George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 1
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Je n'ai pas parlé de Jules à M. de Latouche; sa protection n'est pas
très facile à obtenir, m'a-t-on dit. Sans la recommandation de votre
maman, j'aurais pu la rechercher longtemps sans succès. J'ai donc
craint qu'il ne voulût pas l'étendre à deux personnes. Je lui ai dit
que le nom de _Sandeau_ était celui d'un de mes compatriotes qui avait
bien voulu me le prêter.

En cela, je suivais son conseil; car, il est bon que je vous le dise,
M. Véron, le rédacteur en chef de la _Revue_, déteste les femmes et
n'en veut pas entendre parler. Il a les écrouelles.

C'est à vous de savoir s'il est à propos d'expliquer à votre maman
pourquoi le nom de Sandeau va se trouver dans la _Revue_ et si elle
n'en parlera point à M. de Latouche. Il vaudrait mieux lui dire que
Jules me prête son nom. Quand nous serons assez avancés pour voler de
nos propres ailes, je lui laisserai tout l'honneur de la publication
et nous partagerons les profits (s'il y en a). Pour moi, âme épaisse
et positive, il n'y a que cela qui me tente. Je mange de l'argent plus
que je n'en ai; il faut que j'en gagne, ou que je me mette à avoir de
l'ordre. Or ce dernier point est si difficile, qu'il ne faut pas même
y songer.

Je suis ici pour un peu de temps, c'est-à-dire pour deux ou trois
mois; après quoi, je reviendrai au pays, piocher toutes les nuits et
galoper tous les jours, selon ma douce habitude, au grand scandale et
mécontentement de nos honorables compatriotes. S'ils vous disent du
mal de moi, mon cher ami, ne vous échauffez pas la bile à me défendre;
laissez les dire.

Chauffez-vous tranquillement les pieds, ayez de bonnes pantoufles et
de la philosophie. J'en possède autant, et, par-dessus tout, une
vieille et sincère amitié pour vous, dût-on aussi en médire. Je ne
suis pas de ceux qui sacrifient leurs amis à leurs ennemis.

Bonsoir, mon camarade; je vous embrasse.

  [1] Surnom de M. Alphonse Fleury, de la Châtre.




LVII

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

                                Paris, 25 janvier 1831.

Tu as dû recevoir, mon cher enfant, une lettre de moi le lendemain ou
le surlendemain de celle que tu m'as écrite. Dis à ton papa de
m'envoyer de l'argent. Aussitôt que j'en aurai, je t'enverrai ton
habit de garde national. J'ai vu ta bonne maman Dudevant plusieurs
fois. Elle ne m'a pas parlé d'argent et je ne me soucie pas de lui en
demander. Dis tout cela à ton papa. Je n'ai plus que ce qu'il me faut
pour ma consommation, et je ne puis dépenser une cinquantaine de
francs (au moins) sans en emprunter. C'est ce que je ferai, si je n'en
reçois pas bientôt, car tu as bien envie de cet habit, et j'ai bien
envie aussi de te l'envoyer. Réponds-moi tout de suite et mets dans ta
lettre un fil pour la grosseur de ta tête afin que je t'achète aussi
le schako. Dis à ton papa de te mesurer et de me dire ta taille bien
au juste, afin que l'habit et le pantalon ne soient pas trop grands.
Ta bonne maman Dupin, qui est à Charleville, a écrit à M. Pierret de
t'acheter un joujou pour tes étrennes. Je le mettrai dans la caisse
avec une poupée pour Léontine et une pour Solange.

Je suis bien aise que tu te portes bien, mon amour; mais je ne veux
pas que tu aies du chagrin, cela augmenterait beaucoup le mien. J'ai
rêvé cette nuit que tu étais bien malade, et je me suis réveillée en
pleurant. Heureusement, une heure après, j'ai reçu la lettre de ton
papa et la tienne. Amuse-toi et ne pense à moi que pour te rappeler
que je t'aime bien et que je reviendrai bientôt.

Boucoiran doit être à Nohant; tu vas avoir de l'occupation. Il te fera
jouer quand tu auras bien travaillé. Tu m'écriras tout ce que tu fais,
et, s'il est content de toi, ta petite maman sera bien heureuse et
t'aimera encore davantage. Tu seras sage par amitié pour moi, n'est-ce
pas, mon cher enfant?

Embrasse ton papa, et qu'il soit bien content de toi. Embrasse aussi
ton oncle, ta tante, ta soeur et Léontine. Pour toi, mon cher amour,
je t'embrasse mille fois. Tu sais que tu es ce que j'ai de plus cher
au monde. Aime-moi aussi et porte-toi toujours bien.

Ta mère.

Solange parle-t-elle quelquefois de sa maman? Empêche qu'elle ne
m'oublie.




LVIII

A M. JULES BOUCOIRAN A NOHANT

                                Paris, 12 février 1831.

Mon cher enfant,

Je vous remercie de votre bonne lettre; écrivez-moi souvent, je vous
en prie. Je ne sais que par vous avec exactitude l'état de mes
enfants. Dites à Maurice de m'écrire, en le laissant libre et
d'écriture, et d'orthographe, et de style. J'aime ses naïvetés et ses
barbouillages. Je ne veux pas qu'il considère l'heure de m'écrire
comme une heure de travail. Une page deux fois la semaine, ce ne sera
pas assez pour l'embrouiller dans ses progrès. Je suis bien contente
qu'il se rende à la nécessité de travailler sans verser trop de
larmes. Une fois l'habitude prise, il ne se trouvera pas plus
malheureux qu'auparavant.

Mon mari me mande que vous êtes maigre et au régime. Êtes-vous
réellement bien guéri, mon cher enfant? Soignez-vous, ne couchez pas
sans feu comme vous le faisiez par négligence l'année dernière, et
ayez toujours une tisane rafraîchissante dans votre chambre. Moi, le
grand médecin de Nohant, je vous traiterais _ex professo_. Que
deviennent donc tous les malades du village, depuis que je ne suis
plus là pour les guérir ou pour les tuer?

Je vous dirai en confidence avoir eu ici l'occasion d'exercer mes
talents; auprès de qui? je vous le donne en cent! Auprès de madame
P..., mon implacable ennemie. La malheureuse femme vient de faire un
triste voyage à Paris, pour enterrer un fils de vingt ans. Elle était
mourante de douleur lorsque le hasard m'a fait connaître sa situation.
J'ai couru à elle sur-le-champ, je l'ai trouvée entourée de jeunes
gens qui pleuraient leur camarade et s'affligeaient de l'absence d'une
femme auprès de la mère désolée. J'ai passé la nuit sur une chaise
auprès d'elle. Une triste nuit! Mais, lorsqu'elle m'a reconnue et
qu'abjurant son aversion, elle m'a remerciée avec élan, j'ai éprouvé
combien la vengeance noble, celle qui consiste à rendre le bien pour
le mal, est un sentiment pur et doux. Nous nous sommes quittées très
réconciliées. Je parierais bien qu'à la Châtre et à Nohant surtout, ma
conduite passerait pour un trait de folie. N'en parlez pas; mais, si
on en parle et si l'on m'accuse, laissez dire.

