Laurent reçut, par le retour de son domestique, la réponse de Thérèse.
Elle était courte: _Venez ce soir_. Laurent n'était ni roué ni fat, bien
qu'il méditât ou fût tenté souvent d'être l'un et l'autre. C'était, on l'a
vu, un être plein de contrastes, et que nous décrivons sans l'expliquer,
ce ne serait pas possible; certains caractères échappent à l'analyse
logique.
La réponse de Thérèse le fit trembler comme un enfant. Jamais elle ne lui
avait écrit sur ce ton. Était-ce son congé motivé qu'elle lui ordonnait de
venir chercher? était-ce à un rendez-vous d'amour qu'elle l'appelait? Ces
trois mots secs ou brûlants avaient-ils été dictés par l'indignation ou
par le délire?
M. Palmer arriva, et Laurent dut, tout agité et tout préoccupé, commencer
son portrait. Il s'était promis de l'interroger avec une habileté
consommée, et de lui arracher tous les secrets de Thérèse. Il ne trouva
pas un mot pour entrer en matière, et, comme l'Américain posait en
conscience, immobile et muet comme une statue, la séance se passa presque
sans desserrer les lèvres de part ni d'autre.
Laurent put donc se calmer assez pour étudier la physionomie placide et
pure de cet étranger. Il était d'une beauté accomplie; ce qui, au premier
abord, lui donnait l'air inanimé propre aux figures régulières. En
l'examinant mieux, on découvrait de la finesse dans son sourire et du feu
dans son regard. En même temps que Laurent faisait ces observations, il
étudiait l'âge de son modèle.
--Je vous demande pardon, lui dit-il tout à coup, mais je voudrais et je
dois savoir si vous êtes un jeune homme un peu fatigué ou un homme mûr
extraordinairement conservé. J'ai beau vous regarder, je ne comprends pas
bien ce que je vois.
--J'ai quarante ans, répondit simplement M. Palmer.
--Salut! reprit Laurent; vous avez donc une fière santé?
--Excellente! dit Palmer.
Et il reprit sa pose aisée et son tranquille sourire.
--C'est la figure d'un amant heureux, se disait l'artiste, ou celle d'un
homme qui n'a jamais aimé que le _roastbeef_.
Il ne put résister au désir de lui dire encore:
--Alors vous avez connu mademoiselle Jacques toute jeune?
--Elle avait quinze ans quand je l'ai vue pour la première fois.
Laurent ne se sentit pas le courage de demander en quelle année. Il lui
semblait qu'en parlant de Thérèse, le rouge lui montait au visage. Que lui
importait au fond l'âge de Thérèse? C'est son histoire qu'il aurait voulu
apprendre. Thérèse ne paraissait pas avoir trente ans; Palmer pouvait
n'avoir été pour elle autrefois qu'un ami. Et puis il avait la voix forte
et la prononciation vibrante. Si c'eût été à lui que Thérèse se fût
adressée en disant: _Je n'aime plus que vous_, il aurait fait une réponse
quelconque que Laurent eût entendue.
Enfin le soir arriva, et l'artiste, qui n'avait pas coutume d'être exact,
arriva avant l'heure où Thérèse le recevait habituellement. Il la trouva
dans son jardin, inoccupée contre sa coutume, et marchant avec agitation.
Dès qu'elle le vit, elle alla à sa rencontre; et, lui prenant la main avec
plus d'autorité que d'affection:
--Si vous êtes un homme d'honneur, lui dit-elle, vous allez me dire tout
ce que vous avez entendu à travers ce buisson. Voyons, parlez; j'écoute.
Elle s'assit sur un banc, et Laurent, irrité de cet accueil inusité,
essaya de l'inquiéter en lui faisant des réponses évasives; mais elle le
domina par une attitude de mécontentement et une expression de visage
qu'il ne lui connaissait pas. La crainte de se brouiller avec elle sans
retour lui fit dire tout simplement la vérité.
--Ainsi, reprit-elle, voilà tout ce que vous avez entendu? Je disais à une
personne que vous n'avez pas même pu apercevoir: «Vous êtes maintenant mon
seul amour sur la terre?»
--J'ai donc rêvé cela, Thérèse! Je suis prêt à le croire, si vous me
l'ordonnez.
--Non, vous n'avez pas rêvé. J'ai pu, j'ai dû dire cela. Et que m'a-t-on
répondu?
--Rien que j'aie entendu, dit Laurent, sur qui la réponse de Thérèse fit
l'effet d'une douche froide, pas même le son de sa voix. Êtes-vous
rassurée?
--Non! je vous interroge encore. A qui supposez-vous que je parlais ainsi?
--Je ne suppose rien. Je ne sache que M. Palmer avec qui vos relations ne
soient pas connues.
--Ah! s'écria Thérèse d'un air de satisfaction étrange, vous pensez que
c'était M. Palmer?
--Pourquoi ne serait-ce pas lui? Est-ce une injure à vous faire que de
supposer une ancienne liaison tout à coup renouée? Je sais que vos
rapports avec tous ceux que je vois chez vous depuis trois mois sont aussi
désintéressés de leur part, et aussi indifférents de la vôtre, que ceux
que j'ai moi-même avec vous. M. Palmer est très-beau, et ses manières sont
d'un galant homme. Il m'est très-sympathique. Je n'ai ni le droit ni la
présomption de vous demander compte de vos sentiments particuliers.
Seulement... vous allez dire que je vous ai espionnée...
--Oui, au fait, dit Thérèse, qui ne parut pas songer à nier la moindre
chose, pourquoi m'espionniez-vous? Cela me paraît mal, bien que je n'y
comprenne rien. Expliquez-moi cette fantaisie.
--Thérèse! répondit vivement le jeune homme, résolu à se débarrasser d'un
reste de souffrance, dites-moi que vous avez un amant, et que cet amant
est Palmer, et je vous aimerai véritablement, je vous parlerai avec une
ingénuité complète. Je vous demanderai pardon d'un accès de folie, et vous
n'aurez jamais un reproche à me faire. Voyons, voulez-vous que je sois
votre ami? Malgré mes forfanteries, je sens que j'ai besoin de l'être et
que j'en suis capable. Soyez franche avec moi, voilà tout ce que je vous
demande!
--Mon cher enfant, répondit Thérèse, vous me parlez comme à une coquette
qui essayerait de vous retenir près d'elle, et qui aurait une faute à
confesser. Je ne peux pas accepter cette situation; elle ne me convient
nullement. M. Palmer n'est et ne sera jamais pour moi qu'un ami fort
estimable, avec qui je ne vais même pas jusqu'à l'intimité, et que j'avais
depuis longtemps perdu de vue. Voilà ce que je dois vous dire, mais rien
au delà. Mes secrets, si j'en ai, n'ont pas besoin d'épanchement, et je
vous prie de ne pas vous y intéresser plus que je ne souhaite. Ce n'est
donc pas à vous de m'interroger, c'est à vous de me répondre. Que
faisiez-vous ici, il y a quatre jours? Pourquoi m'espionniez-vous? Quel
est l'_accès de folie_ que je dois savoir et juger?
