George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 1
Go to page: 12345678910
LXX

AU MÊME

                                Paris, 16 juillet 1831

Je suis enfin installée tout à fait chez moi, mon petit amour. J'ai
trois jolies petites chambres sur la rivière avec une vue magnifique
et un balcon. Quand tu viendras me voir, tu t'amuseras à voir défiler
les troupes et à regarder les pompiers sous les armes. Il y a un poste
vis-à-vis. Toutes les fois qu'un gendarme paraît, ces pauvres pompiers
sont obligés de courir à leurs fusils. Comme cela arrive fort souvent,
ils n'ont pas une minute de repos par jour, et les passants s'amusent
à les gouailler. Tu verras aussi les tours de Notre-Dame, qui sont
toutes couvertes d'hirondelles. Il y a des figures de diables en
pierre tout autour des murs, et les oiseaux se cachent dans leur
gueule pour y bâtir leur nid.

J'ai vu encore ton cousin Oscar hier au soir. Il est bien gentil et ne
veut pas me quitter. Il va entrer en pension; sans cela, je te
l'aurais amené et vous auriez joué ensemble, mais il est temps qu'il
apprenne ce que tu sais déjà. Tu seras bien content, lorsque tu
entreras au collège, d'avoir pris de bonnes leçons d'avance. Tu auras
moins de peine que les autres enfants de ton âge, et tu verras que
c'est un grand bonheur d'avoir été forcé de travailler. Écris-moi
donc, mon cher enfant; ta dernière lettre est très bien. Elle m'a fait
grand plaisir, et je l'ai embrassée bien des fois. Si tu étais là, mon
pauvre petit, je te mordrais les joues. En attendant, embrasse ta
soeur et porte-toi bien. Pense souvent à ta mère, qui t'aime plus que
tout au monde.




LXXI

A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

                                Paris, 17 juillet 1831

Mon cher enfant,

J'en suis fâchée pour votre optimisme politique, mais votre gredin de
gouvernement indispose cruellement les honnêtes gens. Si j'étais
homme, je ne sais à quels excès je me porterais, dans de certains
moments d'indignation, que toute âme bien née doit ressentir à la vue
des platitudes et des atrocités qui se commettent ici tous les jours.

C'est réellement une guerre civile que les ministres allument et
alimentent à leur profit. _Infamie!_ Les couleurs nationales sont
proscrites. Il suffit de les porter pour être dépecé avec un odieux
sang-froid, par des gens armés, lâches, qui ne rougissent point
d'égorger des enfants sans défense et en petit nombre.

Cette belle institution de la garde nationale est devenue un levain de
discorde et de sang. La police a recours à des moyens dignes des plus
beaux temps de Carrier (de Nantes). Il semble que Philippe veuille
trancher du Napoléon. Or c'est un rôle qu'un Bourbon ne saura jamais
remplir. Ses efforts retarderont sa chute; mais elle n'en sera que
plus tragique, et vraiment alors le peuple commettra tous les excès
sans être coupable.

Moi, je hais tous les hommes, rois et peuples. Il y a des instants où
j'aurais du bonheur à leur nuire. Je n'ai de repos qu'alors que je les
oublie!

Vous êtes bon, vous! C'est différent. Les amis, oh! les amis! que
c'est un trésor rare et difficile à garder! Si l'on ne tient pas sa
main toujours étroitement fermée, ils s'échappent comme de l'eau au
travers des doigts.

J'ai le coeur cruellement froissé; mais je sais qu'il y aurait de
l'ingratitude à pleurer longtemps ceux qui désertent. Plus le nombre
se réduit, plus je sens l'affection redoubler de vigueur. La part des
uns revient aux autres.

Je vous remercie de m'avoir parlé de Maurice. Faites qu'il m'écrive
souvent, qu'il ne soit pas trop livré à lui-même aux heures où il ne
travaille pas, et qu'il continue à apprendre sans chagrin. Sa dernière
lettre est charmante.

Adieu, mon cher enfant. Je vous embrasse comme je vous aime. C'est du
fond de mon âme.




LXXII

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

                                Paris, 19 juillet 1831

Mon bon Charles,

Soyez miséricordieux et pardonnez à la lenteur de mes lettres. Je suis
enfin installée quai Saint-Michel, 25, et j'espère désormais ne plus
m'exposer au remords de laisser sans réponse prompte vos lettres
bonnes et aimables. Je vous laisse à penser ce qu'il a fallu de
mémoire, de jambes, de patience et de temps, pour acheter tout un
petit ménage depuis la pelle jusqu'aux mouchettes: c'est à n'en pas
finir. Le pis de tout cela, c'est l'argent que cela coûte. J'aurais
tort de me plaindre pourtant. Je n'ai rien payé et je payerai s'il
plaît à Dieu.

Le Gaulois et moi comptons sur une bonne tuerie patriotique, ou sur un
bon choléra-morbus, qui nous délivrera de l'infâme séquelle des
créanciers. D'ailleurs, n'allons-nous pas avoir la république? et le
premier article de la nouvelle Charte portera, j'espère, que les
dettes sont supprimées et tous les créanciers déportés. Nous leur
faisons grâce de la vie, parce que nous sommes grands et généreux,
mais qu'ils ne s'avisent jamais de rappeler le passé! (Il n'y que des
carlistes et des jésuites capables de tant de ressentiment.) Nos
créanciers, s'ils veulent éviter la guillotine, qui est, comme chacun
sait, _soeur de la liberté_, doivent nous délivrer à tout jamais de
leur odieuse présence, et purger le sol de la patrie régénérée de leur
impur et stupide trafic. Tel sera le texte du premier discours du
Gaulois à la prochaine assemblée constituante.

Mon bon camarade, pourquoi ne travaillez-vous plus? Évitez du moins
l'ennui, ne fût-ce qu'en taillant des cure-dents. Planet en fait une
consommation qui vous tiendra en haleine. Si vous n'avez pas l'espoir
de succéder à votre père et que les chiffres vous rebutent, faites
autre chose; lisez, instruisez-vous, la vie est toujours trop courte
pour tout ce qu'on peut apprendre. Ecrivez des romans, des comédies,
des proverbes, des drames: tout cela vous fera travailler sans ennui
et vous forcera à des recherches historiques qui vous arriveront
pleines d'intérêt et de vie.

S'ennuyer! je ne le conçois pas pour vous. Être triste! c'est
différent, cela. Cette solitude, les dégoûts de cette petite existence
de la province, sont bien faits pour serrer le coeur. J'en sais
quelque chose. _Quelque chose_ seulement, car j'ai une ressource
immense: la société de mes enfants. Vous, tout seul, tout rêveur, sans
un ami qui vous comprenne bien, souffrant de ces peines sans nom que
le vulgaire regarde comme une manie et une affectation, cherchant à
répandre votre coeur dans un coeur de la même nature, et ne trouvant
que de bonnes et simples âmes qui vous disent d'un air surpris:
«Comment! vous vous plaignez? n'êtes-vous pas riche? A votre place, je
serais heureux!» etc.

