Je t'ai demandé pour Maurice des instruments _aratoires_, qu'il attend
avec grande impatience. Il me prie de te _tourmenter_ de sa part. Je
te tourmente, sois tourmenté.
_Amen!_
XCIII
A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT
Paris, 6 décembre 1832.
Mon cher ange,
Nous sommes arrivées hier sans accident et me voilà aujourd'hui
presque sans fatigue. Nous sommes toutes reposées. Ta soeur est gaie,
fraîche et gentille. Tout le monde la trouve embellie et mignonne à
croquer. La _petite femme_[1] a très bien supporté le voyage et n'a
pas seulement levé le nez en traversant Paris. Elle a l'air de ne se
guère soucier des choses nouvelles. Si elle continue à être ce qu'elle
est aujourd'hui, je serai contente d'elle; car elle fait bien tout ce
qu'elle peut pour m'être utile.
Je ne te dirai rien de neuf; je n'ai encore songé qu'à dormir et à
ranger ma chambre. Ta petite soeur t'embrasse. Elle a pensé à toi à
Châteauroux et s'est mise à pleurer. Je lui ai demandé ce qu'elle
avait: elle m'a répondu qu'elle voulait aller chercher son frère
mignon. Je l'ai menée chez Rollinat, où nous avons dîné; les petites
soeurs de Rollinat l'ont consolée, elle s'est mise à faire le diable.
Adieu, mon petit mignon; embrasse ton père pour moi; dis à ton oncle
de ménager un peu sa cervelle. Dis-lui aussi que j'ai voyagé avec le
fameux père Bouffard, un des principaux chefs saint-simoniens. Le père
Bouffard est gros comme toi, ne mange que des oeufs froids et ne boit
que de l'eau. Du reste, il est très aimable et paraît très bon. Il
ressemble à Jocko à s'y tromper; te souviens-tu de Jocko?
Adieu; écris-moi, travaille, porte-toi bien et pense à moi. Je
t'embrasse mille fois, mon pauvre ange; tu sais si je t'aime!
Ta mère.
[1] Sobriquet de la jeune villageoise amenée à Paris par George
Sand.
XCIV
AU MÊME
Paris, 12 décembre 1832.
Mon cher petit amour,
J'ai reçu ta lettre; je suis bien contente que tu te portes bien. Ta
soeur est toujours rose et de bonne humeur. Elle lit tous les jours;
elle sort avec sa bonne, qui se tire très bien d'affaire, qui va au
marché, nous fait la cuisine, et m'est plus utile que je ne
l'espérais. Moi, je ne suis pas encore sortie. Je suis dans de grandes
affaires que tu ne comprendrais pas, mais dont il te suffira de savoir
que je suis assez contente. Ta soeur me tourmente pourtant depuis
quelques soirs pour que je la mène au _pestacle_. Il fait si froid,
que je n'ai pas le courage de sortir; je crains surtout qu'elle ne
s'enrhume. Nous avons, quai Malaquais, 19, un appartement chaud comme
une étuve. Nous voyons de grands jardins et nous n'entendons pas le
moindre bruit du dehors. Le soir, c'est silencieux et tranquille comme
Nohant: c'est très commode pour travailler. Aussi je travaille
beaucoup. Il y a des tapis partout, ta soeur se roule comme un gros
chien. Elle dit des sottises à tout le monde. Elle appelle le père
Bouffard _vieux bavard, vieille bête_. Elle se trompe; il n'est pas
bête du tout, et il gâte beaucoup la grosse, malgré ses injures.
Adieu, mon cher mignon. Ton petit bengali se porte bien, je vais lui
acheter un compagnon. Que fais-tu de ton chien? Où le fais-tu coucher?
As-tu un peu soin de lui? Donne-lui une gifle de ma part. Dis à
Boucoiran de m'écrire, qu'il est un paresseux.
Embrasse pour moi ton père, et dis à Léontine de m'écrire une petite
lettre, pour que je voie si elle continue ses progrès. Je reçois un
journal plein d'images assez drôles. Quand j'en aurai un paquet, je te
l'enverrai.
Adieu, mignon; je t'embrasse cent mille fois sur ton gros pif et sur
tes joues roses.
Ta mère.
XCV
A M. JULES BOUCOIRAN, A LA CHATRE
Paris, 20 décembre 1832.
Mon cher enfant,
Je n'ai pas répondu à ce que vous me demandiez par une bonne raison:
c'est que je ne sais pas de quoi il s'agit. Sachez ce qu'est devenue
votre lettre et répétez-moi ce qu'il faut faire pour vous.
Vous soignez bien Maurice. Je vous en remercie et vous supplie de
continuer à l'observer de près.
Empêchez-le de sortir par les temps humides. Ces esquinancies sont
désespérantes. Tâchez qu'il passe l'hiver sans en avoir de nouvelle.
Au printemps, dès qu'il sera ici, je le ferai débarrasser de son
ennemie. L'opération n'est rien, à ce qu'il paraît.
Je vis ici comme une recluse. Mon appartement est si bon, si chaud; il
y a tant de soleil et un si beau silence, que je ne peux pas m'en
arracher. Toute la journée, par exemple, je suis obsédée de visiteurs
qui tous ne m'amusent pas. C'est une calamité de mon métier que je
suis un peu obligée de supporter. Mais, le soir, je m'enferme avec mes
plumes et mon encre, Solange, mon piano et mon feu. Avec cela, je
passe de très bonnes heures. J'ai, pour tout bruit, les sons d'une
harpe qui viennent je ne sais d'où et le bruit d'un jet d'eau qui est
sous mes fenêtres dans le jardin. C'est bien poétique, ne vous en
moquez pas trop.
Je vous dirai que je fais de l'argent; je reçois de tous côtés des
propositions.
Je vendrai mon prochain roman quatre mille francs. C'est plus que je
ne demandais, moi qui suis fort bête. La _Revue de Paris_ et la _Revue
des Deux Mondes_ se sont disputé mon travail. Enfin je me suis livrée
à la _Revue des Deux Mondes_ pour une rente de quatre mille francs,
trente deux pages d'écriture toutes les six semaines. _La Marquise_ a
eu un grand succès et a complété les avantages de ma position.
Je n'ai plus le temps de regarder couler ma vie. Pour moi, dont le
coeur n'est pas jovial, l'obligation de travailler est un grand bien.
Solange me donne plus de bonheur à elle seule que tout le reste. Elle
a fait de grands progrès d'intelligence et de gentillesse depuis ces
quatre mois. Je pense bien que l'étude a beaucoup hâté le
développement de cette jeune raison. Elle lit très-bien, avec beaucoup
d'entendement des règles que vous lui avez données.
Je suis maintenant au courant du peu de fautes qu'elle fait; elle ne
les fait même presque plus.
