George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 1
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Néanmoins mon courage n'est pas mort; mais, pour le moment, je souffre
beaucoup d'être loin de mes enfants depuis si longtemps. J'ai été dans
une grande inquiétude par le silence de Boucoiran, lequel silence dure
encore, je ne sais pourquoi. J'ai reçu enfin une lettre de Gustave
Papet, qui en contenait une de Maurice, et une de Laure Decerf, qui me
donne d'excellentes nouvelles de Solange.

Je suis donc en paix sur mes pauvres mioches; mais je n'en suis pas
moins affamée de les revoir, et je serai, au plus tard, à Paris pour
la distribution des prix. Les notes de Maurice sont excellentes. Il
m'écrit la lettre la meilleure et la plus laconique du monde. «Tu me
demandes si j'oublie ma vieille mère, non. Je pense tous les jours à
toi. Tu me dis de t'écrire, espère que je t'écrirai. Tu me demandes si
je suis corrigé de mes caprices d'enfant, oui.»

Voilà son style! on dirait un bulletin de la grande armée, et avec
cela pas une faute d'orthographe; je suis bien contente de lui.

Comment va Léontine? Elle doit être bien grande, au train dont elle y
allait quand je suis partie.

Es-tu toujours à Corbeil? D'après ce que tu me dis, tu es dans un bon
air et dans une belle situation. Si tu as envie d'aller à Nohant au
mois d'août, nous irons ensemble avec Léontine et Émilie, si sa santé
le permet et si le _coeur lui en dit_.

Tu me parais un peu dégoûté du pays; mais il y aura une manière de ne
pas trop s'apercevoir de ses désagréments. Ce sera de rester à fumer
sur le perron, de bavarder à tort et à travers entre nous, et de
dormir en chien sur le grand canapé du salon. Venise, avec ses
escaliers de marbre blanc et les merveilles de son climat, ne me fait
oublier aucune des choses qui m'ont été chères. Sois sûr que rien ne
meurt en moi. J'ai une vie agitée. Mon destin me pousse d'un côté et
de l'autre, mais mon coeur ne répudie pas le passé. Il souffre et se
calme selon le temps qu'il fait. Les vieux souvenirs ont une puissance
que nul ne peut méconnaître, et moi moins qu'un autre. Il m'est doux,
au contraire, de les ressaisir, et nous nous retrouverons bientôt
ensemble, dans notre vieux nid de Nohant, où je n'ai pas pu vivre,
mais où je pourrai, peut-être plus tard, mourir en paix.

Dire que l'on aura une vie uniforme, sans nuages et sans reproches,
c'est promettre un été sans pluie; mais, quand le coeur est bon, l'on
se retrouve et l'on se souvient de s'être aimés. Il m'a semblé
plusieurs fois que j'avais à me plaindre beaucoup de toi. J'ai pris
définitivement le parti de ne plus m'en fâcher. Je savais bien que
j'en reviendrais et que je ne pourrais pas rester en colère contre
toi, que tu eusses tort ou non. Et ainsi de tout dans ma vie. Je
réponds aux bons procédés, j'oublie les mauvais; je me console des
maux et je sais jouir des biens qui m'arrivent. J'ai la philosophie du
soldat en campagne.

Nous sommes bien frères sous ce rapport; mais, toi, tu agis ainsi, par
indifférence; tu te consoles sans avoir souffert. Tant mieux, ton
organisation est la meilleure.

Adieu, mon vieux; écris-moi donc, cela me fera beaucoup de bien. Je ne
te dis rien de ma manière de vivre à Venise. Tu pourras lire beaucoup
de détails sur ce pays, dans la _Revue des Deux Mondes_, numéros du 15
mai dernier et du 15 juin prochain, si toutefois cela t'intéresse.

Je voudrais avoir ici mes enfants et pouvoir y vivre longtemps; c'est
un beau pays. Embrasse Émilie pour moi, et, si tu vois mon fils,
parle-moi de lui beaucoup. Je t'embrasse de tout mon coeur.

Ecris-moi:

_Alla Spezieria Ancillo.
         Campo San-Luca.
                   Venise_.




CXV

A M. JULES BOUCOIRAN. PARIS

                                Venise, 4 juin 1834.

Mon cher enfant,

Je suis rassurée sur le compte de Maurice. Je viens de recevoir une
lettre de lui et une de Papet; mais je commence à être sérieusement
inquiète de vous, ou très affligée de votre oubli. Buloz me mande
qu'il vous a remis, le 15 mai, cinq cents francs pour moi. Je vous
avais écrit de me faire parvenir mon argent bien vite, parce que je
n'avais plus rien. Nous sommes au 2 juin, et je n'ai rien reçu.

Je suis aux derniers expédients pour vivre, car j'ai horreur des
dettes. Maurice m'écrit qu'il vous a envoyé une lettre pour moi il y a
plusieurs jours. Rien! Qu'est-ce que cela veut dire? Votre lettre
s'est-elle perdue à la poste comme beaucoup d'autres? Au moins si
Papadopoli avait reçu la lettre d'avis du banquier de Paris! mais il
n'a rien reçu; l'argent n'est donc pas parti. Êtes-vous tombé
subitement assez malade pour être hors d'état de faire cette
commission?

Depuis deux mois, vous m'avez montré une indifférence excessive, et,
malgré toutes mes lettres où je vous suppliais de me donner des
nouvelles de mon fils, vous m'avez laissée dans la plus mortelle
inquiétude. Je pense que vous êtes devenu amoureux et je vous connais
à cet égard: quand vous êtes dans votre état ordinaire, vous êtes le
plus exact des hommes; quand vous vous éprenez de quelqu'une, vous
oubliez tout et vous partez pour le monde insaisissable. Cela est
momentané, j'espère. L'amour passe, et l'amitié se retrouve toujours,
après avoir dormi plus ou moins longtemps. A Nohant, vous aviez cette
fièvre d'oubli, et j'ai été bien souvent effrayée de votre silence et
désespérée de n'entendre pas parler de mon fils, pendant des mois
entiers.

Mais tout cela n'explique pas que vous me laissiez dans une misère
absolue en pays étranger. Je vis, depuis deux mois, des cinq cents
francs que vous m'aviez envoyés. Courez donc, je vous en supplie, chez
le banquier, et faites-moi expédier l'argent que vous avez, pour moi,
entre les mains.

Vous avez dû toucher trois mois chez Salmon (mars, avril, mai); ce qui
fait neuf cents francs; plus cinq cents de Buloz; quatorze cents.--Mon
loyer payé et mes petites dettes envers vous, que je vous prie de
prélever avant tout, il doit vous rester mille francs. Pendant ce
temps-là, je dîne avec la plus stricte économie et je couche sur un
matelas par terre, faute de lit. Si ce retard est causé par votre
négligence, vous devez en avoir quelque remords; s'il est causé par un
accident, tirez-moi bien vite d'anxiété. S'il y a quelque autre raison
qui vous justifie, écrivez-la en deux mots, je l'accueillerai avec
joie; si mes affaires vous ennuient, dites-le sincèrement. Je vous
serai reconnaissante du passé et je ne vous demanderai rien jusqu'à ce
que vos préoccupations aient cessé.