Eh bien, je vous vois d'ici et je sais tout ce que vous devez
souffrir. L'isolement tue les âmes actives. Il énerve le caractère;
mais il redouble le feu intérieur et joint, au tourment de désirer, le
tourment de ne pouvoir pas _vouloir_.

N'est-ce pas là où vous en êtes souvent? Je n'ose pas vous dire:
«Sortez-en, venez à nous!» Mais combien je le désire! nous vous aimons
comme vous méritez d'être aimé. Je crois qu'au milieu de nous, vous
reprendrez vite à la vie. Écrivez donc souvent et beaucoup; vous avez
toujours le temps, vous.

Si vous allez à Nohant, dites donc à Boucoiran que mon fils m'écrit
bien peu, et que cela me fait beaucoup de peine.

Adieu, mon ami. Écrivez, ou faites mieux, venez!

Je n'ai pas acheté la natte de votre mère, ni les lunettes pour
Decaudin. J'ai une raison honteuse, secrète, mais _invulnérable_. Je
n'ai pas un sou. Je paye écu par écu mes damnés marchands. O Misère!
je te ferai élever un temple si tu me quittes un jour; car ceux que tu
hantes sont plus heureux qu'on ne pense!

Le Gaulois m'a défendu de fermer ma lettre, disant qu'il voulait vous
écrire. C'est une raison pour n'y pas compter...

Le voilà! Il dit qu'il vous écrira _demain_: vous connaissez le
_demain_ du Gaulois.




LXXIII

A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT

                                Paris, juillet 1831.

J'ai bien du chagrin quand tu ne m'écris pas, mon petit enfant. J'ai
reçu tes trois lettres; mais c'est bien peu. Cela ne fait qu'une par
semaine. Autrefois, tu m'en écrivais deux et souvent trois. Cela ne
t'amuse donc plus de m'écrire? tu n'as pas besoin de montrer tes
lettres, ni de les écrire avec tant de soin que ce soit un travail.
Quand tu m'envoyais des barbouillages et des bonshommes, j'aimais
autant cela. Écris-moi donc aussi mal que tu voudras, ne fût-ce que
quelques lignes. Passer huit jours sans nouvelles de toi et de ta
soeur, c'est bien long et je suis souvent bien triste. J'ai besoin de
te savoir gai et heureux; sans cela, je ne peux être moi-même
heureuse.

Il y a de bien beaux tableaux au Musée: le Musée est une grande
galerie où tous les peintres exposent leurs tableaux pendant quelques
mois pour les faire voir au public. Le plus joli de tous représente
deux enfants de sept ou huit ans qui sont assis sur un lit. L'un est
malade et appuie sa tête sur l'épaule de son frère. L'autre se porte
bien; il tient un livre d'images pour l'amuser. C'est le portrait de
deux jeunes princes anglais qui ont été étranglés par des méchants[1].

Il y a une quantité de belles statues que tu reconnaîtrais, à présent
que tu comprends un peu la mythologie. Ce qu'on a fait de plus beau,
ce sont _les Trois Grâces_, en marbre blanc. Il y a une jolie petite
divinité allégorique, dont nous n'avons pas parlé ensemble: c'est _la
Candeur_ ou _l'Innocence_, représentée comme un enfant qui tient une
coquille où vient boire un serpent. Cela signifie que, comme les
enfants ne se méfient d'aucun danger, les personnes qui ont de la
_candeur_ ne se méfient pas des méchants qui peuvent leur faire du
mal.

Si tu ne comprends pas bien cela, Boucoiran te l'expliquera mieux. Il
y a aussi un gros enfant qui ressemble à Solange et joue avec une
petite chèvre; la chèvre mange une couronne de feuilles que l'enfant a
sur sa tête. Tout cela est en beau marbre blanc. Enfin il y a Mercure,
Diane, et tout plein d'autres messieurs et d'autres dames de ta
connaissance. Les fêtes ont duré trois jours. De ma fenêtre, j'ai vu
passer le roi et toutes ses troupes. Avant-hier, nous avons eu des
joutes sur l'eau. Des matelots habillés en blanc, avec des ceintures
et des chapeaux à rubans, étaient montés sur de jolies barques et
venaient les uns sur les autres. Ils se battaient, c'est-à-dire qu'ils
faisaient semblant, comme au spectacle. Beaucoup tombaient dans la
Seine; comme c'étaient tous de très bons nageurs, ils s'en moquaient
et rattrapaient bientôt leur barque. Sur le bord de l'eau était dressé
un beau pavillon, pour les juges du combat qui ont donné le prix aux
vainqueurs.

J'avais emmené Léontine, qui a tout vu; le grand Fleury l'a mise sur
sa tête, et ils sont arrivés l'un sur l'autre; moi, je suis revenue
avec la migraine. Le soir, j'ai vu les illuminations sans sortir de ma
chambre. Quatre grandes colonnes de lampions autour de la statue
d'Henri IV; les tours de Notre-Dame étaient illuminées aussi; c'était
fort beau. De mon balcon, j'ai vu le feu d'artifice qui se tirait sur
la place de la Révolution. C'est bien loin de chez moi; mais les
fusées montaient si haut, qu'on voyait très bien; il y en avait qui
lançaient des flammes tricolores; c'était superbe.

Il y a eu des courses de chameaux, au Champ-de-Mars. Des hommes
habillés en Bédouins étaient montés sur des chevaux et sur des
dromadaires. L'un d'eux est tombé et s'est tué. Puis une revue de
toutes les troupes sur le boulevard; on dit qu'il y avait cent
cinquante mille hommes. Tout cela serait bien amusant avec moins de
monde pour regarder. On risque d'être étouffé dans la foule, et les
trois quarts ne voient rien, parce qu'on a trop de personnes devant et
alentour. Tous les spectacles jouaient _gratis_, c'est-à-dire qu'on
entrait sans payer. Enfin on tirait des coups de fusil, des pétards,
des _boîtes à feu_, dans toutes les maisons, dans toutes les rues.
Cela a duré deux jours entiers. On aurait dit qu'on se battait dans
Paris. Je suis bien aise que ce soit fini et que la ville reprenne sa
tranquillité.

Écris-moi bien souvent et dis-moi tout ce que tu fais; tes lettres
sont trop courtes. Embrasse ta soeur pour moi et aime-la bien. Adieu,
mon cher petit; pense à ta petite mère, qui t'embrasse un million de
fois.

  [1] _Les Enfants d'Édouard_, de Paul Delaroche.




LXXIV

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 9 septembre 1831.

Ma chère maman,

Je suis arrivée en bonne santé. Merci de votre petite lettre. Je suis
coupable de ne vous avoir pas prévenue, mais j'étais si lasse et, en
même temps, si contente de revoir mes enfants!