Dites-moi donc, mon cher enfant, ce que je puis faire pour vous. Je ne
peux pas le deviner. Parlez-moi souvent de Maurice et de vous.
Adieu; je vous embrasse de tout coeur.
XCVI
A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE
Paris, 11 janvier 1833.
Mon cher petit enfant,
J'ai reçu plusieurs lettres de toi auxquelles je n'ai pu répondre. Je
viens d'être malade. C'est d'aujourd'hui seulement que je suis levée.
J'ai eu un gros rhume avec la fièvre. Ta soeur est enrhumée aussi. Il
fait un froid épouvantable, tout le monde tousse. Pour m'achever, le
feu a pris dans ma cheminée d'une manière violente. Il a fallu me
sauver dans le lit de Solange pour laisser agir les pompiers. Ils ont
éteint le feu, du moins à ce qu'ils ont cru, et ils ont gâté mon
tapis. Le lendemain, un ramoneur a voulu monter dans la cheminée: le
pauvre petit s'est brûlé un peu la poitrine. Le feu y était encore!
Quoiqu'on n'eût pas allumé de feu dans la cheminée, la suie brûlait
toujours. Nous avons eu beaucoup de peine à l'éteindre tout à fait.
J'ai donc été chassée de ma chambre plusieurs jours et obligée de
passer la nuit dans une chambre sans feu.
Prends garde d'être malade par ce vilain froid; aie toujours les pieds
bien chauds et la gorge enveloppée. Je suis bien aise que tu sois
content de tes albums. Je voudrais être au mois de mars pour courir
avec toi les boutiques et taper tes joues luisantes. Enfin cela
viendra.
Adieu, cher mignon; sois sage, travaille et ne sois pas malade. Je
t'embrasse de toute mon âme; ta grosse t'embrasse aussi. Elle parle de
toi toute la journée, tu es toujours son mignon chéri.
XCVII
A M. JULES BOUCOIRAN, A LA CHATRE
Paris, 18 janvier 1833.
Mon cher enfant,
Je n'ai pas répondu plus tôt à votre question par impossibilité. Le
fait m'avait paru si peu important qu'il ne m'en est rien resté dans
la mémoire. Mon mari m'a parlé une fois de votre retour chez madame
Bertrand. Je vous ai interrogé; vous m'avez répondu non. Cela me
suffisait. Je ne me souviens pas du tout si j'ai reparlé de vous avec
mon mari. S'il vous importe de le dissuader, n'êtes-vous pas bien à
même de le faire, vous qui le voyez tous les jours?
Vous me faites des reproches très graves, mon cher enfant. Ils
constituent de votre fait un tort bien plus grave. Vous me reprochez
mes nombreuses liaisons, mes frivoles amitiés. Je n'entreprends jamais
de me justifier des accusations qui portent sur mon caractère. Je puis
expliquer des faits et des actions; des défauts d'esprit ou dès
travers de coeur, jamais. J'ai une trop saine opinion du peu que nous
valons tous, pour faire de moi le moindre cas. D'ailleurs, en mon
particulier, je ne m'adore ni ne me révère. Le champ est donc libre à
ceux qui rabaissent mon mérite. Je suis prête à rire avec eux, s'ils
font appel à ma philosophie. Mais, si c'est une question d'affection,
si c'est une souffrance de l'amitié que vous m'exprimez, vous avez
tort. Quand on découvre de grandes taches dans l'âme de ceux qu'on
aime, il faut se consulter et savoir si l'on peut les aimer encore
malgré cela. Le plus sensé est de cesser; le plus généreux est de
continuer. Pour que la générosité soit délicate et complète, il faut
ne pas leur dire leur fait, car cela est cruel. Tous les reproches qui
ont pour objet des faits de légère importance ou des défauts
corrigibles, les avertissements affectueux à donner, les avis tendres
et les plaintes délicates, tout cela, je le sais, est du domaine de
l'amitié. C'est même son plus beau droit. Mais reprocher un passé déjà
loin, contempler en silence des erreurs qu'on juge et qu'on ne
pardonne pas, puis les condamner le jour où il n'est plus temps et où
l'on ne sait même plus où les prendre, c'est injuste. Dire à la
personne aimée: «Votre coeur est froid, léger ou impuissant!» C'est
dur, c'est cruel.
C'est une humiliation gratuitement infligée, vous faites souffrir sans
rendre meilleur. Les coeurs secs ne s'amollissent pas, les coeurs usés
ne rajeunissent plus, les coeurs incomplets ne rencontrent ni
sympathie ni pitié. Si c'est là mon sort, il est bien brutal de me le
signaler.
Vous ajoutez que votre caractère a dû me faire souffrir plus d'une
fois. Vous en ai-je jamais parlé, moi? Vous ai-je blessé dans ce que
nous avons de plus irritable, l'estime de nous-mêmes? Non, je sais
trop qu'il faut jeter un voile de pardon et d'oubli sur les
imperfections de ceux qui nous sont chers.
Adieu, mon cher enfant. Donnez-moi des nouvelles de Maurice et des
vôtres le plus tôt possible. Je vous embrasse de tout mon coeur.
XCVIII
A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT
Paris, 27 février 1833.
Tu me dis, mon enfant, que je ne t'écris pas souvent. C'est toi, petit
farceur, qui es fièrement paresseux à me répondre. Tu m'écris des
petits bouts de lettre bien courts. J'aimerais tant à savoir tout ce
que tu fais, à quoi tu t'amuses, ce qui t'occupe, comment tu dors.
Enfin, je vais le savoir bientôt. Tu diras à ton papa de m'écrire
lorsqu'il sera pour partir, afin que j'aille au-devant de vous à la
diligence. Je te mettrai dans mon lit bien chaud; ta grosse soeur te
_bigera_ comme du pain. A présent, elle t'appelle son petit bijou de
frère; elle est toujours mignonne et bien drôle.
Ce matin, elle a eu bien du chagrin: elle a laissé tomber sa poupée
dans le jardin et les chiens la lui ont mangée. Quand elle est arrivée
pour la ramasser, il n'en restait qu'une jambe, que la chienne n'avait
pas pu digérer. Aussi la pauvre grosse a braillé comme un veau.
Adieu, mon petit ange; embrasse tout le monde pour moi. Toi, je
t'embrasse mille fois sur tes joues roses. Adieu, petit chéri.
J'ai un beau petit chat gris, venu par les toits se donner à nous. Je
l'ai accueilli, il est très bon enfant.
XCIX
A M. JULES BOUCOIRAN, A LA CHATRE
Paris, 6 mars 1833.
Mon cher enfant,
Vous êtes sur le point de commettre une action très belle ou très
folle. Très belle, si vous avez mis cette jeune fille dans la position
de ne pouvoir s'établir ailleurs; très folle, si vous obéissez à un
simple penchant.
