GEORGE SAND
CORRESPONDANCE
1812-1876
I
QUATRIÈME ÉDITION
PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR. ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE
AUBER, 3
1883
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND
I
A MADAME MAURICE DUPIN[1]
QUI ALLAIT QUITTER NOHANT[2]
1812.
Que j'ai de regret de ne pouvoir te dire adieu! Tu vois combien j'ai
de chagrin de te quitter. Adieu pense à moi, et sois sûre que je ne
t'oublierai point.
Ta fille.
Tu mettras la réponse derrière le portrait du vieux Dupin[3].
[1] Mademoiselle Aurore Dupin avait alors huit ans.
[2] Propriété de madame Dupin de Francueil, puis de George Sand,
près la Châtre (Indre).
[3] Portrait au pastel de M. Dupin de Francueil, qui se trouve dans
le salon de Nohant.
II
A LA MÊME, A PARIS
Nohant, 24 février 1815
Oh! oui, chère maman, je t'embrasse; je t'attends, je te désire et je
meurs d'impatience de te voir ici. Mon Dieu, comme tu es inquiète de
moi! Rassure-toi, chère petite maman. Je me porte à merveille. Je
profite du beau temps. Je me promène, je cours, je vas, je viens, je
m'amuse, je mange bien, dors mieux et pense à toi plus encore.
Adieu, chère maman; ne sois donc point inquiète. Je t'embrasse de tout
mon coeur.
AURORE[1].
[1] Mademoiselle Aurore Dupin avait alors onze ans.
III
A.M. CARON, A PARIS
Nohant, 21 novembre 1823.
J'ai reçu votre envoi, mon petit Caron, et je vous remercie de votre
extrême obligeance. Toutes mes commissions sont faites le mieux du
monde, et vous êtes gentil comme le père Latreille[1].
Vous m'avez envoyé assez de guimauve pour faire pousser deux millions
de dents; comme j'espère que mon héritier[2] n'en aura pas tout à fait
autant, j'ai fait deux bouteilles de sirop dont vous vous lécherez les
barbes si vous vous dépêchez de venir à Nohant; car mon petit n'est
pas disposer à vous en laisser beaucoup. Au reste, votre envoi a fait
bon effet, puisque nous avons deux grandes dents. Vous seriez amoureux
de lui maintenant: il est beau comme vous, et leste comme son père.
J'aimerais autant tenir une grenouille, elle ne sauterait pas mieux.
Adieu, mon petit père. Nous vous embrassons et sommes vos bons amis.
LES DEUX CASIMIRS[3].
[1] Vieil ami et correspondant de la famille.
[2] Maurice, son fils, qui avait alors quatre mois.
[3] Nom de François-Casimir Dudevant, son mari.
IV
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Je ne sais pas la date.
Nous sommes le deuxième dimanche de
carême[1].
Je suis enchantée d'apprendre que vous vous portiez mieux, chère
petite maman, et j'espère bien qu'à l'heure où j'écris, vous êtes tout
à fait guérie; du moins je le désire de tout mon coeur, et, si je le
pouvais, je vous rendrais vos quinze ans, chose qui vous, ferait grand
plaisir, ainsi qu'à bien d'autres.
C'est un grand embarras que vous avez pris de sevrer un gros garçon
comme Oscar[2], et vous avez rendu à Caroline[3] un vrai service de
mère. Le mien n'a plus besoin de nourrice, il est sevré. C'est
peut-être un peu tôt; mais il préfère la soupe et l'eau et le vin à
tout, et, comme il ne cherche pas à teter, mon lait a diminué, sans
que ni lui ni moi nous en apercevions.
Il est superbe de graisse et de fraîcheur il a des couleurs très
vives, l'air très décidé, et le caractère _idem_. Il n'a toujours que
six dents; mais il s'en sert bien pour manger du pain, des oeufs, de
la galette, de la viande, enfin tout ce qu'il peut attraper. Il mord,
comme un petit chien, les mains qui, l'ennuient en voulant le coiffer,
etc. Il pose très bien ses pieds pour marcher, mais il est encore trop
jeune pour courir après Oscar: dans un an ou deux, ils se battront
pour leurs joujoux.
J'espère, ma chère maman, que le désir que vous me témoignez de nous
revoir, et que nous partageons, sera bientôt rempli. Nous espérons
faire une petite fugue vers Pâques, pour présenter M. Maurice à son
grand-papa, qui ne le connaît pas encore et qui désire bien le voir,
comme vous pensez. Je veux lui faire une surprise. Je ne lui parlerai
de rien dans mes lettres et je lui enverrai Maurice sans dire qui il
est. Nous, nous serons derrière la porte pour jouir de son erreur.
Mais j'ai tort de vous dire cela, car je veux vous en faire autant.
Ainsi n'attendez pas que je vous prévienne de mon arrivée.
Adieu, ma chère maman; donnez-moi encore de vos nouvelles. Je vous
embrasse de tout mon coeur, Casimir en fait autant; pour Maurice,
quand on veut l'embrasser, il tourne la tête et présente son derrière;
j'espère que vous le corrigerez de cette mauvaise habitude.
[1] C'était le 17 mars 1824.
[2] Oscar Cazamajou, neveu de George Sand.
[3] Madame Cazamajou, soeur aînée de George Sand.
V
A LA MÊME
Nohant, 29 juin 1825.
Vous devez me trouver bien paresseuse, ma chère petite maman, et je le
suis en effet. Je mène une vie si active, que je ne me sens le courage
de rien, le soir en rentrant, et que je m'endors aussitôt que je reste
un instant en place.
Ce sont là de bien mauvaises raisons, j'en conviens; mais, du moment
que nous sommes tous bien portants, quelles nouvelles à vous donner de
notre tranquille pays, où nous vivons en gens plus tranquilles encore;
voyant pen de personnes et nous occupant de soins champêtres, dont la
description ne vous amuserait guère? J'ai reçu des nouvelles de
Clotilde[1], qui m'a dit que vous vous portiez bien; c'est ce qui me
rassurait sur votre compte et contribuait à mon silence puisque
j'étais sans inquiétude.
Si vous eussiez effectué le projet de venir à Nohant, nous aurions
dans ce moment le chagrin de vous quitter. Je pars dans huit jours
pour les Pyrénées. J'ai eu le bonheur d'avoir ici pendant quelques
jours, deux aimables soeurs, mes amies intimes de couvent, qui se
rendent aux mêmes eaux, avec leur père, et un vieil ami fort gai et
fort aimable. En quittant Chateauroux, elles n'ont pu se dispenser de
venir passer quelques jours à Nohant, qui était devenu pour moi un
lieu de délices par la présence de ces bonnes amies. Je les ai
reconduites un bout de chemin et ne les ai quittées qu'avec la
promesse de les rejoindre bientôt.