J'ai trouvé mon mari à Châteauroux; il était venu au-devant de moi
avec Maurice. Celui-ci est toujours maigre, sa soeur toujours énorme,
Nohant toujours tranquille, la Châtre toujours bête. Le précepteur est
parti en vacances; je le remplace pour le français et la géographie,
Casimir pour le latin et le calcul. Vous voyez que c'est une vie
édifiante. Cela n'empêchera pas qu'on ne me trouve très coupable. Les
gens qui n'ont rien à faire cherchent des torts à autrui pour
s'occuper; c'est une manière comme une autre de passer le temps. Moi,
je persévère dans une tranquillité qui les démonte.

Je n'ai pas vu Caroline; embrassez-la pour moi. Tâchez de m'envoyer
Hippolyte et sa femme. J'ai trouvé mon mari très bien; je crois qu'il
serait bien facile à Hippolyte de le tenir toujours disposé en ma
faveur. Il ne faudrait que le vouloir, et fermer l'oreille aux sales
petits cancans qui remplissent la vie de ce monde, et qui en font le
principal ennui.

Si l'on continue à me laisser vivre en paix, je prolongerai mon séjour
ici. J'ai déjà songé à remettre mes engagements du 30 septembre un peu
plus loin. C'est la conduite des autres qui dictera la mienne. Je
travaille le soir à mon roman; cela m'amuserait beaucoup si je n'étais
pas obligée de me dépêcher. Une autre fois, je prendrai plus de
latitude avec mon éditeur, afin de travailler pour mon plaisir et sans
fatigue.

On dit que je suis partie pour I'Italie avec Stéphane. Ce qu'il y a de
bon, c'est que je ne sais pas où il est. Je ne l'ai pas vu depuis six
mois. Quant à moi, je crois bien être à Nohant dans ce moment-ci;
cependant, si les gens de la Châtre sont absolument sûrs que je sois à
Rome, je ne voudrais pas leur faire de peine en leur soutenant le
contraire.

Adieu, ma chère petite maman; traitez-moi toujours avec bonté. Je vous
embrasse de tout mon coeur, ainsi que mon ami Pierret.




LXXV

A M. JULES BOUCOIRAN, A NIMES

                                Nohant, 26 septembre 1831

C'est une désolation qu'un voyage de sept jours; je m'en afflige de
mille manières: d'abord, parce que cela vous fatigue; ensuite parce
que ces quinze jours perdus de la plus ennuyeuse manière du monde
doivent faire pleurer votre mère. Elle voudra les regagner, je le
prévois bien. Je ne peux ni ne veux l'affliger. Cependant, mon cher
enfant, je voudrais que vous fussiez de retour vers le 20 du mois
prochain.

Mettez donc à profit ces bons jours de famille et de patrie. C'est un
bonheur de n'être pas blasé ou désabusé de ces biens-là. Apportez-moi
des cailloux de votre sol, s'ils ont quelque chose de curieux. Si je
ne l'ai pas rêvé, vous avez comme nous beaucoup de coquillages marins
pétrifiés, des espèces qui nous manquent.

Maurice ne fait rien. Je ne suis pas assez rigide. Ce temps de
dévergondage ne devant pas être long, je le laisse trotter avec
Léontine, et les jours de travail sont rares. Le seul point, c'est
qu'il n'oublie pas ce qu'il sait et non qu'il fasse des progrès sans
vous. Je voudrais bien, mon enfant, que l'étude du latin ne fût pas
aussi exclusive. Vous m'avez promis de commencer l'histoire à votre
retour et de la faire marcher de front avec la géographie. Il me
semble que ces études poussées un peu rapidement lui seraient fort
utiles. Non pas qu'il faille espérer une grande mémoire des faits à
son âge, mais c'est la seule manière d'ouvrir ses idées aux choses de
la vie, aux lois, aux guerres, aux vicissitudes des moeurs, aux
constitutions, à l'existence des peuples et à la marche de la
civilisation. C'est d'un peu haut qu'il faudrait donc envisager cette
science. Au lieu de le faire moisir, comme au temps de l'abbé Rollin,
sur les petites guerres et les rois insignifiants d'une foule de
petits États de l'antiquité, il faudrait résumer l'histoire
universelle dans une sorte de cours à votre manière. Cette analyse
générale n'est pas l'ouvrage d'un cuistre, et vous trouverez à la
dresser avantage et plaisir pour vous-même. Plus tard, sans doute, il
lui faudra étudier les diverses parties de votre édifice, il le fera
par la lecture. J'ai fait, pendant cinq ou six ans, des extraits sur
toutes les dynasties de la terre. C'était l'histoire enseignée à la
manière des jésuites. Beaucoup de récits, pas une réflexion, pas une
observation qui ne tournât à la plus grande gloire de Dieu, contre
tout bon sens et toute vérité. Aussi, rien de ce fatras n'est resté
dans mon cerveau fatigué. J'ai perdu cinq ou six ans de ma vie à
désapprendre le sens commun. Les livres d'histoire, écrits tous sous
l'empire de quelque passion politique ou de quelque préjugé religieux,
ont tous besoin d'être rectifiés par un jugement sain. Ce n'est donc
pas avec des livres qu'il faudrait enseigner, c'est avec votre mémoire
et votre raison, n'est-il pas vrai, mon enfant?

Bonjour. Je vous embrasse de toute mon âme, ainsi que votre bonne
mère. Rendez-la bien heureuse, et revenez-nous, dès que vous pourrez
vous arracher comme Régulus à tant d'affection.

Maurice vous embrasse aussi. Il fait la moue dans ce moment, parce
que, dit-il, il s'est f.... par terre. Est-ce vous qui formez ainsi
son style?




LXXVI

AU MÊME

                                Paris, 6 novembre 1831.

Mon enfant,

J'ai été vraiment affligée de manquer le plaisir de vous embrasser. Je
vous l'ai dit, je vous aime comme vous m'aimez, sans égoïsme, et je me
réjouis du bonheur de votre mère et du vôtre. Une autre fois, nous
serons à même de nous voir davantage; mais nous n'en avons pas besoin
pour compter l'un sur l'autre.

Il est très vrai que madame Bertrand m'a envoyé M. de Vasson la veille
de mon départ, j'ai reçu d'elle une lettre qui s'efforçait d'être
aimable. Elle me parlait d'abord de l'engagement pris d'aller passer
_trois mois_ à Laleuf, cet automne, engagement que je savais bien ne
pas exister. Ensuite elle remettait sa cause entre mes mains et me
parlait de son Alphonse, comme si mon Maurice ne m'intéressait pas
davantage. Puis elle me disait qu'elle ne savait pas votre adresse à
Nîmes, qu'elle ne voulait pas vous écrire avant de s'adresser à moi;
ce qui prouve tout simplement qu'elle l'eût fait si elle eût pu savoir
votre adresse. Enfin elle daignait se rappeler que je lui avais offert
ma place à la Chambre et me faisait des remercîments très gauches et
très peu de saison. J'ai répondu en peu de mots, poliment et
froidement. Je ne sais comment elle aura pris ma lettre. J'ai conté le
tout au père Duris-Dufresne, qui a trouvé comme moi qu'on aimait mieux
ses enfants que ceux des autres.