On me recommande de vous arrêter sur le bord de l'abîme. Je ne saurais
croire que vous ayez besoin de conseil, au point où vous en êtes. Il
faut que vous ayez des motifs bien puissants pour accepter un lien
aussi sévère avec une personne aussi différente de vous. Vous allez
trop vite. Prenez garde, mon ami, ne précipitez rien.
Mon Dieu, vous auriez sous la main la plus riche, la plus belle et la
plus spirituelle des femmes, je vous dirais encore d'attendre et de
réfléchir. Ce ne sont pas l'opinion et les préjugés que je respecte en
ce monde. Seule entre tous, peut-être, je ne vous jetterai pas la
pierre; mais je m'effraye de votre avenir. Vous êtes si jeune et vous
aurez tant de choses à faire avant d'élever cette femme jusqu'à vous!
Je n'ose pas vous dire tous les déboires que je prévois pour vous. Je
crains de blesser votre coeur, engagé dans une voie aussi délicate.
Mais je vous supplie de ne pas tant vous hâter. Pourquoi ne pas
remettre cette affaire jusqu'après votre voyage à Paris? Là, vous
pourriez ouvrir les yeux sur beaucoup d'inconvénients que vous ne vous
êtes peut-être pas signalés. Si, par promesse ou par devoir, vous
étiez engagé de manière à ne pas revenir sur vos pas, du moins
seriez-vous en garde contre l'avenir, et mieux préparé à le braver
courageusement.
Dans tout cela, c'est votre précipitation qui m'inquiète. Vous
obéissez, j'en suis sûre, à d'austères principes, à de nobles
sentiments. Ce n'est donc pas avec ironie ou avec dureté que je vous
juge. Je ne vous juge pas, mon enfant. Seulement je me tourmente de
votre position. Il est possible que ce parti vous réussisse, il est
possible aussi qu'il vous rende malheureux. Cette pensée ne vous
ferait pas reculer devant l'accomplissement d'un devoir, je le sais
bien. Mais, si, en voulant faire le bonheur d'une autre personne, vous
ne réussissiez qu'à aggraver sa situation! Cela s'est vu souvent; le
mariage est un état si contraire à toute espèce d'union et de bonheur,
que j'ai peur avec raison.
Si vous avez pour moi l'amitié que j'ai pour vous, vous vous donnerez
trois mois de réflexion. Je vous le demande comme une preuve de cette
affection déjà vieille entre nous. Voulez-vous me l'accorder? Je
crains que la solitude n'ait exalté vos idées, que vous ne vous soyez
exagéré des devoirs qui, dans un état plus calme et plus vrai, vous
apparaîtraient sous un autre jour. N'affligerez-vous pas votre mère
par une résolution aussi brusque? L'avez-vous consultée? La personne
dont nous parlons lui sera-t-elle une société agréable? Tout cela est
bien obscur pour moi.
Je ne vous fais pas un reproche de ne m'avoir pas consultée. Mais,
précisément, le mystère dont vous avez entouré ce projet ne me semble
pas d'un bon augure. Êtes-vous bien d'accord avec vous-même sur ce que
vous allez faire?
Adieu, mon enfant. Je vous embrasse. Répondez-moi.
C
A MONSIEUR ***
Paris, 15 avril 1833.
Je veux croire votre lettre sincère, et, dans ce cas, l'absence pourra
seule vous guérir.
Si, après cette réponse, vous persistiez dans des prétentions que je
ne pourrais plus attribuer à la folie, j'aurais pour vous fermer ma
porte des motifs plus impérieux et plus décisifs encore.
Ainsi, quelle que soit l'explication que vous préfériez pour la lettre
inexplicable que vous m'avez envoyée, je vous prie absolument,
littéralement et définitivement, de ne plus vous présenter chez moi.
GEORGE.
CI
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Paris, mai 1833.
Ma chère maman,
Vous avez tort de me gronder. Je n'ai eu que du chagrin et de
l'inquiétude, au lieu de tous les plaisirs que vous me supposez. Mes
deux enfants ont été malades et le sont encore: Maurice, de la grippe,
et Solange, de la coqueluche. J'ai passé tout mon temps à aller de
chez moi au collège Henri IV et du collège chez moi; car je n'ai pu
avoir mon fils pour le faire sortir avant l'invasion de la maladie. Il
a été soigné à l'infirmerie par de bonnes religieuses.
Solange, quoiqu'elle soit toujours gaie et gentille, est très
fatiguée. Je le suis beaucoup moi-même.
Un soir que mes deux petits allaient mieux, j'ai été chez vous, pour
vous remercier de la belle gravure que vous m'avez envoyée. Il était
sept heures, ce n'est pas une heure indue. Depuis, je n'ai pas pu
sortir, si ce n'est pour aller à _Henri IV_.
J'irai vous voir demain. Aujourd'hui, cela m'est complètement
impossible. Vous avez eu tort d'écouter votre dignité de mère
offensée: vous auriez dû, puisque vous sortez tous les jours pour
dîner, venir goûter de ma cuisine. J'ai toujours un bon petit plat à
vous offrir. A six heures, nous aurions été ensemble voir Maurice au
collège, vous m'auriez rendue heureuse.
Adieu, chère mère; je vous embrasse de tout mon coeur, en attendant
que vous me pardonniez, et j'espère que vous ne ferez pas longtemps la
méchante avec moi.
CII
A M. CASIMIR DUDEVANT, A NOHANT
Paris, 20 mai 1833.
Mon ami,
Je suis aise de ton bon voyage et de ton arrivée en bonne santé.
Maurice a été à l'infirmerie. C'est le changement de régime qui
l'éprouve un peu; du reste, il est très frais et très gai. On est
content de son caractère et il paraît s'arranger bien avec ses
camarades. Quant à ses progrès, ils ne peuvent pas être encore
sensibles. J'espère qu'à ton retour, on commencera à s'en apercevoir.
Je lui ai dit de t'écrire. Dans tous les cas, je te donnerai de ses
nouvelles. Je l'ai vu hier, avec ma mère; il a été très gentil. Je ne
sais si Salmon a de mauvaises affaires ce mois-ci; mais j'ai eu toutes
les peines du monde à me faire payer, quoique je n'aie envoyé chercher
mon argent que le 15 mai. Il a fallu y envoyer quatre fois de suite.
La première fois, il a fait refuser sa porte; la seconde, son heure de
réception était changée; la troisième, il n'avait pas d'argent; enfin,
la quatrième, il a daigné m'envoyer mon mois. Je ne sais pas si tout
cela est l'effet du hasard; c'est bien possible. Cependant tu devrais
y faire attention, au cas où tu aurais des sommes d'une certaine
importance à déposer chez lui. Ensuite, tu devrais le prier de
m'envoyer mon argent tous les premiers du mois. Un homme d'affaires
n'est ni ambassadeur ni ministre, pour qu'on fasse antichambre chez
lui.