Nous allons donc entreprendre un petit voyage de cent quarante lieues
d'une traite. C'est peu pour vous qui faites le voyage d'Espagne comme
celui de Vincennes; mais c'est beaucoup pour Maurice, qui aura demain
deux ans. J'espère néanmoins qu'il ne s'en apercevra pas, à en juger
par celui de Nohant, qu'il trouve trop court à son gré. D'ailleurs,
nous ne voyagerons que le jour et en poste. Nous sommes donc dans
l'horreur des paquets. Nous emmenons Fanchou[2], et Vincent[3], qui
est fou de joie de voyager sur le siège de la voiture. Pour moi, je
suis enchantée de revoir les Pyrénées, dont je ne me souviens guère,
mais dont on me fait de si belles descriptions. Ne manquez pas de nous
donner de vos nouvelles: car il semble qu'on soit plus inquiet quand
on est plus éloigné.
Adieu, ma chère maman, je vous embrasse tendrement et vous désire une
bonne santé et du plaisir surtout; car, chez vous comme chez moi, l'un
ne va guère sans l'autre. Maurice est grand comme père et mère et
beau, comme un Amour. Casimir vous embrasse de tout son coeur. Pour
moi, je me porte très bien, sauf un reste de toux et de crachement de
sang qui passeront, j'espère, avec les eaux.
Nous resterons deux mois au plus aux eaux; de là, nous irons à Nérac
chez le papa[4], où nous demeurerons tout l'hiver. Au mois de mars ou
d'avril, nous serons à Nohant, où nous vous attendrons avec ma tante
et Clotilde.
[1] Clotilde Daché, née Maréchal, cousine de George Sand.
[2] Femme de chambre.
[3] Cocher
[4] Le baron Dudevant, beau-pére de George Sand.
VI
A LA MÊME
Bagnères, 28 août 1825.
Ma chère petite maman,
J'ai reçu votre aimable lettre à Cauterets, et je n'ai pu y répondre
tout de suite pour mille raisons. La première, c'est que Maurice
venait d'être sérieusement malade, ce qui m'avait donné beaucoup
d'inquiétude et d'embarras.
Il est parfaitement guéri depuis quelques jours que nous sommes ici et
que nous avons retrouvé le soleil et la chaleur. Il a repris tout à
fait appétit, sommeil, gaieté et embonpoint. Aussitôt qu'il a été hors
de danger, j'ai profité de sa convalescence pour courir les montagnes
de Cauterets et de Saint-Sauveur, que je n'avais pas eu le temps de
voir. Je n'ai donc pas eu une journée à moi pour écrire à qui que ce
soit; tout le monde m'en veut et je m'en veux à moi-même. Mais, après
avoir fait, presque tous les jours, des courses de huit, dix, douze et
quatorze lieues à cheval, j'étais tellement fatiguée, que je ne
songeais qu'à dormir, encore quand Maurice me le permettait. Aussi
j'ai été fort souffrante de la poitrine, et j'ai eu des toux
épouvantables; mais je ne me suis point arrêtée à ces misères, et, en
continuant des exercices violents, j'ai retrouvé ma santé et un
appétit qui effraye nos compagnons de voyage les plus voraces.
Je suis dans un tel enthousiasme des Pyrénées, que je ne vais plus
rêver et parler, toute ma vie, que montagnes, torrents, grottes et
précipices. Vous connaissez ce beau pays, mais pas si bien que moi,
j'en suis sûre; car beaucoup des merveilles que j'ai vues, sont
enfouies dans des chaînes de montagnes où les voitures et même les
chevaux n'ont jamais pu pénétrer. Il faut marcher à pic des heures
entières dans des gravats qui s'écroulent à tout instant, et sur des
roches aiguës où on laisse ses souliers et partie de ses pieds.
À Cauterets, on a une manière de gravir les rochers fort commode. Deux
hommes vous portent sur une chaise attachée à un brancard, et sautent
ainsi de roche en roche au-dessus de précipices sans fond, avec une
adresse, un aplomb et une promptitude qui vous rassurent pleinement et
vous font braver tous les dangers; mais, comme ils sentent le bouc
d'une lieue et que très souvent on meurt de froid après une ou deux
heures de l'après-midi, surtout au haut dés montagnes, j'aimais mieux
marcher. Je sautais comme eux d'une pierre à l'autre, tombant souvent
et me meurtrissant les jambes, riant quand même de mes désastres et de
ma maladresse.
Au reste, je ne suis pas la seule femme qui fasse des actes de
courage. Il semble que le séjour des Pyrénées inspire dé l'audace aux
plus timides, car les compagnes de mes expéditions en faisaient
autant. Nous avons été à la fameuse cascade de Gavarnie, qui est la
merveille des Pyrénées. Elle tombe d'un rocher de douze cents toises
de haut, taillé à pic comme une muraille. Près de la cascade, on voit
un pont de neige, qu'à moins de toucher, on ne peut croire l'ouvrage
de la nature; l'arche, qui a dix ou douze pieds de haut, est
parfaitement faite et on croit voir des coups de truelle sur du
plâtre.
Plusieurs des personnes qui étaient avec nous, (car on est toujours
fort nombreux dans ces excursions) s'en sont, retournées, convaincues
qu'elles, venaient de voir un ouvrage de maçonnerie. Pour arriver à ce
prodige, et pour en revenir, nous avons fait douze lieues à cheval sur
un sentier de trois pieds de large, au bord d'un précipice qu'en
certains endroits on appelle l'échelle, et dont on ne voit, pas le
fond. Ce n'est pourtant pas là ce qu'il y a de plus dangereux; car les
chevaux y sont accoutumés et passent à une ligne du bord, sans
broncher. Ce qui m'étonne bien davantage dans ces chevaux de montagne,
c'est leur aplomb sur des escaliers de rochers qui ne présentent à
leurs pieds que des pointes tranchantes et polies.
J'en avais un fort laid, comme ils le sont tous, mais à qui j'ai fait
faire des choses qu'on n'exigerait que d'une chèvre: galopant toujours
dans les endroits les plus effrayants, sans glisser, ni faire un seul
faux pas, et sautant de roche en roche en descendant. J'avoue que je
ne supposais pas que cela fût possible et que je ne me serais jamais
cru le courage de me fier à lui avant que j'eusse éprouvé ses moyens.
Nous avons été hier à six lieues d'ici à cheval, pour visiter les
grottes de Lourdes. Nous sommes entrés à plat ventre dans celle du
Loup. Quand on s'est bien fatigué pour arriver à un trou d'un pied de
haut, qui ressemble à la retraite d'un blaireau, j'avoue; que l'on se
sent un peu découragé. J'étais avec mon mari et deux autres jeunes
gens avec qui nous nous étions liées à Cauterets et que nous avons
retrouvés à Bagnères, ainsi qu'une grande partie de notre aimable et
nombreuse société bordelaise. Nous avons eu le courage de nous
enfoncer dans cette tanière, et, au bout d'une minute, nous nous
sommes trouvés dans un endroit beaucoup plus spacieux, c'est-à-dire
que nous pouvions nous tenir debout sans chapeau et que nos épaules
n'étaient qu'un peu froissées à droite et à gauche.