--Le ton dont vous me parlez n'est pas encourageant. Pourquoi me
confesserais-je, du moment que vous ne daignez pas me traiter en bon
camarade et avoir confiance en moi?
--Ne vous confessez donc pas, reprit Thérèse en se levant. Cela me
prouvera que vous ne méritiez pas l'estime que je vous ai témoignée, et
qu'en cherchant à savoir mes secrets, vous ne me la rendiez pas du
tout.
--Ainsi, reprit Laurent, vous me chassez, et c'est fini entre nous?
--C'est fini, et adieu, répondit Thérèse d'un ton sévère.
Laurent sortit, en proie à une colère qui ne lui permit pas de dire un mot;
mais il n'eut pas fait trente pas dehors, qu'il revint, disant à
Catherine qu'il avait oublié une commission dont on l'avait chargé pour sa
maîtresse. Il trouva Thérèse assise dans un petit salon: la porte sur le
jardin était restée ouverte; il semblait que Thérèse, affligée et abattue,
fût demeurée plongée dans ses réflexions. Son accueil fut glacé.
--Vous voilà revenu? dit-elle: qu'est-ce que vous avez oublié?
--J'ai oublié de vous dire la vérité.
--Je ne veux plus l'entendre.
--Et pourtant vous me la demandiez!
--Je croyais que vous pourriez me la dire spontanément.
--Je le pouvais, je le devais; j'ai eu tort de ne pas le faire. Voyons,
Thérèse, croyez-vous donc qu'il soit possible à un homme de mon âge de
vous voir sans être amoureux de vous?
--Amoureux? dit Thérèse en fronçant le sourcil. En me disant que vous ne
pouviez l'être d'aucune femme, vous vous êtes donc moqué de moi?
--Non, certes, j'ai dit ce que je pensais.
--Alors vous vous étiez trompé, et vous voilà amoureux, c'est bien sûr?
--Oh! ne vous fâchez pas, mon Dieu! ce n'est pas si sûr que cela. Il m'a
passé des idées d'amour par la tête, par les sens, si vous voulez.
Avez-vous si peu d'expérience, que vous ayez jugé la chose impossible?
--J'ai l'âge de l'expérience, répondit Thérèse; mais j'ai longtemps vécu
seule. Je n'ai pas l'expérience de certaines situations. Cela vous étonne?
C'est pourtant comme cela. J'ai beaucoup de simplicité, quoique j'aie été
trompée... comme tout le monde! Vous m'avez dit cent fois que vous me
respectiez trop pour voir en moi une femme, par la raison que vous
n'aimiez les femmes qu'avec beaucoup de grossièreté. Je me suis donc crue
à l'abri de l'outrage de vos désirs, et, de tout ce que j'estimais en vous,
votre sincérité sur ce point est ce que j'estimai le plus. Je m'attachais
à votre destinée avec d'autant plus d'abandon que nous nous étions dit en
riant, souvenez-vous, mais sérieusement au fond: «Entre deux êtres dont
l'un est idéaliste, et l'autre matérialiste, il y a la mer Baltique.»
--Je l'ai dit de bonne foi, et je me suis mis avec confiance à marcher le
long de mon rivage, sans avoir l'idée de traverser; mais il s'est trouvé
que, de mon côté, la glace ne portait pas. Est-ce ma faute si j'ai
vingt-quatre ans et si vous êtes belle?
--Est-ce que je suis encore belle? J'espérais que non!
--Je n'en sais rien, je ne trouvais pas d'abord, et puis, un beau jour,
vous m'êtes apparue comme cela. Quant à vous, c'est sans le vouloir, je le
sais bien; mais c'est sans le vouloir aussi que j'ai ressenti cette
séduction, tellement sans le vouloir, que je m'en suis défendu et
distrait. J'ai rendu à Satan ce qui appartient à Satan, c'est-à-dire ma
pauvre âme, et je n'ai apporté ici à César que ce qui revient à César, mon
respect et mon silence. Voilà huit ou dix jours pourtant que cette
mauvaise émotion me revient en rêve. Elle se dissipe dès que je suis
auprès de vous. Ma parole d'honneur, Thérèse, quand je vous vois, quand
vous me parlez, je suis calme. Je ne me souviens plus d'avoir crié après
vous dans un moment de démence auquel je ne comprends rien moi-même. Quand
je parle de vous, je dis que vous n'êtes pas jeune ou que je n'aime pas la
couleur de vos cheveux. Je proclame que vous êtes ma grande camarade,
c'est-à-dire mon frère, et je me sens loyal en le disant. Et puis il passe
je ne sais quelles bouffées de printemps dans l'hiver de mon imbécile de
coeur, et je me figure que c'est vous qui me les soufflez. C'est vous, en
effet, Thérèse, avec votre culte pour ce que vous appelez le véritable
amour! cela donne à penser, malgré qu'on en ait!
--Je crois que vous vous trompez, je ne parle jamais d'amour.
--Oui, je le sais. Vous avez à cet égard un parti pris. Vous avez lu
quelque part que parler d'amour, c'était déjà en donner ou en prendre;
mais votre silence a une grande éloquence, vos réticences donnent la
fièvre et votre excessive prudence a un attrait diabolique!
--En ce cas, ne nous voyons plus, dit Thérèse.
--Pourquoi? qu'est-ce que cela vous fait, que j'aie eu quelques nuits sans
sommeil, puisqu'il ne tient qu'à vous de me rendre aussi tranquille que je
l'étais auparavant?
--Que faut-il faire pour cela?
--Ce que je vous demandais: me dire que vous êtes à quelqu'un. Je me le
tiendrai pour dit, et, comme je suis très-fier, je serai guéri comme par
la baguette d'une fée.
--Et si je vous dis que je ne suis à personne, parce que je ne veux plus
aimer personne, cela ne suffira pas?
--Non, j'aurai la fatuité de croire que vous pouvez changer d'avis.
Thérèse ne put s'empêcher de rire de la bonne grâce avec laquelle Laurent
s'exécutait.
--Eh bien, lui dit-elle, soyez guéri, et rendez-moi une amitié dont
j'étais fière, au lieu d'un amour dont j'aurais à rougir. J'aime
quelqu'un.
--Ce n'est pas assez, Thérèse: il faut me dire que vous lui appartenez!
--Autrement, vous croirez que ce quelqu'un c'est vous, n'est-ce pas? Eh
bien, soit, j'ai un amant. Êtes-vous satisfait?
