C'était à huit heures que Laurent arrivait, et Thérèse regarda la pendule
en se disant:
--Je n'ai pas répondu; aujourd'hui, il ne viendra pas.
Il se fit dans son coeur un vide affreux, quand elle ajouta;
--Il ne faut pas qu'il revienne jamais.
Comment passer cette éternelle soirée qu'elle avait l'habitude d'employer
à causer avec son jeune ami, tout en faisant de légers croquis ou quelque
ouvrage de femme pendant qu'il fumait, nonchalamment étendu sur les
coussins du divan? Elle songea à se soustraire à l'ennui en allant trouver
une amie qu'elle avait au faubourg Saint-Germain, et avec qui elle allait
quelquefois au spectacle; mais cette personne se couchait de bonne heure,
et il serait trop tard quand Thérèse arriverait. La course était si longue
et les fiacres allaient si lentement dans ce temps-là! D'ailleurs, il
fallait s'habiller, et Thérèse, qui vivait en pantoufles, comme les
artistes qui travaillent avec ardeur et ne souffrent rien qui les gêne,
était paresseuse à se mettre en tenue de visite. Mettre un châle et un
voile, envoyer chercher un remise et se faire promener au pas dans les
allées désertes du bois de Boulogne? Thérèse s'était promenée ainsi
quelquefois avec Laurent, lorsque la soirée étouffante leur donnait le
besoin de chercher un peu de fraîcheur sous les arbres. C'étaient des
promenades qui l'eussent beaucoup compromise avec tout autre; mais Laurent
lui gardait religieusement le secret de sa confiance; et ils se plaisaient
tous deux à l'excentricité de ces mystérieux tête-à-tête qui ne cachaient
aucun mystère. Elle se les rappela comme s'ils étaient déjà loin et se dit
en soupirant, à l'idée qu'ils ne reviendraient plus:
--C'était le bon temps! Tout cela ne pourrait recommencer pour lui qui
souffre, et pour moi qui ne l'ignore plus.
A neuf heures, elle essaya enfin de répondre à Laurent, lorsqu'un coup de
sonnette la fit tressaillir. C'était lui! Elle se leva pour dire à
Catherine de répondre qu'elle était sortie. Catherine entra: ce n'était
qu'une lettre de lui. Thérèse regretta involontairement que ce ne fût pas
lui-même.
Il n'y avait dans la lettre que ce peu de mots:
«Adieu, Thérèse, vous ne m'aimez pas, et, moi, je vous aime comme un
enfant!»
Ces deux lignes firent trembler Thérèse de la tête aux pieds. La seule
passion qu'elle n'eût jamais travaillé à éteindre dans son coeur, c'était
l'amour maternel. Cette plaie-là, bien que fermée en apparence, était
toujours saignante comme l'amour inassouvi.
--Comme un enfant; répétait-elle en serrant la lettre dans ses mains
agitées de je ne sais quel frisson. Il m'aime comme un enfant! Qu'est-ce
qu'il dit là, mon Dieu! sait-il le mal qu'il me fait? _Adieu!_ Mon fils
savait déjà dire _adieu!_ mais il ne me l'a pas crié quand on l'a emporté.
Je l'aurais entendu! et je ne l'entendrai jamais plus.
Thérèse était surexcitée, et, son émotion s'emparant du plus douloureux
des prétextes, elle fondit en larmes.
--Vous m'avez appelée? lui dit Catherine en rentrant. Mais, mon Dieu!
qu'est-ce que vous avez donc? Vous voilà dans les pleurs comme
autrefois!
--Rien, rien, laisse-moi, répondit Thérèse. Si quelqu'un vient pour me
voir, tu diras que je suis au spectacle. Je veux être seule. Je suis
malade.
Catherine sortit, mais par le jardin. Elle avait vu Laurent marcher à pas
furtifs le long de la haie.
--Ne boudez pas comme cela, lui dit-elle. Je ne sais pas pourquoi ma
maîtresse pleure; mais ça doit être votre faute, vous lui faites des
peines. Elle ne veut pas vous voir. Venez lui demander pardon!
Catherine, malgré tout son respect et son dévouement pour Thérèse, était
persuadée que Laurent était son amant.
--Elle pleure? s'écria-t-il. Oh! mon Dieu! pourquoi pleure-t-elle?
Et il traversa d'un bond le petit jardin pour aller tomber aux pieds de
Thérèse, qui sanglotait dans le salon, la tête dans ses mains.
Laurent eût été transporté de joie de la voir ainsi s'il eût été le roué
que parfois il voulait paraître; mais le fond de son coeur était
admirablement bon, et Thérèse avait sur lui l'influence secrète de le
ramener à sa véritable nature. Les larmes dont elle était baignée lui
firent donc une peine réelle et profonde. Il la supplia à genoux d'oublier
encore cette folie de sa part et d'apaiser la crise par sa douceur et sa
raison.
--Je ne veux que ce que vous voudrez, lui dit-il, et, puisque vous pleurez
notre amitié défunte, je jure de la faire revivre plutôt que de vous
causer un chagrin nouveau. Mais, tenez, ma douce et bonne Thérèse, ma
soeur chérie, agissons franchement, car je ne me sens plus la force de
vous tromper! ayez, vous, le courage d'accepter mon amour comme une triste
découverte que vous avez faite, et comme un mal dont vous voulez bien me
guérir par la patience et la pitié. J'y ferai tous mes efforts, je vous en
fais le serment! Je ne vous demanderai pas seulement un baiser, et je
crois qu'il ne m'en coûtera pas tant que vous pourriez le craindre, car je
ne sais pas encore si mes sens sont en jeu dans tout ceci. Non, en vérité,
je ne le crois pas. Comment cela pourrait-il être après la vie que j'ai
menée et que je suis libre de mener encore? C'est une soif de l'âme que
j'éprouve; pourquoi vous effrayerait-elle? Donnez-moi peu de votre coeur
et prenez tout le mien. Acceptez d'être aimée de moi, et ne me dites plus
que c'est pour vous un outrage, car mon désespoir, c'est de voir que vous
me méprisez trop pour me permettre que, même en rêve, j'aspire à vous...
Cela me rabaisse tant à mes propres yeux, que cela me donne envie de tuer
ce malheureux qui vous répugne moralement. Relevez-moi plutôt du bourbier
où j'étais tombé, en me disant d'expier ma mauvaise vie et de devenir
digne de vous. Oui, laissez-moi une espérance! si faible qu'elle soit,
elle fera de moi un autre homme. Vous verrez, vous verrez, Thérèse! La
seule idée de travailler pour vous paraître meilleur me donne déjà de la
force, je le sens; ne me l'ôtez pas. Que vais-je devenir si vous me
repoussez? Je vais redescendre tous les degrés que j'ai montés depuis que
je vous connais. Tout le fruit de notre sainte amitié sera perdu pour moi.
