Aime-moi! je t'apprendrai bien des choses si nous vivons ensemble. Si
nous ne sommes pas appelés à ce bonheur (le plus grand qui puisse
m'arriver, le seul qui me fasse désirer une longue vie), tu prieras
Dieu pour moi, et, du sein de la mort, s'il reste dans l'univers
quelque chose de moi, l'ombre de ta mère veillera sur toi.
Ton amie,
GEORGE.
CXXIX
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 25 octobre
Ma chère maman,
Je vous dois, à vous la première, l'exposé de faits que vous ne devez
point appendre par la voie publique. J'ai formé une demande en
séparation contre mon mari. Les raisons en sont si majeures, que, par
égard pour lui, je ne vous les détaillerai pas. J'irai à Paris dans
quelque temps et je vous prendrai vous-même pour juge de ma conduite.
Dans mon intérêt, dans le sien propre, et dans celui de mes enfants,
je crois que j'ai bien fait. Dudevant sent que sa cause est mauvaise;
car il n'essaye pas de la défendre, il retourne à Paris dans quelques
jours, pendant que les tribunaux prononceront le jugement.
Si vous le voyez, ne paraissez point informée de ce qui se passe; car
son amour-propre, qui souffre déjà beaucoup, pourrait être irrité s'il
pensait que je me livre contre lui à des récriminations. Il me
susciterait peut-être alors quelque chicane qui produirait du scandale
et n'améliorerait pas sa position. D'ailleurs, vous ne désirez pas que
je perde un procès à la suite duquel je me trouverais à sa
disposition. J'ai mille chances pour le gagner; mais une seule peut
m'être contraire, et c'est assez pour succomber.
Soyez donc prudente; car il ira sans doute près de vous dans
l'intention de se justifier ou de vous sonder. Ayez l'air, chère
maman, de ne rien savoir. Quant à moi, sans avoir l'intention de
l'accuser inutilement, je croirais manquer à mon devoir, si je ne vous
informais pas de ma situation dans une circonstance si grave.
Voici quels seront les résultats du jugement que j'espère obtenir et
dont il a posé ou accepté toutes les clauses. Je lui ferai une pension
de trois mille huit cents francs qui, jointe à douze cents francs de
rente (seul reste de cent mille francs qu'il possédait), lui
constituera cinq mille francs par an. En outre, je payerai et je
dirigerai l'éducation de mes deux enfants. Vous voyez que sa position
est très honorable.
Ma fille sera exclusivement sous ma gouverne; mon fils restera au
collège et passera un mois de vacances avec son père, l'autre mois
avec moi. Tous deux ignoreront la séparation prononcée; ce sont des
choses faciles à leur cacher, inutiles et fâcheuses même à leur dire,
et, si mon mari respecte les convenances et les devoirs, ni l'un ni
l'autre des enfants n'apprendront à aimer l'un de nous aux dépens de
l'autre.
Moyennant ces arrangements, Dudevant laissera agir les lois sans
batailler, et, si la loi me donne gain de cause, comme cela n'est pas
douteux, je rentrerai dans ma liberté et dans ma dignité. Mes biens
seront certes mieux gérés qu'ils ne l'étaient par lui, et ma vie ne
sera plus exposée à des violences qui n'avaient plus de frein.
Rien ne m'empêchera de faire ce que je dois et ce que je veux faire.
Je suis la fille de mon père, et je me moque des préjugés, quand mon
coeur me commande la justice et le courage. Si mon père eût écouté les
sots et les fous de ce monde, je ne serais pas l'héritière de son nom:
c'est un grand exemple d'indépendance et d'amour paternel qu'il m'a
laissé, je le suivrai, dût l'univers s'en scandaliser. Je me soucie
peu de l'univers, je me soucie de Maurice et de Solange.
Quand vous voudrez venir à Nohant, vous y serez à l'avenir chez moi,
et, si l'ennui de vivre seule vous prend, vous pourrez vous y retirer
et en faire votre _chez vous_.
Je compte aussi m'y établir avec ma fille, m'occuper de son éducation
et ne plus aller à Paris que de temps à autre, pour vous voir, ainsi
que mon fils.
Veuillez ne parler à personne du contenu de cette lettre, à moins que
ce ne soit à Pierret, qui comprendra ce que la prudence dicte en
pareil cas. Je n'en écrirai pas encore à ma tante: sa maison est trop
nombreuse pour qu'il n'en transpire pas quelque chose par étourderie,
et Dudevant pourrait croire que je veux indisposer toute ma famille
contre lui.
Adieu, ma mère; je vous embrasse de toute mon âme. Donnez-moi de vos
nouvelles, poste restante à la Châtre.
CXXX
A MADAME D'AGOULT. A GENÈVE
Nohant, 1er novembre 1835.
M. Franz et M. Puzzi[1] sont des jeunes gens affreux: ils ne m'ont pas
répondu, et je les livre à votre colère. Vous, vous êtes bonne comme
un ange et je vous remercie; mais ne soyez pas bonne pour eux et
vengez-moi de leur oubli, en ne donnant pas un sourire à l'un, pas un
bonbon à l'autre pendant tout un jour.
Genève est donc habitable en hiver, que vous y restez? Comme votre vie
est belle et enviable! Aussi pourquoi le ciel ne m'a-t-il pas fait
naître avec de beaux cheveux blonds, de grands yeux bleus bien calmes,
une expression toute céleste et l'âme à l'avenant.
Au lieu de cela, la bile me ronge et me confine dans une cellule où je
n'ai d'autre société qu'une tête de mort[2] et une pipe turque. Je
tiens là comme un Lapon à la croûte de glace qu'il appelle sa patrie,
et je ne saurais me figurer, pour le moment, un autre Éden. Vous, êtes
sous les myrtes et sous les orangers, vous, belle et bonne Marie. Eh
bien, priez-y pour moi, afin que je ne quitte pas mes glaces; car
c'est là mon élément et le soleil ne luit pas sur moi.
Je ne vous jalouse pas; mais je vous admire et vous estime; car je
sais que l'amour durable est un diamant auquel il faut une boîte d'or
pur, et votre âme est ce tabernacle précieux.
Tout ce que vous dites sur la non-supériorité des diverses classes
sociales les unes sur les autres est bien dit, bien pensé. C'est vrai
et j'y crois, parce que c'est vous qui le dites. Pourtant, je ne
permettrai à nul autre de me dire, que les derniers ne sont pas les
premiers, et que l'opprimé ne vaut pas mieux que l'oppresseur, le
dépouillé mieux que le spoliateur l'esclave que le tyran. C'est une
vieille haine que j'ai contre tout ce qui va s'élevant sur des degrés
d'argile. Mais ce n'est pas avec vous que je puis disputer là-dessus.