Vous aviez de bonnes nouvelles à me donner du travail et de la santé
de mon fils; comment se fait-il que, après deux mois d'attente, je les
reçoive d'un autre? Ah! mon enfant, votre corps ou votre coeur est
malade.

Adieu, mon ami; surtout ne soyez pas malade. Tout le reste ne sera
rien pour moi.

Ne me parlez jamais politique dans vos lettres. D'abord, je m'en
soucie fort peu; ensuite, c'est une raison certaine pour qu'elles ne
me parviennent pas.




CXVI

A MAURICE DUDEVANT. A PARIS

                                Milan, 29 juillet 1834.

Mon gros minet,

Boucoiran m'a écrit que la distribution des prix serait pour le 28
août; toi, tu m'as écrit que ce serait le 18. Je ne sais lequel de
vous deux se trompe.

Dans tous les cas, je serai à Paris avant le 18, si je ne crève pas en
route! vraiment, il y a de quoi par la chaleur qu'il fait ici!
J'espère qu'en approchant de la Suisse, je vais avoir plus frais. Je
voudrais t'avoir avec moi, mon cher petit, pour te montrer toutes les
belles choses que je vois.

Mais nous reviendrons ensemble dans ce beau pays d'ici à quelques
années. Je n'ai pas de plaisir réel sans toi, mon enfant. Dépêche-toi
de grandir, pour que nous ne nous quittions plus.

Je t'embrasse mille fois. Adieu.


Paris est en fête aujourd'hui, et tu es sorti, j'imagine? Tu cours, tu
t'amuses; penses-tu un peu à moi?




CXVII

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                Paris. 15 août 1834.

Mon ami,

J'ai trouvé à Paris ta brave lettre du mois d'avril, hier en arrivant
de Venise, où j'ai passé toute l'année. Je pars dans cinq ou six jours
pour le pays, et j'espère bien te trouver à Châteauroux. Tâche de ne
pas être absent du 24 au 26, et de venir avec moi à Nohant. Il le faut
absolument pour que je sois complètement heureuse.

Je ne sais rien te dire de moi; sinon que j'étais malade de l'absence
de mes enfants, que je suis ivre de revoir Maurice et impatiente de
revoir Solange, que je t'aime comme un frère, et que, sous les belles
étoiles de l'Italie, je n'ai pas passé un soir sans me rappeler nos
promenades et nos entretiens sous le ciel de Nohant.

Je ne t'ai pas écrit; il eût fallu te raconter ma vie entière. C'est
un triste et long pèlerinage que je n'avais pas le courage de
retracer. Je te raconterai tout, sous les arbres de mon jardin ou dans
les traînes d'Urmont. Ne me retire pas ce bonheur-là, mon ami, quelque
affaire que tu aies. Songe que les affaires se retrouvent et que les
jours heureux ne pleuvent pas pour nous.

Adieu, mon ami. J'ai trois cent cinquante lieues dans les jambes, car
j'ai traversé la Suisse à pied; plus, un coup de soleil sur le nez, ce
qui fait que je suis _charmante_. Il est bien heureux pour toi que
nous soyons amis; car je défie bien tout animal appartenant à notre
espèce de ne point reculer d'horreur en me voyant. Ça m'est bien égal,
j'ai le coeur rempli de joie.




CXVIII

A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS

                                Nohant, 31 août 1834.

Mon cher enfant,

Je suis arrivée très lasse et assez malade; je vais mieux. Maurice va
bien. Tous mes amis, Gustave Papet, Alphonse Fleury, Charles Duvernet
et Duteil sont venus, le lendemain, dîner avec mesdames Decerf et
Jules Néraud[1].

J'ai éprouvé un grand plaisir à me retrouver là. C'était un adieu que
je venais dire à mon pays, à tous les souvenirs de ma jeunesse et de
mon enfance; car vous avez dû le comprendre et le deviner: la vie
m'est odieuse, impossible, et je veux en finir absolument avant peu.

Nous en reparlerons.

En attendant, je vous remercie de l'amitié constante, infatigable, que
vous avez pour moi. J'aurais été heureuse si je n'eusse rencontré que
des coeurs comme le vôtre. Dans ce moment, vous comblez de soins et de
services mon ami Pagello.

Je vous en suis reconnaissante. Pagello est un brave et digne homme,
de votre trempe, bon et dévoué comme vous. Je lui dois la vie d'Alfred
et la mienne. Pagello a le projet de rester quelques mois à Paris. Je
vous le confie et je vous le lègue; car, dans l'état de maladie
violente où est mon esprit, je ne sais point ce qui peut m'arriver.

Il est bien possible que je ne retourne point à Paris de sitôt. C'est
pourquoi, craignant de ne jamais revoir ce brave garçon, qui repartira
peut être bientôt pour son pays, je l'invite (avec l'agrément de M.
Dudevant) à venir passer huit ou dix jours ici. Je ne sais s'il
acceptera. Joignez-vous à moi pour qu'il me fasse ce plaisir non en
lui lisant ma lettre, dont la tristesse l'affecterait, mais en lui
disant qu'il me donnera l'occasion de lui témoigner une amitié
malheureusement stérile et prête à descendre au tombeau.

J'aurai à causer longuement avec vous et à vous charger de l'exécution
de volontés sacrées. Ne me sermonnez pas d'avance. Quand nous aurons
parlé ensemble une heure, quand je vous aurai fait connaître l'état de
mon cerveau et de mon coeur, vous direz avec moi qu'il y a paresse et
lâcheté à essayer de vivre, quand je devrais en avoir déjà fini. Le
moment n'est pas venu de nous expliquer à cet égard. Il viendra
bientôt.

Si Pagello se décide à venir, donnez-lui les instructions nécessaires
et faites-le partir vendredi prochain. Si vous pouviez l'accompagner,
cela me ferait beaucoup de bien; c'est pourquoi je ne m'en flatte pas.
Expliquez-lui ce qu'il a à faire à Châteauroux, où l'on arrive à
quatre heures du matin pour en repartir à six, par la voiture de la
Châtre; car, chez Suard[2], on est peu affable pour les voyageurs de
passage.

Adieu. J'ai la fièvre. Solange est charmante. Je ne peux l'embrasser
sans pleurer.

Faites carder mes matelas. Je ne veux pas être mangée aux vers de mon
vivant.

Adieu, mon ami. Votre vieille mère va mal. Faites dire à mon
propriétaire que je garderai l'appartement.