Vous aurez essayé de guérir un malade, et vous aurez fait un mort! Et
vous-même alors, si grande et si bonne, serez-vous contente de votre
oeuvre, ne vous reprocherez-vous pas de ne l'avoir point menée à meilleure
fin? Soyez pour moi une soeur de charité qui ne se borne pas à panser un
blessé, mais qui s'efforce de réconcilier son âme avec le ciel. Voyons,
Thérèse, ne me retirez pas vos mains loyales, ne détournez pas votre tête,
si belle dans la douleur. Je ne quitterai pas vos genoux que vous ne
m'ayez, sinon permis, du moins pardonné de vous aimer!
Thérèse dut accepter cette effusion comme sérieuse, car Laurent était de
bonne foi. Le repousser avec défiance eût été un aveu de la tendresse trop
vive qu'elle avait pour lui; une femme qui montre de la peur est déjà
vaincue. Aussi se montra-t-elle brave, et peut-être le fut-elle
sincèrement, car elle se croyait encore assez forte. Et, d'ailleurs, elle
n'était pas mal inspirée par sa faiblesse même. Rompre en ce moment, c'eût
été provoquer de terribles émotions qu'il valait mieux apaiser, sauf à
détendre doucement le lien avec adresse et prudence. Ce pouvait être
l'affaire de quelques jours. Laurent était si mobile et passait si
brusquement d'un extrême à l'autre!
Ils se calmèrent donc tous les deux, s'aidant l'un l'autre à oublier
l'orage, et même s'efforçant d'en rire, afin de se rassurer mutuellement
sur l'avenir; mais, quoi qu'ils fissent, leur situation était
essentiellement modifiée, et l'intimité avait fait un pas de géant. La
crainte de se perdre les avait rapprochés, et, tout en se jurant que rien
n'était changé entre eux quant à l'amitié, il y avait dans toutes leurs
paroles et dans toutes leurs idées une langueur de l'âme, une sorte de
fatigue attendrie qui était déjà l'abandon de l'amour!
Catherine, en apportant le thé, acheva de les remettre ensemble, comme
elle disait, par ses naïves et maternelles préoccupations.
--Vous feriez mieux, dit-elle, à Thérèse, de manger une aile de poulet que
de vous creuser l'estomac avec ce thé!--Savez-vous, dit-elle à Laurent en
lui montrant sa maîtresse, qu'elle n'a pas touché à son
dîner?
--Eh bien, vite qu'elle soupe! s'écria Laurent. Ne dites pas non, Thérèse,
il le faut! Qu'est-ce que je deviendrais donc, moi, si vous tombiez
malade?
Et, comme Thérèse refusait de manger, car elle n'avait réellement pas faim,
il prétendit, sur un signe de Catherine, qui le poussait à insister,
avoir faim lui-même, et cela était vrai, car il avait oublié de dîner. Dès
lors Thérèse se fit un plaisir de lui donner à souper, et ils mangèrent
ensemble pour la première fois; ce qui, dans la vie solitaire et modeste
de Thérèse, n'était pas un fait insignifiant. Manger tête à tête surtout
est une grande source d'intimité. C'est la satisfaction en commun d'un
besoin de l'être matériel, et, quand on y cherche un sens plus élevé,
c'est une communion comme le mot l'indique.
Laurent, dont les idées prenaient volontiers un tour poétique au milieu
même de la plaisanterie, se compara en riant à l'enfant prodigue, pour qui
Catherine s'empressait du tuer le veau gras. Ce veau gras, qui se
présentait sous la forme d'un mince poulet, prêta naturellement à la
gaieté des deux amis. C'était si peu pour l'appétit du jeune homme, que
Thérèse s'en tourmenta. Le quartier n'offrait guère de ressources, et
Laurent ne voulut pas que la vieille Catherine s'en mît en peine. On
déterra au fond d'une armoire un énorme pot de gelée de goyaves. C'était
un présent de Palmer que Thérèse n'avait pas songé à entamer, et que
Laurent entama profondément, tout en parlant avec effusion de cet
excellent Dick, dont il avait eu la sottise d'être jaloux, et que
désormais il aimait de tout son coeur.
--Vous voyez, Thérèse, dit-il, comme le chagrin rend injuste! Croyez-moi,
il faut gâter les enfants. Il n'y a de bons que ceux qui sont traités par
la douceur. Donnez-moi donc beaucoup de goyaves, et toujours! La rigueur
n'est pas seulement un fiel amer, c'est un poison mortel!
Quand vint le thé, Laurent s'aperçut qu'il avait dévoré en égoïste, et que
Thérèse, en faisant semblant de manger, n'avait rien mangé du tout. Il se
reprocha son inattention et s'en confessa; puis, renvoyant Catherine, il
voulut lui-même faire le thé et servir Thérèse. C'était la première fois
de sa vie qu'il se faisait le serviteur de quelqu'un, et il y trouva un
plaisir délicat dont il éprouva naïvement la surprise.
--A présent, dit-il à Thérèse en lui présentant sa tasse à genoux, je
comprends qu'on puisse être domestique et aimer son état. Il ne s'agit que
d'aimer son maître.
De la part de certaines gens, les moindres attentions ont un prix extrême.
Laurent avait dans les manières, et même dans l'attitude du corps, une
certaine roideur dont il ne se départait même pas avec les femmes du
monde. Il les servait avec la froideur cérémonieuse de l'étiquette. Avec
Thérèse, qui faisait les honneurs de son petit intérieur en bonne femme et
en artiste enjouée, il avait toujours été prévenu et choyé sans avoir à
rendre la pareille. Il y eût eu manque de goût et de savoir-vivre à se
faire l'homme de la maison. Tout à coup, à la suite de ces pleurs et de
ces effusions mutuelles, Laurent, sans qu'il s'en rendît compte, se
trouvait investi d'un droit qui ne lui appartenait pas, mais dont il
s'emparait d'inspiration, sans que Thérèse, surprise et attendrie, pût s'y
opposer. Il semblait qu'il fût chez lui, et qu'il eût conquis le privilége
de soigner la dame du logis, en bon frère ou en vieux ami. Et Thérèse,
sans songer au danger de cette prise de possession, le regardait faire
avec de grands yeux étonnés, se demandant si jusque-là elle ne s'était pas
radicalement trompée en prenant cet enfant tendre et dévoué pour un homme
hautain et sombre.