Votre rang est élevé, je le salue, je le reconnais. Il consiste à être
bonne, intelligente et belle. Abandonnez-moi votre couronne de
comtesse et laissez-moi la briser, je vous en donne une d'étoiles qui
vous va mieux.
Pardonnez-moi si je suis métaphorique aujourd'hui et ne vous moquez
pas de moi, je vous en prie, pour l'amour, de Dieu. Vous, savez que je
n'ai pas d'emphase ordinairement, et, si je me mets à prendre le ton
pédant, c'est que j'ai ma pauvre tête malade de ce brouillard qu'on
appelle poésie. D'ailleurs, les manières raisonnables sont bonnes avec
cette fourmilière ennemie qu'on appelle les indifférente. Avec ceux
qu'on aime, on peut être ridicule à son aise. Et je veux ne pas plus
me gêner pour vous dire des choses de mauvais goût que pour vous
envoyer une lettre toute barbouillée.
Imaginez-vous, ma chère amie, que mon plus grand supplice, c'est la
timidité. Vous ne vous en douteriez guère, n'est-ce pas? Tout le monde
me croit l'esprit et le caractère fort audacieux. On se trompe. J'ai
l'esprit indifférent et le caractère _quinteux_. Je ne crains pas, je
me méfie, et ma vie est un malaise affreux quand je ne suis pas seule,
ou avec des gens avec lesquels je me gêne aussi peu qu'avec mes
chiens. Il ne faut pas espérer que vous me guérirez de sitôt de
certains moments de raideur qui ne s'expriment que par des réticences.
Si nous nous lions davantage, comme j'y compte, comme je le veux, il
faudra que vous preniez de l'empire sur moi; autrement, je serai
toujours désagréable. Si vous me traitez comme un enfant, je
deviendrai bonne, parce que je serai à l'aise, parce que je ne
craindrai pas de tirer à conséquence, parce que je pourrai dire tout
ce qu'il y a de plus bête, de plus fou, de plus déplacé, sans avoir
honte. Je saurai que vous m'avez _acceptée_. Si j'ai de mauvais
moments, j'en aurai aussi de bons. Autrement, je ne serai ni bien ni
mal. Je vous ennuierai et je m'ennuierai avec vous, quelque parfaite
que vous soyez.
Voyez-vous, l'espèce humaine est mon ennemie, laissez-moi vous le
dire; j'aime mes amis avec tendresse, avec engouement, avec
aveuglement. J'ai détesté profondément tout le reste. Je n'ai plus de
furie pour la haine aujourd'hui; mais il y a un froid de mort pour
tout ce que je ne connais pas. J'ai bien peur que ce ne soit là ce
qu'on appelle l'égoïsme de la vieillesse. Je me ferais maintenant
hacher pour des idées qui ne se réalliseront sans doute pas de mon
vivant. Je rendrais service au dernier des goujats, par obstination
pour les espérances de toute ma vie, qui n'est peut-être plus qu'un
long rêve. Pour mon plaisir, je ne retirerais pas de l'eau l'enfant de
mon voisin. J'ai donc quelque chose en moi qui serait odieux, si ce
n'était pure infirmité, reste d'une maladie aiguë.
Il faut vous arranger bien vite pour que je vous aime. Ce sera bien
facile. D'abord, j'aime Franz. Il m'a dit de vous aimer. Il m'a
répondu de vous comme de lui.
La première fois que je vous ai vue, je vous ai trouvée jolie; mais
vous étiez froide. La seconde fois, je vous ai dit que je détestais la
noblesse. Je ne savais pas que vous en étiez. Au lieu de me donner un
soufflet, comme je le méritais, vous m'avez parlé de votre âme, comme
si vous me connaissiez depuis dix ans. C'était bien, et j'ai eu tout
de suite envie de vous aimer; mais je ne vous aime pas encore. Ce
n'est pas parce que je ne vous connais pas assez. Je vous connais
autant que je vous connaîtrai dans vingt ans. C'est vous qui ne me
connaissez pas assez. Ne sachant si vous pourrez m'aimer, telle que je
suis en réalité, je ne veux pas vous aimer encore.
C'est une chose trop sérieuse et trop absolue pour moi qu'une amitié.
Si vous voulez que je vous aime, il faut donc que vous commenciez par
m'aimer; cela est tout simple, je vais vous le prouver. Une main douce
et blanche rencontre le dos agréable d'un porc-épic, le charmant
animal sait bien que la main blanche ne lui fera aucun mal. Il sait
qu'il est peu mignon à caresser, lui, le pauvre malheureux. Il attend,
pour répondre aux caresses qu'on se soit habitué à ses piquants; car,
si la main qu'il aime le quitte (il n'y a pas de raison pour qu'elle y
revienne), le porc-épic aura beau se dire:, «Ce n'est pas ma faute,»
cela ne le consolera pas du tout.
Ainsi, voyez si vous pouvez accorder votre coeur à un porc-épic. Je
suis capable de tout. Je vous ferai mille sottises. Je vous marcherai
sur les pieds. Je vous répondrai une grossièreté à propos de rien. Je
vous reprocherai un défaut que vous n'avez pas. Je vous supposerai une
intention que vous n'aurez jamais eue. Je vous tournerai le dos. En un
mot, je serai insupportable jusqu'à ce que je sois bien sûre que je ne
peux pas vous fâcher et vous dégoûter de moi.
Oh! alors, je vous porterai sur mon dos. Je vous ferai la cuisine. Je
laverai vos assiettes. Tout ce que vous me direz, me semblera divin.
Si vous marchez dans quelque chose de sale, e trouverai que cela sent
bon. Je vous verrai avec les mêmes yeux que j'ai pour moi-même quand
je me porte bien et que je suis de bonne humeur; c'est-à-dire, que je
me considère comme une perfection, et que tout ce qui n'est pas de mon
avis est l'objet de mon profond mépris. Arrangez-vous donc pour que je
vous fasse entrer dans mes yeux, dans mes oreilles, dans mes veines,
dans tout mon être. Vous saurez alors que personne sur la terre n'aime
plus que moi, parce que j'aime sans rougir de la raison qui me fait
aimer. Cette raison, c'est la reconnaissance que j'ai pour ceux qui
m'adoptent. Voilà mon résumé. Il n'est pas modeste; mais il est très
sincère. Je considère comme un amphigouri de paroles toute amitié qui
ne convient pas de sa partialité, de son impudence, de sa camaraderie,
de tout ce qui fait que le monde se moque et dit: «Ils s'adorent entre
eux (_asinus asinum_).» S'il en est autrement, dites-moi qui m'aimera
sur la terre? Qui est semblable à un autre? Qui n'est pas choqué et
blessé cent fois par jour par son meilleur ami, s'il veut l'examiner
des sommets _planchiques_ de l'analyse, de la philosophie, de la
critique, de l'esthétique (et tout ce qui rime en _ique_)? Il faut
toujours trouver que notre ami a raison, même dans les choses où nous
aurions tort de l'imiter. Pour cela, il faut être sûr que l'être
auquel on confère ce grand droit et ce grand titre d'ami ne fera
jamais que des choses bonnes ou excusables, ou dignes de miséricorde.
