George Sand

Elle et lui
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Il convint qu'elle avait raison et résolut de s'y mettre. Il déballa ses
boîtes, trouva un local et fit plusieurs esquisses; mais, soit le
changement d'air et d'habitudes, soit la vue trop récente de tant de
chefs-d'oeuvre différents qui l'avaient vivement ému et qu'il lui fallait
le temps de digérer en lui-même, il se sentit frappé d'impuissance
momentanée, et tomba dans un de ces _spleens_ contre lesquels il ne savait
pas réagir seul. Il lui eût fallu des émotions venant du dehors, une
magnifique musique sortant du plafond, un cheval arabe entrant par le trou
de la serrure, un chef-d'oeuvre littéraire inconnu sous la main, ou encore
mieux, une bataille navale dans le port de Gênes, un tremblement de terre,
n'importe quel événement, délicieux ou terrible, qui l'arrachât à lui-même,
et sous l'impulsion duquel il se sentît exalté et renouvelé.

Tout à coup, au milieu de ses vagues et tumultueuses aspirations, une
mauvaise pensée vint le trouver malgré lui.

--Quand je songe, se dit-il, qu'_autrefois_ (c'est ainsi qu'il appelait le
temps où il n'aimait pas Thérèse) la moindre folie suffisait pour me
ranimer! J'ai aujourd'hui beaucoup de choses que je rêvais, de l'argent,
c'est-à-dire six mois de loisir et de liberté, l'Italie sous les pieds, la
mer à ma porte, autour de moi une maîtresse tendre comme une mère, en même
temps qu'elle est un ami sérieux et intelligent; et tout cela ne suffit
pas pour que mon âme revive! A qui la faute? Ce n'est pas la mienne, à
coup sûr. Je n'avais pas été gâté, et il ne m'en fallait pas tant
autrefois pour m'étourdir. Quand je pense que la moindre piquette me
portait au cerveau tout aussi bien que le vin le plus généreux; que le
moindre minois chiffonné, avec un regard provoquant et une toilette
problématique, suffisait pour me mettre en gaieté et pour me persuader
qu'une telle conquête faisait de moi un héros de la régence! Avais-je
besoin d'un idéal comme Thérèse? Comment donc ai-je pu me persuader que la
beauté morale et physique m'était nécessaire en amour? Je savais me
contenter du _moins_; donc, le _plus_ devait m'accabler, puisque le mieux
est l'ennemi du bien. Et puis, d'ailleurs, y a-t-il une vraie beauté pour
les sens? La véritable est celle qui plaît. Celle dont on est rassasié est
comme si elle n'avait jamais été. Et puis encore il y a le plaisir du
changement, et c'est peut-être là tout le secret de la vie. Changer, c'est
se renouveler; pouvoir changer, c'est être libre. L'artiste est-il né pour
l'esclavage, et n'est-ce pas l'esclavage que la fidélité gardée, ou
seulement la foi promise?

Laurent se laissa envahir par ces vieux sophismes, toujours nouveaux pour
les âmes en dérive. Il éprouva bientôt le besoin de les exprimer à
quelqu'un, et ce quelqu'un fut Thérèse. Tant pis pour elle, puisque
Laurent ne voyait qu'elle!

La causerie du soir commençait toujours à peu près de même:

--Quelle assommante ville que celle-ci!

Un soir, il ajouta:

--On doit s'y ennuyer en peinture. Je ne voudrais pas être le modèle que
tu copies. Cette pauvre belle comtesse en robe noir et or, qui est là
accrochée depuis deux cents ans, si ses doux yeux ne l'ont pas damnée,
elle doit se damner dans le ciel de voir son image enfermée dans ce
maussade pays.

--Et pourtant, répondit Thérèse, elle y a toujours le privilége de la
beauté, le succès qui survit à la mort, et que la main d'un maître
éternise. Toute desséchée qu'elle est au fond de sa tombe, elle a encore
des amants; tous les jours, je vois des jeunes gens, insensibles
d'ailleurs au mérite de la peinture, rester en extase devant cette beauté
qui semble respirer et sourire avec un calme triomphant.