Cependant Thérèse réfléchit durant la nuit; mais, le lendemain matin,
Laurent qui, sans rien préméditer, ne voulait pas la laisser respirer, car
il ne respirait plus lui-même, lui envoya des fleurs magnifiques, des
friandises exotiques et un billet si tendre, si doux et si respectueux,
qu'elle ne put se défendre d'en être touchée. Il se disait le plus heureux
des hommes, il ne désirait rien de plus que son pardon, et, du moment
qu'il l'avait obtenu, il était le roi du monde. Il acceptait toutes les
privations, toutes les rigueurs, pourvu qu'il ne fût pas privé de voir et
d'entendre son amie. Cela seul était au-dessus de ses forces; tout le
reste n'était rien. Il savait bien que Thérèse ne pouvait pas avoir
d'amour pour lui, ce qui ne l'empêchait pas, dix lignes plus bas, de dire:
«Notre saint amour n'est-il pas indissoluble?»
Et ainsi disant le pour et le contre, le vrai et le faux cent fois le jour,
avec une candeur dont, à coup sûr, il était dupe lui-même, entourant
Thérèse de soins exquis, travaillant de tout son coeur à lui donner
confiance dans la chasteté de leurs relations, et à chaque instant lui
parlant avec exaltation de son culte pour elle, puis cherchant à la
distraire quand il la voyait inquiète, à l'égayer quand il la voyait
triste, à l'attendrir sur lui-même quand il la voyait sévère, il l'amena
insensiblement à n'avoir pas d'autre volonté et d'autre existence que les
siennes.
Rien n'est périlleux comme ces intimités où l'on s'est promis de ne pas
s'attaquer mutuellement, quand l'un des deux n'inspire pas à l'autre une
secrète répulsion physique. Les artistes, en raison de leur vie
indépendante et de leurs occupations, qui les obligent souvent
d'abandonner le convenu social, sont plus exposés à ces dangers que ceux
qui vivent dans le réglé et dans le positif. On doit donc leur pardonner
des entraînements plus soudains et des impressions plus fiévreuses.
L'opinion sent qu'elle le doit, car elle est généralement plus indulgente
pour ceux qui errent forcément dans la tempête que pour ceux que berce un
calme plat. Et puis le monde exige des artistes le feu de l'inspiration,
et il faut bien que ce feu qui déborde pour les plaisirs et les
enthousiasmes du public arrive à les consumer eux-mêmes. On les plaint
alors, et le bon bourgeois, qui, en apprenant leurs désastres et leurs
catastrophes, rentre le soir dans le sein de sa famille, dit à sa brave et
douce compagne:
--Tu sais, cette pauvre fille qui chantait si bien, elle est morte de
chagrin. Et ce fameux poète qui disait de si belles choses, il s'est
suicidé. C'est grand dommage, ma femme... Tous ces gens-là finissent mal.
C'est nous, les simples, qui sommes les gens heureux...
Et le bon bourgeois a raison.
Thérèse avait pourtant vécu longtemps, sinon en bonne bourgeoise, car pour
cela il faut une famille, et Dieu la lui avait refusée, du moins en
laborieuse ouvrière, travaillant dès le matin, et ne s'enivrant pas de
plaisir ou de langueur à la fin de sa journée. Elle avait de continuelles
aspirations à la vie domestique et réglée; elle aimait l'ordre, et, loin
d'afficher le mépris puéril que certains artistes prodiguaient à ce qu'ils
appelaient dans ce temps-là la gent épicière, elle regrettait amèrement de
n'avoir pas été mariée dans ce milieu médiocre et sûr, où, au lieu de
talent et de renommée, elle eût trouvé l'affection et la sécurité. Mais on
ne choisit pas son destin, puisque les fous et les ambitieux ne sont pas
les seuls imprudents que la destinée foudroie.
V
Thérèse n'eut pas de faiblesse pour Laurent dans le sens moqueur et
libertin que l'on attribue à ce mot en amour. Ce fut par un acte de sa
volonté, après des nuits de méditation douloureuse, qu'elle lui dit:
--Je veux ce que tu veux, parce que nous en sommes venus à ce point où la
faute à commettre est l'inévitable réparation d'une série de fautes
commises. J'ai été coupable envers toi, en n'ayant pas la prudence égoïste
de te fuir; il vaut mieux que je sois coupable envers moi-même, en restant
ta compagne et ta consolation, au prix de mon repos et de ma fierté...
Écoute, ajouta-t-elle en tenant sa main dans les siennes avec toute la
force dont elle était capable, ne me retire jamais cette main-là et,
quelque chose qui arrive, garde assez d'honneur et de courage pour ne pas
oublier qu'avant d'être ta maîtresse, j'ai été _ton ami_. Je me le suis
dit dès le premier jour de ta passion: nous nous aimions trop bien ainsi
pour ne pas nous aimer plus mal autrement; mais ce bonheur-là ne pouvait
pas durer pour moi, puisque tu ne le partages plus, et que, dans cette
liaison, mêlée pour toi de peines et de joies, la souffrance a pris le
dessus. Je te demande seulement, si tu viens à te lasser de mon amour
comme te voilà lassé de mon amitié, de te rappeler que ce n'est pas un
instant de délire qui m'a jetée dans tes bras, mais un élan de mon coeur
et un sentiment plus tendre et plus durable que l'ivresse de la volupté.
Je ne suis pas supérieure aux autres femmes, et je ne m'arroge pas le
droit de me croire invulnérable; mais je t'aime si ardemment et si
saintement, que je n'aurais jamais failli avec toi, si tu avais dû être
sauvé par ma force. Après avoir cru que cette force t'était bonne, qu'elle
t'apprenait à découvrir la tienne et à te purifier d'un mauvais passé, te
voilà persuadé du contraire, à tel point qu'aujourd'hui c'est le contraire,
en effet qui arrive: tu deviens amer, et il semble, si je résiste, que tu
sois prêt à me haïr et à retourner à la débauche, en blasphémant même
notre pauvre amitié. Eh bien, j'offre à Dieu pour toi le sacrifice de ma
vie. Si je dois souffrir de ton caractère ou de ton passé, soit. Je serai
assez payée si je te préserve du suicide que tu étais en train d'accomplir
quand je t'ai connu. Si je n'y parviens pas, du moins je l'aurai tenté, et
Dieu me pardonnera un dévouement inutile, lui qui sait combien il est
sincère!
Laurent fut admirable d'enthousiasme, de reconnaissance et de foi dans les
premiers jours de cette union. Il s'était élevé au-dessus de lui-même, il
avait des élans religieux, il bénissait sa chère maîtresse de lui avoir
fait connaître enfin l'amour vrai, chaste et noble, qu'il avait tant rêvé,
et dont il s'était cru à jamais déshérité par sa faute. Elle le retrempait,
disait-il, dans les eaux de son baptême, elle effaçait en lui jusqu'au
souvenir de ses mauvais jours. C'était une adoration, une extase, un
culte.