Songez-y donc, et voyez si vous pouvez être ainsi pour moi. J'aimerais
mieux terminer tout de suite nos relations et, m'en tenir avec vous à
des, froideurs gauches, seule chose dont je sois capable quand je
n'aime pas, que de vous tromper sur les aspérités de mon charmant
caractère. Mais je serais bien malheureuse pourtant de rencontrer une
femme comme vous, et de ne pas engrener le rouage de ma vie au sien.
Bonsoir, mon amie; répondez-moi tout de suite, et longuement. Si vous
ne sentez rien pour moi, dites-le. Je ne vous en voudrai pas. Je vous
estimerai pour votre franchise. Si vous vous méfiez, dites-le encore:
cela me laissera l'espérance, car les défauts que j'ai sont de nature
à être tolérés, et peut-être adoucis par vous.
Je me suis permis de vous dédier _Simon_, conte assez gros qui va
paraître dans la _Revue_. Comme je ne sais quelle est la position
extérieure que vous avez adoptée à Genève, j'ai fait cette dédicace
excessivement mystérieuse, et telle qu'on ne vous devinera pas,--à
moins, que vous ne m'autorisiez à m'expliquer davantage.
Je ne vous disais rien de ma vie. Il faut que vous sachiez que je suis
toujours à la campagne, chez moi. Je plaide en séparation contre mon
époux, qui a déguerpi, me laissant maîtresse du champ de bataille
j'attends la décision du tribunal. Je suis donc toute seule dans cette
grande maison isolée; il n'y a pas un domestique qui couche sous mon
toit, pas même un chien. Le silence est si profond la nuit (vous ne
voudrez pas me croire, et pourtant c'est certain), que, quand j'ouvre
ma fenêtre et que le vent n'est pas contraire, j'entends distinctement
sonner l'horloge de la ville, qui est à une grande lieue de chez moi,
à vol d'oiseau. Je ne reçois personne, je mène une vie monacale.
J'attends l'issue de mon procès, d'où dépend le pain de mes vieux
jours; car vous pensez bien, que je n'amasserai jamais un denier pour
payer l'hôpital où la tendresse d'un mari me laisserait mourir.
Mais voyez! Il a eu l'heureuse idée de vouloir me tuer un soir qu'il
était ivre. En attendant que cette benoîte fantaisie de meurtre
conjugal me rende mon pays, ma vieille maison et cinq ou six champs de
blé qui me nourriront quand mes longues veilles m'auront jetée dans
l'idiotisme, je fais le Sixte-Quint. Mon cheval est rentré sous le
hangar et on n'entend pas voler une mouche autour de mon cloître
désert.
Le jardinier et sa femme, qui sont mes factotums, m'ont suppliée de ne
pas les faire demeurer dans la maison. J'ai voulu en savoir le motif.
Enfin le mari, baissant les yeux d'un air modeste, m'a dit: «C'est que
madame a une tête si laide, que ma femme, étant enceinte, pourrait
être malade de peur.» Or c'est de la tête de mort qui est sur ma
table, dont il voulait parler (du moins à ce qu'il m'a juré ensuite);
car je trouvai la plaisanterie de fort mauvais goût et je me
fâchai.--Ensuite j'ai songé que cette tête si laide ferait grand
effet. J'ai permis à mon jardinier de s'éloigner et de garder la
pensée que cette tête était un signe de pénitence et de dévotion.
Ainsi, à l'heure qu'il est, à une lieue d'ici, quatre mille bêtes me
croient à genoux dans le sac et dans la cendre, pleurant mes péchés
comme Madeleine. Le réveil sera terrible. Le lendemain de ma victoire,
je jette ma béquille, je passe au galop de mon cheval aux quatre coins
de la ville. Si vous entendez dire que je suis convertie à la raison,
à la morale publique, à l'amour des lois d'exception, à
Louis-Philippe, le père tout-puissant, et à son fils Poulot-Rosolin,
et à sa sainte Chambre catholique, ne vous étonnez de rien. Je suis
capable de faire une ode au roi, ou un sonnet à M. Jacqueminot.
Je vous écris tout ce qu'il y a de plus bête. Tâchez d'en faire autant
pour vous mettre à mon niveau. Il n'y a pas à dire, vous y êtes
forcée.
Bonsoir. A vous.
GEORGE.
[1] Hermann Cohen, élève de Liszt.
[2] Une pièce anatomique avec des compartiments, légendes et numéros
tracés à l'encre, d'après le système phrénologique de Gall et
Spurzheim.
CXXXI
A M. ADOLPHE GUÉROULT, A PARIS
La Châtre, 9 novembre 1835.
Mon cher enfant,
J'ai à répondre à deux lettres de vous et je veux le faire avant de me
mettre au travail; car j'ai un roman arrangé dans ma tête.
Dussiez-vous dire que je fais mes embarras, vous n'entendrez pas plus
parler de moi, d'ici à deux ou trois mois, que si j'étais morte.
J'ai écrit les premières pages hier, et je suis dans le coup de feu.
Vous connaissez cela. Pour toutes choses, il y a un beau moment, c'est
le commencement. C'est peut-être à cause de cela que je suis si
républicaine, et vous si peu saint-simonien. Quoi qu'il en soit, allez
votre train, si vous croyez que ce soit la bonne voie. Nous voulons
tous le bien et nous allons au même but par des moyens différents.
Nous nous disputons toujours, parce que chacun croit avoir plus
d'esprit que son voisin, et se console d'aller fort mal, en voyant que
les autres ne vont pas mieux: triste consolation, en vérité, qui fait
beaucoup de mal à notre époque. Toute cette guerre à coups d'épingle
que se fait l'amour-propre des uns et des autres n'avance à rien; tout
au contraire. Si tout ce qui a de bonnes vues et de bons sentiments
s'accueillait avec tolérance, on ferait le double d'ouvrage.
Vous ne pouvez nier, mon cher _Marius à Minturnes_, que je n'aie plus
de bonne foi que vous. Vous abîmez nos républicains de la tête aux
pieds, et moi, je ne cesse d'aimer vos saint-simoniens et de les
placer au-dessus de tout.
Je me défends même d'une chose, c'est d'aimer les républicains avec
excès. J'aime ceux qui se trouvent être mes amis, et j'examine les
autres par curiosité, ou je les accueille par savoir-vivre et
politesse.
Cela ne fait rien au principe.