--Parfaitement. Et vous voyez, je vous baise la main pour vous remercier
de votre franchise. Soyez tout à fait bonne, dites-moi que c'est
Palmer!
--Cela m'est impossible, je mentirais.
--Alors... je m'y perds!
--Ce n'est personne que vous connaissez, c'est une personne absente...
--Qui vient cependant quelquefois?
--Apparemment, puisque vous avez surpris un épanchement...
--Merci, merci, Thérèse! Me voilà tout à fait sur mes pieds; je sais qui
vous êtes et qui je suis, et, s'il faut tout dire, je crois que je vous
aime mieux ainsi, vous êtes une femme et non plus un sphinx. Ah! que ne
parliez-vous plus tôt!
--Cette passion vous a donc bien ravagé? dit Thérèse railleuse.
--Eh! mais, peut-être! Dans dix ans, je vous dirai cela, Thérèse, et nous
en rirons ensemble.
--Voilà qui est convenu; bonsoir.
Laurent alla se coucher fort tranquille et tout à fait désabusé. Il avait
réellement souffert pour Thérèse. Il l'avait désirée avec passion, sans
oser le lui faire pressentir. Ce n'était certes pas une bonne passion que
celle-là. Il s'y était mêlé autant de vanité que de curiosité. Cette femme
dont tous ses amis disaient: «Qui aime-t-elle? je voudrais bien que ce fût
moi, mais ce n'est personne,» lui était apparue comme un idéal à saisir.
Son imagination s'était enflammée, son orgueil avait saigné de la crainte,
de la presque certitude d'échouer.
Mais ce jeune homme n'était pas voué exclusivement à l'orgueil. Il avait
la notion brillante et souveraine, par moments, du bien, du bon et du
vrai.
C'était un ange, sinon déchu comme tant d'autres, du moins fourvoyé et
malade. Le besoin d'aimer lui dévorait le coeur, et cent fois par jour il
se demandait avec effroi s'il n'avait pas déjà trop abusé de la vie, et
s'il lui restait la force d'être heureux.
Il s'éveilla calme et triste. Il regrettait déjà sa chimère, son beau
sphinx, qui lisait en lui avec une attention complaisante, qui l'admirait,
le grondait, l'encourageait et le plaignait tour à tour, sans jamais rien
révéler de sa propre destinée, mais en laissant pressentir des trésors
d'affection, de dévouement, peut-être de volupté! Du moins, c'est ainsi
qu'il plaisait à Laurent d'interpréter le silence de Thérèse sur son
propre compte, et un certain sourire, mystérieux comme celui de la Joconde,
qu'elle avait sur les lèvres et au coin de l'oeil, lorsqu'il blasphémait
devant elle. Dans ces moments-là, elle avait l'air de se dire: «Je
pourrais bien décrire le paradis en regard de ce mauvais enfer; mais ce
pauvre fou ne me comprendrait pas.»
Une fois le mystère de son coeur dévoilé, Thérèse perdit d'abord tout son
prestige aux yeux de Laurent. Ce n'était plus qu'une femme pareille aux
autres. Il était même tenté de la rabaisser dans sa propre estime, et,
bien qu'elle ne se fût jamais laissé interroger, de l'accuser d'hypocrisie
et de pruderie. Mais, du moment qu'elle était à quelqu'un, il ne
regrettait plus de l'avoir respectée, et il ne désirait plus rien d'elle,
pas même son amitié, qu'il n'était pas embarrassé, pensait-il, de trouver
ailleurs.
Cette situation dura deux ou trois jours, pendant lesquels Laurent prépara
plusieurs prétextes pour s'excuser, si par hasard Thérèse lui demandait
compte de ce temps passé sans venir chez elle. Le quatrième jour, Laurent
se sentit en proie à un _spleen_ indicible. Les filles de joie et les
femmes galantes lui donnaient des nausées; il ne retrouvait dans aucun de
ses amis la bonté patiente et délicate de Thérèse pour remarquer son ennui,
pour tâcher de l'en distraire, pour en chercher avec lui la cause et le
remède, en un mot pour s'occuper de lui. Elle seule savait ce qu'il
fallait lui dire, et paraissait comprendre que la destinée d'un artiste
tel que lui n'était pas un fait de peu d'importance, et sur lequel un
esprit élevé eût le droit de prononcer que, s'il était malheureux, c'était
tant pis pour lui.
Il courut chez elle avec tant de hâte, qu'il oublia ce qu'il voulait lui
dire pour s'excuser; mais Thérèse ne montra ni mécontentement ni surprise
de son oubli, et le dispensa de mentir en ne lui faisant aucune question.
Il en fut piqué, et s'aperçut qu'il était plus jaloux d'elle
qu'auparavant.
--Elle aura vu son amant, pensa-t-il, elle m'aura oublié.
Cependant il ne fit rien paraître de son dépit, et veilla désormais sur
lui-même avec un si grand soin, que Thérèse y fut trompée.
Plusieurs semaines s'écoulèrent pour lui dans une alternative de rage, de
froideur et de tendresse. Rien au monde ne lui était si nécessaire et si
bienfaisant que l'amitié de cette femme, rien ne lui était si amer et si
blessant que de ne pouvoir prétendre à son amour. L'aveu qu'il avait exigé,
loin de le guérir comme il s'en était flatté, avait irrité sa souffrance.
C'était de la jalousie qu'il ne pouvait plus se dissimuler, puisqu'elle
avait une cause avouée et certaine. Comment avait-il donc pu s'imaginer
qu'aussitôt cette cause connue, il dédaignerait de vouloir lutter pour la
détruire?
Et cependant il ne faisait aucun effort pour supplanter l'invisible et
heureux rival. Sa fierté, excessive auprès de Thérèse, ne le lui
permettait pas. Seul, il le haïssait, il le dénigrait en lui-même,
attribuant tous les ridicules à ce fantôme, l'insultant et le provoquant
dix fois par jour.
Et puis il se dégoûtait de souffrir, retournait à la débauche, s'oubliait
lui-même un instant et retombait aussitôt dans de profondes tristesses,
allait passer deux heures chez Thérèse, heureux de la voir, de respirer
l'air qu'elle respirait et de la contredire pour avoir le plaisir
d'entendre sa voix grondeuse et caressante.
Enfin il la détestait pour ne pas deviner ses tourments; il la méprisait
pour rester fidèle à cet amant qui ne pouvait être qu'un homme médiocre,
puisqu'elle n'éprouvait pas le besoin d'en parler; il la quittait en se
jurant de rester longtemps sans la voir, et il y fût retourné une heure
après s'il eût espéré être reçu.