Thérèse y crut naïvement. Elle s'abandonna à la joie d'avoir donné toute
cette félicité et rendu toute cette grandeur à une âme d'élite. Elle
oublia toutes ses appréhensions et en sourit comme de rêves creux qu'elle
avait pris pour des raisons. Ils s'en moquèrent ensemble; ils se
reprochèrent de s'être méconnus et de ne s'être pas jetés au cou l'un de
l'autre dès le premier jour, tant ils étaient faits pour se comprendre, se
chérir et s'apprécier. Il ne fut plus question de prudence et de sermons.
Thérèse était rajeunie de dix ans. C'était un enfant plus enfant que
Laurent lui-même; elle ne savait quoi imaginer pour lui arranger une
existence où il ne sentirait pas le pli d'une feuille de rose.
Pauvre Thérèse! son ivresse ne dura pas huit jours entiers.
D'où vient cet effroyable châtiment infligé à ceux qui ont abusé des
forces de la jeunesse, et qui consiste à les rendre incapables de goûter
la douceur d'une vie harmonieuse et logique? Est-il bien criminel, le
jeune homme qui se trouve lancé sans frein dans le monde avec d'immenses
aspirations, et qui se croit capable d'éteindre tous les fantômes qui
passent, tous les enivrements qui l'appellent? Son péché est-il autre
chose que l'ignorance, et a-t-il pu apprendre dans son berceau que
l'exercice de la vie doit être un éternel combat contre soi-même? Il en
est vraiment qui sont à plaindre, et qu'il est difficile de condamner, à
qui ont peut-être manqué un guide, une mère prudente, un ami sérieux, une
première maîtresse sincère. Le vertige les a saisis dès leurs premiers pas;
la corruption s'est jetée sur eux comme sur une proie pour faire des
brutes de ceux qui avaient plus de sens que d'âme, pour faire des insensés
de ceux qui se débattaient, comme Laurent, entre la fange de la réalité et
l'idéal de leurs rêves.
Voilà ce que disait Thérèse pour continuer à aimer cette âme souffrante,
et pourquoi elle endura les blessures que nous allons raconter.
Le septième jour de leur bonheur fut irrévocablement le dernier. Ce
chiffre néfaste ne sortit jamais de la mémoire de Thérèse. Des
circonstances fortuites avaient concouru à prolonger cette éternité de
joies pendant toute une semaine; personne d'intime n'était venu voir
Thérèse, elle n'avait pas de travail trop pressé; Laurent promettait de se
remettre à l'ouvrage dès qu'il pourrait reprendre possession de son
atelier, envahi par des ouvriers à qui il en avait confié la réparation.
La chaleur était écrasante à Paris; il fit à Thérèse la proposition
d'aller passer quarante-huit heures à la campagne, dans les bois. C'était
le septième jour.
Ils partirent en bateau, et arrivèrent le soir dans un hôtel, d'où, après
le dîner, ils sortirent pour courir la forêt par un clair de lune
magnifique. Ils avaient loué des chevaux et un guide, lequel les ennuya
bientôt par son baragouin prétentieux. Ils avaient fait deux lieues et se
trouvaient au pied d'une masse de rochers que Laurent connaissait. Il
proposa de renvoyer les chevaux et le guide, et de revenir à pied, quand
même il serait un peu tard.
--Je ne sais pas pourquoi, lui dit Thérèse, nous ne passerions pas toute
la nuit dans la forêt: il n'y a ni loups ni voleurs. Restons ici tant que
tu voudras, et ne revenons jamais, si bon te semble.
Ils restèrent seuls, et c'est alors que se passa une scène bizarre,
presque fantastique, mais qu'il faut raconter telle qu'elle est arrivée.
Ils étaient montés sur le haut du rocher et s'étaient assis sur la mousse
épaisse desséchée par l'été. Laurent regardait le ciel splendide où la
lune effaçait la clarté des étoiles. Deux ou trois des plus grosses
brillaient seules au-dessus de l'horizon. Renversé sur le dos, Laurent les
contemplait.
--Je voudrais bien savoir, dit-il, le nom de celle qui est à peu près
au-dessus de ma tête; elle a l'air de me regarder.
--C'est Véga, répondit Thérèse.
--Tu sais donc le nom de toutes les étoiles, toi, savante?
--A peu près. Ce n'est pas difficile, et, en un quart d'heure, tu en
sauras autant que moi, quand tu voudras.
--Non, merci; j'aime mieux décidément ne pas savoir: j'aime mieux leur
donner des noms à ma fantaisie.
--Et tu as raison.
--J'aime mieux me promener au hasard dans ces lignes tracées là-haut et
faire des combinaisons de groupes à mon idée que de marcher dans le
caprice des autres. Après tout, peut-être ai-je tort, Thérèse! Tu aimes
les sentiers frayés, toi, n'est-ce pas?
--Ils sont meilleurs aux pauvres pieds. Je n'ai pas, comme toi, des bottes
de sept lieues!
--Moqueuse! tu sais bien que tu es plus forte et meilleure marcheuse que
moi!
--C'est tout simple, je n'ai pas d'ailes pour m'envoler.
--Avise-toi d'en avoir pour me laisser là! Mais ne parlons pas de nous
quitter: ce mot-là ferait pleuvoir!
--Eh! qui donc y songe? Ne le répète pas, ton affreux mot!
--Non, non! n'y songeons pas, n'y songeons pas! s'écria-t-il en se levant
brusquement.
--Qu'as-tu et où vas-tu? lui dit-elle.
--Je ne sais pas, répondit-il. Ah! si! à propos... Il y a par là un écho
extraordinaire, et, la dernière fois que j'y suis venu avec la petite...
tu ne tiens pas à savoir son nom, n'est-ce pas? j'ai pris grand plaisir à
l'entendre d'ici, pendant qu'elle chantait là-bas sur le tertre qui est
vis-à-vis de nous.
Thérèse ne répondit rien. Il s'aperçut que ce souvenir intempestif d'une
de ses mauvaises connaissances n'était pas délicat à jeter au milieu d'une
romantique veillée avec la reine de son coeur. Pourquoi cela lui était-il
revenu? comment le nom quelconque de la vierge folle lui était-il arrivé
au bord des lèvres? Il fut mortifié de cette maladresse; mais, au lieu de
s'en accuser naïvement et de la faire oublier par des torrents de tendres
paroles qu'il savait bien tirer de son âme quand la passion l'inspirait,
il n'en voulut pas avoir le démenti, et demanda à Thérèse si elle voulait
chanter pour lui.
--Je ne pourrais pas, lui répondit-elle avec douceur. Il y a longtemps que
je n'étais montée à cheval, je me sens un peu oppressée.
--Si ce n'est qu'un peu, faites un effort, Thérèse, cela me fera tant de
plaisir!