Robespierre était diablement saint-simonien. Il était pour l'exécution
prompte et violente du système. Vous êtes pour la marche lente et
évangélique. Eh bien, chacun devrait être républicain à la manière de
Robespierre, ou saint-simonien à la manière d'Enfantin, selon son
tempérament. Les uns saperaient, les autres bâtiraient. Soyez sûr que
cela viendra, qu'il y aura entre vous et nous une étroite alliance et
que vous ne ferez rien sans nous.
Vous savez comment s'est établi le christianisme, c'est-à-dire fort
mal, même dans ce qu'on appelle son meilleur temps. Il était dans un
si beau désaccord avec les moeurs, qu'en son nom, on commettait les
crimes et on nourrissait les sentiments les plus opposés à son
institution et à son esprit. Douze corps d'armée, commandés par les
douze apôtres, eussent, je crois, mieux valu que Paul répétant cette
lâcheté: «Rendez à César, etc.»
Faites à votre idée, si vous croyez bien faire en louvoyant, et si
votre conscience est en paix. Moquez-vous des reproches que je fais à
votre tiédeur croissante, comme je me moque des railleries que vous
adressez à mon récent enthousiasme. Je crois que vous vous trompez
cependant, et que l'amour de l'égalité a été la seule chose qui n'ait
pas varié en moi depuis que j'existe. Je n'ai jamais pu accepter de
maître.
A propos, mon procès marche, il est en bon train. Le baron ne plaide
pas, il demande de l'argent et beaucoup. Je lui en donne, on le
condamne à me laisser tranquille et tout va bien. Quant à ce qu'on en
pensera à Paris, cela m'occupe aussi peu que de ce qu'on pense en
Chine de Gustave Planche.
L'opinion est une prostituée qu'il faut mener à grands coups de pied
quand on a raison. Il ne faut jamais se soumettre à des avanies pour
obtenir des salutations et des courbettes en public. Je voudrais bien
vous voir digérer des menaces et des coups! Allons donc. Il faudrait
que tout votre sang y passât, ou celui de votre provocateur.
Croyez-vous que je n'aie pas de dignité personnelle à défendre parce
que je suis femme? Allons donc, encore! Souvenez-vous d'avoir prêché
l'affranchissement de la femme.
Nous ne savons pas faire des armes, et on ne nous permet pas de
provoquer nos maris en duel; on a bien raison, ils nous tueraient, ce
qui leur ferait trop de plaisir.
Mais nous avons la ressource de crier bien haut, d'invoquer trois
imbéciles en robe noire, qui font semblant de rendre la justice, et
qui, en vertu de certaine _bonté_ de législation envers les esclaves
menacées de mort, daignent nous dire: «On vous permet de ne plus aimer
monsieur votre maître, et, si la maison est à vous, de le mettre
dehors.»
Malgré tout ce que je vous dis là, par bonté pour monsieur mon époux,
je fais tenir l'affaire aussi secrète que possible. Jusqu'ici, rien
n'a transpiré, même dans la petite ville que j'habite, ce qui est
merveilleux. Cela ira tant que cela pourra. N'en parlez donc à qui que
ce soit.
Bonsoir, mon ami; je vous embrasse de tout mon coeur; je suis bien
fâchée que vous n'ayez pas le plus petit fait à rapporter comme
témoin; car l'enquête va réunir une vingtaine d'amis autour de moi.
Grâce à Duteil, à Planet et à votre serviteur, il sera impossible
d'être plus spirituel que ne le sera cette charmante réunion. Défense
d'y parler affaires et procès surtout. Ce sera l'adieu éternel que
j'adresserai à mes amis, si je suis déboutée de ma demande.
En attendant, j'aurai fait mon livre. J'irai à Paris après mon procès
jugé. Au revoir donc; donnez-moi de vos nouvelles si vous en avez le
temps. Envoyez-moi ces lithographies et dites à Vinçard que je lui
donne une grosse poignée de main.
G.S.
CXXXII
AU REDACTEUR DU _JOURNAL DE L'INDRE_
La Châtre, 9 novembre 1835.
Monsieur,
Un oracle dont la signature ne trahit pas l'incognito attaque
brutalement, dans le feuilleton de votre journal, la moralité de mes
livres. J'abandonne à la critique tous mes défauts littéraires et
toutes les obscurités de mon raisonnement. Mais, dans cette province,
ma patrie d'adoption, je défends à tout adulateur des abus de la
société de me choisir pour holocauste, lorsqu'il lui plaît d'offrir un
hommage aux puissances qu'il veut se rendre favorables, soit pour se
faire un nom à défaut de talent, soit pour obtenir des protections
dans ce monde, qui se paye souvent de déclamations à défaut de
preuves.
Un de nos plus beaux talents écrivait, il y a quelques semaines: «Il
est bien décourageant d'écrire pour des gens qui ne savent pas lire.»
Je sais quelque chose de plus fâcheux, c'est d'écrire pour les gens
qui ne _veulent_ pas lire. La profession de tout journaliste aux gages
de l'état social l'investit du droit de connaître la pensée d'un
auteur rien qu'en regardant la couleur de la couverture du livre.
Le public le sait aussi; c'est au public que j'en appelle, pour
repousser les interprétations malpropres du chaste critique qui
prétend avoir saisi _le résultat et le but définitif_ de tous mes
ouvrages. Je déclare ici que ce juge éclairé d'_Indiana_, de
_Valentine_, de _Lélia_ et de _Jacques_ n'a ni compris ni lu aucun de
ces livres.
Si la franchise de ce démenti le blesse, mon sexe ne me permettant pas
de lui donner ou de lui demander réparation, j'institue mon défenseur
tout mien compatriote homme de coeur et de conscience, qui se trouvera
devant lui.
J'ai l'honneur d'être, etc.
GEORGE SAND.
CXXXIII
A MAURICE DUDEVANT, AU COLLÈGE HENRI IV
La Châtre, 10 décembre 1835.
Tu es un drôle de gamin avec tes rêves, tu mets Emmanuel[1] à toute
sauce; lui as-tu raconté cette farce-là?
Tu dois avoir reçu, par lui, une lettre de moi, datée du 27; ainsi tu
ne te plaindras plus de mon silence. Ta lettre est bien écrite et très
comique; mais l'orthographe n'est pas si bonne que les autres fois. Il
faut t'appliquer bien sérieusement à apprendre ta langue, chose des
plus difficiles, qu'on apprend assez mal dans les collèges.