Je ne puis pas vous dire si je resterai ici peu ou beaucoup. Mon
éditeur paye mal; cependant il paye, mais si lentement, que le travail
des imprimeurs va de même. Je leur remets le manuscrit à mesure que
j'en touche le prix, autrement je courrais risque de travailler pour
_l'honneur_. C'est un méchant salaire quand on est si pauvre d'esprit
et de bourse. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je retournerai près de
mes chers enfants, aussitôt que je serai délivrée de ma besogne.

Du reste, je vois avec plaisir que tous les déboires qu'on m'avait
prédits dans cette carrière n'existent pas pour les gens qui vivent,
comme moi, au fond de leur mansarde, sans autre ambition que celle
d'un profit modeste. J'ai déjà assez vu les _grands hommes_ pour
savoir qu'ils sont les plus petits de tous. Je les fuis comme la
peste, excepté Henri de Latouche, qui est bon pour moi et que j'aime
sincèrement.

Je vis fort tranquille, je travaille à mon aise et je me porte bien
maintenant. J'ai enfin réussi à me débarrasser de la fièvre qui m'a
tourmentée pendant plus d'un mois. Il ne manque à mon bonheur que mes
enfants et vous. Mais, si je vous avais ici, je serais trop bien et la
destinée n'a pas coutume de me gâter de la sorte. Au reste, elle est
sage. Elle me garde ce bonheur pour un avenir que je ne voudrais plus
affronter sans l'espérance que vous l'embellirez.

Adieu, cher enfant; j'embrasse vous, Maurice et ma Solange. Parlez-moi
d'eux beaucoup, je vous en supplie.




LXXVII

A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE

                                Paris, 3 novembre 1831.

Mon cher petit enfant, tu ne m'as pas dit si tu avais reçu le joujou
que je t'ai envoyé. Si tu ne l'as pas, fais-le réclamer chez M.
Poplin[1], à la Châtre. Il doit être arrivé depuis longtemps.

Quand tu n'auras plus d'images à peindre, tu me l'écriras, afin que je
t'en achète d'autres. Dis-moi si tu as envie de quelque chose que je
puisse t'envoyer. Boucoiran me dit qu'il va te faire commencer
l'histoire. Tu me diras si cela t'amuse. Quand j'étais petite, cela
m'amusait beaucoup. Je suis bien contente que Sylvain Meillant[2] soit
rétabli; tu iras le voir et le lui diras de ma part.

As-tu couvert ta maison dans la cour? J'en ai bien fait comme toi,
dans la même cour, avec des briques et des ardoises. Je me souviens
qu'une fois, en ouvrant la porte de ma maison, laquelle porte était
une petite planche, j'ai trouvé _quelqu'un_ dedans. Ce quelqu'un
était, devine quoi? Une belle petite souris qui s'était emparée de ma
maison et s'y trouvait bien logée. Je l'ai laissée dedans, mais je ne
sais plus ce qu'elle est devenue. Et ton jardin, y travailles-tu
toujours? Il fait bien mauvais maintenant pour jouer dehors. Prends
garde de t'enrhumer. Il fait un temps affreux ici. On est dans la
crotte jusqu'aux genoux. La Seine est jaune comme du café au lait. Je
ne sors que pour mes affaires d'obligation.

Adieu, mon cher petit mignon; j'enverrai des bas à ta grosse mignonne.
Et toi, en as-tu assez pour ton hiver? Je vous embrasse tous les deux.
Porte-toi bien et écris-moi souvent.

Ta mère

  [1] Propriétaire à la Châtre.
  [2] Fermier de Nohant.




LXXVIII

AU MÊME

                                Paris, novembre 1831.

Ta lettre est bien gentille, mon cher petit; elle est fort bien
écrite. Ne reste pas trop dehors par ce vilain froid, tu vois bien que
tu t'es enrhumé. Quand tu es dans le jardin, cours, saute, ne reste
pas à la même place. C'est comme cela que tu attrapes toujours du mal.
Ta pie peut bien rester dans ton jardin, elle n'a pas peur du froid,
ses plumes lui valent mieux que tes habits et tes pantalons. Nos
petits bengalis sont plus délicats, ils viennent d'un climat chaud.
Dis à Eugénie[1] d'en avoir bien soin.

J'ai été hier au Jardin des Plantes, j'aurais bien voulu pouvoir
emporter pour toi une petite gazelle fauve avec des raies blanches et
de grands yeux noirs. Elle mange dans la main, tu serais bien content
d'en avoir une pareille; mais il faudrait la garder au coin du feu.
Elles viennent de l'Afrique, et le moindre froid les tue. Au reste, tu
les as vues; mais tu ne t'en souviens peut-être plus.

Je serais si contente de t'avoir ici quinze jours pour te faire courir
partout avec moi.

Adieu, mon petit ami; je t'embrasse mille fois, ainsi que ta grosse
mignonne. Fais-lui mettre des bas de laine tous les jours. Embrasse
pour moi Léontine et Boucoiran.

  [1] Femme de chambre.




LXXIX

A M JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

                                Paris, 5 décembre 1831.

Merci, mon cher enfant. Je ne sais pas si je pourrai profiter de cette
bonne occasion pour retourner à Nohant. Dieu veuille que mon éditeur
me paye d'ici au 8 et que je puisse lui livrer les dernières feuilles
de mon manuscrit. Alors je serais à Nohant bientôt. N'en parlez pas
encore. Surtout n'en donnez pas la joie à mon pauvre Maurice; car il
n'y a rien de sûr dans mes projets. Ils dépendent d'un animal qui,
tous les jours, m'annonce le payement de sa dette, j'attends encore.
Je voudrais qu'il me fît au moins une lettre de change pour les cinq
cents francs à toucher trois mois après la livraison. Jusqu'ici, je ne
tiens rien, et je ne voudrais pourtant pas avoir travaillé trois mois
sans un profit raisonnable.

La lettre que j'ai reçue avant-hier de Maurice est fort bien, si vous
n'en avez pas corrigé les fautes. Son écriture, quand il veut
s'appliquer un peu, promet d'être très lisible et très jolie. Il a
dans son esprit d'enfant des idées très originales; par exemple, j'ai
bien ri de sa pie, qui se tient dans le jardin et regarde passer le
monde sur la route.

Pauvre enfant! quand donc sera-t-il assez grand pour ne dépendre que
de lui! Alors je ne serai pas en peine de trouver une consolation et
un dédommagement à tous les ennuis de ma vie.