Adieu, mon ami. Ta grosse fille t'embrasse. Dis bien des choses de ma
part à Duteil et à Jules Néraud, quand tu les verras.
Adieu; je t'embrasse.
CIII
A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX
Paris, 26 mai 1833.
Cher ami,
Tu ne penses pas que j'aie changé d'avis. Tu es toujours à mes yeux le
meilleur et le plus honnête des hommes. Je ne t'ai pas donné signe de
souvenir et de vie depuis bien des mois. C'est que j'ai vécu des
siècles; c'est que j'ai subi un enfer depuis ce temps-là. Socialement,
je suis libre et plus heureuse. Ma position est extérieurement calme,
indépendante, avantageuse. Mais, pour arriver là, tu ne sais pas quels
affreux orages j'ai traversés. Il faudrait, pour te les raconter
passer bien des soirs dans les allées de Nohant, à la clarté des
étoiles, dans ce grand et beau silence que nous aimions tant. Dieu
veuille que ces temps nous soient rendus et que nous admirions encore,
ensemble, le clair de lune sur la cascade d'Urmont!
Mais cette indépendance si chèrement achetée, il faudrait savoir en
jouir et je n'en suis plus capable. Mon coeur a vieilli de vingt ans,
et rien dans la vie ne me sourit plus. Il n'est plus pour moi de
passions profondes, plus de joies vives. Tout est dit. J'ai doublé le
cap. Je suis au port, non pas comme ces bons nababs qui se reposent
dans des hamacs de soie, sous les plafonds de bois de cèdre de leurs
palais, mais comme ces pauvres pilotes qui, écrasés de fatigue et
brûlés par le soleil, sont à l'ancre et ne peuvent plus risquer sur
les mers leur chaloupe avariée. Ils n'ont pas de quoi vivre à terre,
et, d'ailleurs, la terre les ennuie. Ils ont eu jadis une belle vie,
des aventures, des combats, des amours, des richesses. Ils voudraient
recommencer; mais le navire est démâté, la cargaison perdue; il faut
échouer sur le sable et rester là.
Tu comprends, au fond de cette belle poésie, l'état maussade de mon
cerveau. Suis-je plus à plaindre qu'auparavant? Peut-être; le calme
qui vient de l'impuissance est une plate chose.
Pour toi, c'est différent. La raison, la force, la volonté t'ont placé
où tu es. Aussi tu as en toi-même de sérieuses jouissances, de nobles
consolations.
Je t'enverrai une longue lettre avant peu de temps; c'est-à-dire un
livre que j'ai fait[1] depuis que nous nous sommes quittés. C'est une
éternelle causerie entre nous deux. Nous en sommes les plus graves
personnages. Quant aux autres, tu les expliqueras à ta fantaisie. Tu
iras, au moyen de ce livre, jusqu'au fond de mon âme et jusqu'au fond
de la tienne. Aussi je ne compte pas ces lignes pour une lettre. Tu es
avec moi et dans ma pensée à toute heure. Tu verras bien, en me
lisant, que je ne mens pas.
Adieu, ami; écris-moi, parle-moi de toi beaucoup, de ta famille, des
soins austères de ta grande, belle et triste vie. Je te verrai dans un
ou deux mois. Adieu; crois que, pour la vie, je suis à toi.
Ton ami
GEORGE SAND.
[1] _Lélia_
CIV
A M. ADOLPHE GUÉROULT. A PARIS
Paris, 3 juin 1833.
Monsieur,
Vous avez été si bon et si obligeant pour moi, que, malgré le long
temps qui s'est écoulé sans m'apporter aucune nouvelle et aucune
visite de vous, je ne crains pas de réclamer votre bienveillance. Je
viens de faire un livre intitulé _Lélia_, qui a besoin de votre appui.
Si vous voulez bien venir me voir, nous en causerons et je vous
demanderai de vive voix la continuation de vos bons offices.
Voulez-vous venir dîner avec moi demain? Il faut que je vous dise, sur
ce livre assez embrouillé et sur quelques difficultés du succès, plus
d'une parole, et je ne suis libre que vers cinq heures. Puis-je
compter sur vous?
Tout à vous, monsieur.
CV
A MADAME ***
Paris, juillet 1833
Madame,
Vous m'embarrassez avec vos questions. Je tiens singulièrement à votre
estime; pourtant je ne puis me décider à mentir pour la conserver.
J'ai beaucoup d'égoïsme et de nonchalance, vous me forcez à vous
l'avouer. Je ne sais ce que les influences étrangères font à mon
indifférence en matière de saint-simonisme; je crois qu'elles n'y
entrent pour rien. Je crois même n'avoir jamais songé à soulever une
question pour ou contre la société dans _Indiana_ ou dans _Valentine_.
Pardonnez-le-moi, ou anathématisez-moi. Je suis forcée de le dire: la
société est la moindre des choses que je hais et méprise. L'homme
livré à son instinct ne me paraît pas moins laid, ridicule et sale que
l'homme dressé à marcher sur les pieds de derrière. Que puis-je faire
à cela? Et puis, outre cette misanthropie qui va toujours croissant à
mesure que je vieillis, je suis excessivement femme pour l'ignorance,
l'inconséquence des idées, le défaut absolu de logique. Vous l'avez
fort bien dit, je manque de précision et de suite; ce n'est pas de la
supériorité croyez-le bien. C'est l'infirmité d'une nature pauvre et
boiteuse. Je n'ai rien étudié, je ne sais rien, pas même ma langue.
J'ai si peu d'exactitude dans le cerveau, que je n'ai jamais pu faire
la plus simple règle d'arithmétique. Voyez si avec cela je puis être
utile à quelqu'un et trouver quelque idée salutaire et juste. Vous
êtes très au-dessus de moi sous tous les rapports, et notamment pour
l'activité, la raison, l'intelligence et le savoir. Je n'ai que des
sensations, point de volonté. Pour quoi, pour qui en aurais-je? Au
delà de deux ou trois personnes, l'univers n'existe pas pour moi. Vous
voyez que je ne suis bonne à rien; mais vous êtes bonne à tout, et,
par votre talent et par votre caractère, vous n'avez pas besoin de mon
aide. Gardez-moi seulement votre bienveillance, votre pitié pour ma
nullité sociale, et votre amitié pour m'en consoler. Ne pouvez-vous
aimer que les âmes grandes et fortes? La mienne ne l'est pas; mais
j'admire ce qui est autrement que moi. Le fait des natures puissantes
est de plaindre et de consoler ce qui est au-dessous. Faites du bien
aux femmes en général par votre zèle et votre chaleur de coeur,
faites-en à moi en particulier par votre douceur et votre tolérance.
Adieu, madame; reviendrez-vous bientôt? Je suis tout à vous.
G.S.