Il y a un grand inconvénient à l'apprendre tard, parce qu'alors on
l'oublie et l'on fait des fautes toute sa vie; ce qui arrive aux trois
quarts des personnes, et ce qui n'est pas pardonnable. A dix ans, je
ne faisais pas une faute; mais on se dépêcha trop de me faire quitter
la grammaire, j'oubliai donc ce que je savais si bien. Au couvent, on
m'apprit l'anglais, l'italien, et on négligea d'examiner si je savais
bien ma langue. Ce ne fut qu'à seize ans qu'étant à Nohant, ayant
honte de si mal écrire en français, je rappris moi-même la grammaire.
Je n'ai pourtant jamais pu la retenir très bien. Je suis souvent
embarrassée, et je fais des brioches.
Apprends donc! C'est le bon âge, ni trop tôt ni trop tard. J'étais
bien contente de ton avant-dernière lettre; mais, cette fois-ci, tu as
mis des _s_ partout. Il y en a tant que, si je pouvais te les
renvoyer, tu n'aurais pas besoin d'en mettre de nouvelles dans la
prochaine lettre que tu m'écriras.
Quand tu sortiras avec ton père, prie-le de te laisser aller chez
Buloz, qui te donnera pour moi quelque chose que tu choisiras.
As-tu donné des étrennes à ta grosse chérie? donne-lui-en de ma part,
je te rendrai l'argent. Si tu n'en as pas, dis à Buloz ou à Emmanuel
de te donner cinq francs que je leur devrai.
Je suis clouée ici, mon pauvre chat, pour tout ce mois de janvier.
J'ai des affaires dont je ne peux pas me dépêtrer. J'espère que ce
sera fini le 15 février; mais, pour être plus sûre de ne pas te
manquer de parole, j'aime mieux te promettre d'être auprès de toi à la
fin de février. Ainsi, deux mois encore sans nous voir! je trouve cela
bien long; mais j'y suis absolument forcée. D'abord, je n'ai pas
d'argent; ensuite, je te dirai le reste quand nous nous verrons.
Je travaille toutes les nuits jusqu'à sept heures du matin; je suis
comme une vieille lampe. Je pense à toi, je relis tes bonnes lettres,
et je prie Dieu qu'il te rende bon et courageux; avec cela, tu seras
aussi heureux qu'on peut l'être en ce monde. Je ne te fais presque
plus de sermons. Je vois que tu comprends parfaitement, et que je
pourrai causer avec toi, comme avec un ami. Tu es un brave homme.
Bonsoir, vieux! Je t'embrasse un million, un milliard de fois. Dis-moi
quelles places tu as.
_s. s. s. s. s. s. s. s. s. s._
Ce sont tes _s_ que je te renvoie.
[1] Emmanuel Arago.
CXXXIV
AU MÊME
La Châtre, 15 décembre 1835.
Mon bon ange,
Ta petite lettre est bien gentille, malgré tes gros enfantillages. Tu
peux bien rire de _la poire_, si cela t'amuse; mais il ne faut avoir
de haine pour personne à ton âge. Cela ne sert à rien, tu ne peux
faire encore aucun bien aux hommes, aucun mal aux ennemis de
l'humanité. Il est bien vrai que Louis-Philippe est l'ennemi de
l'humanité; mais, quand tu le traites de _grosse bête_, tu te trompes
beaucoup. C'est peut-être l'homme le plus fin et le plus habile de
France. Malheureusement, il fait de ses talents un usage funeste, et,
au lieu de répandre l'amour de la vertu autour de lui, il déshonore de
son mieux tout ce qui l'entoure. Il déshonore réellement la France qui
le supporte. C'est un grand malheur de voir qu'un seul homme peut, en
caressant les vices et les mauvais sentiments, dégrader toute une
nation et l'entraîner dans le mal.
Tu raisonnes très bien d'ailleurs, seulement tu fais encore une erreur
en disant: «_La nature_ a été injuste envers une grande partie du
genre humain;» tu veux dire _la société_.
La nature, mon pauvre enfant, est une bonne mère; c'est Dieu, ou du
moins c'est son ouvrage; c'est elle qui nous donne les moissons, les
forêts, les fruits, les prairies, ces belles fleurs que j'aime tant,
et ces beaux papillons que tu soignes si bien. La nature offre
d'elle-même toutes ses productions à l'homme qui sème et recueille.
Les arbres ne refusent pas leurs fruits au voyageur qui les cueille en
passant, et les légumes viennent aussi beaux dans le terreau d'un
simple jardinier que dans le jardin d'un prince.
_La société_, c'est autre chose: ce sont les conventions faites entre
les hommes pour le partage des productions de la nature. Ce n'est pas
la justice, ce n'est pas le sentiment de la nature qui a dicté ces
lois, c'est la force. Les faibles ont eu moins que les autres, et les
infirmes n'ont rien eu du tout. Le droit d'héritage a conservé cette
inégalité; et puis, dans les temps civilisés, comme le nôtre par
exemple, les plus instruits et les plus habiles sont devenus riches et
n'en sont pas devenus meilleurs pour cela. Les pauvres ignorants sont
et seront toujours dans une affreuse misère, si on ne fait rien pour
eux. Dis donc que la société est injuste, et non pas la nature.
Nous parlerons de tout cela souvent et peu à peu nous nous entendrons.
Pour le moment, je ne veux pas te fatiguer l'esprit. Tu vas bientôt
lire un très beau livre que l'on donne heureusement dans les collèges:
c'est le _De viris illustribus_, par Plutarque. Il faudra le lire avec
attention. Tout ce qu'il y a de beau dans l'âme humaine est senti et
indiqué dans ce livre.
J'irai à Paris pour Noël, parce que tu auras plusieurs jours de sortie
et que j'en profiterai. Fais attention de compter le nombre de sorties
que tu auras eues avec ton père, depuis le jour de son arrivée à Paris
jusqu'à Noël. N'y manque pas, je te dirai ensuite pourquoi, et
souviens-toi de tout ce que je t'ai recommandé. Tu as très bien fait
de ne pas montrer ta lettre à Buloz. Il faut garder les lettres que je
t'écris pour toi seul.
Adieu, mon amour; je t'embrasse mille fois.
Ton GEORGE.
CXXXV
AU MÊME
La Châtre, 3 janvier 1836.
J'ai reçu ta lettre, mon enfant chéri, et je vois que tu as très bien
compris la mienne; ta comparaison est très juste, et, puisque tu te
sers de si belles métaphores, nous tâcherons de monter ensemble sur la
montagne où réside la vertu. Il est, en effet, très difficile d'y
parvenir; car, à chaque pas, on rencontre des choses qui vous
séduisent et qui essayent de vous en détourner. C'est de cela que je
veux te parler, et le défaut que tu dois craindre, c'est le trop grand
amour de toi-même. C'est celui de tous les hommes et de toutes les
femmes.