A quoi bon changer pour le peu de temps que je veux passer en ce
monde?

  [1] La Malgache
  [2] Aubergiste à Châteauroux.




CXIX

A M. JULES NÉRAUD. A LA CHATRE

                                Nohant, 10 septembre 1834.

Mon pauvre ami,

Tu avais entrepris de me conseiller de me prouver que la vie est
supportable: ton destin et le mien se chargent de la réponse aux
questions inquiètes que je t'adressais. Voilà ta vie! voilà le bonheur
qu'on obtient à force de privations, de résignation et d'efforts
courageux. Tu n'en es que plus, admirable, mon ami, de te soumettre à
de tels ennuis.

Parle-moi de vertu, d'héroïsme une autre fois; et non de raison ni
d'espoir de guérison. Tu souffres, tu vis, c'est bien. Mais, moi, je
n'ai pas tant de vertu. Tous les espoirs m'abandonnent, tous mes
sujets de consolation tombent dans l'abîme, ou tremblent battus des
vents sur le bord, près d'y tomber à leur tour.

Je ne veux pas t'entretenir de ma tristesse: tu es triste toi-même, et
tes chagrins maintenant m'occupent plus que les miens. C'est donc à
mon tour de te consoler et de t'encourager. Je ne l'aurais pas cru!
Mais pourquoi pas, au reste? J'ai fini pour mon compte, je m'en vais,
je n'ai besoin de rien. Toi, tu restes ici-bas.

Un tendre adieu, l'étreinte affectueuse d'une âme, qui ne se détachera
jamais de toi, et qui priera pour toi dans une autre vie, peuvent
adoucir ton épreuve. Eh bien, mon vieux ami, bénis Dieu qui t'a donné
du courage et ne néglige pas ses dons.

Il t'en coûtera peu, et cette séparation ne changera rien à notre
sort; car, depuis des années, nous vivons presque toujours éloignés et
comme perdus l'un pour l'autre. Voilà deux ans que nous ne nous étions
vus, et, si j'avais à vivre, deux ans encore se passeraient peut-être
sans que je revinsse au pays. Quant à toi, mon ami, je désire, avant
tout, que ton existence soit la moins mauvaise possible. Ne t'attriste
plus de mes douleurs; envoie-moi une larme ou un sourire, sur l'aile
de quelque oiseau voyageur, qui laissera tomber ce don en passant sur
ma tête; soit que je dorme sous le gazon, soit que, enlevant ma fille,
j'aille vivre en ermite à l'île Maurice ou à la Louisiane.

Retourne tranquille à ton ajoupa, à ta brouette, à tes livres, à tes
enfants surtout. Console-toi des ennuis comme tu sais le faire avec
une bouffonne et inoffensive pointe d'ironie contre ta destinée.
Accomplis ta tâche.

Où que je sois, je penserai à toi, et te bénirai de cette amitié qui,
en toi, a survécu aux mécomptes, aux contrariétés, aux obstacles, à
l'absence et à mon apparent oubli.




CXX

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

                                Nohant, 20 septembre 1834.

Je voulais t'écrire une longue lettre tout de suite après ton départ;
mais je n'ai trouvé aucun argument à te donner en faveur de mes idées.
Il ne s'agit là que d'un sentiment, que d'un instinct d'héroïsme qui
est exceptionnel tout à fait, et dont je n'oserais parler sérieusement
avec plus de trois personnes à ma connaissance.

Je n'ai jamais eu pour toi ni amour moral, ni amour physique; mais,
dès le jour où je t'ai connu, j'ai senti une de ces sympathies rares,
profondes et invincibles que rien ne peut altérer; car plus on
s'approfondit, plus on se connaît identique à l'être qui l'inspire et
la partage. Je ne t'ai pas trouvé supérieur à moi par nature; sans
cela, j'aurais conçu pour toi cet enthousiasme qui conduit à l'amour.
Mais je t'ai senti mon égal, mon semblable, _mio compare_, comme on
dit à Venise.

Tu valais mieux que moi, parce que tu étais plus jeune, parce que tu
avais moins vécu dans la tourmente, parce que Dieu t'avait mis
d'emblée dans une voie plus belle et mieux tracée. Mais tu étais sorti
de sa main avec la même somme de vertus et de défauts, de grandeurs et
de misères que moi.

Je connais bien des hommes qui te sont supérieurs; mais jamais je ne
les aimerai du fond des entrailles comme je t'aime. Jamais il ne
m'arrivera de marcher avec eux toute une nuit sous les étoiles, sans
que mon esprit ou mon coeur ait un instant de dissidence ou
d'antipathie. Et pourtant ces longues promenades et ces longs
entretiens, combien de fois nous les avons prolongés jusqu'au jour,
sans qu'il s'éveillât en moi un élan de l'âme qui n'éveillât le même
élan dans la tienne, sans qu'il vînt à mes lèvres l'aveu d'une misère
pareille.

L'indulgence profonde et l'espèce de complaisance lâche et tendre que
l'on a pour soi-même, nous l'avons l'un pour l'autre. L'espèce
d'engouement qu'on a pour ses propres idées et la confiance
orgueilleuse qu'on a pour sa propre force, nous l'avons l'un pour
l'autre. Il ne nous est pas arrivé _une seule fois_ de discuter quoi
que ce soit, bon ou mauvais. Ce que dit l'un de nous est adopté par
l'autre aussitôt, et cela, non par complaisance, non par dévouement,
mais par sympathie nécessaire.

Je n'ai jamais cru à la possibilité d'une telle adoption réciproque
avant de te connaître, et, quoique j'aie de grands, de nombreux et de
précieux amis, je n'en ai pas trouvé un seul (à moins que ce ne fût un
enfant n'ayant encore rien senti et rien pensé par lui-même) dont il
ne m'ait fallu conquérir l'affection et dont il ne me faille la
conserver encore avec quelque soin, quelque travail et quelque effort
sur moi-même.

Il est heureux que l'humanité soit faite ainsi et que toutes ces
différences s'y trouvent nuancées à l'infini, afin que les hommes
adoucissent leurs aspérités par le frottement mutuel et se fassent des
règles de conduite pour ne pas se briser les uns contre les autres.

Mais, quand deux créatures identiques se rencontrent face à face,
quand, après un jour de tête-à-tête, elles s'aperçoivent avec surprise
et enchantement qu'elles peuvent passer ainsi tous les jours de leur
vie sans jamais se voiler ni se contraindre, et sans jamais se faire
souffrir, quelles actions de grâces ne doivent-elles pas rendre à
Dieu! car il leur a accordé une faveur d'exception; il leur a fait,
dans la personne de l'_ami_, un don inappréciable, que la plupart des
hommes cherchent en vain.




CXXI

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

                                Paris, 15 octobre 1834.