CVI
A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE
Paris, 5 juillet 1833.
Vous avez raison, mon ami, de compter sur mon amitié inaltérable.
J'apprends avec joie la bonne nouvelle, et je partage tout votre
bonheur de mari, tout votre orgueil de père. Faites mon compliment à
l'accouchée et embrassez-la de ma part, ainsi que _cette vieille
grand'mère_ de madame Duvernet, bien vexée, n'est-ce pas, de porter un
pareil titre?
Enfin vous êtes donc tous bien heureux, mes amis! Je regrette de
n'être pas au milieu de vous, comme j'y étais le jour de vos noces,
pour voir toutes vos figures épanouies, pour serrer toutes vos mains
affectueuses. Quand vous me disiez jadis que vous aviez horreur des
_moutards_, je savais bien que vous trouveriez les vôtres beaux et
bons. Les miens, je vous le disais, et je vous le dis encore, me
donnent les seules joies réelles de ma vie. Vous ne me dites pas
comment s'appelle ce bienvenu. C'est une chose intéressante qu'un nom
de baptême, à laquelle j'attache autant d'idées que le père de
Tristram Shandy. Il ne se nomme, j'espère ni Artaxercès, ni
Épaminondas, ni Polyphème, ni Polyperchon?
Le mien est au collège et se comporte de manière à mériter dans son
régiment _l'estime de ses_ CHÈFRES _et l'amitié de ses camarades_. Ma
fille est de la taille du plus jeune éléphant de la ménagerie royale.
Elle a horreur des gens de lettres, elle les traite de polissons et de
mâtins. En tout, elle annonce les plus brillantes dispositions. Moi,
j'ai été longtemps et beaucoup malade. Je vais très bien depuis que
j'ai consulté un habile médecin, lequel m'a dit _de me distraire et
d'éviter les contrariétés_; ce qui m'a paru très profond, très neuf,
et très aisé à faire surtout.
Je fais toujours des livres et suis assez bien dans mes affaires
maintenant. J'irai au pays avec mon fils à l'époque des vacances. Vous
me présenterez l'héritier présomptif et je vous embrasserai tous de
bien bon coeur. Adieu, mon ami.
Tout à vous.
AURORE.
CVII
A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX
21 novembre 1833.
La présente est pour te dire, mon brave ami, que je vais bientôt te
voir. Mademoiselle Decerf épouse mon Gaulois, qui est Alphonse Fleury,
et j'irai à leur noce.
Je te verrai en passant et en repassant. Tu trouveras peut-être
quelque jour dans la quinzaine pour t'échapper et venir faire du
Werther avec moi: parler de rasoirs anglais de damnation éternelle et
autres facéties, sous la grande voûte étoilée qu'on voit si bien chez
nous. Ne crains pas de me voir rire de tes ennuis et de tes chagrins:
je ne suis pas dangereuse en ce genre; le lendemain du jour où je
t'aurais persiflé, tu aurais ta revanche. Mes jours ne ressemblent
guère les uns aux autres, et c'est pour moi que fut inventé le
proverbe: «Tel qui rit vendredi, etc.»
Pour le moment, je suis dans les mêmes sentiments qu'à ma dernière
lettre. Je serai heureuse de revoir mon pays et mes amis. Ce sont de
vieux liens qu'on ne rompt pas. Si mon retour peut adoucir un peu ton
spleen, accueille-le donc avec toute ta bonne affection pour moi.
Charles[1] m'a écrit une lettre fort revêche. Il a eu tort. Je le lui
pardonne de tout mon coeur. Il a pris trop à coeur l'affaire de son
piano. Aussi il a été bien négligent de le laisser enfermé dans sa
chambre, ne servant à rien et m'exposant aux méfiances et aux
tracasseries du facteur, qui déjà menaçait de me faire payer. Cela ne
m'aurait pas été facile, vu l'état de mes finances, pas brillant tous
les jours.
Comment! tu n'es pas amoureux? Eh bien, mon cher, tu as peut-être
parfaitement raison. Toute chose excellente a son mauvais côté; toute
chose détestable a son avantage, et nous sommes, tous, fous et bêtes.
Tâchons d'être le moins méchants possible, avec ou sans amour; soyons
fidèles à l'amitié.
Ton ami
GEORGE.
[1] Charles Rollinat, musicien, frère cadet de François.
CVIII
A MADAME MADRICE DUPIN, A PARIS
Paris, jeudi, décembre 1833.
Ma chère maman,
Je vous envoie le lit de Maurice et sa petite boîte de crayons, pour
qu'il fasse des bonshommes et se tienne tranquille auprès de vous.
Vous seriez bien bonne et bien gentille de tâcher de le faire coucher
chez vous pour Noël. Madame Dudevant, qui s'en est chargée, le rendra
bien malheureux, je crains, à force de sermons et de niaiseries. En
l'envoyant chercher chez elle dans la journée, vous pourriez le
garder, en lui écrivant une petite lettre. Au reste, Boucoiran se
concertera à cet égard avec vous et vous épargnera les courses et les
ennuis.
Adieu, ma chère maman; je vous remercie mille fois de vos bontés pour
moi et mes enfants. Je suis tranquille sur le compte de Maurice,
puisque vous vous chargez de lui. Je pars bien portante ce soir. Je
vous écrirai sitôt mon arrivée quelque part. Je vous embrasse de toute
mon âme.
AURORE.
CIX
A M. MAURICE DUDEVANT,
AU COLLÈGE HENRI IV, A PARIS
Marseille, 18 décembre 1833.
Mon cher petit,
Je suis à Marseille, après avoir toujours voyagé, soit en voiture,
soit en bateau, depuis le jour où je t'ai quitté. J'ai descendu le
Rhône sur le bateau à vapeur et je vais m'embarquer sur la mer pour
aller en Italie. Je n'y resterai pas longtemps; ne te chagrine pas. Ma
santé me force à passer quelque temps dans un pays chaud. Je
retournerai près de toi, le plus tôt possible. Tu sais bien que je
n'aime pas à vivre loin de mes petits miochons, bien gentils tous
deux, et que j'aime plus que tout au monde. Je voudrais bien vous
avoir avec moi et vous mener partout où je vais. Mais ta soeur n'est
pas assez grande, et, toi, il faut que tu fasses ton éducation.
Tu le sais, mon cher enfant, c'est indispensable et tu es bien décidé
à t'y livrer de tout ton coeur: J'ai été bien heureuse, quand M.
Gaillard[1] m'a dit que tu étais un brave garçon, que tu faisais ton
possible pour contenter tes maîtres, et qu'il avait bonne opinion de
toi. C'est ainsi, j'espère, qu'on me parlera toujours de toi. Tu ne
m'as jamais causé de chagrin sous ce rapport et tu feras le bonheur de
ma vie, si tu le veux.