Je ne crois pas, mon cher enfant, à tous les chagrins qu'on me prédit
dans la carrière littéraire, où j'essaye d'entrer. Il faut voir et
apprécier quels motifs m'y poussent, quel but je poursuis. Mon mari a
fixé ma dépense particulière à trois mille francs. Vous savez que
c'est peu pour moi qui aime à donner et qui n'aime pas à compter. Je
songe donc uniquement à augmenter mon bien-être par quelques profits.
Comme je n'ai nulle ambition d'être connue, je ne le serai point. Je
n'attirerai l'envie et la haine de personne. La plupart des écrivains
vivent d'amertumes et de combats, je le sais; mais ceux qui n'ont
d'autre ambition que de gagner leur vie vivent à l'ombre paisiblement.
Béranger, le grand Béranger lui-même, malgré sa gloire et son éclat,
vit retiré à part de toutes les coteries. Ce serait bien le diable si
un pauvre talent comme le mien ne pouvait se dérober aux regards. Le
temps n'est plus où les éditeurs faisaient queue à la porte des
écrivains. La chose est renversée. De tous les états, le plus libre et
le plus obscur, peut-être, est celui d'auteur pour qui n'a pas
d'orgueil et de fanfaronnade. Quand on vient me dire que _la gloire_
est un chagrin de plus que je me prépare, je ne puis m'empêcher de
rire de ce mot, qui n'est pas heureux, et de tous ces lieux communs
qui ne sont applicables qu'au génie et à la vanité. Je n'ai ni l'un ni
l'autre, et j'espère ne connaître aucune de ces tracasseries qu'on
croit inévitables. J'ai été incitée chez Kératry et chez madame
Récamier. J'ai eu le bon sens de refuser. Je vais chez Kératry le
matin et nous causons au coin du feu. Je lui ai raconté comme nous
avions pleuré en lisant _le Dernier des Beaumanoir_. Il m'a dit qu'il
était plus sensible à ce genre de triomphe qu'aux applaudissements des
salons. C'est un digne homme. J'espère beaucoup de sa protection pour
vendre mon petit roman. Je vais paraître dans la _Revue de Paris_.
J'en ai enfin la certitude; ce sera un pas immense de fait.

Voilà où j'en suis. Adieu, mon cher enfant; je vous embrasse de tout
mon coeur. J'ai beaucoup de courses et de travail, voilà le seul côté
pénible de l'état que j'ai embrassé. Quand les premiers obstacles
seront franchis, je me reposerai.




LIX

A M. DUTEIL. AVOCAT, A LA CHATRE

                                Paris, 15 février 1831.

Mon cher ami,

Si je ne vous ai pas répondu plus tôt, c'est que la patrie était
menacée et que j'étais occupée à la défendre. Maintenant que je l'ai
sauvée, je reviens à mes amis, je rentre dans la vie privée et je me
repose sur ma gloire.

Vous savez, peut-être, que nous venons de traverser une petite
révolution, toute petite à la vérité, une révolution de poche, une
miniature de révolution, mais fort gentille dans ce qu'elle est. Je
dis _peut-être_, parce que, pendant qu'on se battait à coups de
missel, dans les rues de Paris, il est possible que, occupé à chanter,
à boire, à rire, à dormir, vous n'ayez pas lu une colonne de journal
et que vous sachiez tout au plus que la France a encore manqué de
périr; ce qui fût infailliblement arrivé, sans la conduite impartiale
et l'attitude ferme que j'ai montrées en cette circonstance difficile.

J'ai fait l'impossible auprès de M. Duris-Dufresne; j'ai fait tout ce
qu'il fallait pour me faire mettre à la porte par tout autre que lui,
l'obligeance et la douceur même. M. Duris-Dufresne s'est remué tant
qu'il a pu pour M. M*** et pour une autre personne encore que je lui
recommandais et qui m'intéressait non moins vivement. Tout ce qu'il a
obtenu, ce sont des promesses, ce qu'on appelle des _espérances_, mot
qui m'a bien l'air d'être fait pour les dupes. Je n'ai pas besoin de
vous dire que je n'ai pas négligé une occasion de réchauffer son zèle.
Mais je veux vous dire que vous vous tromperiez et seriez fort injuste
de croire que M. Duris-Dufresne y eût mis de la mauvaise grâce!

Il faut bien voir où il en est. En examinant la marche des choses,
vous vous expliquerez la facilité avec laquelle il a fait obtenir des
places à ses amis et la difficulté qu'il rencontre aujourd'hui pour
solliciter de simples emplois. Au commencement de ce nouveau
gouvernement, le parti Lafayette (c'est-à-dire MM. de Tracy, Eusèbe
Salverte, de Podenas, Duris-Dufresne, etc.) était au mieux avec le
pouvoir. Ces messieurs venaient de faire un roi, et ce roi n'avait
rien à leur refuser. C'était juste. Cependant, comme ces gens-là
n'étaient pas des polissons, après avoir été dupes des promesses de
l'hôtel de ville, ils n'ont pas rampé devant le sire. Ils ne lui ont
pas dit comme Guizot, Royer-Collard, Dupin et consorts:

«Majesté, tout vous est permis; nous sommes vos serviteurs très
humbles et nous défendrons votre pouvoir, juste ou injuste, absurde ou
raisonnable, parce que vous nous avez donné des places et des
honneurs.»

Le parti Lafayette, c'est-à-dire l'extrême gauche, en voyant des
fourberies, des turpitudes diplomatiques envahir l'esprit du
gouvernement et entraver la marche des institutions populaires dont on
l'avait leurré, s'est regimbé, et, de plus belle, s'est jeté dans
l'opposition.

Il faut bien croire à la bonne foi de ces gens-là. Ils pouvaient, en
servant le pouvoir, conserver les bonnes grâces et la faveur. Ils
préfèrent le droit de crier, qui ne rapporte que l'acrimonie et le mal
de gorge.

Je ne suis pas de leur humeur, moi! J'aime à rire, et j'ai l'égoïsme
de m'amuser de tout, même de la peur d'autrui. Mais j'estime et
j'admire la conduite de ces vieux grognards, qui veulent tout ou rien
en matière de liberté et que l'on traite d'enragés parce qu'on ne peut
les acheter.