Chez les uns, il produit la vanité des rangs; chez d'autres,
l'ambition de l'argent; chez presque tous, l'égoïsme. Jamais aucun
siècle n'a professé l'égoïsme d'une manière aussi révoltante que le
nôtre. Il s'est établi il y a cinquante ans une guerre acharnée entre
les sentiments de justice et ceux de cupidité. Cette guerre est loin
d'être finie, quoique les cupides aient le dessus pour le moment.
Quand tu seras plus grand, tu liras l'histoire de cette révolution
dont tu as tant entendu parler et qui a fait faire un grand pas à la
raison et à la justice. Cependant, ceux qui l'avaient entreprise n'ont
pas été les plus forts et ceux qui y ont travaillé avec le plus de
générosité ont été vaincus par ceux qui, aimant les richesses et les
plaisirs, ne se servaient du grand mot de République que pour être des
espèces de princes pleins de vices et de fantaisies. Ceux-là furent
donc les maîtres; car le peuple est faible, à cause de son ignorance.
Parmi ceux qui pourraient prendre son parti et le secourir par leurs
lumières, il en est un sur mille qui préfère le plaisir de faire du
bien à celui d'être riche et comblé d'amusements et de vanité. Ainsi,
la classe la moins nombreuse, celle qui reçoit de l'éducation,
l'emportera toujours sur la classe ignorante, quoique cette classe
soit la masse des nations.
Vois quel est l'avantage et la nécessité de l'éducation. Sans elle, on
vit dans une espèce d'esclavage, puisque, tous les jours, un paysan
sage, vertueux, sobre, digne de respect, est dans la dépendance d'un
homme méchant, ivrogne, brutal, injuste, mais qui a sur lui l'avantage
de savoir lire et écrire. Vois ce qu'est un homme qui, ayant reçu de
l'éducation, n'en est pas meilleur pour cela. Vois combien est
coupable devant Dieu celui qui, connaissant les malheurs et les
besoins de ses semblables, pouvant consacrer son coeur et sa vie à les
secourir, s'endort tranquillement tous les soirs dans un lit moelleux,
ou se remplit le ventre à une bonne table en se disant: «Tout est
bien, la société est parfaitement organisée. Il est juste que je sois
riche et qu'il y ait des pauvres. Ce qui est à moi, est à moi; donc,
je dois tuer tous ceux qui ne me demanderont pas à manger, chapeau
bas, et, quand même ils seraient bien polis, je dois les mettre
brutalement à la porte, s'ils m'importunent. Je le fais parce que j'en
ai le droit.»
Voilà le raisonnement de l'égoïste, voilà les sentiments de cette
immense armée de coeurs impitoyables et d'âmes viles qui s'appelle la
_garde nationale_. Parmi tous ces hommes qui défendent la propriété
avec des fusils et des baïonnettes, il y a plus de bêtes que de
méchants. Chez la plupart, c'est le résultat d'une éducation
antilibérale. Leurs parents et leurs maîtres d'école leur ont dit, en
leur apprenant à lire, que le meilleur état de choses était celui qui
conservait à chacun sa propriété. Ils appellent révolutionnaires,
brigands et assassins ceux qui donnent leur vie pour la cause du
peuple.
C'est parce que je ne veux pas que tu sois un de ces hommes, sans âme
ou sans raison, que je t'écris en particulier et _en secret_, ce que
je pense de tout cela. Réfléchis et dis-moi si cela se présente de
même à ton esprit et à ton coeur. Dis-moi si tu trouves juste cette
manière de partager inégalement les produits de la terre, les fruits,
les grains, les troupeaux, les matériaux de toute espèce, et l'or (ce
métal qui représente toutes les jouissances, parce qu'un petit
fragment se prend en échange de tous les autres biens). Dis-moi, en un
mot, si la répartition des dons de la création est bien faite, lorsque
celui-ci a une part énorme, cet autre une moindre, un troisième
presque rien, un quatrième rien du tout!
Il me semble que la terre appartient à Dieu, qui l'a faite, et qui l'a
confiée aux hommes pour qu'elle leur servît d'éternel asile. Mais il
ne peut pas être dans ses desseins que les uns y crèvent d'indigestion
et que les autres y meurent de faim. Tout ce qu'on pourra dire
là-dessus ne m'empêchera pas d'être triste et en colère quand je vois
un mendiant pleurant à la porte d'un riche.
Quant aux moyens de changer tout cela, il faudra que je t'écrive
encore bien des lettres, et que nous ayons ensemble bien des
conversations avant que je t'en parle. Je ne veux pas t'en dire trop
long à la fois: il faut que tu aies le temps de réfléchir à chaque
chose, et de me répondre à mesure si tu penses comme moi et si tu
comprends bien. Nous en restons là. _L'amour de soi-même est ce qu'il
faut modérer, limiter et diriger._ C'est-à-dire qu'il faut s'habituer
à trouver le bonheur qui coûte le moins d'argent et qui permet d'en
donner davantage à ceux qui en manquent. Nous chercherons ensemble
cette vertu, et, si nous n'y atteignons pas tout à fait, du moins nous
aurons des principes justes et de bonnes intentions.
Je ne te cache pas, et tu peux déjà t'en apercevoir, que les principes
dont je te parle sont tout à fait en opposition avec ceux de vos
lycées. Les lycées, dirigés par l'esprit du gouvernement, professeront
toujours le principe régnant. Ils vous prêcheraient l'Empire et la
guerre, si Napoléon était encore sur le trône. Ils vous diraient
d'être républicains, si la République était établie. Il ne faut pas
t'occuper des réflexions que vos professeurs ou même les livres que
l'on vous donne font sur l'histoire. Ces livres sont dictés à des
pédants, esclaves du pouvoir.
Souvent, en lisant l'histoire des grandes actions des temps antiques,
écrite par les hommes d'aujourd'hui, tu verras que les héros sont
traités de scélérats. Ton bon sens et la justice de ton coeur
redresseront ces jugements hypocrites. Tu liras les faits et tu seras
le juge des hommes qui les auront accomplis. Souviens-toi que, depuis
le commencement du monde, ceux qui ont travaillé pour la liberté et
l'honneur de leurs frères sont des grands hommes. Ceux qui ont
travaillé pour leur propre renommée et pour leur ambition personnelle
sont des hommes qui ont fait un emploi coupable de leurs grandes
qualités. Ceux qui n'ont songé qu'à leurs plaisirs sont des brutes.
Mais tu comprends que notre correspondance doit rester secrète et que
tu ne dois ni la montrer ni seulement en parler. Je désire aussi que
tu n'en dises pas un mot à ton père: tu sais que ses opinions
diffèrent des miennes. Tu dois écouter avec respect tout ce qu'il te
dira; mais ta conscience est libre et tu choisiras, entre ses idées et
les miennes, celles qui te paraîtront meilleures. Je ne te demanderai
jamais ce qu'il te dit; tu ne dois pas non plus lui faire part de ce
que je t'écris.