J'ai été ce matin me promener au bord de la mer. J'ai mangé des
coquillages tout vivants et dont les coquilles étaient très jolies.
J'ai pensé à toi qui les aimes tant, et je n'ai pas voulu en chercher
dans le sable, parce que tu n'étais pas là pour m'aider et que je ne
me serais pas amusée. Quand tu seras en âge de quitter le collège et
d'interrompre tes études, nous voyagerons ensemble. Tu te souviens que
nous avons déjà voyagé tous deux et que nous nous amusions comme deux
bons camarades. Nous n'avons peur de rien, ni l'un ni l'autre; nous
mangeons comme deux vrais loups, et tu dors sur mes genoux comme une
grosse marmotte.
En attendant que nous recommencions, dépêche-toi d'apprendre ce qu'il
faut que tout le monde sache. Amuse-toi bien. Quand tu sortiras, sois
aimable avec ma mère et avec madame Dudevant. Remercie bien Boucoiran,
si bon et si obligeant pour toi, et écris-moi à toutes tes sorties.
Raconte-moi ce que tu auras fait, chez qui tu couches, etc. Dis-moi
aussi si tu as de bonnes notes et des _heures_. Pense à moi souvent et
travaille, joue, saute, porte-toi bien, décrasse ta frimousse, lave
tes pattes, ne sois pas trop gourmand et aime bien ta vieille mère,
qui t'embrasse cent mille fois.
[1] Proviseur du collège Henri IV
CX
A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS
Marseille, 20 décembre 1833
Mon cher enfant,
Je suis arrivée ici sans trop de fatigue et j'en repars après-demain.
Je vais à Pise ou à Naples, je ne sais lequel. Écrivez-moi à Livourne,
poste restante. Donnez-moi des nouvelles de mon gamin. Soyez bon pour
lui, comme vous l'êtes toujours, et protégez-le contre les petits
ennuis dont je vous ai parlé.
Avez-vous réussi à dîner le jour de mon départ? Je vous ai fait faire
une journée de corvée. Sans vous, je ne serais pas venue à bout de
partir. Avez-vous eu la bonté de ranger tout chez moi, de mettre
dehors mes chambrières, de fermer portes et fenêtres, etc., etc.? Ayez
soin de retirer les clefs de tous les meubles et de les mettre en
paquet dans le secrétaire, dont vous prendrez la clef chez vous. Je
vous remets aussi la surintendance, des rats et souris, avec
autorisation d'en manger à discrétion et de boire tout le vin de ma
cave.
A propos de cela, il faudra encore que vous ayez l'obligeance de
descendre à la susdite cave et de surveiller la conduite de mes
bouteilles de vin, pour empêcher la sympathie de ces demoiselles pour
le gosier des laquais et portiers de la maison.
Faites une note de toutes vos petites dépenses pour moi, spectacles et
sapins pour Maurice, ports de lettres, etc., etc.
Votre pays est très beau le long du Rhône. Cette navigation est
magnifique. Du reste; vos villes de Lyon, Avignon et Marseille sont
stupides. Je ne voudrais pas les habiter en peinture, et je remercie
le ciel de pouvoir m'en sauver bientôt. Marseille est absolument tel
que vous me l'avez dépeint. Il faut faire une lieue pour voir la mer
et le port ressemble assez à la mare aux canards à Nohant.
Il y fait déjà un temps charmant et des matinées qui valent nos
journées d'avril.
Adieu, mon cher ami. Je vous recommande bien de me donner des
nouvelles de mon mioche et de me remplacer auprès de lui. Je ne sais
vraiment pas comment s'arrangerait ma vie si je n'avais pas votre
bonne amitié et votre éternelle complaisance pour m'aider et me
tranquilliser Adieu; je vous embrasse.
Tout à vous,
AURORE D.
CXI
A M HIPPOLYTE CHATIRON, A PARIS
Venise, 16 mars 1834.
Mon ami,
Je te remercie de ta lettre. Ton souvenir, malgré tout, me fait
toujours plaisir. J'ai tardé à te répondre, parce que je viens de
faire une maladie assez grave. Je suis bien à présent, et, au moment
de quitter l'Italie, je commence à m'y acclimater. J'y reviendrai;
car, après avoir goûté de ce pays-là, on se croit chassé du paradis
quand on retourne en France. Voilà l'effet que cela me fera.
Je n'ai pas été charmée de la Toscane; mais Venise est la plus belle
chose qu'il y ait au monde. Toute cette architecture mauresque en
marbre blanc au milieu de l'eau limpide et sous un ciel magnifique; ce
peuple si gai, si insouciant, si chantant, si spirituel; ces gondoles,
ces églises, ces galeries de tableaux; toutes les femmes jolies ou
élégantes; la mer qui se brise à vos oreilles; des clairs de lune
comme il n'y en a nulle part; des choeurs de gondoliers quelquefois
très justes; des sérénades sous toutes les fenêtres; des cafés pleins
de Turcs et d'Arméniens; de beaux et vastes théâtres où chantent la
Pasta et Donzelli, des palais magnifiques; un théâtre de polichinelle
qui enfonce à dix pieds sous terre celui de Gustave Malus; des huîtres
délicieuses, qu'on pêche sur les marches de toutes les maisons; du vin
de Chypre à vingt-cinq sous la bouteille; des poulets excellents à dix
sous; des fleurs en plein hiver, et, au mois de février, la chaleur de
notre mois de mai: que veux-tu de mieux?
Je ne me suis pas doutée des autres plaisirs de l'hiver. Je n'aime pas
le monde, comme tu sais. Je me suis bornée à deux ou trois personnes
excellentes, et j'ai vu le carnaval de ma fenêtre.
Il m'a semblé fort au-dessous de sa réputation. Il aurait fallu le
voir dans les bals masqués, aux théâtres; mais je me suis trouvée
malade à cette époque-là et je n'ai pu y aller. Je le regrette peu; ce
que je cherchais ici, je l'ai trouvé: un beau climat, des objets d'art
à profusion, une vie libre et calme, du temps pour travailler et des
amis. Pourquoi faut-il que je ne puisse bâtir mon nid sur cette
branche? Mes poussins ne sont pas ici et je ne puis m'y plaire qu'en
passant. J'attends le mois d'avril pour retraverser les Alpes, et je
m'en irai par Genève. Je compte donc être à Paris dans le courant du
mois prochain.
Quand j'aurai embrassé Maurice, j'irai passer l'été en Berri. Engage
Casimir à garder Solange et à ne pas la mettre en pension avant mon
retour; cela m'empêcherait d'aller à Nohant, et contrarierait beaucoup
mes projets de repos et d'économie.