Après avoir fait cent cinquante pas dans cette agréable position,
tenant chacun une lumière et ôtant bottes et souliers, pour ne pas
glisser sur le marbre mouillé et raboteux, nous sommes arrivés au
puits naturel, que nous n'avons pas vu, malgré tous nos flambeaux,
parce que le roc disparaît tout à coup sous les pieds, et l'on ne
trouve plus qu'une grotte si obscure et si élevée, qu'on ne distingue
ni le haut ni le fond.
Nos guides arrachèrent des roches avec beaucoup d'effort et les
lancèrent dans l'obscurité; c'est alors que nous jugeâmes de la
profondeur du gouffre: le bruit de la pierre frappant le roc fut comme
un coup de canon, et, retombant dans l'eau comme un coup de tonnerre,
y causa, une agitation épouvantable. Nous entendîmes pendant quatre
minutes l'énorme masse d'eau ébranlée, frapper le roc avec une fureur
et un bruit effrayant qu'on aurait pu prendre tantôt pour le travail
de faux monnayeurs, tantôt pour les voix rauques et bruyantes des
brigands. Ce bruit, qui part des entrailles de la terre, joint à
l'obscurité et à tout ce que l'intérieur d'une caverne a de sinistre,
aurait pu glacer des coeurs moins aguerris que les nôtres.
Mais nous avions joué à Gavarnie avec les crânes des templiers, nous
avions passé sur le pont de neige quand nos guides nous criaient qu'il
allait s'écrouler. La grotte du Loup n'était qu'un jeu d'enfant. Nous
y passâmes près d'une heure, et nous revînmes chargés de fragments des
pierres que nous avions lancées dans le gouffre. Ces pierres, que je
vous montrerai, sont toutes remplies de parcelles de fer et de plomb
qui brillent comme des paillettes.
En sortant de la grotte du Loup, nous entrâmes dans _las Espeluches_.
Notre savant cousin, M. Defos[1], vous dira que ce nom patois vient du
latin.
Nous trouvâmes l'entrée de ces grottes admirable; j'étais seule en
avant, je fus ravie de me trouver dans une salle magnifique soutenue
par d'énormes masses de rochers qu'on aurait pris pour des piliers
d'architecture gothique, le plus beau pays du monde, le torrent d'un
bleu d'azur, les prairies d'un vert éclatant, un premier cercle de
montagnes couvertes de bois épais, et un second, à l'horizon, d'un
bleu tendre qui se confondait avec le ciel, toute cette belle nature
éclairée par le soleil couchant, vue du haut d'une montagne, au
travers de ces noires arcades de rochers, derrière moi la sombre
ouverture des grottes: j'étais transportée.
Je parcourus ainsi deux ou trois de ces péristyles, communiquant les
uns aux autres par des portiques cent fois plus imposants et plus
majestueux que tout ce que feront les efforts des hommes.
Nos compagnons arrivèrent et nous nous enfonçâmes encore dans les
détours d'un labyrinthe étroit et humide, nous aperçûmes au-dessus de
nos têtes une salle magnifique, où notre guide ne se souciait guère de
nous conduire. Nous le forçâmes de nous mener à ce second étage. Ces
messieurs se déchaussèrent et grimpèrent assez adroitement; pour moi,
j'entrepris l'escalade.
Je passai sans frayeur sur le taillant d'un marbre glissant,
au-dessous duquel était une profonde excavation. Mais quand il fallut
enjamber sur un trou que l'obscurité rendait très effrayant, n'ayant
aucun appui ni pour mes pieds, ni pour mes mains, glissant de tous
côtés, je sentis mon courage chanceler. Je riais, mais j'avoue que
j'avais peur. Mon mari m'attacha deux ou trois foulards autour du
corps et me soutint ainsi pendant que les autres me tiraient par les
mains. Je ne sais ce que devinrent mes jambes pendant ce temps-là.
Quand je fus en haut, je m'assurai que mes mains (dont je souffre
encore) n'étaient pas restées dans les leurs, et je fus payée de mes
efforts par l'admiration que j'éprouvai.
La descente ne fut pas moins périlleuse, et le guide nous dit, en
sortant, qu'il avait depuis bien des années conduit des étrangers aux
_Espeluches,_ mais qu'aucune femme n'avait gravi le second étage. Nous
nous amusâmes beaucoup à ses dépens en lui reprochant de ne pas
balayer assez souvent les appartements dont il avait l'inspection.
Nous rentrâmes à Lourdes dans un état de saleté impossible à décrire;
je remontai à cheval avec mon mari, et, nos jeunes gens prenant la
route de Bordeaux, nous prîmes tous deux celle de Bagnères. Nous
eûmes, pendant dix lieues, une pluie à verse et nous sommes rentrés
ici à dix heures du soir, trempés jusqu'aux os et mourant de faim.
Nous ne nous en portons que mieux aujourd'hui.
Nous sommes dans l'enchantement de deux chevaux arabes que nous avons
achetés, et qui seront les plus beaux que l'on ait jamais vus au bois
de Boulogne.
Voilà une lettre éternelle, ma chère maman; mais vous me demandez des
détails et je vous obéis avec d'autant plus de plaisir que je cause
avec vous. Clotilde m'en demande aussi; mais je n'ai guère le temps de
lui écrire aujourd'hui, et demain recommencent mes courses. Veuillez
l'embrasser pour moi, lui faire lire cette lettre si elle peut
l'amuser, et lui dire que, dans huit à dix jours, je serai chez mon
beau-père et j'aurai le loisir de lui écrire.
Adressez-moi donc de vos nouvelles chez lui, près de Nérac
(Lot-et-Garonne). J'en attends avec impatience, je suis si loin, si
loin de vous et de tous les miens! Adieu, ma chère maman. Maurice est
gentil à croquer! Casimir se repose, dans ces courses dont je vous
parle, de celles qu'il a faites sans moi à Cauterets; il a été à la
chasse sur les plus hautes montagnes, il a tué des aigles, des perdrix
blanches et des _isards_ ou chamois, dont il vous fera voir les
dépouilles; pour moi, je vous porte du cristal de roche. Je vous
porterais du barège de Barèges même, s'il était un peu moins gros et
moins laid.
Adieu, chère maman; je vous embrasse de tout mon coeur.