Adieu, mon cher fils; restez-moi toujours fidèle, vous que j'estime le
plus solide et le plus généreux de mes amis.

Je vous embrasse de tout mon coeur.




LXXX

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                Nohant, janvier 1832.

Mon cher Rollinat,

Je vous ai écrit avant-hier un mot et je vous demandais une réponse
directe. Êtes-vous absent de Châteauroux, ou bien le courrier a-t-il
perdu ma lettre? Il est sujet à cette infirmité. _Il en est de même
tous les étés._ C'est au point qu'il en a semé toute la route depuis
Nohant jusqu'à Châteauroux, et qu'il en pousserait si ce n'était de
mauvais grain.

C'était pour vous demander l'adresse de Charles[1] à Paris. J'ai une
commission pressée à lui donner. Répondez-moi, si vous êtes vivant,
mais répondez-moi _poste restante à la Châtre_.

Ce courrier est un drôle!

Bonsoir, mon bon petit avocat. Je vous donne ma très sainte
bénédiction.

  [1] Charles Rollinat, frère de François




LXXXI

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant. 22 février 1832.

Ma chère maman,

Mes enfants ont été bien vite débarrassés de leur rhume; Maurice est
plus fou et Solange plus rose que jamais. J'espère vous la conduire ce
printemps. Elle est assez raisonnable pour faire un tour à Paris avec
moi; vous verrez qu'elle est bien gentille et bien caressante; mais
vous serez effrayée de sa grosseur, je voudrais bien la voir s'effiler
un peu.

Maurice travaille comme un homme. Il devient studieux et grave comme
son précepteur; mais, à la récréation, il s'en venge bien. Léontine et
lui, font le diable. Le dimanche, tout le monde joue, grands et
petits. Il vient des amis de Maurice, de la Châtre, et je joue à
colin-maillard, au furet, au volant, aux barres, jusqu'à ce que je ne
puisse plus tenir sur mes jambes. Polyte aussi se met de la partie; il
fait très agréablement la cabriole. Il danse comme Taglioni et il
tombe comme un sac; ce qui fait beaucoup rire Solange. Elle l'appelle
son _farceur de noncle_. Si Oscar était là, il s'amuserait bien aussi.

Je suis fort aise que mon livre vous amuse[1]. Je me rends de tout mon
coeur à vos critiques. Si vous trouvez la soeur Olympe trop troupière,
c'est sa faute plus que la mienne. Je l'ai beaucoup connue et je vous
assure que, malgré ses jurons, c'était la meilleure et la plus digne
des femmes. Au reste, je ne prétends pas avoir bien fait de la prendre
pour modèle dans le caractère de ce personnage. Tout ce qui est vérité
n'est pas bon à dire; il peut y avoir mauvais goût dans le choix. En
somme, je vous ai dit que je n'avais pas fait cet ouvrage seule. Il y
a beaucoup de farces que je désapprouve: je ne les ai tolérées que
pour satisfaire mon éditeur, qui voulait quelque chose d'un peu
_égrillard_. Vous pouvez répondre cela pour me justifier aux yeux de
Caroline, si la verdeur des mots la scandalise. Je n'aime pas non plus
les polissonneries. Pas une seule ne se trouve dans le livre que
j'écris maintenant et auquel je ne m'adjoindrai de mes collaborateurs
que le nom; le mien n'étant pas destiné à entrer jamais dans le
commerce du bel esprit.

Je ne m'occupe pas exclusivement de ce travail. A présent, je puis en
prendre à mon aise, sans me tourmenter l'esprit. Si quelquefois je
travaille avec passion, c'est parce que je ne sais pas m'occuper à
demi. Je suis comme vous, avec vos dessins et vos vernis. Ici, j'ai de
très douces distractions: Maurice me saute sur le dos et ma grosse
fille me grimpe sur les genoux.

Bonsoir, ma chère petite mère. Donnez-moi des nouvelles de votre oeil.
A force de vouloir le guérir vite, ne le tourmentez pas trop.
Embrassez pour moi Caroline et mon vieux Pierret; moi, je vous aime de
tout mon coeur.

  [1] _Rose et Blanche_.




LXXXII

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

                                Paris, 4 avril 1832.

Nous sommes arrivées en bonne santé, ta soeur et moi, mon cher petit
amour. Solange n'a fait qu'un somme depuis Châteauroux jusqu'ici. Elle
a pensé à toi et à sa bonne; elle a pleuré deux fois pour vous avoir;
mais elle s'est consolée bien vite. A son âge, le chagrin ne dure
guère. Elle a été douce et gentille tout le temps. Quand tu étais tout
petit, tu n'étais pas si patient qu'elle. En arrivant, elle a reconnu
tout de suite ton portrait et elle a pleuré; puis elle n'a pas tardé à
s'endormir.

Je l'ai menée au Luxembourg, au Jardin des Plantes. Elle a vu la
girafe, et prétend l'avoir déjà bien vue à Nohant dans un pré. Elle a
donné à manger dans sa main aux petits chevreaux du Thibet et aux
grues. Elle a vu les animaux empaillés et ne veut pas comprendre
qu'ils ne sont pas en vie. Du reste, elle n'a pas peur du tout; pourvu
que je lui donne la main, elle ne s'effraye de rien.

Elle rit, elle chante, elle est gentille à croquer. Elle mange comme
six, elle s'endort dans les omnibus, elle se réveille quand on descend
et se met à marcher sans grogner. Il est impossible d'être meilleure
enfant. Je suis bien contente de l'avoir avec moi. Si je t'avais
aussi, mon pauvre enfant, je serais bien heureuse.

Et toi, mon petit chat, comment te portes-tu? t'amuses-tu toujours
bien? Ta grue est-elle toujours en vie?

Adieu, mon cher petit ange. Je t'embrasse cent mille fois sur tes
joues roses et sur ton grand pif, sur tes grands yeux et sur tes beaux
cheveux. Écris-moi bien souvent. Ta soeur t'embrasse aussi; elle veut
te porter des fraises et des glaces dans du papier. Ce sera propre en
arrivant!




LXXXIII

A MADAME MAURICE DUPIN. A PARIS

                                Paris, 15 avril 1832.

Chère mère,

Soyez sans inquiétude. Je me porte tout à fait bien aujourd'hui. Le
choléra, dit-on, est mort; ainsi dormez en paix. Je serais bien
heureuse de voir mon vieux Pierret; mais, s'il vient à huit heures du
matin, qu'il sonne bien fort pour m'éveiller. Je dors comme une bûche
et je n'ai personne pour ouvrir la porte. Priez-le de me donner une
heure dans la journée; il me fera bien plaisir.

Portez-vous bien, chère maman, et, si vous étiez plus malade, à votre
tour avertissez-moi.




LXXXIV

A M. GUSTAVE PAPET, A PARIS

                                Paris, mai 1832.