Je crois donc le crédit de Duris-Dufresne diablement tombé. Il a perdu
auprès du pouvoir ce qu'il a regagné en popularité. S'il n'obtient
plus rien, il ne faut pas lui en faire un crime; car le pauvre brave
homme use bien des souliers pour le service d'autrui. Ne
connaissez-vous pas M. de Bondy? C'est lui qui est en faveur
maintenant. Il est dans une belle position. Si la famille M... a des
relations avec lui (il me semble que je ne l'ai pas rêvé), je me
chargerai volontiers de tous les pas qu'il faudra faire. Dites-le à
F... et embrassez-la bien de ma part. Je lui écrirai dans quelques
jours.

Pour le moment, je suis écrasée de besogne; besogne qui ne me mène à
rien jusqu'ici. J'ai pourtant toujours de l'espérance. Et puis voyez
l'étrange chose: la littérature devient une passion. Plus on rencontre
d'obstacles, et plus on aperçoit de difficultés, plus on se sent
l'ambition de les surmonter. Vous vous trompez pourtant bien si vous
croyez que l'amour de la gloire me possède. C'est une expression à
crever de rire que celle-là. J'ai le désir de gagner quelque argent;
et, comme il n'y a pas d'autre moyen que d'avoir un nom en
littérature, je tâche de m'en faire un (de fantaisie). J'essaye de
fourrer des articles dans les journaux. Je n'arrive qu'avec des peines
infinies et une persévérance de chien. Si j'avais prévu la moitié des
difficultés que je trouve, je n'aurais pas entrepris cette carrière.
Eh bien, plus j'en rencontre, plus j'ai la résolution d'avancer. Je
vais pourtant retourner bientôt _cheux nous_, et peut-être sans avoir
réussi à mettre ma barque à flot, mais avec l'espérance de mieux faire
une autre fois et avec des projets de travail plus assidu que jamais.

Il faut une passion dans la vie. Je m'ennuyais, faute d'en avoir. La
vie agitée et souvent même assez nécessiteuse que je mène ici chasse
bien loin le spleen. Je me porte bien et vous allez me revoir avec une
humeur tout à fait rose.

Avec ça que notre bonne Agasta[1] aille bien et que je la retrouve
fraîche et ingambe! Nous danserons encore la bourrée ensemble!

Adieu, mon cher ami. Si vous avez des idées, envoyez-moi-_z'en_; car,
des idées, par le temps qui court, c'est la chose rare et précieuse.
On écrit parce que c'est un métier; mais on ne pense pas, parce qu'on
n'en a pas le temps. Les choses marchent trop vite et vous emportent
tout éblouis.

«Les écrivains (dit le sublime de Latouche), ce sont des instruments.
Au temps où nous vivons, ce ne sont pas des hommes; ce sont des
plumes!»

Et, quand on a lâché ça, on se pâme d'admiration, on tombe à la
renverse, ou l'on n'est qu'un âne.

Bonsoir. J'embrasse Agasta et vous de tout mon coeur.

  [1] Madame Duteil.




LX

A M. MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

                                Paris, mercredi soir, 16 février 1831.

Mon cher enfant, je n'ai pas eu le temps de te dire un petit mot, dans
la lettre de ton oncle. J'ai reçu le tien ce matin. Je suis très
contente que tu te portes bien et que tu t'amuses. Je serais heureuse
de te voir, mon cher enfant; mais je serais fâchée que tu fusses ici
maintenant. On ne s'y amuse pas: tout le monde se dispute, on
s'étouffe dans les rues, on démolit les églises et on bat le tambour
toute la nuit. Tu es bien mieux à Nohant, où l'on t'aime, où tu peux
courir et jouer sans voir des méchants qui se battent.

Adieu, mon cher enfant; travaille toujours, écris-moi souvent,
embrasse pour moi ton papa, Boucoiran et ta petite soeur. Je vous aime
tous deux par-dessus tout et je vous embrasse mille fois.




LXI

A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

                                Paris, 4 mars 1831.

Mon cher enfant,

Je vous remercie de m'avoir écrit. Je ne vis que de ce qui concerne
Maurice, et les nouvelles qui m'arrivent par vous n'en sont que plus
douces et plus chères. Aimez-le donc mon pauvre petit, ne le gâtez
pas, et pourtant rendez-le heureux. Vous avez ce qu'il faut pour
l'instruire sans le rendre misérable: de la fermeté et de la douceur.
Dites-moi s'il prend ses leçons sans chagrin. Près de lui, je sais
montrer de la sévérité; de loin, toutes mes faiblesses de mère se
réveillent et la pensée de ses larmes fait couler les miennes. Oh!
oui, je souffre d'être séparée de mes enfants. J'en souffre bien! Mais
il ne s'agit pas de se lamenter; encore un mois, et je les tiendrai
dans mes bras. Jusque-là, il faut que je travaille à mon entreprise.

Je suis plus que jamais résolue à suivre la carrière littéraire.
Malgré les dégoûts que j'y rencontre parfois, malgré les jours de
paresse et de fatigue qui viennent interrompre mon travail, malgré la
vie plus que modeste que je mène ici, je sens que mon existence est
désormais remplie. J'ai un but, une tâche, disons le mot, une
_passion_. Le métier d'écrire en est une violente, presque
indestructible. Quand elle s'est emparée d'une pauvre tête, elle ne
peut plus la quitter.

Je n'ai point eu de succès. Mon ouvrage a été trouvé invraisemblable
par les gens auxquels j'ai demandé conseil. En conscience, ils m'ont
dit que c'était trop bien de morale et de vertu pour être trouvé
probable par le public. C'est juste, il faut servir le pauvre public à
son goût et je vais faire comme le veut la mode. Ce sera mauvais. Je
m'en lave les mains. On m'agrée dans la _Revue de Paris_, mais on me
fait languir. Il faut que les noms connus passent avant moi. C'est
trop juste. Patience donc. Je travaille à me faire inscrire dans _la
Mode_ et dans _l'Artiste_, deux journaux du même genre que la _Revue_.
C'est bien le diable si je ne réussis dans aucun.

En attendant, il faut vivre. Pour cela, je fais le dernier des
métiers, je fais des articles pour _le Figaro_. Si vous saviez ce que
c'est! Mais on est payé sept francs la colonne et avec ça on boit, on
mange, on va même au spectacle, en suivant _certain conseil que vous
m'avez donné_. C'est pour moi l'occasion des observations les plus
utiles et les plus amusantes. Il faut, quand on veut écrire, tout
voir, tout connaître, rire de tout. Ah! ma foi, vive la vie d'artiste!
Notre devise est _liberté_.