Veuillez, quand vous lui écrirez, embrasser mille fois ma soeur pour
moi, lui dire que je suis bien loin de l'oublier; que cette lettre que
je vous écris et une à mon frère sont les seules que j'aie eu le temps
d'écrire aux Pyrénées, mais que, quand je serai à Guillery[2] je lui
écrirai tout de suite. Nous comptons y rester jusqu'au mois de
janvier; de là, aller passer le carnaval à Bordeaux, et enfin
retourner avec le printemps à Nohant, où nous vous attendrons avec ma
tante.
[1] Cousin éloigné de George Sand.
[2] Propriété du baron Dudevant, près de Nérac.
VII
A LA MÊME
Nohant, 25 février 1826.
Ma chère maman,
J'ai bien du malheur! Je vais à Paris précisément à l'époque où tout
le monde y est, et ma mauvaise étoile veut que je ne vous y trouve
pas.
Je cours chez ma tante; pour y apprendre que vous êtes à Charleville.
Je vous espère tous les jours, mais je n'ai signe de vie qu'à mon
retour ici, où je trouve enfin une lettre de vous.
C'est une grande maladresse de ma part que d'aller, au bout de deux
ans, passer quinze jours à Paris et de ne pas vous y rencontrer. Mais
il y avait si longtemps que je n'avais reçu de vos nouvelles, que je
vous croyais bien de retour chez vous. Caron même, chez qui nous avons
demeuré, vous croyait sa voisine. Enfin, j'ai joué de malheur, et me
voilà rentrée dans mon Berry, ne sachant plus quand j'en sortirai, ni
quand j'aurai le bonheur de vous embrasser.
Ma santé, à laquelle vous avez la bonté de porter tant d'intérêt, est
meilleure que la dernière fois que je vous écrivis; la preuve en est
que j'ai eu la force de passer quatre nuits dans le courrier, tant
pour aller que pour venir sans être malade, ni à l'arrivée, ni au
retour. Sans ma mauvaise toux qui ne me laissait pas dormir, je me
serais assez bien portée.
Merci mille fois de vos bons avis à cet égard; mais ne me grondez pas
de ne pas les avoir suivis très exactement. Vous savez que je suis un
peu incrédule, et puis un peu médecin moi-même, non par théorie, mais
par pratique. Je n'ai jamais vu de remèdes efficaces aux maux de
poitrine; la nature fait toutes les guérisons quand elle s'en mêle, et
l'honneur en est à l'Esculape, qui ne s'en est pas mêlé. Je sais bien
que ces messieurs n'en conviendront jamais. Comment un médecin
avouerait-il sa nullité? ce ne serait pas adroit. S'ils faisaient,
comme moi, la médecine gratis, ils seraient de bonne foi; peut-être
encore l'amour-propre serait-il là pour les en empêcher.
Tant y a que, sans remède et sans docteur, sans me noyer l'estomac de
boissons qui ne vont pas dans la poitrine, je ne tousse plus; c'est
l'important. J'ai bien toujours des douleurs et par surcroît une
fluxion de chaque côté du visage dans ce moment-ci. Mais le printemps,
s'il veut se dépêcher de venir, mettra ordre aux affaires.
Je vous dirai, chère maman, que, si vous étiez venue passer le
carnaval ici, vous ne vous seriez pas du tout ennuyée. Nous avons des
bals charmants et nous passons des deux et trois nuits par semaine à
danser. Ce n'est pas ce qui me repose, ni même ce qui m'amuse le
mieux; mais il y a des obligations dans la vie qu'il faut prendre
comme elles viennent. Dernièrement nous sommes sortis d'un bal chez
madame Duvernet[1] à neuf heures du matin. N'êtes-vous pas émerveillée
d'une dissipation pareille? Aussi le _jubilé_, traversé par tant de
fêtes, n'en finit-il pas. J'espère que, dans deux ou trois ans, nous
n'en entendrons plus parler. En attendant, le curé prêche tous les
dimanches matin contre le bal, et, tous les dimanches soir, on danse
tant qu'on peut.
Quand je parle de curé grognon, vous entendez bien que ce n'est pas
celui de Saint-Chartier[2] que je veux dire. Tout au contraire:
celui-là est si bon, que, s'il avait quelque soixante ans de moins, je
le ferais danser si je m'en mêlais.
Il est venu ici faire deux mariages dans un jour. Celui d'André[3],
avec une jeune fille que vous ne connaissez pas et qui entrera à notre
Service à la Saint-Jean, et celui de Fanchon, soeur d'André et bonne
de Maurice, avec la coqueluche du pays, le beau cantonnier
_Sylvinot_[4], que vous ne vous rappelez sans doute en aucune manière,
malgré _ses succès_. La noce s'est faite dans nos remises, on mangeait
dans l'une, on dansait dans l'autre.
C'était d'un luxe que vous pouvez imaginer: trois, bouts de chandelle
pour illumination, force piquette pour rafraîchissements, orchestre
composé d'une vielle et d'une cornemuse, la plus criarde, par
conséquent la plus goûtée du pays. Nous avions invité quelques
personnes de la Châtre et nous avons fait cent mille folies, comme de
nous déguiser le soir en paysans, et si bien, que nous ne nous
reconnaissions pas les uns les autres. Madame Duplessis était
charmante en cotillon rouge. Ursule[5], en blouse bleue et en grand
_chapiau_, était un fort drôle de galopin. Casimir, en mendiant, a
reçu des sous qui lui ont été donnés de très bonne foi. Stéphane de
Grandsaigne, que vous connaissez, je crois, était en paysan requinqué,
et, faisant semblant d'être gris, a été coudoyer et apostropher notre
sous-préfet, qui est un agréable garçon et qui était au moment de s'en
aller quand il nous a tous reconnus.
Enfin la soirée a été très bouffonne et vous aurait divertie, je gage;
peut-être auriez-vous été tentée de prendre aussi le bavolet, et je
parie qu'il n'y aurait pas eu d'yeux noirs qui vous le disputassent
encore.
Comptez-vous retourner bientôt à Paris, chère maman, et êtes-vous
toujours contente du séjour de Charleville? Embrassez bien ma soeur
pour moi, ainsi que le cher petit Oscar. Casimir vous présente ses
tendres hommages, et moi je vous prie de penser un peu à nous quand le
printemps reviendra.
Donnez-nous de vos nouvelles, chère maman, et recevez mes
embrassements.
[1] Mère de Charles Duvernet, amie de la famille de pères en fils.
[2] Saint-Chartier (Indre), village près de Nohant.
[3] Domestique de George Sand.
[4] Diminutif de Sylvain Biaud.
[5] Ursule Josse, femme de chambre de George Sand.
VIII
A MADAME LA BARONNE DUDEVANT
EN SA TERRE DE POMPIEY, PAR LE PORT-SAINTE-MARIE (LOT-ET-GARONNE)
Nohant, 30 avril 1826.