Cher Gustave,

Je compte sur toi... c'est-à-dire sur vous... non, c'est-à-dire sur
toi, pour dîner avec nous dimanche prochain et tous les dimanches
subséquents, tant que Paris aura le bonheur de vous posséder.

Est-ce vous qui êtes venu pour me voir cette semaine? Voici les
indications de ma bonne: «Un _joli jeune homme_ qui n'a pas voulu dire
son nom et qui avait une badine à la main.» Cette badine m'a paru le
signe particulier du signalement et se rapporter évidemment à votre
caractère badin.

Hein, si l'on voulait s'en mêler?

A demain donc, mon ami.

Ton camarade

AURORE.




LXXXV

A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT

                                Paris, 4 mai 1832.

Mon cher petit mignon.

Nous nous portons bien. Ta soeur est bien mignonne à présent. Nous
allons toujours nous promener au Luxembourg et au Jardin des Plantes.
Ce dernier est superbe, et tout embaumé d'acacias. Nohant doit être
bien joli à présent. Y a-t-il beaucoup de fleurs, et ton jardin
pousse-t-il? Le mien se compose d'une douzaine de pots de fleurs sur
mon balcon; mais il y a des pousses nouvelles longues comme ma main.
Solange en casse bien quelques-unes, et pour que je ne la gronde pas,
elle essaye de les raccommoder avec des pains à cacheter.

Nous parlons de toi tous les soirs et tous les matins, en nous
couchant, en nous levant. J'ai rêvé, cette nuit, que tu étais aussi
grand que moi; je ne te reconnaissais plus. Tu es venu m'embrasser, et
j'étais si contente, que je pleurais. Quand je me suis éveillée, j'ai
trouvé la grosse grimpée sur mon lit et qui m'embrassait. Elle aussi
grandit beaucoup et maigrit en même temps. Personne ne veut croire
qu'elle n'ait pas cinq ans. Elle a la tête de plus que tous les
enfants de son âge.

Tous les bonbons qu'on lui donne, elle les met de côté pour toi; au
bout d'une heure, elle n'y pense plus et les mange. Quand nous irons
te voir, nous t'en porterons.

Adieu, mon petit enfant chéri. Écris-moi plus souvent des lettres un
peu plus longues, si tu peux. Tu ne me dis pas ce que tu apprends avec
Boucoiran. Adieu; je t'embrasse de tout mon coeur.




LXXXV

AU MÊME

                                Paris, 17 mai 1832.

Mon cher petit,

J'ai reçu tes deux lettres. Je t'en ai envoyé une grosse pleine de
dessins. T'amuses-tu à les copier? Que fais-tu le soir? Travailles-tu
dans ton cabinet, ou cours-tu dans le jardin avec Léontine?
Valsez-vous toujours? Dis-moi donc comment tu passes tes journées.
Raconte-moi depuis le matin jusqu'au soir.

Ta petite soeur se porte bien; elle commence à s'accoutumer à Paris et
à devenir méchante. Jusqu'à présent, elle était si étonnée de tout ce
qu'elle voyait, qu'elle ne pensait pas à avoir des caprices. A
présent, elle en a pas mal; mais je ne lui cède pas, et elle redevient
gentille. Des enfants, qui demeurent sur le même balcon que nous,
quand ils l'entendent pleurer, se moquent d'elle en la contrefaisant.
Cela la vexe cruellement; elle renfonce tout de suite ses larmes et
n'ose plus rien dire.

Il y a bien longtemps que nous n'avons été à la campagne; il pleut
tous les jours et il fait si froid, que nous avons toujours du feu.
J'ai deux petits serins verts dans une cage. Ils ont fait des oeufs
qui sont éclos de ce matin. Si tu voyais comme cela amuse Solange!
Elle n'y conçoit rien et voudrait les mettre dans sa poche. Ils sont
si petits, si secs, si maigres, si pelés, si laids, qu'ils crèveraient
si l'on soufflait dessus.

Nous avons aussi un beau jardin sur notre balcon: des roses, des
jasmins, du lilas, des giroflées, des orangers, un géranium, du réséda
et même un cassis tout couvert de fruits verts. Si tu venais me voir
cet été, je te les ferais croquer; mais tu en auras de meilleurs à
Nohant. Solange s'amuse à mettre de la terre dans des pots, elle y
sème des graines; à peine sont-elles levées, qu'elle les arrache.

Adieu, mon gros mignon. Écris-moi souvent, parle-moi de tout ce qui
t'amuse, pense souvent à ta vieille mère qui t'aime.




LXXXVI

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

                                Paris, 6 juillet 1832.

Vous vous mariez, mon bon camarade!

Le bien et le mal n'existant pas _par eux-mêmes_, le bonheur comme le
malheur étant dans l'idée qu'on s'en fait, vous vous croyez content;
donc, vous l'êtes. Je n'ai qu'à me réjouir avec vous de l'événement
qui vous réjouit et du choix que vous avez fait. Je ne connais pas
votre fiancée; mais j'ai entendu dire d'elle beaucoup de bien à tout
le monde et particulièrement à mademoiselle Decerf, juge sain et
solide. Vous lui rendrez le bonheur que vous recevrez d'elle. Croyez,
de votre côté, que votre bonheur doublera le mien.

Je n'ai le temps de vous dire qu'un mot. Je suis en course du matin au
soir pour trouver un logement. Le soir, je rentre éreintée par la
marche, la chaleur et le pavé. Je quitte avec regret ma gentille
mansarde du quai Saint-Michel; le mauvais état de ma santé me mettant
dans l'impossibilité d'escalader plusieurs fois par jour un escalier
de cinq étages, je vais me retirer encore davantage du beau Paris et
m'enfoncer dans le faubourg.

J'ai été hier voir Henri de Latouche à Aulnay. Il ne quitte presque
plus la campagne. Son ermitage est la plus délicieuse chose que je
connaisse. Je ne sais s'il y travaille. Moi, je ne fais rien et ne me
remettrai à l'ouvrage qu'à Nohant. Le succès d'_Indiana_ m'épouvante
beaucoup. Jusqu'ici, je croyais travailler sans conséquence et ne
mériter jamais aucune attention. La fatalité en a ordonné autrement.
Il faut justifier les admirations non méritées dont je suis l'objet.
Cela me dégoûte singulièrement de mon état. Il me semble que je
n'aurai plus de plaisir à écrire.

Adieu, mon vieux camarade; je vous écrirai une autre fois.
Aujourd'hui, je vous félicite seulement et je vous embrasse avec
amitié.




LXXXVII

A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT

                                Paris, 7 juillet 1832.

Mon pauvre petit,

Tu as donc encore été malade? Comment vas-tu maintenant? Il me tarde
bien de recevoir une lettre de toi; ton papa m'écrit que tu t'ennuyes
de ne pas me voir. Et moi aussi, va, mon enfant! Prends un peu de
patience, mon cher petit. Bientôt je serai près de toi, sois-en bien
sûr.