Je me vante un peu pourtant. Nous n'avons pas précisément la _liberté_
au _Figaro_. M. de Latouche, notre _digne_ patron (ah! si vous
connaissiez cet homme-là!) est sur nos épaules, taillant, rognant à
tort et à travers, nous imposant ses lubies, ses aberrations, ses
caprices. Et nous d'écrire comme il l'entend; car, après tout, c'est
son affaire. Nous ne sommes que ses manoeuvres; _ouvrier-journaliste,
garçon-rédacteur_, je ne suis pas autre chose pour le moment. Quand je
vois les platitudes que j'ai griffonnées dans vingt paires de mains
qui se les arrachent et sous les yeux de ces bénévoles lecteurs dont
le métier est d'être mystifiés, je me prends à rire d'eux et de moi.
Quelquefois je les vois cherchant à deviner des énigmes sans mot et je
les aide à s'embrouiller. J'ai fait hier un article pour _madame
Duvernet_, on dit que c'est pour M. de Quélen [1]. Voyez un peu!

Adieu, mon cher enfant; je vous charge d'embrasser mon frère et _ma
soeur, si elle vous le permet_. Dites à Polyte de m'écrire un peu plus
souvent. Enfermée au bureau d'esprit de mon _digne_ maître depuis neuf
heures du matin jusque cinq heures, je n'ai guère le temps d'écrire,
moi; mais j'aime bien à recevoir des lettres de Nohant. Elles me
reposent le coeur et la tête.

Je vous embrasse et vous aime bien. Dites-moi donc ce que vous faites
faire à Maurice?

J'ai revu Kératry et j'en ai assez. Hélas! il ne faut pas voir les
célébrités de trop près.

_De loin, c'est quelque chose_, etc.

J'aime toujours M. Duris-Dufresne de passion. Je vous dirai que j'ai
vu madame Bertrand à la Chambre des députés. Elle était derrière moi
dans la tribune des dames. Je lui ai offert ma place. J'ai été
honnête, elle a été gracieuse, et l'histoire finit là.

  [1] Archevêque de Paris




LXII

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

                                Paris, 6 mars 1831.

Vous êtes un _fichu_ paresseux mon cher camarade! Si nous n'étions
d'anciens amis, je me fâcherais; mais il faut bien vous pardonner, car
on ne refait pas de vieux amis du jour au lendemain. Savez-vous qu'il
se passe de belles choses, ici? C'est vraiment très drôle à voir. La
révolution est en permanence comme la Chambre. Et l'on vit aussi
gaiement, au milieu des baïonnettes, des émeutes et des ruines, que si
l'on était en pleine paix. Moi, ça m'amuse. J'en suis fâchée pour ceux
à qui ça déplaît; mais nous sommes au monde pour rire ou pour pleurer
de ce que nous voyons faire. Et, bien que je pleure quelquefois tout
comme une autre, pour le plus souvent je ris.

Dites-moi donc, mon camarade, vous avez parfois l'humeur bien noire, à
ce qu'il paraît? Le moyen de s'en _dispenser_? Chez moi, la peine ne
creuse guère; chez vous, l'ennui se cramponne, du moins je crois le
voir à quelques phrases de votre lettre. Cela ne me surprend point:
l'air du pays n'est pas léger, la société n'est pas délicate, les
cancans ne sont pas spirituels et les plaisirs ne sont pas du tout. On
vit en tous lieux, je le sais, mais avec des intérêts, un ménage, une
occupation personnelle, des projets et des profits. A votre âge, on
n'a rien de tout cela, et au mien... que vous dirai-je? cela ne suffit
pas encore. Un peu de patience! quand nous aurons quarante ans, nous
serons les meilleurs Berrichons du monde.

En attendant, il faut bien varier un peu la vie. Au lieu de vous faire
des sermons, je vous engagerai à venir à Paris le plus que vous
pourrez. Je sais que les parents ne lâchent guère leurs enfants; mais
vous qu'on aime et qu'on gâte passablement, si vous montriez un désir
bien prononcé, vous ne trouveriez pas de résistance. Si l'on voulait
m'écouter, je parlerais bien pour vous, tant je suis pénétrée de
l'impossibilité de vivre heureux à la Châtre quand on n'est ni vieux,
ni père de famille, ni _raisonnable par force_.

Je ne suis pas de ceux qui disent: _Vivre, c'est s'amuser_, ou plutôt
je ne l'entends pas comme eux. Ce n'est pas l'Opéra qu'il vous faut
tous les jours pour passer agréablement la soirée. L'Opéra est chose
délicieuse, mais on peut rire ailleurs et de tout son coeur. Odry
même, le sublime Odry, n'est pas indispensable à ma félicité,
quoiqu'il y contribue puissamment. Je m'amuse _partout_.--Partout
(entendons-nous) où je ne vois pas la haine, le soupçon, l'injustice
et l'aigreur empester l'air que je respire. Si les gens n'étaient pas
méchants, je leur passerais bien d'être bêtes; mais, pour notre
malheur, ils sont l'un et l'autre. Voilà pourquoi la province est
odieuse. Il y a un venin caché partout, et l'on peut dire d'elle ce
que Victor Hugo dit de la prison: _Vous y cueillez une fleur, et elle
pique ou elle pue_. C'est barroque, mais c'est vrai.

Il me tarde pourtant de retourner en Berry; car j'ai des enfants que
j'aime plus que tout le reste. Sans l'espoir de leur être plus utile
un jour avec la plume du scribe qu'avec l'aiguille de la ménagère, je
ne les quitterais pas si longtemps. Je veux, malgré les difficultés
sans nombre que je rencontre, faire les premiers pas dans cette
carrière épineuse.

Je me suis enfin décidée à écrire dans _le Figaro_, et je suis charmée
que vous y soyez abonné; ce sera une manière de causer avec vous,
surtout si M. de Latouche a souvent la bonne idée de me faire faire
des articles comme celui de _Molinara_, article dont le coeur a fait
les frais plus que l'esprit. C'est dans son cabinet, à sa table,
moitié avec lui, que j'ai écrit cette _idylle_ dont le bon public
parisien (public excellent, d'ailleurs, dont le métier est d'être
dupe) cherchait le mot avec d'incroyables efforts le lendemain.

Vous auriez ri de voir les bons bourgeois du café _Conti_... (Vous
connaissez sûrement le café Conti, vis-à-vis le pont Neuf? Vous y avez
déjeuné plus d'une fois, et moi aussi.) Vous auriez ri (que je dis) si
vous les aviez vus, le nez sur _le Figaro_ et se donnant à tous les
diables pour savoir quelle énigme politique leur cachait cette
_Molinara_ et ce polisson de moulin.

D'aucuns disaient: «C'est un emblème;» d'aucuns répondaient: «C'est
une anagramme;» et d'aucuns reprenaient: «C'est un logogryphe.»--Qui
donc est cette meunière? C'est Delphine Gay!--Oh! non, c'est la
duchesse de Berry.--Bah! c'est la femme du dey d'Alger.--Dans tous les
cas, c'est bien savant, on n'y comprend goutte.»

Moi, je riais non pas dans ma barbe, mais dans ma tabatière, et je
leur disais d'un air mystérieux: «Messieurs, je sais de bonne
part que c'est la femme du pape.» A quoi ils répondaient: «Pas
possible?--Parole d'honneur!»