--Elle te ressemble, Thérèse, sais-tu cela? Elle a un peu du sphinx, et je
ne m'étonne pas de ta passion pour son mystérieux sourire. On dit que les
artistes créent toujours dans leur nature: il est tout simple que tu aies
choisi les portraits de Van Dyck pour ton école d'apprentissage. Il
faisait grand, mince, élégant et fier comme ta forme.

--Voilà des compliments! arrête-toi là, je vois que la moquerie va
arriver.

--Non, je ne suis pas en train de rire. Tu sais bien que je ne ris plus,
moi. Avec toi, il faut tout prendre au sérieux: je me conforme à
l'ordonnance. Je dis seulement une chose triste. C'est que ta défunte
comtesse doit être bien lasse d'être toujours belle de la même façon. Une
idée, Thérèse! un rêve fantastique qui me vient de ce que tu disais tout à
l'heure. Écoute.

«Un jeune homme, qui avait probablement des notions de sculpture, se prit
d'un amour pour une statue de marbre couchée sur un tombeau. Il en devint
fou, et ce pauvre fou souleva un jour la pierre pour voir ce qu'il restait
de cette belle femme dans le sarcophage. Il y trouva... ce qu'il y devait
trouver, l'imbécile! une momie! Alors la raison lui revint, et, embrassant
ce squelette, il lui dit: «Je t'aime mieux ainsi; au moins, tu es quelque
chose qui a vécu, tandis que j'étais épris d'une pierre qui n'a jamais eu
conscience d'elle-même.»

--Je ne comprends pas, dit Thérèse.

--Ni moi non plus, répondit Laurent; mais peut-être qu'en amour la statue
est ce qu'on édifie dans sa tête, et la momie, ce que l'on ramasse dans
son coeur.

Un autre jour, il esquissa la figure et l'attitude de Thérèse, rêveuse et
triste, dans un album qu'elle feuilleta ensuite, et où elle trouva une
douzaine de croquis de femmes dont les poses impertinentes et les types
effrontés la firent rougir. C'étaient les fantômes du passé qui avaient
traversé la mémoire de Laurent et qui s'étaient collés, peut-être malgré
lui, à ces feuilles blanches. Thérèse, sans rien dire, déchira celle où
elle avait pris place dans cette mauvaise compagnie, la jeta au feu, ferma
l'album et le remit sur la table; puis elle s'assit près du feu, étendit
son pied sur son chenet et voulut parler d'autre chose.

Laurent ne répondit pas, mais il lui dit:

--Vous êtes trop orgueilleuse, ma chère! Si vous eussiez brûlé tous les
feuillets qui vous déplaisent, pour ne laisser dans l'album que votre
image, j'aurais compris, et je vous aurais dit: «Tu fais bien;» mais vous
retirer de là en y laissant les autres signifie que vous ne me feriez
jamais l'honneur de me disputer à personne.

--Je vous ai disputé à la débauche, répondit Thérèse; je ne vous
disputerai jamais à aucune de ces vestales.

--Eh bien, c'est de l'orgueil, je le répète; ce n'est pas de l'amour. Moi,
je vous ai disputée à la sagesse, et je vous disputerais à n'importe
lequel de ses moines.

--Pourquoi me disputeriez-vous? Est-ce que vous n'êtes pas fatigué d'aimer
la statue? est-ce que la momie n'est pas dans votre coeur?

--Ah! vous avez la mémoire des mots, vous!

Mon Dieu! qu'est-ce qu'un mot? On l'interprète comme on veut. Avec un mot,
on fait pendre un innocent. Je vois qu'il faut prendre garde à ce que l'on
dit avec vous; le plus prudent serait peut-être de ne jamais causer
ensemble.

--En sommes-nous là, mon Dieu? dit Thérèse; fondant en larmes.

Ils en étaient là. C'est en vain que Laurent s'affligea de ses pleurs, et
lui demanda pardon de les avoir fait couler: le mal recommença le
lendemain.