Mon cher camarade,

Je te trouve injuste et fou de douter de mon amitié. Ce qui répare ta
faute, c'est que tu promets de t'en rapporter aveuglément et pour
toujours à ma réponse.

Eh bien, oui, mon ami, je t'aime sincèrement et de tout mon coeur. Je
m'inquiète fort peu de savoir si ton caractère est bon ou mauvais,
aimable ou maussade. J'accepte tous les caractères tels qu'ils sont,
parce que je ne crois guère qu'il soit au pouvoir de l'homme de
refaire son tempérament, de faire dominer le système nerveux sur le
sanguin, ou le bilieux sur le lymphatique. Je crois que notre manière
d'être dans l'habitude de la vie tient essentiellement à notre
organisation physique, et je ne ferai un crime à personne d'être
semblable à moi, ou différent de moi. Ce dont je m'occupe, c'est du
fond des pensées et des sentiments sérieux, c'est ce qu'on appelle le
coeur; quand il n'y en a pas chez un homme, quoique cela ne soit guère
sa faute non plus, je m'éloigne de lui, parce que, après tout, j'en ai
un, moi! N'ayant rien à débrouiller avec les caractères, dans ma vie
d'indépendance et d'isolement social, je n'ai à traiter que de
conscience à conscience et de coeur à coeur. J'ai toujours connu le
tien bon et sincère; je l'ai cru peut-être quelquefois moins chaud
qu'il ne l'est, et c'est un tort que j'ai eu envers tous mes amis.

Cela est venu à la suite de grands chagrins qui m'avaient réduite
moralement à un état maladif. Il faut me le pardonner; car je n'en ai
point parlé et j'en ai cruellement souffert. Il n'y avait aucune
raison qui ne vînt de moi et non des autres. Ainsi j'aurais été folle
de me plaindre.

Il ne faut pas me reprocher d'avoir gardé le silence; mais surtout il
ne faut pas croire que cela dure encore.

Je suis guérie, non que je sois heureuse d'ailleurs, mais parce que je
suis habituée et résignée à mes maux, et que le sentiment de la
douleur n'égare plus mon jugement.

J'ai été vers vous, repentante et attristée de mes doutes intérieurs,
et vous m'avez si bien reçue, vous m'avez témoigné une affection si
vraie, que j'ai été tout à fait guérie en vous pressant la main. Il y
a bien des explications, bien des justifications, bien des
attestations, dans une brave poignée de main. On dit qu'une poignée de
main d'amitié vaut mieux que mille baisers d'amour. Comment veux-tu
que celle que je t'ai donnée en arrivant et en partant ne soit pas
sincère?

Nous sommes les deux plus vieux camarades _de la société_, et je sais
qu'en toute occasion, tu m'as défendue contre les injustices d'autrui.
Je sais que tu n'as pas douté de moi quand on me calomniait, et que tu
m'as pardonné, quand je faisais les folies que le monde traite de
fautes. Que me faut-il de plus? Tu as de l'esprit par-dessus le
marché, et ta société est agréable et récréante; c'est du luxe, mon
enfant. Tu as une femme gentille et excellente, qui m'a traitée tout
de suite comme une vieille amie. La meilleure preuve que je puisse
avoir de ton affection, c'est la conduite d'Eugénie[1] envers moi.
Tout cela m'a fait un bien que je n'ai pas su vous exprimer, mais que
je croyais vous avoir fait comprendre en revenant de Valençay. Jamais
je n'avais eu le coeur si doucement ému, si attendri, si consolé au
milieu des sujets de douleur les plus profonds et les plus graves.

Si quelquefois tu as mal compris mon rire et mon visage, c'est
apparemment la faute de ce combat intérieur entre mes peines secrètes
et le bonheur qui me vient de vous autres. Après tout, vous me restez,
et, quand j'aurais tout perdu d'ailleurs, vous seriez encore pour moi
un bienfait bien grand, bien réel. Ne craignez plus que je le
méconnaisse; j'en ai trop senti le prix durant ces derniers jours.
C'est en vous, mes amis, que je chercherai mon refuge, et, si le
dégoût de la vie me travaille encore, j'irai encore vous demander de
m'y rattacher.

Mais la première condition de mon bonheur serait de vous trouver tous
heureux. Vous l'êtes, n'est-ce pas? ne me dis pas le contraire; cela
m'effrayerait trop. Tu es de nature pensive et mélancolique, je le
sais; mais cela ne rend ni altier ni ingrat. Des joies bien vraies se
sont mises dans ta vie, à la place des ennuis et du vide dont tu me
parlais autrefois; tu as une femme charmante, un bel enfant. Pendant
que vous étiez malades tous deux à Valençay, je vous ai vus vous
embrasser. Vous vous aimez, mes chers enfants, vous êtes l'un à
l'autre; la société, au lieu de vous en faire un crime, met là votre
honneur et votre vertu.

Croyez-moi, votre sort est le plus beau possible. Celui de vous qui
imaginerait et désirerait mieux serait bien ingrat. Je conviens qu'il
te faut une occupation habituelle, il en faut à tout le monde. Tu es
résolu à en chercher une, et je t'approuve tout à fait. C'est une
folie de ne se croire bon à rien. Moi, je crois que tout le monde est
propre à tout, que tu peux faire des romans et que je peux être
receveur particulier. Il ne faut que vouloir. Si tu es bien décidé à
quelque chose, et que tu aies besoin de moi, mon coeur, mon bras, ma
bourse, sont à toi. Si tu viens faire ton droit, amène ta femme, je
serai sa mère et sa soeur.

En attendant, je lui envoie une jolie robe à la mode et des
manchettes. Je la prie de faire porter le chapeau chez la petite
Gauloise[2]. Quant à ta musique et à la pipe d'Alphonse, ce sera
l'objet d'un second envoi. Je suis pour une huitaine sans le plus
léger sou, ce qui m'arrive quelquefois sans manquer de rien
d'ailleurs, par suite de l'ordre admirable qui me caractérise. Je ne
veux pas faire attendre la robe, je trouverai une occasion pour vous
faire passer le reste. Mais dis-moi quelles sont les contredanses
qu'Eugénie m'avait demandées: il faut avouer aussi que je ne m'en
souviens pas. Les manchettes ne sont pas telles qu'elle les désirait,
on n'en porte plus d'autres que celles que je lui envoie.

Quand vous reverrai-je, mes bons amis? le plus tôt que je pourrai
certainement. En attendant, aimez-moi, aimez-vous. Vous êtes tous si
bons, et si près les uns des autres. Le Gaulois, sa femme, Papet,
Duteil, que de bons coeurs, que de braves amis! et vous vivez au
milieu de tout cela, et vous ignorez jusqu'au nom des chagrins qui me
rongent!