Vous avez vu depuis, un grand article intitulé _Vision_. M. de
Latouche l'a trouvé très remarquable et _m'a priée_ en quelque sorte
de le lui donner. Il est de J.S..., qui me l'avait confié et qui n'a
pas été très content de le voir mutilé et raccourci. Il le destinait
au _Voleur_, et, moi, je l'ai _volé_, au profit du _Figaro_. Dans le
même numéro, une bigarrure (la première) fait grand scandale. Elle n'a
rien de joli; mais, comme elle tombe d'aplomb sur le ridicule de la
circonstance, les rieurs s'en sont emparés, le roi citoyen s'en est
offensé, et M. Nestor Roqueplan, le signataire du journal, au moment
de recevoir la croix (dont Sa Majesté n'est pas chiche d'ailleurs), se
l'est vu refuser à cause de l'article susdit, dont il est responsable.
_C'est pourtant moi qu'a fait ce coup-là!_ J'en peux pas revenir et
j'en ris à me démettre les mandibules. O auguste juste milieu de la
Châtre, que diras-tu de mon imprudence!

M. de Latouche, de son côté, ne s'était pas gêné d'annoncer des
_croisées à louer pour voir passer la première émeute que ferait M.
Vivien_. Toutes ces gentillesses ont indisposé le roi citoyen et papa
Persil, qui lui a dit comme ça:

--Tonnerre de Dieu, sire, c'est trop fort!

--Vous croyez? qu'a dit le roi citoyen, faut-il que je me fâche?

--Oui, sire, faut vous fâcher.

Alors le roi citoyen s'est fâché. Et voilà qu'on a saisi _le Figaro_
et qu'on lui intente un _procès de tendance_. Si on incrimine les
articles en particulier, le mien le sera _pour sûr_. Je m'en déclare
l'auteur et je me fais mettre en prison. Vive Dieu! quel scandale à la
Châtre! Quelle horreur, quel désespoir dans ma famille! Mais ma
réputation est faite et je trouve un éditeur pour acheter mes
platitudes et des sots pour les lire. Je donnerais neuf francs
cinquante centimes pour avoir le bonheur d'être condamnée.

Je ne vous dis rien de _la Nouvelle Atala_. Je l'ai avalée, il m'en
souviendra! J'en ai eu le choléra-morbus pendant trois jours. Vous en
verrez l'analyse un de ces jours dans votre journal.

Bonsoir, mon cher camarade; je vous embrasse de tout mon coeur.
Écrivez-moi plus souvent et quand même vous seriez de mauvaise humeur,
n'ai-je pas aussi mes jours _nébuleux_? Quand je serai _cheux_ nous,
c'est-à-dire le mois prochain, si vous vous ennuyez, vous viendrez me
voir. Nous mettrons nos deux ennuis ensemble et nous tâcherons de les
jeter à l'eau, pour peu qu'il y ait de l'eau.

Je ne vous dis rien de votre _affaire d'honneur_. Êtes-vous assez
bête! je me réserve de vous laver la tête; mais ne recommencez pas
souvent ces sottises-là.

Adieu.--Bonsoir.--Embrassez pour moi votre chère mère et aimez-moi
toujours _un brin_.




LXIII

A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

                                Paris, 9 mars 1831.

Mon cher enfant,

Je suis triste. De loin encore, on essaye de me faire du mal. Une
lettre de mon frère, aigre jusqu'à l'amertume, contient ce qui suit:
_Ce que tu as fait de mieux, c'est ton fils; il t'aime plus que
personne au monde. Prends garde d'émousser ce sentiment-là._

Il y a là bien de la cruauté. C'est me dire, qu'un jour je ne
trouverai même pas la tendresse de mon enfant. Sans doute, s'il porte
un coeur égoïste et froid, je dois m'y attendre. Mais il n'en sera pas
ainsi, n'est-ce pas?

Vous êtes auprès de lui, vous lui parlez de moi et vous me conservez
mon bien le plus précieux: l'amour de mon fils? Bah! j'ai tort d'être
triste. C'est vous faire injure. Je suis tranquille.

On me blâme, à ce qu'il paraît, d'écrire dans _le Figaro_. Je m'en
moque. Il faut bien vivre et je suis assez fière de gagner mon pain
moi-même. _Le Figaro_ est un moyen comme un autre d'arriver. Le
_journalisme_ est un postulat par lequel il faut passer. Je sais que
souvent il est dégoûtant; mais on n'est pas obligé de se salir les
mains pour écrire, et j'arriverai, j'espère, sans cela. Ce petit
journal fait de _l'opposition_ et de la _diffamation_. Il s'agit de ne
pas prendre l'un pour l'autre. C'est peu de chose de gagner sept
francs par colonne; mais c'est beaucoup que de se rendre nécessaire
dans un bureau de littérature. Cela vous mène à tout, même sans
_camaraderie_, et sans que la _personne_ paraisse le moins du monde.
Je n'ai affaire qu'à M. de Latouche. Je vis toujours tranquille et
retirée. Je vais au spectacle presque tous les soirs avec les loges
qu'il me donne. C'est très agréable.

Vous saurez que j'ai débuté par un _scandale_, une plaisanterie sur la
garde nationale. La police a fait saisir _le Figaro_ d'avant-hier.
Déjà je m'apprêtais à passer six mois à la Force; car j'aurais très
certainement pris la responsabilité de mon article. M. Vivien a senti
ce matin l'absurdité d'une poursuite de ce genre, il a fait signifier
aux tribunaux d'en rester là. Tant pis! une condamnation politique eût
fait ma réputation et ma fortune.

La littérature est dans le même chaos que la politique. Il y une
préoccupation, une incertitude dont tout se ressent. On veut du neuf,
et, pour en faire, on fait du hideux. Balzac est au pinacle pour avoir
peint l'amour d'un soldat pour une tigresse et celui d'un artiste pour
un _castrato_. Qu'est-ce que tout cela, bon Dieu!

Les monstres sont à la mode. Faisons des monstres! J'en _enfante_ un
fort agréable dans ce moment-ci. Je vous conterai, sur tout ce que je
vois, de singulières particularités. Si j'avais le temps de les
enregistrer, ce serait un curieux journal.

Adieu, mon cher enfant; parlez-moi beaucoup de mon fils et de votre
santé. Je vous embrasse de tout mon coeur.




LXIV

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 14 avril 1831.

Ma chère maman,

J'ai bien tardé à vous annoncer mon arrivée, parce que j'ai séjourné
quelques jours à Bourges, où j'ai été assez malade. Je me porte bien
tout à fait, depuis que j'ai revu mes enfants. Ce sont deux amours.
Solange est devenue belle comme un ange. Il n'y a pas de rose assez
fraîche pour vous donner l'idée de sa fraîcheur. Maurice est toujours
mince; mais il se porte bien et on ne peut voir d'enfant plus aimable
et plus caressant. Je suis aussi très contente de ses progrès et de sa
douceur au travail. Enfin je suis, jusqu'ici, une heureuse mère.