Thérèse était trop fière pour avoir du dépit, elle n'avait que du chagrin.
Elle détourna la tête et feignit de tousser.
--Allons, dit-il en riant, vous n'êtes qu'une faible femme! Et puis vous
ne croyez pas à mon écho, je vois cela. Je veux vous le faire entendre.
Restez ici. Je grimpe là-haut, moi. Vous n'avez pas peur, j'espère, de
rester seule cinq minutes?
--Non, répondit tristement Thérèse, je n'ai pas du tout peur.
Pour grimper sur l'autre rocher, il fallait descendre le petit ravin qui
le séparait de celui où ils étaient; mais ce ravin était plus creux qu'il
ne le paraissait. Quand Laurent, après en avoir descendu la moitié, vit le
chemin qui lui restait à faire, il s'arrêta, craignant de laisser Thérèse
seule si longtemps, et, criant vers elle, il lui demanda si elle ne
l'avait pas rappelé.
--Non, pas du tout! lui cria-t-elle à son tour, ne voulant pas contrarier
sa fantaisie.
Il est impossible d'expliquer ce qui se passa dans la tête de Laurent; il
prit ce _pas du tout_ pour une dureté, et se remit à descendre, mais moins
vite et en rêvant.
--Je l'ai blessée, dit-il, et la voilà qui me boude, comme du temps où
nous jouions au frère et à la soeur. Est-ce qu'elle va encore avoir de ces
humeurs-là, à présent qu'elle est ma maîtresse? Mais pourquoi l'ai-je
blessée? J'ai eu tort assurément, mais c'est sans le vouloir. Il est bien
impossible qu'il ne me revienne pas quelque bribe de mon passé dans la
mémoire. Sera-ce donc chaque fois un outrage pour elle et une
mortification pour moi? Que lui importe mon passé, puisqu'elle m'a accepté
comme cela? J'ai eu tort pourtant! oui, j'ai eu tort; mais ne lui
arrivera-t-il jamais à elle-même de me parler de ce drôle qu'elle a aimé
et dont elle s'est crue la femme? Malgré elle, Thérèse se souviendra
auprès de moi des jours qu'elle a vécu sans moi, et lui en ferai-je un
crime?
Laurent se répondit aussitôt à lui-même:
--Oh! mais oui, cela me serait insupportable! Donc, j'ai eu grand tort, et
j'aurais dû lui en demander pardon tout de suite.
Mais déjà il était arrivé à ce moment de fatigue morale où l'âme est
rassasiée d'enthousiasme, où l'être farouche et faible que nous sommes
tous plus ou moins a besoin de reprendre possession de lui-même.
--Encore s'accuser; encore promettre, encore persuader, encore
s'attendrir? Eh quoi! se dit-il, ne peut-elle être heureuse et confiante
huit jours entiers? C'est ma faute, je le veux bien; mais il y a encore
plus de la sienne à faire de si peu une si grosse affaire et à me gâter
cette belle nuit de poésie que je m'étais arrangée avec elle dans un des
plus beaux endroits du monde. J'y suis déjà venu avec des libertins et des
filles, c'est vrai; mais dans quel coin des environs de Paris l'aurais-je
conduite où je n'aurais pas retrouvé ces fâcheux souvenirs? A coup sûr,
ils ne m'enivrent guère, et il y a presque de la cruauté à me les
reprocher...
En répondant ainsi dans son coeur aux reproches que Thérèse lui adressait
probablement dans le sien, il arriva au fond de la vallée, où il se sentit
troublé et fatigué comme à la suite d'une querelle, et se jeta sur l'herbe
dans un mouvement de lassitude et de dépit. Il y avait sept jours entiers
qu'il ne s'était appartenu; il subissait le besoin de se reconquérir et de
se croire seul et indompté un instant.
De son côté Thérèse était navrée et effrayée en même temps. Pourquoi le
mot _se quitter_ avait-il été jeté par lui tout à coup comme un cri aigre
au milieu de cet air tranquille qu'ils respiraient ensemble? à quel
propos? en quoi l'avait-elle provoqué? Elle cherchait en vain. Laurent
lui-même n'eût pu le lui expliquer. Tout ce qui avait suivi était
grossièrement cruel, et combien il devait être irrité pour l'avoir dit,
cet homme d'une éducation exquise! Mais d'où lui venait cette colère?
portait-il en lui un serpent qui le mordait au coeur et lui arrachait des
paroles d'égarement et de malédiction?
Elle l'avait suivi des yeux sur la pente du rocher jusqu'à ce qu'il fût
entré dans l'ombre épaisse du ravin. Elle ne le voyait plus et s'étonnait
du temps qu'il lui fallait pour reparaître sur le versant de l'autre
monticule. Elle fut prise d'effroi, il pouvait être tombé dans quelque
précipice. Ses regards interrogeaient en vain la profondeur du terrain
herbu, hérissé de grosses roches sombres. Elle se levait pour essayer de
l'appeler, lorsqu'un cri d'inexprimable détresse monta jusqu'à elle, un
cri rauque, affreux, désespéré, qui lui fit dresser les cheveux sur la
tête.
Elle s'élança comme une flèche dans la direction de la voix. S'il y eût eu,
en effet, un abîme, elle s'y fût précipitée sans réflexion; mais ce
n'était qu'une pente rapide où elle glissa plusieurs fois sur la mousse et
déchira sa robe aux buissons. Rien ne l'arrêta; elle arriva, sans savoir
comment, auprès de Laurent, qu'elle trouva debout, hagard, agité d'un
tremblement convulsif.
--Ah! te voilà, lui dit-il en lui saisissant le bras. Tu as bien fait de
venir! j'y serais mort!
Et, comme don Juan après la réponse de la statue, il ajouta d'une voix
âpre et brusque: _Sortons d'ici!_
Il l'entraîna sur le chemin, marchant à l'aventure et ne pouvant rendre
compte de ce qui lui était arrivé.
Au bout d'un quart d'heure, il se calma enfin, et s'assit avec elle dans
une clairière. Ils ne savaient où ils étaient; le sol était semé de roches
plates qui ressemblaient à des tombes, et entre lesquelles poussaient au
hasard des genévriers qu'on eût pu prendre, la nuit, pour des
cyprès.
--Mon Dieu! dit tout à coup Laurent, nous sommes donc dans un cimetière?
Pourquoi m'amènes-tu ici?
--Ce n'est, répondit-elle, qu'un endroit inculte. Nous en avons traversé
beaucoup de pareils ce soir. S'il te déplaît, ne nous y arrêtons pas,
rentrons sous les grands arbres.
--Non, restons ici, reprit-il. Puisque le hasard ou la destinée me jette
dans ces idées de mort, autant vaut les braver et en épuiser l'horreur.