Que Dieu en soit loué! Vous méritez mieux que cela; mais donnez-moi
place à votre festin, quand j'irai m'y asseoir.

Adieu; je vous embrasse de toute mon âme.

  [1] Madame Charles Duvernet.
  [2] Madame Alphonse Fleury




CXXII

A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A CORBEIL, PRÈS PARIS

                                Nohant, 17 avril 1835.

Je suis ici très calme et très bien, mon cher vieux. Tout le monde se
porte bien, boit, rit et braille; il ne manque que toi. Où es-tu?
Laisseras-tu donc bouter le vin du cru? Viendras-tu au moins passer
les vacances? J'ai besoin de toi, non seulement pour m'amuser tout à
fait, mais encore pour m'aider à réinstaller et à arranger la maison
comme elle doit être; car je n'entends pas grand'chose aux affaires
d'ici. Nous en causerons en attendant à Paris, où je serai dans les
premiers jours de mai. Tu viendras bien y faire un tour avant que je
m'en aille en Suisse, d'où je reviendrai pour les vacances de mes
mioches.

J'ai fait connaissance avec Michel, qui me paraît un gaillard
solidement trempé pour faire un tribun du peuple. S'il y a un
bouleversement, je pense que cet homme fera beaucoup de bruit. Le
connais-tu?

Planet est toujours un charmant jeune homme, bon comme un ange. Fleury
a une fille charmante, une femme _idem_. Madame Charles est encore
grosse. Le père Duvernet se meurt; j'en suis très peinée, c'est un
vieux débris de notre ancien Nohant qui s'en va rejoindre notre père
et notre grand'mère. En outre, c'est un brave homme qui manquera
beaucoup au pays. Agasta va tout doucement. Félicie reste près d'elle.
Madame *** va rejoindre ses parents pour les aider à transporter leur
nouvelle résidence. Par la même occasion, elle plantera une corne ou
deux à son imbécile de mari, si elle en trouve l'occasion. Que n'es-tu
là, consolateur de la beauté délaissée! M. de... s'en serait chargé,
si elle eût été tant soit peu bien née; mais c'était trop d'honneur
pour une roturière, et il attend que la duchesse de Berri vienne à
B... pour déranger sa cravate et sa vertu.

Ton _fils_ Duplomb va, dit-on, revenir; il envoie en présent des
perruches aux dames de la Châtre: c'est un cadeau ironique et
facétieux comme lui; Fleury a manqué étouffer M. Vilcocq[1] en
l'embrassant, Bengali[2] rossignolise toujours en faisant des
oeillades à tout le sexe en particulier et en général. Son frère est
toujours mon vieux de prédilection. Voilà l'état des affaires; si
celles des cabinets d'Europe allaient aussi bien, on n'aurait plus
besoin de diplomates.

Quand tu seras là, nous serons au grand complet; il faudra t'occuper
de marier Hydrogène[3] et tâcher de le fixer au pays.

Adieu, mon vieux; je t'embrasse mille fois, ainsi que ta femme et
Léontine. Il faut l'amener absolument aux vacances.

  [1] Marchand de vins.
  [2] Charles Rollinat
  [3] Adolphe Duplomb, pharmacien.




CXXIII

A M. ADOLPHE GUÉROULT, A PARIS

                                Paris, 6 mai 1835.

Mon cher enfant,

Votre lettre est belle et bonne comme votre âme; mais je vous renvoie
cette page-ci, qui est absurde et tout à fait inconvenante. Personne
ne doit m'écrire ainsi. Critiquer mon costume avec d'autres idées et
dans d'autres termes, si vous avez envie de disserter sur un
accessoire aussi puéril. Il vaut mieux ne pas vous en occuper. Relisez
les lignes que j'ai soulignées. Elles sont souverainement
impertinentes. Je pense que vous étiez gris en les écrivant. Je ne
m'en fâche nullement et ne vous en aime pas moins. Je vous avertis de
ne pas faire deux fois une chose ridicule; cela ne vous va point. Je
vous ai toujours vu un tact exquis et une délicatesse de coeur que
j'ai su apprécier.

Pour tout le reste, vous avez raison entière, et je ne suis nullement
disposée à soutenir une controverse à propos des saint-simoniens.
J'aime ces hommes et j'admire leur premier jet dans le monde. Je
crains qu'ils ne s'amendent trop à notre grossière et cupide raison,
non par corruption, mais par lassitude, ou peut-être par une erreur de
direction dans un zèle soutenu.

Vous savez que je juge de tout par sympathie. Je sympathise peu avec
notre civilisation, triomphante en Orient. J'en aimerais mieux une
autre, qui n'eût pas Louis-Philippe pour patron et Janin pour
coryphée.

C'est peut-être une mauvaise querelle. Aussi n'y devez-vous pas faire
attention, et, surtout, ne jamais vous effrayer des moments de spleen
ou d'irritation bilieuse où vous pouvez me trouver.

Vous vous trompez, si vous me croyez plus _agacée_ maintenant
qu'autrefois. Au contraire, je le suis moins. J'ai sous les yeux de
grands hommes et de grandes pensées. J'aurais mauvaise grâce à nier la
vertu et le travail.

Mes idées sur le reste sont le résultat de mon caractère. Mon sexe,
avec lequel je m'arrange fort bien sous plus d'un rapport, me dispense
de faire grand effort pour m'amender. Je serais le plus beau génie du
monde que je ne remuerais pas une paille dans l'univers, et, sauf
quelques bouffées d'ardeur virile et guerrière, je retombe facilement
dans une existence toute poétique, toute en dehors des doctrines et
des systèmes.

Si j'étais garçon, je ferais volontiers le coup d'épée par-ci par-là,
et des lettres le reste du temps. N'étant pas garçon, je me passerai
de l'épée et garderai la plume, dont je me servirai. L'habit que je
mettrai pour m'asseoir à mon bureau importe fort peu à l'affaire, et
mes amis me respecteront, j'espère, tout aussi bien sous ma veste que
sous ma robe.

Je ne sors pas, ainsi vêtue, sans une canne; ainsi soyez en paix. Il
n'y aura pas de grande révolution dans ma vie pour cette fantaisie de
porter une _redingote de bousingot_ quelques jours, en passant, dans
des circonstances données.

Soyez rassuré, je n'ambitionne pas la dignité de l'homme. Elle me
paraît trop risible pour être préférée de beaucoup à la servilité de
la femme. Mais je prétends posséder, aujourd'hui et à jamais, la
superbe et entière indépendance dont vous seuls croyez avoir le droit
de jouir. Je ne la conseillerai pas à tout le monde; mais je ne
souffrirai pas qu'un amour quelconque y apporte, pour mon compte, la
moindre entrave. J'espère faire mes conditions, si rudes et si
claires, que nul homme ne sera assez hardi ou assez vil pour les
accepter.