J'ai trouvé Polyte un peu malade; sa femme, toujours la même, bonne et
indolente; mon mari, criant fort et mangeant bien; le précepteur avec
des moustaches qui lui vont comme de la dentelle à un hérisson;
Léontine, ayant fait aussi des progrès et toujours très douce. Voilà!

Et vous, ma chère maman, que faites vous par ce beau temps qui donnait
déjà à Paris un air de fête? Promenez-vous Caroline, en attendant que
la pauvre enfant, aille retrouver son triste Charleville? Mais elle y
retrouvera son Oscar, et, auprès de ses enfants, on ne peut pas
s'ennuyer.

Pierret est-il toujours amoureux de son beau fusil qui lui sert de
bijou sur sa cheminée, et furieux contre les républicains? Dites-lui
qu'à la première révolution, les femmes repousseront les gardes
nationaux avec des pots de chambre.

Ici, l'on est fort tranquille en masse et l'on ne se dispute qu'en
famille. Ne pouvant faire d'émeutes, on fait des cancans; ce qui
m'ennuie tellement, que je vais m'enfermer dans mon cabinet avec mes
deux mioches pour ne pas entendre parler de haines, d'élections,
d'intrigues, de propos, de vengeances, etc., etc. Pouah!

La peste des petites villes, c'est le commérage. Les hommes s'en
mêlent au moins autant que les femmes quand il s'agit d'intérêts
politiques. A Paris, on rit de tout; ici, on prend tout au sérieux. Il
y a de quoi crever d'ennui; car, après tout, la vie n'est pas faite
pour se fâcher d'un bout à l'autre. J'aime mieux laisser les hommes
comme ils sont que de me donner la peine de les prêcher.

N'est-ce pas votre avis, chère mère, à vous qui avez l'esprit si jeune
et le caractère si gai? Je voudrais que Maurice fût d'âge à entrer au
collège; alors je passerais, près de vous et près de lui, une partie
de ma vie à Paris. J'aime la liberté dont on y jouit et l'insouciance
qui fait le fond du caractère de ses habitants.

Tout le monde ici se joint à moi pour vous embrasser mille fois.
Rendez-le-moi en particulier un peu plus qu'aux autres.

Bonsoir, ma chère petite maman.




LXV

A M. CHARLES DUVERNET. A LA CHATRE

                                Nohant, avril 1831.

Je viens vous faire mon compliment, cher camarade. Vous jouez très
bien la comédie et je n'ai pas eu besoin de l'indulgence de l'amitié
pour vous applaudir. J'eusse voulu avoir les pattes du Gaulois pour
entraîner l'auditoire naturellement peu _entraînable_ et beaucoup plus
sensible aux farces de cache-cache qu'aux choses bien dites et bien
senties. Vous êtes très drôle en garçon et en vieille femme; mais vous
êtes encore mieux dans vos habits, ce qui est, vous le savez sans
doute, le plus difficile en scène. Mais dites donc à Soumain de
changer de figure s'il veut ressembler à Odry. Il est beaucoup trop
gentil pour faire M. Cagnard, et ne fait pas rire parce qu'il ne peut
pas être caricature. Quoiqu'il ait des gestes et des manières de dire
très conformes à son modèle, personne à la Châtre ne sent le mérite de
cette imitation, parce que personne n'a vu Odry. Le gros Chabenat est
excellent. Il a plus de naturel qu'aucun de vous, sauf _vous_.
Dites-leur d'apprendre leurs rôles et de ne pas manquer leurs entrées.
Individuellement vous jouez bien; mais vous manquez d'ensemble.

J'ai regret d'avoir manqué votre précédente représentation, j'étais
trop malade. J'ai chargé madame Decerf de me prendre vingt billets à
votre loterie. J'y aurais coopéré par quelque ouvrage si j'avais eu
plus de temps et de santé.

Votre mère m'a dit que toutes ces comédies vous fatiguaient beaucoup.
Prenez garde, ne vous faites pas, comme moi, vieux avant le temps.

Bonsoir, mon camarade; je vous embrasse de tout mon coeur. Avez-vous
des nouvelles d'Alphonse? personne ne m'en donne, ni lui non plus.




LXVI

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 31 mai 1831.

Ma chère maman,

Vous êtes triste. Vous allez encore vous trouver seule. C'est une
chose difficile à arranger avec la liberté, que la société d'autrui.
Vous aimez à être entourée, vous détestez la contrainte; c'est tout
comme moi. Comment concilier les volontés des autres avec la sienne
propre? Je ne sais. Peut-être faudrait-il fermer les yeux sur bien des
petites choses, tolérer beaucoup d'imperfections à la nature humaine
et se résigner à certaines contrariétés qui sont inévitables dans
toutes les positions. Ne jugez-vous pas un peu sévèrement des torts
passagers? Il est vrai, vous pardonnez aisément et vous oubliez vite;
mais ne condamnez-vous pas quelquefois un peu à la hâte?

Pour moi, ma chère maman, la liberté de penser et d'agir est le
premier des biens. Si l'on peut y joindre les petits soins d'une
famille, elle est infiniment plus douce; mais où cela se
rencontre-t-il? Toujours l'un nuit à l'autre, l'indépendance à
l'entourage ou l'entourage à l'indépendance. Vous seule pouvez savoir
lequel vous aimeriez mieux sacrifier. Moi, je ne sais pas supporter
l'ombre d'une contrainte, c'est là mon principal défaut. Tout ce qu'on
m'impose comme devoir me devient odieux; tout ce qu'on me laisse faire
de moi-même, je le fais de tout mon coeur. C'est souvent un grand
malheur d'être ainsi fait, et mes torts, quand j'en ai, viennent tous
de là.

Mais peut-on changer sa nature? Si vous aviez beaucoup d'indulgence
pour ce travers, vous m'en trouveriez bientôt corrigée sans savoir
comment. On l'augmente en moi, en me le reprochant sans cesse; et
cela, je vous jure que ce n'est point esprit de contradiction, c'est
penchant involontaire, irrésistible. Vous me connaissez fort peu,
j'ose le dire, ma chère maman. Il y a bien des années que nous n'avons
vécu ensemble, et souvent vous oubliez que j'ai vingt-sept ans, que
mon caractère à dû subir bien des changements depuis ma première
jeunesse.