Cela a son charme comme toute autre chose, n'est-ce pas, Thérèse? Tout ce
qui ébranle fortement l'imagination est une jouissance plus ou moins âpre.
Quand une tête doit tomber sur l'échafaud, la foule va regarder, et c'est
tout naturel. Il n'y a pas que les émotions douces qui nous fassent vivre:
il nous en faut d'épouvantables pour nous faire sentir l'intensité de la
vie.
Il parla encore ainsi, comme au hasard, pendant quelques instants. Thérèse
n'osait l'interroger et s'efforçait de le distraire; elle voyait bien
qu'il venait d'avoir un accès de délire. Enfin il se remit assez pour
vouloir et pouvoir le raconter.
Il avait eu une hallucination. Couché sur l'herbe, dans le ravin, sa tête
s'était troublée. Il avait entendu l'écho chanter tout seul, et ce chant,
c'était un refrain obscène. Puis, comme il se relevait sur ses mains pour
se rendre compte du phénomène, il avait vu passer devant lui, sur la
bruyère, un homme qui courait, pâle, les vêtements déchirés, et les
cheveux au vent.
--Je l'ai si bien vu, dit-il, que j'ai eu le temps de raisonner et de me
dire que c'était un promeneur attardé, surpris et poursuivi par des
voleurs, et même j'ai cherché ma canne pour aller à son secours; mais la
canne s'était perdue dans l'herbe, et cet homme avançait toujours vers
moi. Quand il a été tout près, j'ai vu qu'il était ivre, et non pas
poursuivi. Il a passé en me jetant un regard hébété, hideux, et en me
faisant une laide grimace de haine et de mépris. Alors j'ai eu peur, et je
me suis jeté la face contre terre, car cet homme ... c'était moi!
«Oui, c'était mon spectre, Thérèse! Ne sois pas effrayée, ne me crois pas
fou, c'était une vision. Je l'ai bien compris en me retrouvant seul dans
l'obscurité. Je n'aurais pas pu distinguer les traits d'une figure humaine,
je n'avais vu celle-là que dans mon imagination; mais qu'elle était nette,
horrible, effrayante! C'était moi avec vingt ans de plus, des traits
creusés par la débauche ou la maladie, des yeux effarés, une bouche
abrutie, et, malgré tout cet effacement de mon être, il y avait dans ce
fantôme un reste de vigueur pour insulter et défier l'être que je suis à
présent. Je me suis dit alors: «O mon Dieu! est-ce donc là ce que je serai
dans mon âge mûr?... J'ai eu ce soir de mauvais souvenirs que j'ai
exprimés malgré moi; c'est que je porte toujours en moi ce vieil homme
dont je me croyais délivré? Le spectre de la débauche ne veut pas lâcher
sa proie, et, jusque dans les bras de Thérèse, il viendra me railler et me
crier: _Il est trop tard!_»
«Alors je me suis levé pour te joindre, ma pauvre Thérèse. Je voulais te
demander grâce pour ma misère et te supplier de me préserver; mais je ne
sais pendant combien de minutes ou de siècles j'aurais tourné sur moi-même
sans pouvoir avancer, si tu n'étais enfin venue. Je t'ai reconnue tout de
suite, Thérèse: je n'ai pas eu peur de toi, et je me suis senti délivré.
Il était difficile de savoir, quand Laurent parlait ainsi, s'il racontait
une chose qu'il avait réellement éprouvée, ou s'il avait mêlé ensemble,
dans son cerveau, une allégorie née de ses réflexions amères et une image
entrevue dans un demi-sommeil. Il jura cependant à Thérèse qu'il ne
s'était pas endormi sur l'herbe, et qu'il s'était toujours rendu compte du
lieu où il était et du temps qui s'écoulait; mais cela même était
difficile à constater. Thérèse l'avait perdu de vue, et, quant à elle, le
temps lui avait semblé mortellement long.
Elle lui demanda s'il était sujet à ces hallucinations.
--Oui, dit-il, dans l'ivresse; mais je n'ai été ivre que d'amour depuis
quinze jours que tu es à moi.
--Quinze jours! dit Thérèse étonnée.
--Non, moins que cela, reprit-il; ne me chicane pas sur les dates: tu vois
bien que je n'ai pas encore ma tête. Marchons, cela me remettra tout à
fait.
--Tu as besoin de repos pourtant: il faudrait penser à rentrer.
--Eh bien, que faisons-nous?
--Nous ne sommes pas dans la direction; nous tournons le dos à notre point
de départ.
--Tu veux que je repasse par ce maudit rocher?
--Non, mais prenons à droite.
--C'est tout le contraire.
Thérèse insista, elle ne se trompait pas. Laurent n'en voulut pas démordre,
et même il s'emporta et parla d'un ton irrité, comme s'il y eût eu là
matière à dispute. Thérèse céda et le suivit où il voulut aller. Elle se
sentait brisée d'émotion et de tristesse. Laurent venait de lui parler
d'un ton qu'elle n'eût jamais voulu prendre avec Catherine, même quand la
bonne vieille l'impatientait. Elle le lui pardonnait, parce qu'elle le
sentait malade; mais cet état d'excitation douloureuse où elle le voyait
l'effrayait d'autant plus.
Grâce à l'obstination de Laurent, ils se perdirent dans la forêt,
marchèrent pendant quatre heures, et ne rentrèrent qu'au point du jour. La
marche dans le sable fin et lourd de la forêt est très-pénible. Thérèse ne
pouvait plus se traîner, et Laurent, que ce violent exercice ranimait, ne
songeait point à ralentir le pas par égard pour elle. Il allait devant,
prétendant toujours découvrir la bonne voie, lui demandant de temps à
autre si elle était lasse, et ne devinant pas qu'en répondant: «Non,» elle
voulait lui ôter le regret d'être cause de cette mésaventure.
Le lendemain, Laurent n'y songeait plus; il avait été pourtant rudement
secoué par cette crise étrange; mais c'est le propre des tempéraments
nerveux à l'excès de se remettre comme par magie. Thérèse eut même
l'occasion de remarquer qu'au lendemain de ces épreuves terribles, c'est
elle qui se trouvait brisée, tandis qu'il semblait avoir pris une force
nouvelle.
