. Je veux vivre un peu pour moi.
Il en est temps.

Je reçois souvent des lettres de mon petit Maurice. Il se porte bien,
ainsi que sa soeur. Maurice a un très bon instituteur, fixé près de
lui pour deux ans au moins. Cette sécurité me donne un peu plus de
liberté. Ne lui étant plus absolument nécessaire, je compte venir plus
souvent à Paris que je n'ai fait jusqu'ici, à moins que je ne m'y
ennuie, ce qui pourrait bien m'arriver. Jusqu'à présent, je n'en ai
pas eu le temps, et, si je continue à m'y trouver bien, je ne
retournerai chez moi qu'au commencement d'avril.

Vous le voyez, ma chère maman, je ne puis manquer de vous embrasser
cet hiver; car vous ne resterez pas tout ce temps-là loin de Paris.
S'il en était ainsi, j'irais, avant de retourner à Nohant, passer huit
jours à Charleville. J'aurais le plaisir d'embrasser ma soeur en même
temps que vous; mais, je le répète, je ne veux en aucune manière vous
prier de la quitter pour moi. Vous devez apprécier la délicatesse du
sentiment qui me force à vous exprimer avec réserve le désir que j'ai
d'embrasser ma chère maman.

Vous voulez faire un cadeau à Maurice? Je n'ose pas vous dire qu'il
vaudrait mieux en faire deux à Oscar. Je sais le plaisir qu'on éprouve
à donner, et je vous en remercie tendrement de la part de Maurice et
de la mienne.

  [1] Le comte René de Villeneuve, cousin de George Sand.




LVI

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

                                Paris 19 janvier 1831.

Mon cher camarade,

Il y a huit jours, nous étions convenus de vous écrire; mais, pour
cela, nous voulions avoir de l'esprit comme quatre, et nous avions
résolu de nous réunir Alphonse, Jules, Pyat et moi. Or, comme c'est
chose assez difficile de nous trouver ensemble, je prends le parti de
commencer. D'abord, je veux vous dire, mon cher ami, que vous êtes
bien _ridicule_, de revenir au moment où je quitte le pays. Vous
pouviez bien attendre encore un ou deux mois. Nous aurions été
charmants ici tous ensemble.

Nous n'aurions pas eu les bords de l'Indre, c'est vrai; mais la Seine
est beaucoup plus saine. Nous n'aurions pas eu les Couperies; mais
nous aurions eu les Tuileries. Nous n'aurions pas mangé le lait
champêtre dans des écuelles rustiques; mais nous aurions respiré
l'odeur balsamique des pommes de terre frites et des beignets du pont
Neuf; ce qui a bien son mérite, quand on n'a pas le sou pour dîner. Ne
pourriez-vous assassiner tout doucement votre farinier, afin d'en
venir chercher un autre à Étampes ou aux environs? Je suis pour le
coup de poignard, c'est une manière si généralement goûtée qu'on ne
peut plus en vouloir aux gens qui s'en servent.

Sans plaisanterie, mon bon Charles, nous parlons souvent de vous, et
nous regrettons votre présence, votre bonne humeur, votre bonne amitié
et vos mauvais calembours.

Votre cousin de Latouche a été fort aimable pour moi. Remerciez bien
votre mère du coup de poing... non, du coup de main qu'elle m'a donné
en cette _occurrence_. Occurrence est bien, n'est-ce pas? Hélas! si
votre cousin savait à quelle lourde bête il rend service, vous en
auriez des reproches, c'est sûr. Ne lui en disons rien. Devant lui, je
suis charmante, je fais la révérence, je prends du tabac à petites
prises, j'en jette le moins possible sur son beau tapis à fond blanc.
Je ne mets pas mes coudes sur mes genoux, je ne me couche pas sur les
chaises; enfin je suis gentille tout à fait, vous ne m'avez jamais vue
comme ça.

Il a écouté patiemment la lecture de mes oeuvres légères.--_Le
Gaulois_[1] n'avait pas eu la force de les porter. Il aurait fallu
deux mulets pour les traîner jusque-là.--Il m'a dit que c'était
charmant, mais que cela n'avait pas le sens commun. A quoi j'ai
répondu: «C'est juste.» Qu'il fallait tout refaire. A quoi j'ai dit:
«Ça se peut.» Que je ferais bien de recommencer. A quoi j'ai ajouté:
«Suffit.»

Quant à la _Revue de Paris_, elle a été tout à fait charmante. Nous
lui avons porté un article _incroyable_; Jules l'a signé, et, entre
nous soit dit, il en a fait les trois quarts; car j'avais la fièvre.
D'ailleurs, je ne possède pas, comme lui, le genre _sublime_ de la
_Revue de Paris_. Il a promis solennellement de le faire insérer et il
l'a trouvé bien.

J'en suis charmée pour Jules. Cela nous prouve qu'il peut réussir.
J'ai résolu de l'associer à mes travaux, ou de m'associer aux siens,
comme vous voudrez. Tant y a qu'il me prête son nom, car je ne veux
pas paraître, et je lui prêterai mon aide quand il en aura besoin.
Gardez-nous le secret sur cette _association littéraire_. (Vraiment!
j'ai un choix d'expressions délicieux!) On m'habille si cruellement à
la Châtre (vous n'êtes pas sans le savoir), qu'il ne manquerait plus
que cela pour m'achever.

Après tout, je m'en moque un peu; l'opinion que je respecte, c'est
celle de mes amis. Je me passe du reste. Je ne vois pas que cela m'ait
empêchée jusqu'à présent de vivre sans trop de souci, grâce à Dieu et
à quelques bipèdes qui m'accordent leur affection.
                
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