Thérèse, qui un instant s'était aperçue de son amour, ne s'en doutait plus,
tant il jouait bien son rôle. Elle aimait sincèrement ce malheureux
enfant. Artiste enthousiaste sous son air calme et réfléchi: elle avait
voué une sorte de culte, disait-elle, _à ce qu'il eût pu être_, et il lui
en restait une pitié pleine de gâteries où se mêlait encore un vrai
respect pour le génie souffrant et fourvoyé. Si elle eût été bien certaine
de ne pouvoir éveiller en lui aucun mauvais désir, elle l'eût caressé
comme un fils, et il y avait des moments où elle se reprenait parce qu'il
lui venait sur les lèvres de le tutoyer.
Y avait-il de l'amour dans ce sentiment maternel? Il y en avait
certainement, à l'insu de Thérèse; mais une femme vraiment chaste, et qui
a vécu plus longtemps de travail que de passion, peut garder longtemps
vis-à-vis d'elle-même le secret d'un amour dont elle a résolu de se
défendre. Thérèse croyait être certaine de ne jamais songer à sa propre
satisfaction dans cet attachement dont elle faisait tous les frais; du
moment que Laurent trouvait du calme et du bien-être auprès d'elle, elle
en trouvait elle-même à lui en donner. Elle savait bien qu'il était
incapable d'aimer comme elle l'entendait; aussi avait-elle été blessée et
effrayée du moment de fantaisie qu'il avait avoué. Cette crise passée,
elle s'applaudissait d'avoir trouvé dans un mensonge innocent le moyen
d'en prévenir le retour; et comme en toute occasion, dès qu'il se sentait
ému, Laurent se hâtait de proclamer l'infranchissable barrière de glace de
la _mer Baltique_, elle n'avait plus peur et s'habituait à vivre sans
brûlure au milieu du feu.
Toutes ces souffrances et tous ces dangers des deux amis étaient cachés et
comme couvés sous une habitude de gaieté railleuse, qui est comme la
manière d'être, comme le cachet indélébile des artistes français. C'est
une seconde nature que les étrangers du Nord nous reprochent beaucoup, et
pour laquelle les graves Anglais surtout nous dédaignent passablement.
C'est elle pourtant qui fait le charme des liaisons délicates, et qui nous
préserve souvent de beaucoup de folies ou de sottises. Chercher le côté
ridicule des choses, c'est en découvrir le côté faible et illogique. Se
moquer des périls où l'âme se trouve engagée, c'est s'exercer à les braver,
comme nos soldats qui vont au feu en riant et en chantant. Persifler un
ami, c'est souvent le sauver d'une mollesse de l'âme dans laquelle notre
pitié l'eût engagé à se complaire. Enfin, se persifler soi-même, c'est se
préserver de la sotte ivresse de l'amour-propre exagéré. J'ai remarqué que
les gens qui ne plaisantaient jamais étaient doués d'une vanité puérile et
insupportable.
La gaieté de Laurent était éblouissante de couleur et d'esprit, comme son
talent, et d'autant plus naturelle qu'elle était originale. Thérèse avait
moins d'esprit que lui, en ce sens qu'elle était naturellement rêveuse et
paresseuse à causer; mais elle avait précisément besoin de l'enjouement
des autres: alors le sien se mettait peu à peu de la partie, et sa gaieté
sans éclat n'était pas sans charme.
Il résultait donc de cette habitude de bonne humeur où l'on se maintenait,
que l'amour, chapitre sur lequel Thérèse ne plaisantait jamais et n'aimait
pas que l'on plaisantât devant elle, ne trouvait pas un mot à glisser, pas
une note à faire entendre.
Un beau matin, le portrait de M. Palmer se trouva terminé, et Thérèse
remit à Laurent, de la part de son ami, une jolie somme que le jeune homme
lui promit de mettre en réserve pour le cas de maladie ou de dépense
obligatoire imprévue.
Laurent s'était lié avec Palmer en faisant son portrait. Il l'avait trouvé
ce qu'il était: droit, juste, généreux, intelligent et instruit. Palmer
était un riche bourgeois dont la fortune patrimoniale provenait du
commerce. Il avait fait le trafic lui-même et les voyages au long cours
dans sa jeunesse. A trente ans, il avait eu le grand sens de se trouver
assez riche et de vouloir vivre pour lui-même. Il ne voyageait donc plus
que pour son plaisir, et, après avoir vu, disait-il, beaucoup de choses
curieuses et de pays extraordinaires, il se plaisait à la vue des belles
choses et à l'étude des pays véritablement intéressants par leur
civilisation.
Sans être très-éclairé dans les arts, il y portait un sentiment assez sûr,
et en toutes choses il avait des notions saines comme ses instincts. Son
langage en français se ressentait de sa timidité, au point d'être presque
inintelligible et risiblement incorrect au début d'un dialogue; mais,
lorsqu'il se sentait à l'aise, on reconnaissait qu'il savait la langue, et
qu'il ne lui manquait qu'une plus longue pratique ou plus de confiance
pour la parler très-bien.
Laurent avait étudié cet homme avec beaucoup de trouble et de curiosité au
commencement. Lorsqu'il lui fut démontré jusqu'à l'évidence qu'il n'était
pas l'amant de mademoiselle Jacques, il l'apprécia et se prit pour lui
d'une sorte d'amitié qui ressemblait de loin, il est vrai, à celle qu'il
éprouvait pour Thérèse. Palmer était un philosophe tolérant, assez rigide
pour lui-même et très-charitable pour les autres. Par les idées sinon par
le caractère, il ressemblait à Thérèse, et se trouvait presque toujours
d'accord avec elle sur tous les points. Par moments encore, Laurent se
sentait jaloux de ce qu'il appelait musicalement leur imperturbable
_unisson_, et, comme ce n'était plus qu'une jalousie intellectuelle, il
n'osait s'en plaindre à Thérèse.
--Votre définition ne vaut rien, disait-elle. Palmer est trop calme et
trop parfait pour moi. J'ai un peu plus de feu, et je chante un peu plus
haut que lui. Je suis, relativement à lui, la note élevée de la tierce
majeure.
--Alors, moi, je ne suis qu'une fausse note, reprenait Laurent.
--Non, disait Thérèse, avec vous je me modifie et descends à former la
tierce mineure.
--C'est qu'alors avec moi vous baissez d'un demi-ton?
--Et je me trouve d'un demi-intervalle plus rapprochée de vous que de
Palmer.
III
Un jour, à la demande de Palmer, Laurent se rendit à l'hôtel Meurice, où
demeurait celui-ci, pour s'assurer que le portrait était convenablement
encadré et emballé. On posa le couvercle devant eux, et Palmer y écrivit
lui-même avec un pinceau le nom et l'adresse de sa mère; puis, au moment
où les commissionnaires enlevaient la caisse pour la faire partir, Palmer
serra la main de l'artiste en lui disant:
--Je vous dois un grand plaisir que va avoir ma bonne mère, et je vous
remercie encore. A présent, voulez-vous me permettre de causer avec vous?