Aie donc soin de laisser mes lettres dans ta _baraque_ au collège; je
te les ferai remettre par Emmanuel, et tu lui remettras ta réponse
trois ou quatre jours après.
Comprends tu bien? De cette manière, personne ne verra ce que nous
nous écrivons, et nous n'aurons pas de contradictions. Tu auras le
temps de lire mes lettres et d'y répondre sans te presser.
Mon ange chéri, tu es ce que j'aime le mieux au monde. Je suis venue
passer quelque temps à la Châtre; je demeure chez Duteil.
Adieu; je t'embrasse mille fois. Apprends bien d'histoire, c'est un
grand point.
CXXXVI
A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX
La Châtre, 4 février 1836.
Qu'as-tu donc, bon vieux? manques-tu de courage? t'est-il arrivé
quelque chose de pis que la vie ordinaire? pourquoi es-tu si consterné
et si abattu? Ta lettre m'inquiète beaucoup. Si tu ne peux venir me
voir, et que je puisse te donner un peu de coeur, j'irai te voir la
semaine prochaine. Mon affaire est remise à quinzaine; c'est le seul
mal que le président ait pu me faire, et il l'a fait. Du reste, cette
affaire étant imperdable au dire de tous, et le ministère public ayant
conclu en ma faveur avec beaucoup de chaleur, je ne m'inquiète pas.
Mais, toi, qu'as-tu? Tu es fou avec ta mort morale! Les hommes comme
toi ne sont pas appelés à une pareille fin. Il y a, en toi, une si
grande sérénité de vertu, que l'intelligence ne peut que gagner avec
les années, et même avec les fatigues et les douleurs. C'est là le
fouet, l'aiguillon des grandes âmes. Je redoute pour toi les
préoccupations de l'amour et je crains quelque chose comme cela dans
ta tristesse. S'il en est ainsi, j'irai te voir et je te donnerai le
courage de briser, s'il le faut, des liens funestes. L'amour, tel que
la plupart des hommes et des femmes l'entend, n'est fait que pour les
enfants. Il ne convient pas aux esprits sérieux; il les tiraille et
les torture sans jamais les satisfaire.
Je ferai mon possible pour t'aller voir, pour te confesser, et pour te
remettre à flot. Tu ne t'appartiens pas, mon vieux; tu n'as même pas
le droit de souffrir pour ton propre compte. C'est une terrible tâche;
mais c'est une grande destinée. Porte le joug et ne te laisse pas
tomber dessous. Tu te dois à ta famille, tu te dois à moi aussi, ton
meilleur ami. Tu me dois ce grand exemple de la force, ce grand
spectacle de la volonté persistante qui m'a soutenue dans mes luttes,
qui m'a grandie depuis que je te connais.
Songe à cela. Tu es l'homme que j'estime le plus. Je ne puis
m'habituer désormais à vivre sans toi. Songe, vieux Montagne, à ton
Laboëtie, qui t'a connu, étant déjà vieux, et qui s'est dépêché de
t'aimer beaucoup afin de réparer le temps perdu.
Réponds-moi, explique-toi, et compte que je ne te laisserai pas seul
dans cette crise.
Tout à toi. G.
CXXXVII
A M. ADOLPHE GUÉROULT, A PARIS
La Châtre, 11 février 1836.
C'est le mardi gras qu'on prononce mon jugement en séparation.
Je ne puis aller à Paris par conséquent avant le mois de mars. J'en ai
bien du regret, d'abord parce que j'ai grand besoin de voir mes
enfants et mes amis, ensuite ce bal dont je me serais fait une fête.
Tâchez qu'il y en ait un autre où je puisse me trouver.
J'aime vos prolétaires, d'abord parce qu'ils sont prolétaires, et puis
parce que je crois qu'il y a en eux la semence de la vérité, le germe
de la civilisation future. Faites-leur part de tous mes regrets.
Dites-leur que je tiens extraordinairement aux étrennes qu'ils ont
bien voulu me destiner. Je veux faire connaissance avec eux tous, dès
que je serai non plus femme esclave, mais une femme libre, autant que
notre méchante civilisation le permet. Rappelez-moi particulièrement
au souvenir de Vinçard.
Que devenez-vous, mon ami? Allez-vous en Égypte? Si je gagne mon
procès, je renoncerai au tour du monde, que nous avions modestement
projeté de faire ensemble. La gouverne de mes enfants et celle de mon
petit patrimoine ne me permettront plus de longues absences. Je
pourrai toujours vous conduire jusqu'à la frontière, si vous prenez
votre volée dans un moment où les plumes repousseront à mon aile. Là,
je vous saluerai et vous suivrai de l'oeil jusqu'à l'horizon.
Avant tout, soyez heureux autant que faire se peut. Le bonheur est-il
refusé à la jeunesse? Je le crois en me sentant devenir de plus en
plus calme et satisfaite à mesure que je redescends la vie. _La
jeunesse est un bonheur par elle-même, ses distractions lui
suffisent._ Ceci n'est pas de moi. Je crois que c'est vrai.
Adieu, mon cher Jules César; portez-vous bien, _et me ama_.
GEORGE.
A LA FAMILLE SAINT-SIMONIENNE DE PARIS
La Châtre, 15 février 1836.
Ne pouvant vous remercier chacun séparément aujourd'hui, permettez,
frères, que je vous remercie collectivement en m'adressant à Vinçard.
Vous avez eu pour moi de la sympathie et des bienveillances pleines de
charme et de bonté. Je ne méritais pas votre attention, et je n'avais
rien fait pour être honorée à ce point. Je ne suis pas une de ces âmes
fortes et retrempées qui peuvent s'engager par un serment dans une
voie nouvelle. D'ailleurs, fidèle à de vieilles affections d'enfance,
à de vieilles haines sociales, je ne puis séparer l'idée de
_république_ de celle de _régénération_; le salut du monde me semble
reposer sur nous pour détruire, sur vous pour rebâtir. Tandis que les
bras énergiques du républicain feront la _ville_, les prédications
sacrées du saint-simonien feront la _cité_. Je l'espère ainsi. Je
crois que mes vieux frères doivent frapper de grands coups, et que
vous, revêtus d'un sacerdoce d'innocence et de paix, vous ne pouvez
tremper dans le sang des combats vos robes lévitiques. Vous êtes les
prêtres, nous sommes les soldats: à chacun son rôle, à chacun sa
grandeur et ses faiblesses. Le prêtre s'épouvante parfois de
l'impatience belliqueuse du soldat, et le soldat, à son tour, raille
la longanimité sublime du prêtre. Soyons tranquilles pour l'avenir.
Nous tomberons tous à genoux devant le même Dieu, et nous unirons nos
mains dans un saint transport d'enthousiasme, le jour où la vérité
luira pour tous; la vérité est une.