Tu ne me parais pas si charmé de la Châtre que moi de Venise: tu me
fais une peinture bouffonne de ses habitants. Vraiment la société est
une sotte chose. L'amour du travail sauve le tout. Je bénis ma
grand-mère, qui m'a forcée d'en prendre l'habitude. Cette habitude est
devenue une faculté, et cette faculté un besoin. J'en suis arrivée à
travailler, sans être malade, treize heures de suite, mais, en
moyenne, sept ou huit heures par jour, bonne ou mauvaise soit la
besogne. Le travail me rapporte beaucoup d'argent et me prend beaucoup
de temps, que j'emploierais, si je n'avais rien à faire, à avoir le
spleen, auquel me porte mon tempérament bilieux. Si, comme toi, je
n'avais pas envie d'écrire, je voudrais du moins lire beaucoup. Je
regrette même que mes affaires d'argent me forcent de faire toujours
sortir quelque chose de mon cerveau sans me donner le temps d'y faire
rien entrer. J'aspire à avoir une année tout entière de solitude et de
liberté complète, afin de m'entasser dans la tête tous les
chefs-d'oeuvre étrangers que je connais peu ou point. Je m'en promets
un grand plaisir et j'envie ceux qui peuvent s'en donner à discrétion.
Mais, moi, quand j'ai barbouillé du papier à la tâche, je n'ai plus de
facultés que pour aller prendre du café et fumer des cigarettes sur la
place Saint-Marc, en écorchant l'italien avec mes amis de Venise.
C'est encore très agréable, non pas mon italien, mais le tabac, les
amis et la place Saint-Marc. Je voudrais t'y transporter d'un coup de
baguette et jouir de ton étonnement.
Nous savons si peu ce qu'est l'architecture, et notre pauvre Paris est
si laid, si sale, si raté, si mesquin, sous ce rapport! Il n'y a
pourtant que lui au monde, pour le luxe et le bien-être matériel.
L'industrie y triomphe de tout et supplée à tout; mais, quand on n'est
pas riche, on y subit toute sorte de privations. Ici, avec cent écus
par mois, je vis mieux qu'à Paris avec trois cents. Pourquoi diable,
toi et ta femme, qui êtes indépendants, qui n'avez ni place, ni
famille ni amour du monde, ni relations obligatoires en France, ne
venez-vous pas vous établir ici? Vous y feriez des économies en y
vivant très bien; vous y élèveriez votre fille aussi bien que partout
ailleurs. Vous y auriez mille commodités que vous ne pouvez avoir à
Paris: un logement cent fois plus joli et plus vaste, une gondole avec
un gondolier qui serait en même temps votre domestique; le tout pour
soixante francs par mois; ce qui représente à Paris une voiture, une
paire de chevaux, un cocher et un valet de chambre, c'est-à-dire douze
à quinze mille francs par an. Le bois et le vin à très bas prix; les
habits, les marchandises de toute sorte; les denrées de tout pays à
moitié prix de Paris. Je paye ici une paire de souliers en maroquin
quatre francs. Hier, nous avons été au café, nous étions trois; nous y
avons pris chacun trois glaces, une tasse de café et un verre de
punch, plus des gâteaux à discrétion pour compléter les jouissances de
deux grandes heures de bavardage. Cela nous a coûté, en tout, quatre
livres autrichiennes la livre autrichienne vaut un peu moins de
dix-huit sous de France.
Si vous voulez y venir, comme j'y retournerai passer l'hiver prochain,
je vous y piloterai. Le voyage vous coûtera mille francs, pour vous
deux; mais vous y vivrez pour mille écus par an. C'est probablement
moins que vous ne dépensez à Paris dans une année, et, par-dessus le
marché, vous connaîtriez Venise, la plus belle ville de l'univers. Si
je n'avais pas mon fils cloué au collège Henri IV, certainement je
prendrais ma fille avec moi et je viendrais me planter ici pour
plusieurs années. J'y travaillerais comme j'ai coutume de faire et je
retournerais en France, quand j'en aurais assez, avec un certain magot
d'argent.
Mais je ne veux pas renoncer à voir mon fils chaque année, et tout ce
que je gagne sera toujours mangé en voyages ou à Paris.
Adieu, mon vieux; parle-moi de Maurice et de ta fille. Font-ils de
bonnes parties ensemble, les jours de congé?
J'embrasse Émilie, Léontine et toi, de tout mon coeur. Il y a
longtemps que je n'ai eu de nouvelles de ma mère; donne-lui des
miennes et prie-la de m'écrire.
CXII
A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS
Venise, 6 avril 1834.
Mon cher enfant,
J'ai reçu vos deux effets sur M. Papadopoli[1], et je vous remercie.
Maintenant je suis sûre de ne pas mourir de faim et de ne pas demander
l'aumône en pays étranger; ce qui, pour moi, serait pire. Je
m'arrangerai avec Buloz, et il pourra suffire à mes besoins sans se
faire trop tirailler; car je travaillerai beaucoup.
Alfred est parti pour Paris, et je vais rester ici quelque temps.
Il était encore bien délicat pour entreprendre ce long voyage. Je ne
suis pas sans inquiétude sur la manière dont il le supportera; mais il
lui était plus nuisible de rester que de partir, et chaque jour
consacré à attendre le retour de sa santé la retardait au lieu de
l'accélérer. Il est parti enfin, sous la garde d'un domestique très
soigneux et très dévoué. Le médecin[2] m'a répondu de la poitrine, en
tant qu'il la ménagerait; mais je ne suis pas bien tranquille.
Nous nous sommes quittés peut-être pour quelques mois, peut-être pour
toujours. Dieu sait maintenant ce que deviendront ma tête et mon
coeur. Je me sens de la force pour vivre, pour travailler, pour
souffrir.
Le manuscrit de _Lélia_ est dans une des petites armoires de Boule. Je
l'ai, en effet, promis à Planche; pour peu qu'il tienne à ce
griffonnage, donnez-le-lui, il est bien à son service. Je suis
profondément affligée d'apprendre qu'il a mal aux yeux. Je voudrais
pouvoir le soigner et le soulager. Remplacez-moi; ayez soin de lui.
Dites-lui que mon amitié pour lui n'a pas changé, s'il vous questionne
sur mes sentiments à son égard. Dites-lui sincèrement que plusieurs
propos m'étaient revenus après l'affaire de son duel avec M. de
Feuillide; lesquels propos m'avaient fait penser qu'il ne parlait pas
de moi avec toute la prudence possible.
Ensuite, il avait imprimé dans la _Revue_ des pages qui m'avaient
donné de l'humeur. Lui et moi sommes des esprits trop graves et des
amis trop vrais, pour nous livrer aux interprétations ridicules du
public. Pour rien au monde je n'aurais voulu qu'un homme que j'estime
infiniment devînt la risée d'une populace d'artistes haineux qu'il a
souvent tancée durement; laquelle, pour ce fait, cherche toutes les
occasions de le faire souffrir et de le rabaisser. Il me semblait que
le rôle d'amant disgracié, que ces messieurs voulaient lui donner, ne
convenait pas à son caractère et à la loyauté de nos relations.