J'ai quelque chose à vous dire.
Ils passèrent dans un salon où Laurent vit plusieurs malles.
--Je pars demain pour l'Italie, lui dit l'Américain en lui offrant
d'excellents cigares et une bougie, bien qu'il ne fumât pas lui-même, et
je ne veux pas vous quitter sans vous entretenir d'une chose délicate,
tellement délicate, que, si vous m'interrompez, je ne saurai plus trouver
les mots convenables pour la dire en français.
--Je vous jure d'être muet comme la tombe, dit en souriant Laurent, étonné
et assez inquiet de ce préambule.
Palmer reprit:
--Vous aimez mademoiselle Jacques, et je crois qu'elle vous aime.
Peut-être êtes-vous son amant; si vous ne l'êtes pas, il est certain pour
moi que vous le deviendrez. Oh! vous m'avez promis de ne rien dire. Ne
dites rien, je ne vous demande rien. Je vous crois digne de l'honneur que
je vous attribue; mais je crains que vous ne connaissiez pas assez Thérèse,
et que vous ne sachiez pas assez que, si votre amour est une gloire pour
elle, le sien en est une égale pour vous. Je crains cela à cause des
questions que vous m'avez faites sur elle, et de certains propos que l'on
a tenus, devant nous deux, sur son compte, et dont je vous ai vu plus ému
que moi. C'est la preuve que vous ne savez rien; moi qui sais tout, je
veux tout vous dire, afin que votre attachement pour mademoiselle Jacques
soit fondé sur l'estime et le respect qu'elle mérite.
--Attendez, Palmer! s'écria Laurent, qui grillait d'entendre, mais qui fut
pris d'un généreux scrupule. Est-ce avec la permission ou par l'ordre de
mademoiselle Jacques que vous allez me raconter sa vie?
--Ni l'un ni l'autre, répondit Palmer. Jamais Thérèse ne vous racontera sa
vie.
--Alors taisez-vous! Je ne veux savoir que ce qu'elle voudra que je sache.
--Bien, très-bien! répondit Palmer en lui serrant la main; mais si ce que
j'ai à vous dire la justifie de tout soupçon?...
--Pourquoi le cache-t-elle, alors?
--Par générosité pour les autres.
--Eh bien, parlez, dit Laurent, qui n'y pouvait plus tenir.
--Je ne nommerai personne, reprit Palmer. Je vous dirai seulement que,
dans une grande ville de France, il y avait un riche banquier qui séduisit
une charmante fille, institutrice de sa propre fille. Il en eut une
bâtarde, qui naquit, il y vingt-huit ans, le jour de Saint-Jacques au
calendrier, et qui, inscrite à la municipalité comme née de parents
inconnus, reçut pour tout nom de famille le nom de Jacques. Cette enfant,
c'est Thérèse.
«L'institutrice fut dotée par le banquier et mariée cinq ans plus tard
avec un de ses employés, honnête homme qui ne se doutait de rien, toute
l'affaire ayant été tenue fort secrète. L'enfant était élevée à la
campagne. Son père s'était chargé d'elle. Elle fut mise ensuite dans un
couvent, où elle reçut une très-belle éducation, et fut traitée avec
beaucoup de soin et d'amour. Sa mère la voyait assidûment dans les
premières années; mais, quand elle fut mariée, le mari eut des soupçons,
et, donnant la démission de son emploi chez le banquier, il emmena sa
femme en Belgique, où il se créa des occupations, et fit fortune. La
pauvre mère dut étouffer ses larmes et obéir.
«Cette femme vit toujours très-loin de sa fille: elle a d'autres enfants,
elle a eu une conduite irréprochable depuis son mariage; mais elle n'a
jamais été heureuse. Son mari, qui l'aime, la tient en chartre privée; et
n'a pas cessé d'en être jaloux; ce qui pour elle est un châtiment mérité
de sa faute et de son mensonge.
«Il semblerait que l'âge eût dû amener la confession de l'une et le pardon
de l'autre. Il en eût été ainsi dans un roman; mais il n'y a rien de moins
logique que la vie réelle, et ce ménage est troublé comme au premier jour,
le mari amoureux, inquiet et rude, la femme repentante, mais muette et
opprimée.
«Dans les circonstances difficiles où s'est trouvée Thérèse, elle n'a donc
pu avoir ni l'appui, ni les conseils, ni les secours, ni les consolations
de sa mère. Pourtant celle-ci l'aime d'autant plus qu'elle est forcée de
la voir en secret, à la dérobée, quand elle réussit à venir passer seule
un ou deux jours à Paris, comme cela lui est arrivé dernièrement. Encore
n'est-ce que depuis quelques années qu'elle a pu inventer je ne sais quels
prétextes et obtenir ces rares permissions. Thérèse adore sa mère, et
n'avouera jamais rien qui puisse la compromettre. Voilà pourquoi vous ne
lui entendez jamais souffrir un mot de blâme sur la conduite des autres
femmes. Vous avez pu croire qu'elle réclamait ainsi tacitement
l'indulgence pour elle-même. Il n'en est rien. Thérèse n'a rien à se faire
pardonner; mais elle pardonne tout à sa mère: ceci est l'histoire de leurs
relations.
«A présent, j'ai à vous raconter celle de la comtesse de... _trois
étoiles_. C'est ainsi, je crois, que vous dites en français quand vous ne
voulez pas nommer les gens. Cette comtesse, qui ne porta ni son titre, ni
le nom de son mari, c'est encore Thérèse.
--Elle est donc mariée? elle n'est pas veuve?
--Patience! elle est mariée, et elle ne l'est pas. Vous allez voir.
«Thérèse avait quinze ans quand son père le banquier se trouva veuf et
libre; car ses enfants légitimes étaient tous établis. C'était un
excellent homme, et, malgré la faute que je vous ai racontée et que je
n'excuse pas, il était impossible de ne pas l'aimer, tant il avait
d'esprit et de générosité. J'ai été très-lié avec lui. Il m'avait confié
l'histoire de la naissance de Thérèse, et il me mena à divers intervalles,
en visite avec lui, au couvent où il l'avait mise. Elle était belle,
instruite, aimable, sensible. Il eût souhaité, je crois, que je prisse la
résolution de la lui demander en mariage; mais je n'avais pas le coeur
libre à cette époque; autrement... Mais je ne pouvais y songer.
«Il me demanda alors des renseignements sur un jeune Portugais noble qui
venait chez lui, qui avait de grandes propriétés à La Havane et qui était
très-beau. J'avais rencontré ce Portugais à Paris, mais je ne le
connaissais réellement pas, et je m'abstins de toute opinion sur son
compte. Il était fort séduisant; mais, pour ma part, je ne me serais
jamais fié à sa figure; c'était ce comte de *** avec qui Thérèse fut
mariée un an plus tard.