Ces temps sont loin; nous avons, je le pense, des siècles de
corruption à traverser, et, tandis qu'il arrivera souvent encore à
votre phalange sacrée de chanter dans des solitudes sans écho, il nous
arrivera peut-être bien, à nous autres, de traverser en vain la _mer
rouge_ et de lutter contre les éléments, le lendemain du jour où nous
croirons les avoir soumis. C'est le destin de l'humanité d'expier son
ignorance et sa faiblesse par des revers et par des épreuves. Votre
mission est de la ranimer par des conseils, et de lui verser le baume
de l'union et de l'espérance. Accomplissez donc cette tâche sacrée, et
sachez que vos frères ne sont pas les hommes du passé, mais ceux de
l'avenir.
Vous avez eu un seul tort, en ces jours-ci, un tort grave, à mes yeux,
et je vous le dirai dans la sincérité de mon coeur, parce que je vous
aime trop pour vous cacher une seule des pensées que vous m'inspirez.
Vous avez cherché à vous éloigner de nous. Ce tort, nous l'avons eu à
votre exemple et les deux familles, les enfants de la même mère, de la
même idée, veux-je dire, se sont divisés sur le champ de bataille.
Cette faute retardera la venue des temps annoncés. Elle est plus grave
chez vous, qui êtes des envoyés de paix et d'amour, que chez nous, qui
sommes des ministres de guerre, des glaives d'extermination.
Quant à moi, solitaire jeté dans la foule, sorte de rapsode,
conservateur dévot des enthousiasmes du vieux Platon, adorateur
silencieux des larmes du vieux Christ, admirateur indécis et stupéfait
du grand Spinosa, sorte d'être souffrant et sans importance qu'on
appelle un poète, incapable de formuler une conviction et de prouver,
autrement que par des récits et des plaintes, le mal et le bien des
choses humaines, je sens que je ne puis être ni soldat ni prêtre, ni
maître ni disciple, ni prophète ni apôtre; je serai pour tous un frère
débile mais dévoué; je ne sais rien, je ne puis rien enseigner; je
n'ai pas de force, je ne puis rien accomplir. Je puis chanter la
guerre sainte et la sainte paix; car je crois à la nécessité de l'une
et de l'autre. Je rêve dans ma tête de poète des combats homériques,
que je contemple le coeur palpitant, du haut d'une montagne, ou bien
au milieu desquels je me précipite sous les pieds des chevaux, ivre
d'enthousiasme et de sainte vengeance. Je rêve aussi, après la
tempête, un jour nouveau, un lever de soleil magnifique, des autels
parés de fleurs, des législateurs couronnés d'olivier, la dignité de
l'homme réhabilitée, l'homme affranchi de la tyrannie de l'homme, la
femme de celle de la femme, une tutelle d'amour exercée par le prêtre
sur l'homme, une tutelle d'amour exercée par l'homme sur la femme. Un
gouvernement qui s'appellerait _conseil_ et non pas _domination,
persuasion_ et non pas _puissance_. En attendant, je chanterai au
diapason de ma voix, et mes enseignements seront humbles; car je suis
l'enfant de mon siècle, j'ai subi ses maux, j'ai partagé ses erreurs,
j'ai bu à toutes ses sources de vie et de mort, et, si je suis plus
fervent que la masse pour désirer son salut, je ne suis pas plus
savant qu'elle pour lui enseigner le chemin. Laissez-moi gémir et
prier sur cette Jérusalem qui a perdu ses dieux et qui n'a pas encore
salué son messie. Ma vocation est de haïr le mal, d'aimer le bien, de
m'agenouiller devant le beau.
Traitez-moi donc comme un ami véritable. Ouvrez-moi vos coeurs et ne
faites point d'appel à mon cerveau. Minerve n'y est point et n'en
saurait sortir. Mon âme est pleine de contemplations et de voeux que
le monde raille, les croyant irréalisables et funestes. Si je suis
porté vers vous d'affection et de confiance, c'est que vous avez en
vous le trésor de l'espérance et que vous m'en communiquez les feux,
au lieu d'éteindre l'étincelle tremblante au fond de mon coeur.
Adieu; je conserverai vos dons comme des reliques; je parerai la table
où j'écris des fleurs que les mains industrieuses de vos soeurs ont
tissées pour moi. Je relirai souvent le beau cantique que Vinçard m'a
adressé, et les douces prières de vos poètes se mêleront dans ma
mémoire à celles que j'adresse à Dieu chaque nuit. Mes enfants seront
parés de vos ouvrages charmants, et les bijoux que vous avez destinés
à mon usage leur passeront comme un héritage honorable et cher. Tout
mon désir est de vous voir bientôt et de vous remercier par
l'affectueuse étreinte des mains.
Tout à vous de coeur.
GEORGE SAND.
CXXXVIII
A MAURICE DUDEVANT, AU COLLÈGE HENRI IV
La Châtre, 17 février 1836.
Mon bon petit,
Voici le carnaval, tout le monde s'amuse, ou fait semblant de
s'amuser. Moi, je m'amuserais, si je t'avais, et tu t'amuserais aussi.
Je suis chez Duteil, nous passons très gaiement les jours gras. Tous
les soirs, nous avons bal masqué. Je déguise tous les enfants, Duteil
prend son violon, nous allumons quatre chandelles et nous dansons. Si
tu étais là, avec ta soeur, la fête serait complète. Hélas! tous ces
mioches me font sentir l'absence des miens.
Si j'étais libre de quitter mes affaires, ce n'est pas avec eux que je
serais en train de me divertir, mais bien avec vous, mes pauvres
petits. Vous amusez-vous, du moins? Tu es sorti avec ton père, Solange
avec ma tante; racontez-moi à quoi vous avez passé le temps. Il est
bien facile de s'amuser avec les gens qu'on aime. Pour moi, il n'y a
pas de vrai plaisir sans vous.
Aux vacances, nous nous amuserons; car s'amuser, c'est être heureux,
et tu sais, quand nous sommes ensemble tous les trois, nous n'avons
besoin de personne pour être joyeux toute la journée.
J'espérais être à Paris ces jours-ci; mais les gens avec lesquels je
suis en affaires m'ont fait attendre et retardée. Il me faut donc
attendre encore quinze jours avant d'aller t'embrasser. Garde-moi des
_sorties_ pour le mois de mars, afin que je t'aie le jeudi et le
dimanche pendant deux ou trois semaines. Cette fois, c'est certain, et
je ne prévois plus d'obstacle possible à mon voyage. N'en parle
cependant pas; tu sais, une fois pour toutes, que tu ne dois rien dire
de ce que je t'écris, pas même les choses en apparence les plus
indifférentes.