Tu verras ta Solange bien grandie, bien bavarde, disant toute sorte de
bêtises qui te feront rire. Si tu es encore malade, je te soignerai,
je resterai la nuit auprès de ton lit, et je t'empêcherai de penser à
ton mal: Boucoiran dit que tu n'as pas de courage. Il faut tâcher d'en
avoir un peu, mon cher enfant. On souffre bien souvent quand on est
grand; il y a des personnes qui souffrent presque toujours. Tu sais
bien que je suis ainsi. Si je pleurais tout le temps, je serais
insupportable. Essaye donc de te faire une raison, quand tu souffres.
Je sais que tu es bien jeune pour cela; mais tu as assez de bon sens
pour comprendre tout ce que je te dis. Si je te recommande d'être
courageux, c'est que les larmes font beaucoup plus de mal que le mal
même. Elles donnent surtout mal à la tête et augmentent la fièvre.
Quand tu te sens malade, il faut le dire sans te désespérer. On fera
pour toi tout ce qu'il faudra pour te soulager. Enfin, je l'espère à
présent, tu es bien tout à fait et tu ne penses plus à tout cela.

Écris-moi vite, ne fût-ce qu'un mot; je t'embrasse mille fois de toute
mon âme. Qu'est-ce qu'il faudra t'apporter de Paris?




LXXXVIII

AU MÊME

                                Paris, 8 juillet 1832.

Mon cher petit,

Je t'écrivais dernièrement que j'étais inquiète de toi. A peine ma
lettre partie, j'ai reçu la tienne. Ton dessin est gentil; Solange l'a
bien regardé, elle à reconnu la grue tout de suite. Elle apprend à
lire et sait déjà très bien tous les sons. Cela l'amuse. Si je
l'écoutais, nous ne ferions que lire toute la journée; mais elle en
serait bientôt dégoûtée. Je lui ménage ce plaisir-là. Si elle
continue, elle saura lire bien plus jeune que toi. Tu étais encore, à
sept ans, un fameux paresseux, t'en souviens-tu? Heureusement tu as
réparé le temps perdu. Travailles-tu bien? dis-moi ce que tu fais à
présent: est-ce l'histoire des Grecs? Et le latin, t'amuse-t-il
toujours?

Nous avons été à Franconi, Solange et moi. Nous étions en bas, tout à
côté des chevaux. Elle a vu les batailles, les coups de pistolet, les
chevaux qui galopaient, les deux éléphants qui sont descendus sur des
planches tout à côté d'elle. Elle n'a peur de rien. Elle a touché les
bêtes, elle a ri au nez des acteurs! Elle s'est amusée comme une
folle. Seulement, quand le gros éléphant est venu, avec une tour sur
le dos et que, la tour toute pleine de boîtes, de fusées et de pétards
a éclaté avec un bruit du diable, elle a un peu fait la grimace. Je
lui ai dit que, si tu étais là, tu n'aurais pas peur, que tu tirais
des coups de pistolet, que l'éléphant n'avait pas peur. Par émulation,
elle a renfoncé ses larmes et s'est enhardie jusqu'à regarder. Elle a
trouvé cela très beau. En effet, il est impossible de voir rien de
plus beau que l'éléphant tout couvert de velours, de soldats, de
dorures, de feu, faisant toutes ses évolutions comme un vrai soldat.

Je t'ai bien regretté, mon petit; tu aurais été bien étonné de voir
ces deux animaux si intelligents. Il y en a un énorme, gros quatre
fois comme celui que tu as vu au Jardin des Plantes. Au lieu d'être
d'un gris sale comme lui, il est d'un beau noir. Celui-là s'appelle
Djeck; le petit est trois fois moins gros, mais aussi gentil qu'un
éléphant peut l'être et aussi savant que le gros. Tout ce qu'ils font
est incroyable. Ils sont en scène pendant trois actes. Certainement
Thomas n'a pas le demi-quart de leur intelligence. Le gros danse la
danse du châle avec une trentaine de bayadères. C'est à mourir de rire
de voir danser un éléphant. Puis il mange de la salade devant le
public. Chaque fois qu'il a vidé un saladier, il le prend avec sa
trompe et le donne au petit éléphant, qui le prend de la même manière
et le fait passer à son valet de chambre. Le gros a une clochette d'or
pendue à une corde. Il prend la corde, et sonne jusqu'à ce qu'on
apporte un autre saladier. Dans la pièce, il y a un prince indien que
ses ennemis poursuivent pour le tuer. Quand il est en prison,
l'éléphant arrache les barreaux de la croisée, approche son dos et
l'emporte. Une autre fois, on a mis le prince dans un coffre pour le
jeter à la mer. L'éléphant ouvre le coffre avec sa trompe, et va
cueillir des cerises qu'il lui apporte à manger. Il remet des lettres,
il bat le tambour, il offre des bouquets aux dames, il se met à
genoux, il se couche, il s'assied sur son derrière. Tout cela sans
qu'on voie jamais le cornac. Il est tout seul en scène, il entre dans
des cavernes, il sort par où il doit sortir, il ne se trompe jamais.
Il n'y a pas de figurant qui fasse mieux son métier. Après la pièce,
le public le redemande et on relève le rideau. Alors les deux
éléphants, après s'être fait un peu attendre, comme font les actrices
pour se faire désirer, arrivent tous les deux, saluent le public avec
leur trompe, se mettent à genoux, puis s'en vont très applaudis et
très satisfaits. Solange dit qu'ils sont bien gentils et bien mignons.
Elle a été aussi voir les marionnettes chez Séraphin; mais elle aime
bien mieux les chevaux et les éléphants.

Adieu, mon petit amour. Quand tu seras à Paris, je te mènerai voir
tout cela. Je te ferai des pantoufles. Je t'envoie des bonshommes
qu'on m'a donnés pour toi. Adieu, mon enfant. Embrasse pour moi ton
papa et Boucoiran. Solange vous embrasse tous trois, ainsi que sa
titine. Elle me disait à Franconi:

--Maman, tu diras tout ça à mon petit frère; moi, je saurais pas y
dire, c'est trop beau!

Je t'embrasse mille fois. Aime-moi bien et écris-moi.




LXXXIX

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                Nohant, 1er août 1832.

Mon bon vieux,

J'ai passé à Châteauroux à quatre heures du matin. J'en suis repartie
à six, malade, fatiguée, enrhumée, endormie, stupide. Malgré cela,
j'avais bien envie de te faire réveiller pour t'emmener. Mon mari m'a
dit que tu étais encore occupé par les assises, que tu avais beaucoup
de travail. Je me suis fait conscience de t'arracher cette pauvre
heure de sommeil.