Nous avons reçu votre bonne lettre, chère madame, et appris avec
chagrin le triste événement[1] qui vient encore de vous environner de
tristesse et de réveiller celle, déjà si profonde, que vous éprouviez.
Nous apprécions et nous sentons votre douloureuse et triste situation
avec la crainte amère de ne pouvoir l'adoucir, puisque rien ne saurait
remplacer ce que vous avez perdu et que nulle consolation ne peut
arriver, je le sens, jusqu'à votre coeur brisé. C'est en vous-même,
c'est dans cette force morale que vous possédez, ou plutôt c'est dans
la profondeur de votre mal, que vous trouvez le moyen de le supporter.
Si j'ai bien compris votre souffrance, nulle distraction, nul
témoignage d'intérêt ne sont assez puissants pour vous apporter un
instant d'oubli. Vous les recevez avec douceur et bonté, mais ils ne
sauraient vous faire un bien véritable.
Ce sont vos tristes pensées qui seules vous font jouir d'un triste
plaisir. Plus vous les sondez, moins elles doivent vous paraître
amères. Vos souvenirs n'ont rien que de doux. Vous aviez entouré toute
son existence de tant de soins et de douceurs! Son bonheur, ce bonheur
inexprimable d'une union si parfaite, c'était l'oeuvre de toute votre
vie. Ah! je crois que, quand il reste des regrets sans aucun remords,
la douleur a ses charmes pour une âme comme la vôtre.
Notre voyage a été fécond en événements dont aucun cependant n'a été
grave. Nous avons voulu passer par les montagnes de la Marche, pour
jouir de tableaux pittoresques et intéressants. Nous avons payé le
plaisir de mille dangers. Des chevaux mourants, ou rétifs, menaçaient
de nous culbuter ou de se laisser entraîner dans des descentes très
rapides, sur des routes sinueuses et bordées de ravins profonds. Notre
étoile nous a protégés cependant, et nous en avons été quittes pour la
peur. Nous sommes arrivés tous bien portants.
Maurice a eu, depuis, un gros rhume avec une forte inflammation aux
yeux; l'eau de gomme pour la toux et l'eau de mauve pour les yeux
l'ont beaucoup soulagé. Il se porte tout à fait bien à présent.
Je vous remercie, chère et bonne madame, de l'intérêt que vous voulez
bien prendre à ma santé. Elle est assez bonne, quoique j'aie toujours
des douleurs et un mal opiniâtre à la tête, qui est mon inséparable.
Je ne fais pourtant point d'imprudences, je suis ici d'une sagesse
forcée, n'ayant point de sujets de courses comme à Guillery; mais,
ayant plus d'occupations essentielles, je réussis à oublier mes
misères et à vaquer à mes affaires comme quelqu'un qui se porte bien.
C'est de vous, chère madame, qu'il convient de s'occuper; veuillez
nous tenir au courant de votre précieuse santé.
J'ai eu mon frère pendant quelques jours. Il est reparti pour Paris,
où des réparations à sa maison le forcent à la surveillance. J'ai
obtenu qu'il nous laissât sa femme et sa fille, à qui la campagne
conviendra mieux.
Adieu, chère madame; écrivez-nous souvent, peu à la fois, si cela vous
fatigue, mais ne nous laissez pas ignorer comment vous êtes. Casimir
et moi vous embrassons tendrement.
AURORE D.
Veuillez me rappeler au bon Larnaude [2]; j'ose presque me regarder
comme un de ses confrères. Je me suis lancée dans la médecine, ou,
pour parler plus humblement, dans l'apothicairerie. M. Delaveau [3],
qu'il connaît bien, est mon professeur. C'est lui qui ordonne et
consulte, c'est moi qui prépare les drogues, qui pose les sangsues,
etc. Nous avons déjà opéré des cures fort heureuses. Smith [4], avec
son jalap, me serait ici d'un grand secours.
Maurice n'a point oublié Guillery. Il y revient sans cesse, il sait
les noms de tout le monde et parle surtout du gros _Totor_. Il a
trouvé ici de quoi se consoler de l'absence de sa poule _favorite_,
qu'il se rappelle aussi _à ce qu'il prétend_.
[1] La mort du baron Dudevant, beau-père de George Sand.
[2] Pharmacien à Barbaste (Lot-et-Garonne).
[3] Charles Delaveau, médecin à la Châtre, puis député, de 1846
à 1876.
[4] Domestiques de la baronne Dudevant.
IX
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 13 juillet 1826.
Ma chère maman,
J'ai reçu votre aimable lettre il y a quelque temps, et j'ai vu depuis
M. Duvernet, qui m'a dit vous avoir trouvée bien portante, et avoir
passé la journée avec vous et l'ami Pierret[1]. Il m'a beaucoup parlé
de vous. Vous savez que c'est une de vos conquêtes les plus dévouées.
Il m'a dit que vous viendriez sans la crainte de nous voir partir au
premier moment et d'avoir fait un voyage inutile. Ce serait une
crainte bien mal fondée; car, outre que le plaisir d'être près de vous
nous ôterait l'envie de courir, nous n'avons pas le moindre projet de
voyage d'ici à bien longtemps.
Quand je dis _nous_, je parle de moi et de mon enfant; car mon mari
n'a pas fait voeu de réclusion. Il est à Bordeaux dans ce moment pour
une affaire indispensable: le payement d'une maison qu'il a vendue
l'hiver dernier et dont l'échéance était le 10 de ce mois. Je pense
qu'il reviendra par Nérac et qu'il passera quelques jours auprès de
madame Dudevant. Je ne sais au juste quand il sera de retour. Il
voulait assister à sa moisson. I1 faudra qu'il se dépêche; car les
blés sont mûrs, et je vais les faire mettre à terre.
Quand il se sera reposé un peu de son voyage, il sera forcé de faire
celui de Paris pour le placement de ses fonds. Alors il plaidera notre
cause de vive voix auprès de vous, et peut-être vous décidera-t-il à
revenir avec lui!
Vous avez dû voir Hippolyte[2] souvent. Il vous aura dit qu'il m'a
laissé sa petite, dont je prends soin et qui se porte très bien. Nous
avons eu des jours très brillants: d'abord la fête de Maurice, à
l'occasion de laquelle j'ai régalé une centaine de paysans. Les
danses, les coups de fusil, le carillon des cloches, le son de la
cornemuse et les chansons des buveurs, auxquels se mêlaient les
hurlements des chiens contrariés, out célébré avec bruit
l'anniversaire de notre jeune homme, qui était charmé de ce tapage et
de ces honneurs.