Vous me supposez surtout un amour du plaisir, un besoin d'amusement et
de distraction que je suis loin d'avoir. Ce n'est pas du monde, du
bruit, des spectacles, de la parure qu'il me faut; vous seule êtes
dans l'erreur sur mon compte; c'est de la liberté. Être toute seule
dans la rue et me dire à moi-même: «Je dînerai à quatre heures ou à
sept, suivant mon bon plaisir; je passerai par le Luxembourg pour
aller aux Tuileries, au lieu de passer par les Champs-Élysées, si tel
est mon caprice.» Voilà ce qui m'amuse beaucoup plus que les fadeurs
des hommes et la raideur des salons.

Si je rencontre des coeurs qui prennent mes innocentes fantaisies pour
des vices hypocrites, je ne sais pas me donner la peine de les
dissuader. Je sens que ces gens-là m'ennuient, me méconnaissent et
m'outragent. Alors je ne réponds rien et je les plante là. Suis-je
bien coupable? Je ne cherche ni vengeance ni réparation, je ne suis
pas méchante: j'oublie. On dit que je suis légère, parce que je ne
suis pas haineuse et que je n'ai pas même l'orgueil de me justifier.

Mon Dieu! quelle rage avons-nous donc, ici-bas, de nous tourmenter
mutuellement, de nous reprocher aigrement nos défauts, de condamner
sans pitié tout ce qui n'est pas taillé sur notre patron?

Vous, ma chère maman, vous avez souffert de l'intolérance, des fausses
vertus, des gens à grands principes. Votre beauté, votre jeunesse,
votre indépendance, votre caractère heureux et facile, combien ne les
a-t-on pas noircis! Quelles amertumes ne sont pas venues empoisonner
votre brillante destinée! Une mère indulgente et tendre qui vous eût
ouvert ses bras à chaque nouveau chagrin et qui vous eût dit: «Laisse
les hommes te condamner; moi, je t'absous! laisse-les te maudire; moi,
je te bénis!» Que de bien elle vous eût fait! quelle consolation elle
eût répandue sur les dégoûts et les petitesses de la vie!

On vous a dit _que je portais culotte_, on vous a bien trompée; si
vous passiez vingt-quatre heures ici, vous verriez bien que non. En
revanche, je ne veux point qu'un mari porte mes jupes. Chacun son
vêtement, chacun sa liberté. J'ai des défauts, mon mari en a aussi,
et, si je vous disais que notre ménage est le modèle des ménages,
qu'il n'y a jamais eu un nuage entre nous, vous ne le croiriez pas. Il
y a dans ma position comme dans celle de tout le monde, du bon et du
mauvais. Le fait est que mon mari fait tout ce qu'il veut; qu'il a des
maîtresses ou n'en a pas, suivant son appétit; qu'il boit du vin
muscat ou de l'eau claire selon sa soif; qu'il entasse ou dépense,
selon son goût; qu'il bâtit, plante, change, achète, gouverne son bien
et sa maison comme il l'entend. Je n'y suis pour rien.

Je trouve tout fort bon, parce que je sais qu'il a de l'ordre, qu'il
est plutôt économe que prodigue, qu'il aime ses enfants et qu'il ne
songe qu'à eux dans tous ses projets. Je n'ai pour lui, vous le voyez,
que de l'estime et de la confiance, et, depuis que je lui ai
entièrement abandonné l'autorité des biens, je ne crois pas qu'on
puisse me soupçonner encore de vouloir le dominer.

Il me faut peu de chose: la même pension, la même aisance qu'à vous.
Avec mille écus par an, je me trouve assez riche, moyennant que ma
plume me fait déjà un petit revenu. Du reste, il est bien juste que
cette grande liberté dont jouit mon mari soit réciproque: sans cela,
il me deviendrait odieux et méprisable; c'est ce qu'il ne veut point
être. Je suis donc entièrement indépendante; je me couche quand il se
lève, je vais à la Châtre ou à Rome, je rentre à minuit ou à six
heures; tout cela, c'est mon affaire. Ceux qui ne le trouveraient pas
bon et vous tiendraient des propos sur mon compte, jugez-les avec
votre raison et avec votre coeur de mère; l'un et l'autre doivent être
pour moi.

J'irai à Paris cet été. Tant que vous me témoignerez que je vous suis
agréable et chère, vous me verrez heureuse et reconnaissante. Si je
trouve autour de vous des critiques amères, des soupçons offensants
(vous comprenez que ce n'est pas de vous que je les crains), je
laisserai la place au plus puissant, et, sans vengeance, sans colère,
je jouirai de ma conscience et de ma liberté. Vous avez trop d'esprit
pour ne pas reconnaître bientôt que je ne mérite pas toute cette
dureté.

Adieu, chère petite maman; mes enfants se portent bien; ma fille est
belle et mauvaise, Maurice est maigre et bon. Je suis contente de son
caractère et de son travail. Je gâte un peu ma grosse fille: l'exemple
de Maurice, qui est devenu si doux, me rassure pour l'avenir.

Écrivez-moi, chère maman; je vous embrasse de toute mon âme.




LXVII

A MADAME DUVERNET MÈRE, A LA CHATRE

                                Nohant, lundi, juin 1831.

Chère dame,

Je rentre toute comblée de votre bonne amitié et de votre douce
hospitalité. Je trouve non pas M. de Latouche, mais une lettre de lui
m'annonçant que des affaires imprévues, relatives au _Figaro_ avec M.
le préfet de la Charente, qui vient de se déclarer en faillite, l'ont
empêché de partir au moment où il allait enfin se décider. Il nous
promet d'arriver quand nous ne l'attendrons plus. Il se plaint un peu
du silence de Charles et du vôtre.

Ne viendrez-vous pas aussi manger mes petits pois, cueillir mes fleurs
et choisir vous-même vos petites colonies d'oeillets? Deux ou trois
rayons de soleil sècheront nos chemins, et vous avez une infinité de
pataches en votre possession. Accordez-moi donc une bonne journée tout
entière avec le bon meunier, son fils et l'âne... Je ne vois autour de
vous que le desservant de T... que nous puissions insulter ainsi. Je
n'ose quasi pas vous embrasser après une pareille pensée.




LXVIII

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

                                Nohant, lundi soir, 25 juin 1831.

Comme nous nous verrons vendredi, entre l'air bienveillant et paternel
du châtelain, et les _decaudinades_[1], nous ne pourrons guère dire
deux mots de suite. Je ne veux pas partir, mon bon Charles, sans vous
dire combien votre amitié m'a été douce durant ces trois mois. Nous ne
nous connaissions pas, et notre camaraderie d'enfance ne nous eût rien
appris l'un de l'autre, si une affection qui nous est commune ne fût
venue resserrer ce lien et rapprocher nos coeurs, dont les bizarreries
respectives avaient besoin de s'entendre.

Sans vous, j'aurais éprouvé bien plus les amertumes de mon intérieur.
Votre intérêt, la confiance avec laquelle je m'épanchais près de vous
ont adouci ce temps d'épreuves. En mettant nos ennuis en commun, nous
les avons mieux supportés. Du moins, je puis l'avancer pour mon
compte, et je voudrais que le bienfait de cette amitié eût été
réciproque.