Ces considérations-là, vous le sentez, sont choses toutes
personnelles, qui peuvent vous laisser du doute ou du blâme sans que
je m'en offense; mais souffrent-elles une discussion sérieuse? Non,
vraiment. Il n'y a pas plus à raisonner là-dessus que sur la faim qui
s'apaise ou recommence. Nous verrons bien! Il est inutile de parler du
lendemain quand on est satisfait du plan de sa journée. Si on ne
croyait pas à la durée d'un projet, il n'existerait pas une minute
dans le cerveau. Mais, si on pouvait assurer cette durée, on serait
Dieu.

Prenez-moi donc pour un homme ou pour une femme, comme vous voudrez.
Duteil dit que je ne suis ni l'un ni l'autre, mais que je suis un
_être_. Cela implique tout le bien et tout le mal, _ad libitum_.

Quoi qu'il en soit, prenez-moi pour une amie, frère et soeur tout à la
fois: frère pour vous rendre des services qu'un homme pourrait vous
rendre; soeur pour écouter et comprendre les délicatesses de votre
coeur.

Mais dites à vos amis et connaissances qu'il est absolument inutile
d'avoir envie de m'embrasser pour mes yeux noirs, parce que je
n'embrasse pas plus volontiers sous un costume que sous un autre!

Adieu; ne _parlons_ plus de cela, ce serait ennuyeux et déplacé.
Parlons de l'avenir du monde et des beautés du saint-simonisme tant
que vous voudrez. Je serais bien fâchée de changer votre caractère, et
je vous avertis qu'il serait bien mal aisé de changer le mien.

Tout à vous de coeur.

GEORGE.




CXXIV

A M. ALEXIS DUTEIL, A LA CHATRE

                                Paris, 25 mai 1835.

Mon vieux,

Je vois que, après tout, Casimir est fort triste, qu'il regrette
beaucoup son petit royaume et que l'idée de voir apporter par moi le
moindre changement _à son ordre de choses_ lui est amère et
mortifiante, bien qu'il n'en dise rien.

Je vois aussi que cette séparation d'argent et de domicile ne
s'effectuera pas sans humeur et sans chagrin de sa part, et qu'il
croit faire là une action vraiment romaine. Je ne suis pas disposée à
prendre au sérieux une pareille affaire. Ma profession est la liberté,
et mon goût est de ne recevoir grâce ni faveur de personne, même
lorsqu'on me fait la charité avec mon argent. Je ne serais pas fort
aise que mon mari (qui subit, à ce qu'il paraît, des influences contre
moi) prit fantaisie de se faire passer pour une victime, surtout aux
yeux de mes enfants, dont l'estime m'importe beaucoup. Je veux pouvoir
me faire rendre ce témoignage, que je n'ai jamais rien fait de bon ou
de mauvais, qu'il n'ait autorisé ou souffert. Ne réponds pas à cela
par des considérations de _sentiment_ de sa part. Je ne juge jamais
des sentiments que par les actions, et tout ce que je désire, c'est
qu'il reste avec moi dans des relations de bonne amitié qui soient
d'un bon exemple à mes enfants. Je ne veux établir mon bien-être aux
dépens de l'amour-propre ou des plaisirs de personne. _Voilà mon
caractère_, comme dit Odry.

Je te renvoie donc les conventions qu'il a signées et, qui plus est,
je te les renvoie déchirées, afin qu'il n'ait plus que la peine de les
jeter au feu, s'il a le moindre regret de cet arrangement proposé et
rédigé par lui. Adieu, mon vieux; j'irai vous voir aux vacances. Je
demeurerai chez M. Dudevant, s'il veut me donner l'hospitalité. Sinon,
je louerai une chambre chez Brazier[1]; car rien au monde ne me fera
renoncer à vous autres. Mais, pour une séparation stipulée, annoncée à
son de trompe et arrosée des larmes de ses amis, cela m'embête, je
n'en veux pas et ne _reviendrais jamais de Constantinople_, plutôt que
de voir maigrir le maire de Nohant-Vic.

Vive la joie, mon vieux! je suis et serai toujours ton meilleur ami.

GEORGE.

  [1] Brazier, aubergiste à la Châtre.




CXXV

A MADAME LA COMTESSE D'AGOULT[1], A GENÈVE

                                Paris, mai 1835.

Ma belle comtesse aux beaux cheveux blonds,

Je ne vous connais pas personnellement, mais j'ai entendu Franz[2]
parler de vous et je vous ai vue. Je crois que, d'après cela, je puis
sans folie vous dire que je vous aime, que vous me semblez la seule
chose belle, estimable et vraiment noble que j'aie vue briller dans la
sphère patricienne. Il faut que vous soyez en effet bien puissante
pour que j'aie oublié que vous êtes comtesse.

Mais, à présent, vous êtes pour moi le véritable type de la princesse
fantastique, artiste, aimante et noble de manières, de langage et
d'ajustements, comme les filles des rois aux temps poétiques. Je vous
vois comme cela, et je veux vous aimer comme vous êtes et pour ce que
vous êtes.

Noble, soit, puisqu'en étant noble selon les mots, vous avez réussi à
l'être suivant les idées, et puisque comtesse vous m'êtes apparue
aimable et belle, douce comme la Valentine que j'ai rêvée autrefois,
et plus intelligente; car vous l'êtes diablement trop, et c'est le
seul reproche que je trouve à vous faire. C'est celui que j'adresse à
Franz, à tous ceux que j'aime. C'est un grand mal que le nombre et
l'activité des idées. Il n'en faudrait guère dans toute une vie: on
aurait trouvé le secret du bonheur.

Je me nourris de l'espérance d'aller vous voir, comme d'un des plus
riants projets que j'aie caressés dans ma vie. Je me figure que nous
nous aimerons réellement, vous et moi, quand nous nous serons vues
davantage. Vous valez mille fois mieux que moi; mais vous verrez que
j'ai le sentiment de tout ce qui est beau, de tout ce que vous
possédez. Ce n'est pas ma faute. J'étais un bon blé, la terre m'a
manqué, les cailloux m'ont reçue et les vents m'ont dispersée. Peu
importe! le bonheur des autres ne me donne nulle aigreur. Tant s'en
faut. Il remplace le mien. Il me réconcilie avec la Providence et me
prouve qu'elle ne maltraite ses enfants que par distraction. Je
comprends encore les langues que je ne parle plus, et, si je gardais
souvent le silence près de vous, aucune de vos paroles ne tomberait
cependant dans une oreille indifférente ou dans un coeur stérile.