Elle n'avait pas dormi, s'attendant à le voir envahi par quelque grave
maladie; mais il prit un bain et se sentit très-dispos pour recommencer la
promenade. Il paraissait avoir oublié combien cette veillée avait été
fâcheuse pour la lune de miel. La triste impression s'effaça vite chez
Thérèse. Revenue à Paris, elle crut que rien n'était changé entre eux;
mais, le soir même, Laurent eut le caprice de faire la charge de Thérèse
avec la sienne, errant tous deux au clair de lune dans la forêt, lui avec
son air effaré et distrait, elle avec sa robe déchirée et le corps brisé
de fatigue. Les artistes sont tellement habitués à faire la charge les uns
des autres, que Thérèse s'amusa de la sienne; mais, bien qu'elle eût aussi
de la facilité et de l'esprit au bout de son crayon, elle n'eût voulu pour
rien au monde faire celle de Laurent, et, quand elle le vit esquisser dans
un sens comique cette scène nocturne qui l'avait torturée, elle en eut du
chagrin. Il lui semblait que certaines douleurs de l'âme ne peuvent jamais
avoir de côté risible.
Laurent, au lieu de comprendre, tourna la chose avec plus d'ironie encore.
Il écrivit sous sa figure: _Perdu dans la forêt et dans l'esprit de sa
maîtresse_, et sous la figure de Thérèse: _Le coeur aussi déchiré que la
robe_. La composition fut intitulée: _Lune de miel dans un cimetière_.
Thérèse s'efforça de sourire; elle loua le dessin, qui, malgré sa
bouffonnerie, sentait la main du maître, et ne fit aucune réflexion sur le
triste choix du sujet. Elle eut tort, elle eût mieux fait, dès le
commencement, d'exiger que Laurent ne laissât pas courir sa gaieté au
hasard, en grosses bottes. Elle se laissa marcher sur les pieds parce
qu'elle eut peur qu'il ne fût encore malade et pris de délire au milieu de
sa lugubre plaisanterie.
Deux ou trois autres faits de ce genre l'ayant avertie, elle se demanda si
la vie douce et réglée qu'elle voulait donner à son ami était réellement
l'hygiène qui convenait à cette organisation exceptionnelle. Elle lui
avait dit:
--Tu t'ennuieras quelquefois peut-être; mais l'ennui repose du vertige, et,
quand la santé morale sera bien revenue, tu t'amuseras de peu et tu
connaîtras la véritable gaieté.
Les choses tournaient en sens contraire. Laurent n'avouait pas son ennui,
mais il lui était impossible de le supporter, et il l'exhalait en caprices
amers et bizarres. Il s'était fait une vie de hauts et de bas perpétuels.
Les brusques transitions de la rêverie à l'exaltation et de la nonchalance
absolue aux excès bruyants étaient devenues un état normal dont il ne
pouvait plus se passer. Le bonheur délicieusement savouré pendant quelques
jours arrivait à l'irriter comme la vue de la mer par un calme
plat.
--Tu es heureuse, disait-il à Thérèse, de te réveiller tous les matins
avec le coeur à la même place. Moi, je perds le mien en dormant. C'est
comme le bonnet de nuit que ma bonne me mettait quand j'étais enfant: elle
le retrouvait tantôt à mes pieds, tantôt par terre.
Thérèse se dit que la sérénité ne pouvait venir tout d'un coup à cette âme
troublée et qu'il fallait l'y habituer par degrés. Pour cela, il ne
fallait pas l'empêcher de retourner quelquefois à la vie active: mais que
faire pour que cette activité ne fût pas une souillure, un coup mortel
porté à leur idéal? Thérèse ne pouvait pas être jalouse des maîtresses que
Laurent avait eues; mais elle ne comprenait pas comment elle pourrait
l'embrasser au front le lendemain d'une orgie. Il fallait donc, puisque le
travail qu'il avait repris avec ardeur l'excitait au lieu de l'apaiser,
chercher avec lui une issue à cette force. L'issue naturelle eût été
l'enthousiasme de l'amour; mais c'était là encore une excitation après
laquelle Laurent eût voulu escalader le troisième ciel: faute d'en avoir
la puissance, il regardait du côté de l'enfer, et son cerveau, son visage
même, en recevaient un reflet parfois diabolique.
Thérèse étudia ses goûts et ses fantaisies, et fut surprise de les trouver
faciles à satisfaire. Laurent était avide de diversion et d'imprévu; il
n'était pas nécessaire de le promener dans des enchantements irréalisables,
il suffisait de le promener n'importe où, et de lui trouver un amusement
auquel il ne s'attendît pas. Si, au lieu de lui donner à dîner chez elle,
Thérèse lui annonçait, en mettant son chapeau, qu'ils allaient dîner
ensemble chez un restaurateur, et si, au lieu de tel théâtre où elle
l'avait prié de la conduire, elle lui demandait tout à coup de la mener à
un spectacle tout différent, il était ravi de cette distraction inattendue
et y prenait le plus grand plaisir, tandis qu'en se conformant à un plan
quelconque tracé d'avance, il éprouvait un insurmontable malaise et le
besoin de tout dénigrer. Thérèse le traita donc comme un enfant en
convalescence à qui l'on ne refuse rien, et elle ne voulut faire aucune
attention aux inconvénients qui en résultaient pour elle.
Le premier et le plus grave fut de compromettre sa réputation. On la
disait et on la savait sage. Tout le monde n'était pas persuadé qu'elle
n'eût pas eu d'autre amant que Laurent; en outre, une personne ayant
répandu qu'elle l'avait vue en Italie autrefois avec le comte de ***, qui
était marié en Amérique, elle passait pour avoir été entretenue par celui
qu'elle avait bien réellement épousé, et on a vu que Thérèse aimait mieux
supporter cette tache que de soulever une lutte scandaleuse contre le
malheureux qu'elle avait aimé; mais on s'accordait à la regarder comme
prudente et raisonnable.
--Elle garde les apparences, disait-on; il n'y a jamais eu de rivalités ni
de scandale autour d'elle; tous ses amis la respectent et en disent du
bien. C'est une femme de tête et qui ne cherche qu'à passer inaperçue; ce
qui ajoute à son mérite.
Quand on la vit hors de chez elle au bras de Laurent, on commença à
s'étonner, et le blâme fut d'autant plus sévère qu'elle s'en était
préservée plus longtemps. Laurent était fort prisé des artistes, mais il
comptait parmi eux un très-petit nombre d'amis. On lui savait mauvais gré
de faire le gentilhomme avec les élégants d'une autre classe, et, de leur
côté, les amis qu'il avait dans ce monde-là ne comprirent rien à sa
conversion et n'y crurent pas. Donc, l'amour tendre et dévoué de Thérèse
passa pour un caprice effréné. Une femme chaste eût-elle choisi pour amant,
parmi les hommes sérieux qui l'entouraient, le seul qui eût mené une vie
dissolue avec toutes les pires dévergondées de Paris? Et, pour ceux qui ne
voulurent pas condamner Thérèse, la passion violente de Laurent ne parut
être qu'une rouerie menée à bonne fin, et dont il était assez habile pour
se _dépêtrer_ quand il en serait las.