«Je dus aller en Russie; quand je revins, le banquier était mort
d'apoplexie foudroyante, et Thérèse était mariée, mariée avec cet inconnu,
ce fou, je ne veux pas dire cet infâme, puisqu'il a pu être aimé d'elle,
même après la découverte qu'elle fit de son crime: cet homme était déjà
marié aux colonies, lorsqu'il eut l'audace inouïe de demander et d'épouser
Thérèse.
«Ne me demandez pas comment le père de Thérèse, homme d'esprit et
d'expérience, avait pu se laisser duper ainsi. Je vous répéterais ce que
ma propre expérience m'a trop appris, à savoir que, dans ce monde, tout ce
qui arrive est la moitié du temps le contraire de ce qui semblait devoir
arriver.
«Le banquier avait, dans les derniers temps de sa vie, fait encore
d'autres étourderies qui donneraient à penser que sa lucidité était déjà
compromise. Il avait fait un legs à Thérèse au lieu de lui donner une dot
de la main à la main. Ce legs se trouva nul devant les héritiers légitimes,
et Thérèse, qui adorait son père, n'eût pas voulu plaider même avec des
chances de succès. Elle se trouva donc ruinée précisément au moment où
elle devenait mère, et, dans ce même temps, elle vit arriver chez elle une
femme exaspérée qui réclamait ses droits et voulait faire un éclat;
c'était la première, la seule légitime femme de son mari.
«Thérèse eut un courage peu ordinaire: elle calma cette malheureuse et
obtint d'elle qu'elle ne ferait aucun procès; elle obtint du comte qu'il
reprendrait sa femme et partirait avec elle pour La Havane. A cause de la
naissance de Thérèse et du secret dont son père avait voulu environner les
témoignages de sa tendresse, son mariage avait eu lieu à huis clos, à
l'étranger, et c'est aussi à l'étranger que le jeune couple avait vécu
depuis ce temps. Cette vie même avait été fort mystérieuse. Le comte,
craignant à coup sûr d'être démasqué s'il reparaissait dans le monde,
faisait croire à Thérèse qu'il avait la passion de la solitude avec elle,
et la jeune femme confiante, éprise et romanesque, trouvait tout naturel
que son mari voyageât avec elle sous un faux nom pour se dispenser de voir
des indifférents.
«Lorsque Thérèse découvrit l'horreur de sa situation, il n'était donc pas
impossible que tout fût enseveli dans le silence. Elle consulta un légiste
discret, et, ayant bien acquis la certitude que son mariage était nul,
mais qu'il fallait pourtant un jugement pour le rompre, si elle voulait
jamais user de sa liberté, elle prit à l'instant même un parti irrévocable,
celui de n'être ni libre ni mariée, plutôt que de souiller le père de son
enfant par un scandale et une condamnation infamante. L'enfant devenait de
toute façon un bâtard; mais mieux valait qu'il n'eût pas de nom et qu'il
ignorât à jamais sa naissance que d'avoir à réclamer un nom taré en
déshonorant son père.
«Thérèse aimait encore ce malheureux! elle me l'a avoué, et lui-même, il
l'aimait d'une diabolique passion. Il y eut des luttes déchirantes, des
scènes sans nom, où Thérèse se débattit avec une énergie au-dessus de son
âge, je ne veux pas dire de son sexe; une femme, quand elle est héroïque,
ne l'est pas à demi.
«Enfin elle l'emporta; elle garda son enfant, chassa de ses bras le
coupable et le vit partir avec sa rivale, qui, bien que dévorée de
jalousie, fut vaincue par sa magnanimité jusqu'à lui baiser les pieds en
la quittant.
«Thérèse changea de pays et de nom, se fit passer pour veuve, résolue à se
faire oublier du peu de personnes qui l'avaient connue, et se mit à vivre
pour son enfant avec un douloureux enthousiasme. Cet enfant lui était si
cher, qu'elle pensait pouvoir se consoler de tout avec lui; mais ce
dernier bonheur ne devait pas durer longtemps.
«Comme le comte avait de la fortune et qu'il n'avait pas d'enfant de sa
première femme, Thérèse avait dû accepter, à la prière même de celle-ci,
une pension raisonnable pour être en mesure d'élever convenablement son
fils; mais à peine le comte eut-il reconduit sa femme à La Havane, qu'il
l'abandonna de nouveau, s'échappa, revint en Europe et alla se jeter aux
pieds de Thérèse, la suppliant de fuir avec lui et avec son enfant à
l'autre extrémité du monde.
«Thérèse fut inexorable: elle avait réfléchi et prié. Son âme s'était
affermie, elle n'aimait plus le comte. Précisément à cause de son fils,
elle ne voulait pas qu'un tel homme devînt le maître de sa vie. Elle avait
perdu le droit d'être heureuse, mais non pas celui de se respecter
elle-même: elle le repoussa sans reproches, mais sans faiblesse. Le comte
la menaça de la laisser sans ressources: elle répondit qu'elle n'avait pas
peur de travailler pour vivre.
«Ce misérable fou s'avisa alors d'un moyen exécrable, soit pour mettre
Thérèse à sa discrétion, soit pour se venger de sa résistance. Il enleva
l'enfant et disparut. Thérèse courut après lui; mais il avait si bien pris
ses mesures, qu'elle fit fausse route et ne le rejoignit pas. C'est alors
que je la rencontrai en Angleterre; mourant de désespoir et de fatigue
dans une auberge, presque folle, et si dévastée par le malheur, que
j'hésitai à la reconnaître.
«J'obtins d'elle qu'elle se reposerait et me laisserait agir. Mes
recherches eurent un succès déplorable. Le comte était repassé en
Amérique. L'enfant y était mort de fatigue en arrivant.
«Quand il me fallut porter à cette malheureuse l'épouvantable nouvelle, je
fus épouvanté moi-même du calme qu'elle montra. On eût dit pendant huit
jours d'une morte qui marchait. Enfin elle pleura, et je vis qu'elle était
sauvée. J'étais forcé de la quitter; elle me dit qu'elle voulait se fixer
où elle était. J'étais inquiet de son dénûment; elle me trompa en me
disant que sa mère ne la laissait manquer de rien. J'ai su plus tard que
sa pauvre mère en eût été bien empêchée: elle ne disposait pas d'un
centime dans son ménage sans en rendre compte. D'ailleurs, elle ignorait
tous les malheurs de sa fille. Thérèse, qui lui écrivait en secret, les
lui avait cachés pour ne pas la désespérer.
«Thérèse vécut en Angleterre en donnant des leçons de français, de dessin
et de musique; car elle avait des talents, qu'elle eut le courage
d'exercer pour n'avoir à accepter la pitié de personne.