Vous avez envie d'écrire? pardieu, écrivez! Quand vous voudrez
enterrer la gloire de Miltiade, ce ne sera pas difficile. Vous êtes
jeune, vous êtes dans toute la force de votre intelligence, dans toute
la pureté de votre jugement. Écrivez vite, avant d'avoir pensé
beaucoup; quand vous aurez réfléchi à tout, vous n'aurez plus de goût
à rien en particulier et vous écrirez par habitude. Écrivez, pendant
que vous avez du génie, pendant que c'est le dieu qui vous dicte, et
non la mémoire. Je vous prédis un grand succès. Dieu vous épargne les
ronces qui gardent les fleurs sacrées du couronnement! Et pourquoi les
ronces s'attacheraient-elles à vous? Vous êtes de diamant, vous à qui
les passions haineuses et vindicatives ne sont pas plus entrées dans
le coeur qu'à moi, et qui, en outre, n'avez pas marché dans le désert.
Vous êtes toute fraîche et toute brillante.

Montrez-vous.--S'il faut des articles de journaux pour faire lire
votre premier livre, j'en remplirai les journaux. Mais, quand on
l'aura lu, vous n'aurez plus besoin de personne.

Adieu; parlez de moi au coin du feu. Je pense à vous tous les jours,
et je me réjouis de vous savoir aimée et comprise comme vous méritez
de l'être. Écrivez-moi quand vous en aurez le temps. Ce sera un rayon
de votre bonheur dans ma solitude. Si je suis triste, il me ranimera;
si je suis heureuse, il me rendra plus heureuse encore; si je suis
calme, comme c'est l'état, où l'on me trouve le plus habituellement
désormais, il me rendra plus religieux l'aspect de la vie.

Oui, tout ce que Dieu a donné à l'homme lui est bon, suivant le temps,
quand il sait l'accepter. Son âme se transforme sous la main d'un
grand artiste qui sait en tirer tout le parti possible, si l'argile ne
résiste pas à la main du potier.

Adieu, chère Marie. _Ave, Maria, gratia plena!_

GEORGE.

  [1] Madame la comtesse d'Agoult (Daniel Stern), auteur de la
    _Révolution de 1848_, de l'_Histoire des Pays-Bas_, des _Esquisses
    morales_, etc., etc.

  [2] Franz Liszt.




CXXVI

A MADAME CLAIRE BRUNNE[1]. A PARIS

                                Paris, mai 1835.

Madame,

Recevez l'expression de toute ma gratitude pour la bienveillance dont
vous m'honorez. Soyez sûre que _les amis inconnus que j'ai dans le
monde_, et dont vous daignez faire partie, ont, devant Dieu, une
communion intime avec moi.

Mais, à vous qui me paraissez une femme supérieure, je puis dire ce
que je n'oserais dire à toutes les autres: Ne cherchez point à me
voir! les louanges me troublent et m'affectent péniblement. Je sens
que je ne les mérite point. Je vous semblerais froide, et je vous
déplairais, sans doute, comme j'ai déplu à beaucoup de personnes qui
m'intimidaient, malgré mes efforts pour leur exprimer ma
reconnaissance C'est pour moi un châtiment de ma vaine et ennuyeuse
célébrité, que ce regard curieux, sévère ou exigeant, que le monde
m'accorde. Laissez-moi le fuir.

Si je vous rencontrais dans un champ, dans une auberge, si je vous
voyais dans votre maison à la campagne, ou dans la mienne, je pourrais
espérer de réparer le mauvais effet de la première entrevue, et je ne
me méfierais pas de moi-même. Mais, ici, nous ne nous trouverions
jamais seules ensemble; ma mansarde n'a qu'une pièce, et trente
personnes s'y succèdent chaque jour, soit à titre d'amis, soit pour
raison d'affaires, soit par oisiveté de curieux. Je cède souvent à
ceux-là, par crainte d'être jugée orgueilleuse. Comprenez-moi mieux et
aimez-moi mieux qu'eux tous. Vous n'avez pas besoin de moi; sans cela,
j'irais au-devant de vous.

Ne me croyez pas ingrate. Je baise la main qui a tracé mon éloge avec
tant de grâce.

GEORGE SAND.

  [1] Veuve Marbouty, femme de lettres.




CXXVII

A M***.

                                Paris, juin 1835.

L'amour, tel que notre nature le conçoit et le ressent en 1835, n'est
pas tout ce qu'il y a de plus pur et de plus beau au monde. Il a été
pire et meilleur, selon les temps.

Aujourd'hui, c'est un mélange d'enthousiasme et d'égoïsme qui lui
donne, chez les femmes, un caractère tout particulier. Privées des
_salutaires_ préjugés de la dévotion, abandonnées à la fermentation de
l'intelligence qui pénètre à tort et à travers dans leur éducation,
elles n'en sont pas moins rigoureusement flétrie par l'opinion.
L'opinion, c'est, d'un côté, l'intolérance des femmes laides, froides
ou lâches; de l'autre, c'est la censure railleuse et insultante des
hommes, qui ne veulent plus de femmes dévotes, qui ne veulent pas
encore de femmes éclairées, et qui veulent toujours des femmes
fidèles. Or il n'est pas facile que la femme soit philosophe et chaste
à la fois. Cela ne se voit guère; à moins qu'il n'y ait pas de
tempérament, et encore, il ne faut pas s'y fier. La vanité fait faire
plus de folies et de sottises.

Les femmes de notre temps ne sont donc ni éclairées, ni dévotes, ni
chastes. La révolution morale qui devait les transformer au gré de la
nouvelle génération masculine a été prise de travers. On n'a pas voulu
relever la femme à ses propres yeux, on n'a pas voulu lui créer un
rôle noble et la mettre sur un pied d'égalité qui la rendît apte aux
vertus viriles. La chasteté eût été glorieuse à des femmes libres. A
des femmes esclaves, c'est une tyrannie qui les blesse et dont elles
secouent le joug hardiment. Je ne puis les en blâmer.

Mais je ne les estime pas. Elles ont perdu leur cause en se jetant
dans le désordre au nom de l'amour et de l'enthousiasme, et leur
conduite à toutes, quelle qu'elle soit, est toujours remplie de folie
et d'imprudence, jointe à ce qu'il y a de plus opposé, la faiblesse et
la peur. De tous leurs écarts, nous ne voyons jamais, jusqu'ici,
résulter quelque chose de bon, de durable et de noble. Jamais elles ne
savent se créer, après leur faute, une existence honorable et fière.
Nous voyons l'une rompre avec le monde ostensiblement, et, bientôt
après, faire mille plates tentatives pour y rentrer; l'autre demande
l'aumône après avoir ruiné son amant, et, accoutumée à porter des
robes de satin, se trouve très malheureuse d'être en guenilles. Une
troisième, pour échapper à de tels revers, se déprave et devient pire
qu'une catin publique. Une autre enfin, et c'est probablement la
meilleure de toutes, voyant le malheur où elle a entraîné celui
qu'elle aime, et n'y sachant pas de remède, se donne la mort; ce qui
ne produit autre chose que de rendre le survivant un objet d'horreur,
s'il ne se hâte d'en faire autant.