Ainsi de toutes parts mademoiselle Jacques fut déconsidérée pour le choix
qu'elle venait de faire et qu'elle paraissait vouloir afficher.
Telle n'était pas, à coup sûr, l'intention de Thérèse; mais, avec Laurent,
bien qu'il eût résolu de l'entourer de respect, il n'y avait guère moyen
de cacher sa vie. Il ne pouvait renoncer au monde extérieur, et il fallait
l'y laisser retourner pour s'y perdre, ou l'y suivre pour l'en préserver.
Il était habitué à voir la foule et à en être vu. Quand il avait vécu un
jour dans la retraite, il se croyait tombé dans une cave, et demandait à
grands cris le gaz et le soleil.
Avec la déconsidération arriva bientôt pour Thérèse un autre sacrifice à
faire: celui de la sécurité domestique. Jusque-là, elle avait gagné assez
d'argent par son travail pour mener une vie aisée; mais ce n'était qu'à la
condition d'avoir des habitudes réglées, beaucoup d'ordre dans ses
dépenses et de suite dans ses occupations. L'imprévu qui charmait Laurent
amena la gêne. Elle le lui cacha, en ne voulant pas lui refuser le
sacrifice de ce précieux temps, qui est surtout le capital de
l'artiste.
Mais tout ceci n'était que le cadre d'un tableau bien plus sombre sur
lequel Thérèse jetait un voile si épais, que personne ne se doutait de son
malheur, et que ses amis, scandalisés ou peinés de sa situation,
s'éloignaient d'elle en disant:
--Elle est enivrée. Attendons qu'elle ouvre les yeux; cela viendra bien
vite!
Cela était tout venu. Thérèse acquérait tous les jours la triste certitude
que Laurent ne l'aimait déjà plus, ou qu'il l'aimait si mal, qu'il n'y
avait dans leur union pas plus d'espoir de bonheur pour lui que pour elle.
C'est en Italie que la certitude absolue en fut tout à fait acquise pour
tous deux, et c'est leur voyage en Italie que nous allons raconter.
VI
Il y avait longtemps que Laurent voulait voir l'Italie; c'était son rêve
depuis l'enfance, et quelques travaux qu'il put vendre d'une manière
inespérée le mirent enfin à même de le réaliser. Il offrit à Thérèse de
l'emmener, en lui montrant avec orgueil sa petite fortune, et en lui
jurant que, si elle ne voulait pas le suivre, il renoncerait à ce voyage.
Thérèse savait bien qu'il n'y renoncerait pas sans regret et sans
reproche. Aussi s'ingénia-t-elle à trouver de l'argent de son côté. Elle
en vint à bout en engageant son travail futur; et ils partirent vers la
fin de l'automne.
Laurent s'était fait de grandes illusions sur l'Italie, et croyait trouver
le printemps en décembre dès qu'il apercevrait la Méditerranée. Il fallut
en rabattre, et souffrir d'un froid très-âpre durant la traversée de
Marseille à Gênes. Gênes lui plut extrêmement, et, comme il y avait
beaucoup de peinture à voir, que c'était là, pour lui, le principal but du
voyage, il consentit de bonne grâce à s'arrêter là un ou deux mois, et
loua un appartement meublé.
Au bout de huit jours, Laurent avait tout vu, et Thérèse ne faisait que de
commencer à s'installer pour peindre, car il faut dire qu'elle ne pouvait
s'en dispenser. Pour avoir quelques billets de mille francs, elle avait dû
s'engager envers un marchand de tableaux à lui rapporter plusieurs copies
de portraits inédits qu'il voulait ensuite faire graver. La besogne
n'était pas désagréable; en homme de goût, l'industriel avait désigné
divers portraits de Van Dyck, un à Gênes, un autre à Florence, etc. Copier
ce maître était une spécialité grâce à laquelle Thérèse avait formé son
propre talent et gagné de quoi vivre avant de faire le portrait pour son
compte; mais il lui fallait commencer par obtenir l'autorisation des
propriétaires de ces chefs-d'oeuvre, et, quelque diligence qu'elle y mît,
une semaine s'écoula avant qu'elle pût commencer la copie désignée à
Gênes.
Laurent ne se sentait nullement disposé à copier quoi que ce fût. Il avait
une individualité trop prononcée et trop ardente pour ce genre d'étude, il
profitait autrement de la vue des grandes choses. C'était son droit.
Pourtant plus d'un grand maître, trouvant l'occasion toute servie, l'eût
peut-être mise à profit. Laurent n'avait pas encore vingt-cinq ans et
pouvait encore apprendre. C'était l'avis de Thérèse, qui voyait là aussi
l'occasion, pour lui, d'augmenter ses ressources pécuniaires. S'il eût
daigné copier un Titien, qui était son maître de prédilection, nul doute
que le même industriel à qui Thérèse avait affaire ne l'eût acquis ou fait
acquérir par un amateur. Laurent trouva cette idée absurde. Tant qu'il
avait quelque argent en poche, il ne concevait pas que l'on descendît des
hauteurs de l'art jusqu'à songer au gain. Il laissa Thérèse absorbée
devant son modèle, la raillant même un peu d'avance du Van Dyck qu'elle
allait faire, et cherchant à la décourager de la tâche effrayante qu'elle
osait entreprendre; puis il se mit à errer dans ville, assez soucieux de
l'emploi de six semaines que Thérèse lui avait demandées pour mener son
oeuvre à bonne fin. Certes, il n'y avait pas pour elle de temps à perdre
avec des journées de décembre courtes et sombres, une installation de
matériel qui ne lui présentait pas toutes les commodités de son atelier de
Paris, un mauvais jour, une grande salle peu ou point chauffée, et des
volées de badauds en voyage qui, sous prétexte de contempler le
chef-d'oeuvre, se plaçaient devant elle ou l'importunaient de leurs
réflexions plus ou moins saugrenues. Enrhumée, souffrante, attristée,
effrayée surtout de l'ennui qu'elle voyait déjà creuser les yeux de
Laurent, elle rentrait pour le trouver de mauvaise humeur, ou pour
l'attendre jusqu'à ce que la faim le fît revenir. Deux jours ne se
passèrent pas sans qu'il lui reprochât d'avoir accepté un travail
abrutissant, et sans qu'il lui proposât d'y renoncer. N'avait-il pas de
l'argent pour deux, et d'où venait donc que sa maîtresse refusait de le
partager avec lui?
Thérèse tint bon; elle savait que l'argent ne durerait pas dans les mains
de Laurent, et qu'il ne s'en trouverait peut-être plus pour revenir le
jour où il serait las de l'Italie. Elle le supplia de la laisser
travailler, et de travailler lui-même comme il l'entendrait, mais comme
tout artiste peut et doit travailler quand il a son avenir à conquérir.