«Au bout d'un an, elle revint en France et se fixa à Paris, où elle
n'était jamais venue, et où personne ne la connaissait. Elle n'avait alors
que vingt ans, elle avait été mariée à seize. Elle n'était plus du tout
jolie, et il a fallu huit années de repos et de résignation pour lui
rendre sa santé et sa douce gaieté d'autrefois.
«Je ne l'ai revue pendant tout ce temps qu'à de rares intervalles, puisque
je voyage toujours; mais je l'ai toujours retrouvée digne et fière,
travaillant avec un courage invincible et cachant sa pauvreté sous un
miracle d'ordre et de propreté, ne se plaignant jamais ni de Dieu ni de
personne, ne voulant pas parler du passé, caressant quelquefois les
enfants en secret et les quittant dès qu'on la regarde, dans la crainte
sans doute qu'on ne la voie émue.
«Voilà trois ans que je ne l'avais vue, et, quand je suis venu vous
demander de faire mon portrait, je cherchais précisément son adresse, que
j'allais vous demander quand vous m'avez parlé d'elle. Arrivé la veille,
je ne savais pas encore qu'elle eût enfin du succès, de l'aisance et de la
célébrité. C'est en la retrouvant ainsi que j'ai compris que cette âme si
longtemps brisée pouvait encore vivre, aimer... souffrir ou être heureuse.
Tâchez qu'elle le soit, mon cher Laurent, elle l'a bien gagné! Et, si vous
n'êtes point sûr de ne pas la faire souffrir, brûlez-vous la cervelle ce
soir plutôt que de retourner chez elle. Voilà tout ce que j'avais à vous
dire.
--Attendez, dit Laurent très-ému: ce comte de *** est-il toujours vivant?
--Malheureusement, oui. Ces hommes qui font le désespoir des autres se
portent toujours bien et échappent à tous les dangers. Ils ne donnent même
jamais leur démission; car celui-ci a eu dernièrement la présomption de
m'envoyer pour Thérèse une lettre que je lui ai remise sous vos yeux, et
dont elle fait le cas que cela mérite.
Laurent avait songé à épouser Thérèse en écoutant le récit de M. Palmer.
Ce récit l'avait bouleversé. Les inflexions monotones, l'accent prononcé,
et quelques bizarres inversions de Palmer que nous avons jugé inutile de
reproduire, lui avaient donné, dans l'imagination vive de son auditeur, je
ne sais quoi d'étrange et de terrible comme la destinée de Thérèse. Cette
fille sans parents, cette mère sans enfant, cette femme sans mari,
n'était-elle pas vouée à un malheur exceptionnel? Quelles tristes notions
n'avait-elle pas dû garder de l'amour et de la vie! Le sphinx reparaissait
devant les yeux éblouis de Laurent. Thérèse dévoilée lui paraissait plus
mystérieuse que jamais: s'était-elle jamais consolée, ou pouvait-elle
l'être un seul instant?
Il embrassa Palmer avec effusion, lui jura qu'il aimait Thérèse, et que,
s'il parvenait jamais à être aimé d'elle, il se rappellerait à toutes les
heures de sa vie l'heure qui venait de s'écouler et le récit qu'il venait
d'entendre. Puis, lui ayant promis de ne pas faire semblant de savoir
l'histoire de mademoiselle Jacques, il rentra chez lui et
écrivit:
«Thérèse, ne croyez pas un mot de tout ce que je vous dis depuis deux
mois. Ne croyez pas non plus ce que je vous ai dit, quand vous avez eu
peur de me voir amoureux de vous. Je ne suis pas amoureux, ce n'est pas
cela: je vous aime éperdument. C'est absurde, c'est insensé, c'est
misérable; mais, moi qui croyais ne devoir et ne pouvoir jamais dire ou
écrire à une femme ce mot-là: _Je vous aime!_ je le trouve encore trop
froid et trop retenu aujourd'hui de moi à vous. Je ne peux plus vivre avec
ce secret qui m'étouffe, et que vous ne voulez pas deviner. J'ai voulu
cent fois vous quitter, m'en aller au bout du monde, vous oublier. Au bout
d'une heure, je suis à votre porte et bien souvent, la nuit, dévoré de
jalousie, et presque furieux contre moi-même, je demande à Dieu de me
délivrer de mon mal en faisant arriver cet amant inconnu auquel je ne
crois pas, et que vous avez inventé pour me dégoûter de songer à vous.
Montrez-moi cet homme dans vos bras, ou aimez-moi, Thérèse! Faute de cette
solution, je n'en vois qu'une troisième, c'est que je me tue pour en
finir... C'est lâche et stupide, cette menace banale et rebattue par tous
les amants désespérés; mais est-ce ma faute s'il y a des désespoirs qui
font jeter le même cri à tous ceux qui les subissent, et suis-je fou parce
que j'arrive à être un homme comme les autres?
«De quoi m'a servi tout ce que j'ai inventé pour m'en défendre et pour
rendre mon pauvre individu aussi inoffensif qu'il voulait être libre?
«Avez-vous quelque chose à me reprocher vis-à-vis de vous, Thérèse?
Suis-je un fat, un roué, moi qui ne me piquais que de m'abrutir pour vous
donner confiance dans mon amitié? Mais pourquoi voulez-vous que je meure
sans avoir aimé, vous qui seule pouvez me faire connaître l'amour, et qui
le savez bien? Vous avez dans l'âme un trésor, et vous souriez à côté d'un
malheureux qui meurt de faim et de soif. Vous lui jetez une petite pièce
de monnaie de temps en temps; cela s'appelle pour vous l'amitié; ce n'est
pas même de la pitié, car vous devez bien savoir que la goutte d'eau
augmente la soif.
«Et pourquoi ne m'aimez-vous pas? Vous avez peut-être aimé déjà quelqu'un
qui ne me valait pas. Je ne vaux pas grand'chose, c'est vrai, mais j'aime,
et n'est-ce pas tout?
«Vous n'y croirez pas, vous direz encore que je me trompe, comme l'autre
fois! Non, vous ne pourrez pas le dire, à moins de mentir à Dieu et à
vous-même. Vous voyez bien que mon tourment me maîtrise, et que j'arrive à
faire une déclaration ridicule, moi qui ne crains rien tant au monde que
d'être raillé par vous!
«Thérèse, ne me croyez pas corrompu. Vous savez bien que le fond de mon
âme n'a jamais été souillé, et que, de l'abîme où je m'étais jeté, j'ai
toujours, malgré moi, crié vers le ciel. Vous savez bien qu'auprès de vous
je suis chaste comme un petit enfant, et vous n'avez pas craint
quelquefois de prendre ma tête dans vos mains, comme si vous alliez
m'embrasser au front. Et vous disiez: «Mauvaise tête! tu mériterais d'être
brisée.» Et pourtant, au lieu de l'écraser comme la tête d'un serpent,
vous tâchiez d'y faire entrer le souffle pur et brûlant de votre esprit.