J'avais cherché de tout mon pouvoir à le préserver de ce rôle
mortifiant et ridicule, en déclarant hautement qu'il ne s'était jamais
donné la peine de me faire la cour. Notre affection était toute
paisible et fraternelle. Les méchants commentaires me forçaient à ne
plus le voir pendant quelques mois; mais rien ne pouvait ébranler
notre mutuel dévouement. Au lieu de me seconder, Planche s'est
compromis et m'a compromise moi-même: d'abord par un duel qu'il
n'avait pas de raisons personnelles pour provoquer; ensuite par des
plaintes et des reproches, très doux il est vrai, mais hors de place
et, qui pis est, tirés à dix mille exemplaires.
De si loin et après tant de choses, les petits accidents de la vie
disparaissent, comme les détails du paysage s'effacent à l'oeil de
celui qui les contemple du haut de la montagne. Les grandes masses
restent seules distinctes au milieu du vague de l'éloignement. Aussi
les susceptibilités, les petits reproches, les mille légers griefs de
la vie habituelle, s'évanouissent maintenant de ma mémoire; il ne me
reste que le souvenir des choses sérieuses et vraies. L'amitié de
Planche, le souvenir de son dévouement, de sa bonté inépuisable pour
moi, resteront dans ma vie et dans mon coeur comme des sentiments
inaltérables.
Après avoir quitté Alfred, que j'ai conduit jusqu'à Vicence, j'ai fait
une petite excursion dans les Alpes en suivant la Brenta. J'ai fait à
pied jusqu'à huit lieues par jour, et j'ai reconnu que ce genre de
fatigue m'était fort bon, physiquement et moralement.
Dites à Buloz que je lui écrirai des lettres, pour la _Revue_, sur mes
voyages pédestres.
Je suis rentrée à Venise avec sept centimes dans ma poche! Sans cela,
j'aurais été jusque dans le Tyrol; mais le besoin de hardes et
d'argent m'a forcée de revenir. Dans quelques jours, je repartirai et
je reprendrai la traversée des Alpes par les gorges de la Piave. Je
puis aller loin ainsi, en dépensant cinq francs par jour et en faisant
huit ou dix lieues, soit à pied, soit à âne. J'ai le projet d'établir
mon quartier général à Venise, mais de courir le pays seule et en
liberté. Je commence à me familiariser avec le dialecte.
Quand j'aurai vu cette province, j'irai à Constantinople, j'y passerai
un mois, et je serai à Nohant pour les vacances. De là, j'irai faire
un tour à Paris et je reviendrai à Venise.
Je suis fort affligée du silence de Maurice et fort contente
d'apprendre au moins qu'il se porte bien. Son père me dit qu'il
travaille et qu'on est content de lui. Pour vous, je vous ai prié au
moins dix fois de voir ses notes et de m'en rendre compte. Il faut que
j'y renonce; car vous ne m'en avez jamais dit un mot, gredin d'enfant!
Je suis enchantée que mon mari garde Solange à Nohant. De cette
manière, il me plaît fort de conserver Julie, puisque je n'ai pas à la
nourrir. Sans cet arrangement, j'eusse fait mon possible pour
retourner à Paris, malgré le peu d'argent que j'aurais eu pour un si
long voyage. Je puis donc, sans aucun préjudice pour l'un ou l'autre
de mes deux enfants, rester dehors jusqu'aux vacances.
Ne me parlez jamais, je vous prie, des articles qui se publient pour
ou contre moi dans les journaux. J'ai au moins ici le bonheur d'être
tout à fait étrangère à la littérature et de la traiter absolument
comme un gagne-pain.
Adieu, mon ami; je vous embrasse de tout mon coeur. Écrivez-moi sur
mon fils, envoyez-moi une lettre de lui. A tout prix, je la veux.
Avez-vous de bonnes nouvelles de votre mère? Vous ne me parlez jamais
de vous. Avez-vous des élèves? Faites-vous bien vos affaires?
N'êtes-vous pas amoureux de quelque femme, de quelque science ou de
quelque grue[3]? Pensez-vous un peu à votre vieille amie, qui vous
aime toujours _paternellement_?
G.S.
[1] Banquier à Venise.
[2] Le docteur Pagello.
[3] Allusion à une grue apprivoisée par Boucoiran, à Nohant.
CXIII
A M. GUSTAVE PAPET, A PARIS
Venise, mai 1834.
Fais-moi le plaisir de voir le proviseur ou le censeur, et de demander
à voir les notes de Maurice. Je l'ai demandé quarante fois à
Boucoiran. Pas de réponse. Il y a des instants où ce silence m'effraye
tellement, que je m'imagine que mon fils est mort et qu'on n'ose pas
me le dire.
Peut-être le printemps t'aura-t-il attiré en Berri. En ce cas, renvoie
la lettre à Maurice, directement au collège. Tu me rendras le service
de le voir et de l'observer, quand tu retourneras à Paris. En
attendant tu verras ma fille à Nohant. Tu me parleras beaucoup d'elle,
de toi et du pays.
Conçois-tu que ni Laure ni Alphonse[1] ne m'écrivent! M'ont-ils
oubliée aussi, ceux-là? Il me semble que je suis morte et que je
frappe en vain à la porte des vivants.--Il est vrai que je leur avais
annoncé mon prochain retour, et que me voilà encore à Venise pour
quelque temps. Donne-moi au moins de leurs nouvelles.
Adieu, mon ami; tu vois que, si je repousse les épanchements de
l'amitié dans certains cas, je reviens lui demander secours dans les
affections plus profondes et plus réelles de la vie. Donne-moi aussi
moyen de te faire du bien.
Je t'embrasse de tout mon coeur. Rappelle-moi l'amitié de ton père.
Tout à toi.
GEORGE S.
[1] M. et madame Fleury
CXIV
A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A PARIS
Venise, 1er juin 1834.
Mon ami,
A présent que je suis revenue de Constantinople, je te dirai que c'est
un bien beau pays, mais que je n'y suis pas allée. Il fait trop chaud
et je n'ai pas assez d'argent pour cela. Si j'en avais, j'irais à
Paris tout de suite et non ailleurs. Si tu entends dire que je suis
noyée dans l'Archipel, sache donc bien qu'il n'en est rien et que
c'est une nouvelle littéraire, rien de plus.
Je suis à Venise, travaillant comme un cheval, afin de payer mon
voyage d'Italie, que je dois encore à mon éditeur, mais dont je
m'acquitte peu à peu. Je comptais être débarrassée de cette corvée il
y a deux mois. Des circonstances imprévues, un voyage dans le Tyrol,
quelques chagrins, m'ont retardée dans mon travail, et dans mes
profits par conséquent.