Nous avons eu ensuite mademoiselle George à la Châtre. Elle y a donné
deux représentations qui ont fait courir tout le pays a mis la ville
et les environs sens dessus dessous. Je vous conterais bien d'autres
fêtes antérieures; mais Hippolyte vous aura conté notre chasse au
sanglier; il vous aura dit que Nohant devenait chaque jour plus
_brillant_. Nous serions bien heureux si cela pouvait vous donner
l'envie d'y venir.
Adieu, ma chère maman; je vous embrasse tendrement et vous prie de me
donner de vos nouvelles. Pardonnez-moi le long temps que j'ai mis à
vous donner des nôtres. Je suis si occupée en l'absence de mon mari,
que je suis forcée de remplacer, que je n'ai pas le courage d'écrire
le soir, et que je vais me coucher bien lasse.
Vous saurez que je m'occupe beaucoup de médecine, non pas pour moi,
car j'aime peu à y songer, mais pour mes paysans. J'ai fait de très
heureuses cures; mais l'état a aussi ses désagréments.
[1] Pierret, ami de la famille.
[2] Hippolyte Chatiron, frère de George Sand.
X
A LA MÊME
Nohant, 9 octobre 1826.
Ma chère petite maman,
Pardonnez-moi d'avoir été si longue à vous remercier des peines que
vous avez prises pour moi. J'ai été si occupée, si dérangée, et vous
êtes si bonne et si indulgente, que j'espère ma grâce.
Vous avez bien voulu courir pour vous occuper de ma toilette et de
celle de Maurice. Ces emplettes étaient charmantes et font
l'admiration _d'un chacun_ dans le pays. Quant à la parure d'or mat,
je nomme Casimir pour l'aimable présent, et vous pour le bon goût. Il
m'a empêchée jusqu'à présent de vous écrire, disant qu'il voulait s'en
charger. Mais ses vendanges l'occupent à tel point, que je me fais
l'interprète de sa reconnaissance. C'est un sentiment que nous pouvons
bien avoir en commun. Agréez-la et croyez-la bien sincère.
Vous nous avez mandé que vous étiez souffrante d'un rhume. Je crains
que le froid piquant qui commence à se faire sentir ne contribue pas à
le guérir. J'en souffre bien aussi et je commence l'hiver par des
douleurs et des rhumatismes. Pour éviter pourtant d'être aussi
maltraitée que l'année dernière, je me couvre de flanelle, gilet, bas
de laine. Je suis comme un capucin (à la saleté près) sous un cilice.
Je commence à m'en trouver bien et à ne plus sentir ce froid qui me
glaçait jusqu'aux os et me rendait toute triste.
Ayez aussi bien soin de vous, ma chère maman; à mon tour, je vais vous
prêcher.
Maurice, grâce à Dieu, annonce une santé robuste. Il est grand, gros
et frais comme une pomme. Il est très bon, très pétulant, assez
volontaire quoique peu gâté, mais sans rancune, sans mémoire pour le
chagrin et le ressentiment. Je crois que son caractère sera sensible
et aimant, mais que ses goûts seront inconstants; un fonds d'heureuse
insouciance lui fera, je pense, prendre son parti sur tout assez
promptement. Voilà ses qualités et ses défauts, autant que je puis en
juger, et je tâcherai d'entretenir les unes et d'adoucir les autres.
Quant à Léontine[1], vous la verrez. Elle était charmante entre mes
mains. Je savais la prendre. J'ai eu beaucoup de chagrin à me séparer
d'elle et je m'inquiète de son voyage. Je sens qu'elle me manque et je
crains qu'elle ne soit pas aussi bien qu'avec moi.
Hippolyte vous dira que nous attendons le retour de James avec sa
femme; mais il ne vous dira peut-être pas les folies qu'il faisait
toute la journée ici avec son _ancien_, son _commandant_ Duplessis[2].
J'aurais bien envie de vous régaler d'une certaine histoire de
_portemanteau_, si je ne craignais de vous fatiguer de ces
enfantillages. Vous pourrez cependant le taquiner vertement, lorsque
vous le verrez boire à table, en lui disant: _Est-ce que tu as envie
de faire ton portemanteau aujourd'hui?_ C'est le mot d'ordre, et vous
obtiendrez sa confession.
Adieu, ma chère maman. Clotilde est donc décidément grosse? j'en suis
ravie. Caroline ne m'écrit point. Oscar est-il mieux portant et plus
fort? Je vous embrasse bien tendrement; donnez-moi de vos nouvelles et
croyez en vos enfants.
AURORE.
Comment traitez-vous l'ami _vicomte_? Faites-lui mes amitiés sincères,
si toutefois vous êtes contente de lui.
[1] Fille d'Hipolyte Chatiron et nièce de George Sand.
[2] Ex-colonel de chasseurs à cheval, ami du colonel Maurice Dupin,
de George Sand et du colonel Dudevant, son beau père.
XI
A M. CARON, A PARIS
Nohant, 19 novembre 1826.
Mon cher Caron,
Je partage bien sincèrement votre douleur, dont j'apprécie l'amertume.
Je sais que vous étiez le modèle des bons fils et que jamais larmes ne
furent plus vraies que les vôtres. Je n'essayerai point avec vous les
vaines et communes consolations qu'on donne en pareil cas. Si vous
êtes comme moi, ces stériles efforts ne feraient qu'aigrir votre
chagrin. Sûre que votre raison vous dit, mieux que moi, toutes les
raisons de notre soumission envers les immuables lois de la destinée,
je me bornerai à pleurer avec vous dans toute l'effusion d'un coeur
sincèrement attaché, qui partagera toujours vos plaisirs et vos
peines.
Vous avez tort d'ajouter à des regrets trop fondés, des réflexions
tristes mais imaginaires. Vous dites que cette perte vous laisse seul
sur la terre. Sans doute, rien ne remplace une bonne mère; mais il
vous reste de vrais amis. Vous êtes fait pour en avoir, et vous savez,
j'espère, que vous en possédez de bien vrais dans Casimir et dans sa
femme. Je regrette de n'être pas auprès de vous pour vous détourner de
ces noires idées, et vous prouver qu'il est encore des coeurs qui
s'intéressent à vous.
XII
A MADAME MAURICE DUPIN
CHEZ MADAME GAZAMAJOU, A CHARLEVILLE (ARDENNES)
23 décembre 1826.
Ma chère maman,
Vous m'avez laissée bien longtemps sans nouvelles de vous, et j'ai
moi-même attendu bien longtemps à vous remercier de votre lettre. Mais
j'ai été si souffrante, et je le suis encore tellement, que j'ai bien
de la peine à écrire. Ma santé se ressent du mois de décembre, et j'ai
des maux de poitrine qui m'épuisent; je n'ai ni sommeil ni appétit.
Tout me dégoûte, et je ne trouve de bon que l'eau claire, qui ne
m'engraisse pas, comme vous pensez bien. La nuit, j'ai des oppressions
insupportables, mon drap me semble peser cent livres, et je suis
réduite à regarder les étoiles au lieu de dormir. Tout cela est fort
ennuyeux, mais je ne perds pas courage. C'est un temps à passer.