Eh bien, vous n'avez que trop réussi; et, à présent que vous avez allumé
le feu sur l'autel, vous vous détournez et vous me dites: «Confiez-en la
garde à une autre! Mariez-vous, aimez une belle jeune fille bien douce et
bien dévouée; ayez des enfants, de l'ambition pour eux, de l'ordre, du
bonheur domestique, que sais-je? tout, excepté moi!»
«Et moi, Thérèse, c'est vous que j'aime avec passion, et non pas moi-même.
Depuis que je vous connais, vous travaillez à me faire croire au bonheur
et à m'en donner le goût. Ce n'est pas votre faute si je ne suis pas
devenu égoïste, comme un enfant gâté. Eh bien, je vaux mieux que cela. Je
ne demande pas si votre amour serait pour moi le bonheur. Je sais
seulement qu'il serait la vie, et que, bonne ou mauvaise, c'est cette
vie-là ou la mort qu'il me faut.»
IV
Thérèse fut profondément affligée de cette lettre. Elle en fut frappée
comme d'un coup de foudre. Son amour ressemblait si peu à celui de Laurent,
qu'elle s'imaginait ne pas l'aimer d'amour, surtout en relisant les
expressions dont il se servait. Il n'y avait pas d'ivresse dans le coeur
de Thérèse, ou, s'il y en avait, elle y était entrée goutte à goutte, si
lentement, qu'elle ne s'en apercevait pas et se croyait aussi maîtresse
d'elle-même que le premier jour. Le mot de passion la révoltait.
--Des passions, à moi! se disait-elle. Il croit donc que je ne sais pas ce
que c'est, et que je veux retourner à ce breuvage empoisonné! Que lui
ai-je fait, moi qui lui ai donné tant de tendresse et de soins, pour qu'il
me propose, en guise de remercîment, le désespoir, la fièvre et la
mort?... Après tout, pensait-elle, ce n'est pas sa faute, à ce malheureux
esprit! Il ne sait ce qu'il veut, ni ce qu'il demande. Il cherche l'amour
comme la pierre philosophale, à laquelle on s'efforce d'autant plus de
croire qu'on ne peut la saisir. Il croit que je l'ai, et que je m'amuse à
la lui refuser! Dans tout ce qu'il pense, il y a toujours un peu de
délire. Comment le calmer et le détacher d'une fantaisie qui arrive à le
rendre malheureux?
«C'est ma faute, il a quelque raison de le dire. En voulant l'éloigner de
la débauche, je l'ai trop habitué à un attachement honnête; mais il est
homme et il trouve notre affection incomplète. Pourquoi m'a-t-il trompée?
pourquoi m'a-t-il fait croire qu'il était tranquille auprès de moi? Que
ferai-je, moi, pour réparer la niaiserie de mon inexpérience? Je n'ai pas
été assez de mon sexe dans le sens de la présomption. Je n'ai pas su
qu'une femme, si tiède et si lasse qu'elle soit de la vie, peut toujours
troubler la cervelle d'un homme. J'aurais dû me croire séduisante et
dangereuse comme il me l'avait dit une fois, et deviner qu'il ne se
démentait sur ce point que pour me tranquilliser. C'est donc un mal, ce ne
peut donc être un tort que de ne pas avoir les instincts de la
coquetterie?
Et puis Thérèse, fouillant dans ses souvenirs, se rappelait avoir eu ces
instincts de réserve et de méfiance pour se préserver des désirs d'autres
hommes qui ne lui plaisaient pas: avec Laurent, elle ne les avait pas eus,
parce qu'elle l'estimait dans son amitié pour elle, parce qu'elle ne
pouvait pas croire qu'il chercherait à la tromper, et aussi, il faut bien
le dire, parce qu'elle l'aimait plus que tout autre. Seule, dans son
atelier, elle allait et venait, en proie à un malaise douloureux, tantôt
regardant cette fatale lettre qu'elle avait posée sur une table comme n'en
sachant que faire, et ne se décidant ni à la rouvrir ni à la détruire,
tantôt regardant son travail interrompu sur le chevalet. Elle travaillait
justement avec entrain et plaisir au moment où on lui avait apporté cette
lettre, c'est-à-dire ce doute, ce trouble, ces étonnements et ces
craintes. C'était comme un mirage qui faisait revenir sur son horizon nu
et paisible tous les spectres de ses anciens malheurs. Chaque mot écrit
sur ce papier était comme un chant de mort déjà entendu dans le passé,
comme une prophétie de malheurs nouveaux.
Elle essaya de se rasséréner en se remettant à peindre. C'était pour elle
le grand remède à toutes les petites agitations de la vie extérieure: mais
il fut impuissant ce jour-là: l'effroi que cette passion lui inspirait
l'atteignait dans le sanctuaire le plus pur et le plus intime de sa vie
présente.
--Deux bonheurs troublés ou détruits, se dit-elle en jetant son pinceau et
en regardant la lettre: le travail et l'amitié.
Elle passa le reste de la journée sans rien résoudre. Elle ne voyait qu'un
point net dans son esprit, la résolution de dire non; mais elle voulait
que ce fût non, et ne tenait pas à le signifier au plus vite avec cette
rudesse ombrageuse des femmes qui craignent de succomber, si elles ne se
hâtent de barricader la porte. La manière de dire ce _non_ sans appel, qui
ne devait laisser aucune espérance, et qui pourtant ne devait pas mettre
un fer rouge sur le doux souvenir de l'amitié, était pour elle un problème
difficile et amer. Ce souvenir-là, c'était son propre amour; quand on a un
mort chéri à ensevelir, on ne se décide pas sans douleur à lui jeter un
drap blanc sur la face, et à le pousser dans la fosse commune. On voudrait
l'embaumer dans une tombe choisie que l'on regarderait de temps en temps,
en priant pour l'âme de celui qu'elle renferme.
Elle arriva à la nuit sans avoir trouvé d'expédient pour se refuser sans
trop faire souffrir. Catherine, qui la vit mal dîner, lui demanda avec
inquiétude si elle était malade.
--Non, répondit-elle, je suis préoccupée.
--Ah! vous travaillez trop, reprit la bonne vieille, vous ne pensez pas à
vivre.
Thérèse leva un doigt; c'était un geste que Catherine connaissait et qui
voulait dire: «Ne parle pas de cela.»
L'heure où Thérèse recevait le petit nombre de ses amis n'était, depuis
quelque temps, mise à profit que par Laurent. Bien que la porte restât
ouverte à qui voulait venir, il venait seul, soit que les autres fussent
absents (c'était la saison d'aller ou de rester à la campagne), soit
qu'ils eussent senti chez Thérèse une certaine préoccupation, un désir
involontaire et mal déguisé de causer exclusivement avec M. de Fauvel.