Voilà ce que, jusqu'ici, j'ai vu dans les aventures romanesques de
notre époque. D'union de ce genre, qui fût calme, estimable et
enviable, je n'en ai pas vu, et je doute qu'il en existe une en
France. Notre société est encore toute hostile à ceux qui la bravent,
et la race féminine, qui sent le besoin de liberté, et qui n'en est
pas encore digne, n'a ni la force ni le pouvoir de lutter contre une
société entière qui la condamne à l'abandon, à la misère, pour ne rien
dire de plus.

Voilà le tableau social qu'il faut mettre sous les yeux de ta jeune
amie. Il faut lui montrer, sans flatterie, la condition de la femme en
ce temps de transition, qui prépare des destinées meilleures à celles
qui nous succéderont. Quant à elle, encore pure comme une fleur, il
faut lui montrer qu'il y a un beau rôle à jouer; mais pas dans le
système des coups de tête. Ce rôle, je te l'expliquerai tout à
l'heure.

Un homme libre, riche jusqu'à un certain point, pourrait enlever sa
maîtresse et devenir son protecteur. Encore, pour trouver là une
existence supportable, faudrait-il que cette maîtresse eût beaucoup de
force d'âme et que son protecteur fût parfait. Il faudrait qu'il
constituât à lui tout seul une existence tout entière.

Tu es bien un des meilleurs hommes que je connaisse, et ta jeune
amante est peut-être douée d'une très grande force pour supporter les
peines de la vie; quoique, jusqu'ici, elle n'en ait pas donné de
preuves. Mais tu es pauvre, tu es esclave d'un devoir sacré et sans
l'accomplissement duquel tu ne serais qu'une âme médiocre et sèche. La
femme qui t'y ferait manquer, et qui t'aimerait encore après, serait
une femme échauffée de désirs seulement. Après quoi, tu pourrais ne
jamais entendre parler d'elle; jamais un amour honnête et véritable ne
se nourrira de honteux sacrifices.

Que pouvez-vous donc l'un pour l'autre? Rien, quant aux faits. Il ne
t'est pas permis (sans compter l'amitié du mari, qui te crée des
devoirs en plus) de changer la position sociale de quelque femme que
ce soit. Il ne t'est pas même permis de te marier, à moins que tu ne
trouves une dot.

Ne pouvant vous appartenir librement, je pense qu'il doit répugner à
l'un et à l'autre d'entrer dans ce commerce lâche et malpropre qui
ménage au mari les hasards de la paternité. Je ne te crois pas capable
d'aimer huit jours une femme qui, pour échapper à un malheur
inévitable, irait prêter aux caresses maritales un flanc fécondé par
toi.

Soyez donc sages, faites-y vos efforts et que de longs tête-à-tête,
que des heures d'enthousiasme prolongé ne dégénèrent pas, sous le
voile de l'extase, en des besoins physiques auxquels il n'est plus
possible de résister quand on leur a indiscrètement donné le change.

Épurez vos coeurs, soyez des martyrs et des saints ou fuyez-vous au
plus vite; car une faiblesse vous jettera dans une série d'infortunes
ou de déboires où l'amour s'éteindra. Je le garantis pour toi, dont
l'âme ne pourrait recevoir une souillure sans en détester aussitôt la
cause.

Cette vertu rigide ne sera, je le suppose, vraiment difficile qu'à
toi, homme. Je serais bien étonnée qu'une femme toute jeune et toute
pure n'en comprît pas la poésie et le charme, et qu'au bout de très
peu de temps, elle n'y trouvât pas toutes les garanties de son bonheur
et de sa sécurité.

Quant au rôle noble, et au digne exemple qu'elle présentera en
agissant ainsi, il est facile de le concevoir sous l'aspect général.
Les femmes placées dans cette lutte terrible de la passion et du
devoir, plaideront puissamment leur cause en montrant de quelle force
d'âme elles sont capables. Leurs époux, forcés à les estimer, ne les
opprimeront jamais. S'ils le font si décidément et réellement on voit
un sexe irréprochable, généreux, prudent et stoïque insulté et méconnu
par un sexe despote et brutal, il y aura bientôt des lois
d'affranchissement; car, dans chaque sexe, il y a pour la cause de la
vérité un sentiment de justice et un besoin d'équité qui s'éveillent,
et qui prévaudront quand il en sera temps.

Toutes ces conventions arrêtées et observées, je ne doute pas que
votre amour ne soit heureux, durable et digne d'admiration. Ton
caractère est la constance, l'égalité et la tendresse mêmes. Une femme
digne de toi te fixera, et il est impossible qu'une femme qui t'a
compris ne soit pas ton égale en courage et en délicatesse.

La société est mauvaise et cruelle. Nos passions ne sont ni bonnes ni
mauvaises. Il faut de rien faire quelque chose. Ce n'est pas
grand'merveille que d'aimer. La moindre grisette écrit de belles
lettres d'amour et se sacrifie avec autant de dévouement qu'une muse.
Il faut un travail rude et une haute volonté pour faire de la passion
une vertu. Si nous voulons relever la société, relevons aussi nos
passions. Mais, en nous y abandonnant, nous ne ferons qu'une chose
fort ordinaire et digne de fournir un sujet de vaudeville ou de
nouvelle à MM. Scribe, Balzac, George Sand et consorts. Ce ne sont pas
ces gens-là qu'il faut prendre pour arbitres en fait de sagesse et de
raison. Ils font des contes pour amuser. Ils raconteraient la vie
telle qu'elle est, s'ils avaient un cours de morale sérieuse à faire.




CXXVIII

A MAURICE DUDEVANT, AU COLLÈGE HENRI IV

                                Paris, 18 juin 1835.

Travaille, sois fort, sois fier, sois indépendant, méprise les petites
vexations attribuées à ton âge. Réserve ta force de résistance pour
des actes et contre des faits qui en vaudront la peine. Ces temps
viendront. Si je n'y suis plus, pense à moi qui ai souffert, et
travaillé gaiement. Nous nous ressemblons d'âme et de visage. Je sais
dès aujourd'hui quelle sera ta vie intellectuelle. Je crains pour toi
bien des douleurs profondes, j'espère pour toi des joies bien pures.
Garde en toi le trésor de la bonté. Sache donner sans hésitation,
perdre sans regret, acquérir sans lâcheté. Sache mettre dans ton coeur
le bonheur de ceux que tu aimes à la place de celui qui te manquera!
Garde l'espérance d'une autre vie, c'est là que les mères retrouvent
leurs fils. Aime toutes les créatures de Dieu; pardonne à celles qui
sont disgraciées; résiste à celles qui sont iniques; dévoue-toi à
celles qui sont grandes par la vertu.
                
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