Depuis trois ans, l'hiver m'est très contraire, et le printemps me
ramène la santé. J'attends cette douce saison avec impatience.
Vous avez bien raison de quitter Paris, où l'on se tue, où l'on se
vole, où l'on est moins en sûreté qu'au milieu de la forêt Noire.
Caroline doit se trouver bien heureuse de votre compagnie, et ne plus
regretter Paris. Oscar vous distrait et vous intéresse. J'ai grande
impatience de le revoir, il doit être bien grandi et bien avancé.
Maurice est beau comme un ange. Madame Duplessis raffole de lui. Il
dit aussi une foule de belles choses dans le plus singulier patois
_béricho-gascon_ qui se soit jamais entendu. Vous l'aimerez aussi,
outre la parenté, car il a un charmant caractère.
Le pauvre vicomte doit s'ennuyer à périr de votre absence. Vous l'avez
laissé bien cruellement, à ce qu'il me semble. C'est votre usage; mais
s'accoutume-t-on aux rigueurs? Vous prétendez qu'il s'endort. Moi, je
suis bien sûre qu'il médite ou qu'il tombe dans une mélancolie qui
ressemble peut-être bien au sommeil; mais je parie que ce sont des
soupirs que vous interprétez comme des ronflements dans votre cruauté.
Permettez-moi de vous embrasser, ma chère maman, et de vous souhaiter
mille prospérités et une bonne santé surtout. Adieu, donnez-moi un peu
plus souvent de vos nouvelles; embrassez pour moi ma soeur. Mes
amitiés à Cazamajou[1], je vous en prie. Casimir vous baise les mains.
[1] Beau-frère de George Sand.
XIII
A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A PARIS
Nohant, mars 1827
Ce que tu me dis de St... me fait beaucoup de peine; Il ne veut
soigner ni sa santé ni ses affaires, et n'épargne ni son corps ni sa
bourse. Qui pis est, il se fâche des bons conseils, traite ses vrais
amis de docteurs et les reçoit de manière à leur fermer la bouche. Je
savais tout cela bien avant que tu me le dises, et j'avais été, avant
toi, bourrée plus d'une fois de la bonne manière.
Je ne m'en suis jamais fâchée, parce que je sais que son caractère est
ainsi fait et que, puisque j'ai de l'amitié pour lui, connaissant ses
défauts, je ne vois pas de motif à la lui retirer maintenant qu'il
suit sa pente. Cette découverte a dû te refroidir, je le conçois.
Votre amitié n'était encore qu'une liaison mal affermie, attendant
tout de l'avenir et ne recevant rien du passé. Sans doute, à ta place,
trouvant cette âpreté de caractère chez quelqu'un que j'aurais jugé
tout différent, j'aurais comme toi rabattu beaucoup du cas que j'en
faisais.
Quant à moi, je voudrais pouvoir cesser de l'aimer, car ce m'est un
continuel sujet de peines que de le voir en mauvais chemin et toujours
refusant de s'en apercevoir. Mais on doit aimer ses amis jusqu'au
bout, quoi qu'ils fassent, et je ne sais pas retirer mon affection
quand je l'ai donnée. Je prévois que St..., avec les moyens de
parvenir, n'arrivera jamais à rien. Je le prévois même depuis
longtemps. Cette famille est fort décriée dans le pays et à trop juste
titre. St... a beaucoup des défauts de ses frères, et c'est tout ce
qu'on connaît de lui; car ses qualités, qui sont grandes et belles,
celles d'une âme fortement trempée, capable de grandes vertus et de
grandes erreurs, ne sont pas de nature à sauter aux yeux des
indifférents et à être goûtées autrement qu'à l'épreuve.
On me saura toujours mauvais gré de lui être aussi attachée, et, bien
qu'on n'ose me le témoigner ouvertement, je vois souvent le blâme sur
le visage des gens qui me forcent à le défendre. Je ne retirerai donc
de lui rien qui puisse flatter ma vanité; peut-être, au contraire,
aura-t-elle beaucoup à souffrir de sa condition. Je craindrais, en
examinant trop attentivement les taches de son caractère, de me
refroidir sous ce prétexte, mais effectivement de céder à toutes ces
considérations d'amour-propre et d'égoïsme qui font qu'on rapporte
tout à soi, et qu'on devrait fouler aux pieds.
St... me sera toujours cher, quelque malheureux qu'il soit. Il l'est
déjà, et plus il le deviendra, moins il inspirera d'intérêt, telle est
la règle de la société. Moi, du moins, je réparerai autant qu'il sera
en moi ses infortunes. Il me trouvera quand tous les autres lui
tourneraient le dos, et, dût-il tomber aussi bas que l'aîné de ses
frères, je l'aimerais encore par compassion, après avoir cessé de
l'aimer par estime;--ceci n'est qu'une supposition pour te montrer
quelle est mon amitié;--car on ne soupçonne pas de véritables torts à
ceux qu'on aime, et je suis loin de me préparer à recevoir ce nouveau
déboire de le voir s'abaisser. Mais il restera dans la misère. De
tristes pressentiments m'avertissent que ses efforts pour s'en retirer
l'y plongeront plus avant. Ce sera un grand tort aux yeux de tous,
excepté aux miens.
Tu penses absolument comme moi à cet égard, puisque tu m'exhortes à ne
lui pas retirer mon attachement. Tu peux être tranquille. Quant à toi,
ce n'est pas tant de ses folies que tu es choqué que de l'aveuglement
qui lui fait préférer ses faux amis aux vrais. Je ne te blâme point de
cette impression. Je te demande seulement de la modérer par un
sentiment de bonté et d'indulgence qui t'est naturel et qui te fera
continuer tes bons offices, soit qu'il les accueille bien ou mal. S'il
les méconnaît, ce sera par fausseté de jugement, jamais par vice de
coeur.
Si j'étais homme, avec la volonté que j'ai de le servir, je répondrais
de lui. Mais, femme, ce que je saurais obtenir de lui devient presque
nul par la différence de sexe, d'état, et mille autres choses qui
viennent à la traverse de mes bons desseins. Entraves cruelles que mon
amitié maudit, mais qu'elle respecte, parce qu'il n'est donné qu'à
l'amour. tout faible et inférieur qu'il est à l'autre sentiment, de
les rompre.
XIV
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 5 juillet 1827.
Pourquoi donc ne m'écrivez-vous pas, ma chère maman? Êtes-vous malade?
Si cela était, je le saurais probablement, Hippolyte ou Clotilde me
l'auraient écrit. Mais, depuis le 24 mars, pas un mot de vous!