Duteil pense que tu dois être débarrassé aujourd'hui. Tu es donc
libre? Arrive bien vite, mon ami. Je suis impatiente de t'embrasser et
de passer quelques bons jours avec toi. Viens demain au plus tard,
n'aie pas de prétexte, pas d'affaire; je n'en veux pas entendre
parler. Je suis ici pour trois semaines, je n'entends pas perdre ces
moments de bonheur, si rares dans ma vie et si chèrement payés. Viens
donc, brave homme. Nous t'attendons. Je t'embrasse de toute mon âme.

Ton ami

GEORGE.




XC

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

                                Nohant, 6 août 1832.

Ma chère maman,

Je suis en effet coupable, cette fois, de ne pas vous avoir donné de
mes nouvelles tout de suite. Pardonnez-moi; ne soyez pas inquiète.
Tout le monde ici va bien.

Solange a repris ses jeux, ses chevreaux, ses galettes à la terre
mouillée sur des ardoises. On ne l'a pas trouvée maigrie du tout.
Maurice est mince comme un fuseau et très grand. Il est plus beau que
jamais. Il lui a poussé, en mon absence, les plus belles dents du
monde, blanches, bien rangées. Il est charmant et d'un caractère
parfait. Il travaille beaucoup; il a de l'intelligence, beaucoup de
douceur et un coeur excellent. Il entrera au collège le printemps
prochain.

Pour moi, je vais assez bien, sauf la chaleur qui m'écrase. Je vous
plains, si vous en avez autant à Paris. Nous ne savons où nous
fourrer. Les puits sont taris, les bestiaux meurent de soif, les
fleurs et les arbres sont grillés, nos pauvres enfants n'ont plus la
force de courir et de jouer. La nuit, les rudes orages ne
rafraîchissent pas le temps. Cette nuit, le tonnerre a brûlé quinze
maisons et plusieurs granges à deux lieues d'ici.

Je ne puis mieux faire que de m'enfermer dans mon cabinet et de
travailler à _Valentine_. Solange se roule sur le parquet et Maurice
fait du latin comme un pauvre diable.

Mon mari est aux assises à Châteauroux. Il y a beaucoup d'affaires à
juger; il restera là une quinzaine de jours; ce qui ne l'amuse guère.
Heureusement le choléra n'y est plus. Madame Hippolyte est toujours la
même, pas forte, mais allant son petit train de vie. Polyte chante,
rit, fume et boit tout le jour. C'est toujours Roger Bontemps.

Adieu, chère petite mère; vous êtes bien bonne d'avoir été à la
diligence. Je suis bien fâchée de n'avoir pu vous attendre.

Je vous embrasse de tout mon coeur.

Avez-vous des nouvelles de Caroline?




XCI

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                Nohant, 20 août 1832.

Mon vieux,

J'ai travaillé comme un cheval, et je me sens si aise d'être
débarrassée de ma journée, que, loin de faire du spleen, je me plonge
avec délices dans cette béate stupidité qu'il m'est enfin permis de
goûter. Ne t'attends donc pas à me voir répondre à toutes les choses
bonnes et excellentes que tu me dis. J'attendrai pour cela un jour où
j'aurai de l'âme, un jour où je serai Otello. Pour aujourd'hui, je
suis chien. Je dis que la vie n'est bonne qu'à gaspiller. J'ai mis
tout ce que j'avais de coeur et d'énergie sur des feuilles de papier
Weynen. Mon âme est sous presse, mes facultés sont dans la main du
prote. Infâme métier! Les jours où je le fais, il ne me reste plus
rien le soir. Ce sont autant de jours où il ne m'est pas permis de
vivre pour mon compte. Après tout, c'est peut-être un bonheur; car,
livrée à moi-même, je vivrais trop!

Dans deux jours, j'aurai fini _Valentine_, ou je serai morte. Veux-tu
que j'aille te voir la semaine prochaine? Fixe le jour. Si tu veux,
nous irons à Valençay. Cela t'arrange-t-il? J'ai tout le mois pour
courir, mais le froid viendra. Si tu m'en crois, tenons-nous prêts aux
premiers jours de soleil qui reviendront, s'il en revient. J'avertirai
Gustave[1]. Réponds-moi donc et décide le jour; c'est à toi, qui n'es
pas libre quand tu veux, de régler l'ordre et la marche. Mais il faut
nous prévenir d'avance, afin de préparer nos pataches, nos pistolets
de voyage, nos pelisses fourrées, nos astrolabes, enfin tout
l'appareil du voyageur.

Je suis charmée qu'on m'accueille chez toi avec bienveillance. J'ai
fort envie de voir tous ces enfants; Juliette[2] surtout me plaît.
Préviens ta mère et tes grandes soeurs que j'ai excessivement mauvais
ton, que je ne sais pas me contenir plus d'une heure; qu'ensuite,
semblable au baron de Corbigny, «je ne puis m'empêche _de jurer et de
m'enivrer_». Que veux-tu! chacun a ses petites faiblesses, disait je
ne sais plus quel particulier, en faisant bouillir la tête de son père
dans une marmite, pour la manger. Enfin garde-toi de me faire passer
pour quelque chose de présentable. S'il fallait soutenir ensuite la
dignité de mon rôle, je souffrirais trop.

Fais-moi le plaisir de m'envoyer une boîte de pains à cacheter les
plus petits possibles. Je t'ai fait de grands et magnifiques présents,
tu peux bien me faire celui-là: autrement, je serai forcée de
t'envoyer mes lettres ouvertes. On ignore à la Châtre l'usage des
pains à cacheter. On se sert de poix de Bourgogne. On y fabrique aussi
des fromages estimés, les habitants sont fort affables. (Voyez le
voyage de _l'Astrolabe_.)

Adieu, cher frère de mon coeur. Je t'écrirai quand je pourrai. Toi, si
tu as le temps, écris-moi. Tu sais si je t'aime, petit homme et grande
âme!

GEORGE.

  [1] Gustave Papet.
  [2] Juliette Rollinat, soeur de François Rollinat.




XCII

AU MÊME

                                Nohant, septembre 1832.

Je t'ai écrit une longue lettre adressée à la Société des jeunes gens
(au portier). J'étais inquiète de ta santé, vieux. Pourquoi n'ai-je
pas encore de réponse? Je crains vraiment que tu ne sois malade.

Ma mère est partie le 13; je ne l'ai pas reconduite à Châteauroux
comme je t'annonçais devoir le faire. Je te dirai mes raisons;
peut-être m'attends-tu? Écris-moi donc au moins comment se porte ton
vieux et triste individu. Mon squelette centenaire dort, fume, prend
du tabac, griffonne du papier, et pleure comme un veau. Si tu te
portes mieux, si tu peux supporter la compagnie d'un galérien ou d'un
pendu, reviens. Si ma tristesse t'ennuie et te fait mal, ne reviens
pas; mais écris-moi, ne sois plus malade et aime ton vieux George.
                
Go to page: 12345678910
 
 
Хостинг от uCoz