Les fous tels que moi ont cela de bon, qu'ils ne sont pas chiches de
leur coeur une fois qu'ils l'ont donné. Désabusée sur tout le reste,
je ne crois plus qu'à ceux qui me sont restés fidèles, ou qui m'ont
comprise, avec mes défauts, mon esprit _antisocial_ et mon mépris pour
tout ce que la plupart des hommes respectent. Je me sens assez de
générosité pour recommencer avec ceux-là une existence nouvelle, une
vie d'affection, d'espoir et de confiance, que ne viendra pas
refroidir la mémoire de tant de déceptions anciennes. Oh! j'oublierai
tout de bon coeur avec vous autres: et les amis qui trahissent, et
ceux qui s'ennuient des maux qu'on leur confie, et ceux qui craignent
de se compromettre en y cherchant remède, et les tièdes, et les
perfides, et les maladroits qui vous crottent en voulant vous essuyer.
Je croirai en vous, comme j'ai cru jadis en eux, et ne vous ferai pas
responsables de leurs torts, en me livrant avec réserve à vos
promesses. J'y crois et j'y compte.

C'est sur les ruines du passé, du préjugé et des préventions que nous
nous sommes vus, tels que nous sommes, je crois, tels que la nature
nous a faits.

C'est en nous confiant nos mutuelles infirmités que nous avons pris
intérêt les uns aux autres. Sans le besoin de recevoir des
consolations, sans celui d'en donner, nous serions peut-être tous
restés isolés dans cette société vaine et sotte qui ne pourra jamais
nous pardonner de vouloir être indépendants de ses lois étroites.
Laissons-la dire. Elle regarderait notre petite communauté comme un
hôpital de fous. Vivons à part, et ne la voyons que pour en rire ou
pour y pardonner. Puissiez-vous être comme moi insensible à ses
atteintes, et mettre votre vie réelle, votre bonheur entier, dans le
coeur de ce petit nombre qui vous apprécie et qui me tolère, moi,
reconnaissante quand j'obtiens seulement de l'indulgence. Toutes les
peines d'intérieur ne deviennent-elles pas supportables, avec cette
idée qu'il y a des êtres tout prêts à nous dédommager de l'injustice
ou de l'ingratitude de ceux-là?

Oh! mon bon Charles, que cette pensée vous soit bienfaisante comme à
moi! qu'elle ferme toutes les autres blessures, qu'elle anéantisse
tous les souvenirs qui font mal, qu'elle reconstruise votre avenir et
rajeunisse votre coeur comme elle a rajeuni le mien, bien plus vieux,
hélas! bien plus mortellement froissé que le vôtre! Croyez en nous, et
vous serez heureux partout même à la Châtre.

Venez près de nous, dans notre Paris, où règne sinon la liberté
publique, du moins la liberté individuelle. Nous aurons de temps en
temps un billet de parterre aux Italiens ou à l'Opéra. Quand nous
n'aurons pas le sou, nous irons voir les cathédrales, ça ne coûte rien
et c'est toujours intéressant à étudier. Ou bien nous prendrons le
frais sur mon balcon, nous verrons passer l'émeute nouvelle, nous
cracherons sur tout cela, battants et battus, tous fous à faire pitié.
Nous garrotterons le Gaulois pour l'empêcher d'y prendre part, nous
ferons brailler Planet et nous nous amuserons des manies de chacun de
nous, sans les froisser, sans en souffrir. Dans le jour, nous
travaillerons, car il faut travailler! Quand on ne s'est pas renfermé
le matin comme nous disions l'autre fois au Coudray, on n'a pas de
plaisir à se trouver libre le soir. Il faut s'imposer la gêne une
moitié de sa vie pour s'amuser l'autre moitié. Vous vous créerez une
occupation, ne fût-ce que de mettre en rapport Claire et Philippe,
Jehan Cauvin et la cathédrale, Berido et la prima donna[2]. Nous
louerons un piano et nous nous y remettrons tous les deux. Si vous ne
vous trouvez pas bien de votre vie de garçon, il sera toujours temps
de vous marier; car, avec nous, liberté de rompre quand vous voudrez;
mais essayez-en d'abord; après, vous verrez. Il y aura toujours des
filles nubiles, c'est une espèce qui croît et multiplie par la grâce
de Dieu.

Et puis, mon bon Charles, marié ou veuf ou garçon, que vous soyez
Charlot ruminant dans sa chambrette sur les misères de l'étudiant, de
l'artiste et du célibataire, ou bien M. le receveur au sein de son
_intéressante_ famille, que vous soyez libre de nous venir trouver ou
que votre future épouse vous le défende, aimez-nous toujours, et,
croyez-le, quand vous pourrez vous échapper, vous nous trouverez
joyeux de vous voir et empressés à vous distraire. En attendant, nous
allons parler de vous.

Adieu donc; je vous embrasse. Venez le plus tôt que vous pourrez.

  [1] Du nom d'un ami de Duvernet appelé Decaudin.
  [2] Héroïnes de divers fragments littéraires inédits de George Sand.




LXIX

A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE

                                Orléans, samedi 3 juillet 1831.

Mon cher amour, je suis arrivée à Orléans un peu fatiguée. J'ai eu la
migraine tout le long du chemin. Je vais me reposer un jour ou deux
ici, afin de bien voir la cathédrale; car tu sais que j'aime beaucoup
les cathédrales. Il y a un an, tu étais là avec moi, et nous avons été
la voir ensemble, t'en souviens-tu? Tu trouvais que c'était bien
grand, et qu'il faudrait bien des Maurices les uns sur les autres pour
monter aussi haut.

Je suis bien contente de toi, mon cher enfant; tu n'as pas beaucoup
pleuré devant moi. Après, dis-moi ce que tu as fait? As-tu trouvé ton
ménage joli? l'as-tu fait voir à ta soeur? Elle a pleuré aussi, la
pauvre grosse. L'as-tu un peu consolée? Joue bien avec elle,
roulez-vous sur vos lits le soir et endormez-vous en riant et en
chantant. Ne fais pas de vilains rêves tristes, pense à moi sans
chagrin, et travaille toujours bien pour me faire voir que tu m'aimes.

Tu as vu comme j'étais heureuse de te trouver corrigé de ta paresse.
Continue donc, je t'en récompenserai, en t'aimant tous les jours
davantage. Je ne sais si tu pourras lire mon griffonnage, je t'écris
avec une espèce d'allumette qui va tout de travers. Je t'embrasse, de
tout mon coeur, pour toi d'abord, puis pour ta soeur, pour ton papa,
pour Boucoiran, et puis pour toi encore un million de fois. Adieu, mon
petit ange, écris-moi bien, bien souvent.
                
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