Vous m'oubliez tout à fait, et me ferez regretter de ne pas habiter
Paris, si les absents ont si peu de part à votre souvenir. Je ne suis
pas démonstrative, mais votre silence me peine et me fait mal plus que
je ne saurais le dire.
Caroline est-elle toujours près de vous? Ce serait du moins une
consolation pour moi que de vous savoir heureuse et satisfaite. Je
n'attribuerais cette absence de lettre à rien de fâcheux et j'en
souffrirais seule. Mais que ne puis-je augurer de cette incertitude?
hors une maladie, dont je serais certainement informée par quelqu'un,
j'imagine tout. Il faut que vous ayez quelque chagrin. Mais quel
chagrin vous force à me laisser ainsi dans l'inquiétude? Hippolyte me
mande que la famille Defos va partir pour Clermont[1]; ne serez-vous
pas tentée de l'accompagner? Il y a longtemps que vous projetez ce
voyage, et, au retour, vous vous arrêteriez ici, ou bien nous vous
verrions en Auvergne, où je vais passer quelques semaines, et nous
reviendrions ensemble à Nohant. Si c'est là la surprise que vous me
ménagez, je ne me plaindrai pas que vous me l'ayez fait trop longtemps
désirer.
Depuis que je ne vous ai écrit, je me suis assez bien portée; mais
j'ai eu plusieurs accidents où j'ai failli me tuer. Je serais morte
sans un souvenir de vous, ma chère maman, et ce n'eût pas été un de
mes moindres regrets à quitter la vie.
Je ne veux pas vous écrire plus longuement aujourd'hui. Je vous
gronderais, je crois, et ce serait passablement ridicule. Il y a déjà
longtemps que j'ai sur le coeur de vous reprocher votre paresse, et
que je recule toujours, espérant une lettre; mais elle n'arrive pas.
Adieu, ma chère maman; pardonnez-moi d'être un peu en colère contre
vous et faites-moi voir, je vous en prie, que vous vous ressouvenez
d'une fille que vous avez en Berry et qui vous aime plus que vous ne
songez à elle.
[1] Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme).
XV
A LA MÊME
Nohant, 17 juillet 1827.
Ma chère maman,
Je vous remercie de m'avoir donné de vos nouvelles. Je commençais à
être inquiète, non de votre santé, que je savais être bonne, mais de
votre oubli. Grâce à Dieu, vous vous portez bien et vous n'avez que
des contrariétés; c'est encore trop.
Vous êtes bien malheureuse dans le choix de vos servantes; mais ce
n'est pas à dire, parce que vous n'en avez point encore trouvé de
bonnes, qu'il n'y en ait point et que vous deviez vous résoudre à vous
servir vous-même. Peut-être vous lasserez-vous bientôt de n'être pas
chez vous, et il n'est pas prudent à vous, qui êtes souvent malade, de
passer les nuits seule. Pour cette raison, sans compter la peur qui
vous tourmente, et qui est une vraie maladie, capable même de faire
beaucoup de mal, vous devriez ne pas vous isoler ainsi de tout secours
et de tout soin. Peut-être choisissez vous vos servantes trop jeunes,
par conséquent sujettes aux défauts de leur âge: la coquetterie et
l'humeur légère. Il me semble que j'aimerais mieux une femme d'un âge
mûr, quoiqu'il y ait souvent l'inconvénient de l'humeur revêche et
rabâcheuse.
Vous rappelez-vous Marie Guillard, cette vieille et laide bonne femme
qui, après avoir été longtemps ici, s'était mariée avec un vieillard
borgne? Au bout d'une vingtaine d'années de mariage, elle a enterré
son mari et placé sa fille, qui est assez jolie, et, étant redevenue
_célibataire_, elle est rentrée à notre service. Elle a repris le soin
de ses vaches et de ses poules (qui ne sont pas tout à fait les mêmes
qu'elle soignait il y a vingt ans).
C'est la plus drôle de vieille qui soit au monde. Active, laborieuse,
propre et fidèle, mais grognon au delà de ce qu'on peut imaginer. Elle
grogne le jour, et je crois aussi la nuit en dormant. Elle grogne en
faisant du beurre, elle grogne en faisant manger ses poules, elle
grogne en mangeant même. Elle grogne les autres, et, quand elle est
seule, elle se grogne. Je ne la rencontre jamais sans lui demander
comment va la grognerie, et elle ne grogne que de plus belle. Elle
vous impatienterait bien, et moi tout autant, si son service la tenait
plus près de moi. Aussi je ne vous la propose pas; rien que sa figure
vous rendrait malade. Au reste, elle n'est pas plus laide qu'elle ne
l'était dans sa jeunesse: c'est une de ces figures qui ne changent
pas, malheureusement pour elles.
A propos de figures, je vous envoie un profil que j'ai fait d'idée en
barbouillant. Il est bon de vous dire que c'est Caroline que j'ai
prétendu faire. Il n'y a que moi qui la trouve ressemblante; ce qui
est fâcheux pour le mérite de l'artiste.
Telle qu'elle est, je vous l'envoie, espérant que vous qui êtes plus
disposée à l'indulgence, vous y mettrez beaucoup du vôtre et
parviendrez à retrouver du moins la coupe du visage et l'expression
douce et candide de la physionomie. Au reste, vous avez bien le talent
de le retoucher. Je vous le livre. J'ai fait aussi mon portrait, mais
avec plus de soin et d'attention, parce que j'avais le modèle sous les
yeux et que l'observation travaillait et non l'imagination. Il n'en
est pas mieux. J'ai même un air si triste et si sentimental, que je
lui ris au nez de le voir ainsi et n'ose vous l'envoyer. Il me
rappelle ces vers:
D'où vient ce noir chagrin qu'on lit sur son visage?
C'est de se voir si mal gravé.
Hippolyte a dû vous dire, ma chère maman, que j'avais écrit à madame
Defos pour lui demander pardon de la distraction qui m'avait empêchée
de la reconnaître, et lui témoigner le désir de la voir à Clermont, si
j'y vais, comme j'en ai le projet, le mois prochain.
C'est en parlant du Mont-Dore probablement que vous me dites que je ne
suis qu'à quatre lieues d'elle; car, d'ici par la route de poste, il y
en a près de cinquante. Cette grande distance me fait craindre que M.
Defos n'effectue point son projet de venir nous voir, à moins que
quelque autre affaire ou le désir de voyager ne lui fasse prendre
notre route pour revenir. à Paris, route qui est beaucoup moins
directe et moins bien servie. S'il vient malgré ces obstacles, j'en
serai ravie et je le recevrai de mon mieux. Je n'ose plus vous
tourmenter pour faire ce voyage. Il vous ferait pourtant grand bien.
Vous n'auriez pas de peurs à redouter pour la nuit, ni tout l'embarras
de vivre en pension.