--Que veux-tu donc que je devienne dans: cette détestable ville? lui
dit-il. Tu veux que je travaille; je l'ai voulu aussi; mais je ne peux
pas! Je ne suis pas né comme toi avec un petit ressort d'acier dans le
cerveau, dont il ne faut que pousser le bouton pour que la volonté
fonctionne. Je suis un créateur, moi! Grand ou petit, faible ou puissant
c'est toujours un ressort qui n'obéit à rien et que met en jeu, quand il
lui plait, le souffle de Dieu ou le vent qui passe. Je suis incapable de
quoi que ce soit quand je m'ennuie ou me déplais quelque part.

--Comment est-il possible qu'un homme intelligent s'ennuie, dit Thérèse; à
moins qu'il ne soit privé de jour, et d'air au fond d'un cachot? N'y
a-t-il donc dans cette ville, qui t'avait ravi le premier jour, ni belles
choses à voir, ni intéressantes promenades à faire aux environs; ni bons
livres à consulter, ni personnes intelligentes à entretenir?

--J'ai des belles choses d'ici par-dessus les yeux; je n'aime pas à me
promener seul; les meilleurs livres m'irritent lorsqu'ils me disent ce que
je ne suis pas en train de croire. Quant aux relations à établir... j'ai
des lettres de recommandation dont tu sais bien que je ne peux pas faire
usage!

--Non, je ne sais pas cela; pourquoi?

--Parce que, naturellement, mes amis du monde m'ont adressé à des gens du
monde: or, les gens du monde ne vivent pas entre quatre murs sans songer à
se divertir; et, comme tu n'es pas du monde, Thérèse, comme tu ne peux pas
m'y accompagner, il faudra donc que je te laisse seule!

--Dans le jour, puisque je suis forcée de travailler là-bas dans ce
palais!

--Dans le jour, on se rend des visites et on fait des projets pour le
soir. C'est le soir qu'on s'amuse en tout pays; ne le sais-tu pas?

--Eh bien, sors quelquefois le soir, puisqu'il le faut; va au bal, aux
_conversazioni_: Ne joue pas, c'est tout ce que je te demande.

--Et c'est ce que je ne peux pas te promettre. Dans le monde, il faut se
donner au jeu ou aux femmes.

--Ainsi tous les hommes du monde se ruinent au jeu ou se jettent dans la
galanterie?

--Ceux qui ne font ni l'un ni l'autre s'ennuient dans le monde ou y sont
ennuyeux. Je ne suis pas un causeur de salon, moi. Je ne suis pas encore
assez creux pour me faire écouter sans rien dire. Voyons, Thérèse, veux-tu
que je me jette dans le monde à nos risques et périls?

--Pas encore, dit Thérèse; patiente un peu. Hélas! je n'étais pas préparée
à te perdre si tôt!

L'accent douloureux et le regard déchirant de Thérèse irritèrent Laurent
plus que de coutume.

--Tu sais, lui dit-il, que tu me ramènes toujours à tes fins avec la
moindre plainte, et tu abuses de ton pouvoir, ma pauvre Thérèse. Ne t'en
repentiras-tu pas un jour, si tu me vois malade et exaspéré?

--Je m'en repens déjà, puisque je t'ennuie, répondit-elle. Fais donc ce
que tu voudras!

--Ainsi tu m'abandonnes à ma destinée? Es-tu déjà lasse de lutter? Tiens,
ma chère, c'est toi qui ne m'aimes plus!

--Au ton dont tu le dis, il semble que tu désires que cela soit!

Il répondit: «Non;» mais, un instant après, c'était _oui_ sous toutes les
formes. Thérèse était trop sérieuse, trop fière, trop pudique. Elle ne
voulait pas descendre avec lui des hauteurs de l'empyrée. Un mot leste lui
semblait un outrage, un souvenir sans importance encourait sa censure.
Elle était sobre en tout et ne comprenait rien aux appétits capricieux,
aux fantaisies immodérées. Elle était la meilleure des deux, à coup sûr,
et, s'il lui fallait des compliments, il était prêt à lui en faire; mais
s'agissait-il de cela entre eux? La question n'était-elle pas de trouver
le moyen de vivre ensemble? Autrefois, elle était plus gaie, elle avait
été _coquette_ avec lui, et elle ne voulait plus l'être; elle était
maintenant comme un oiseau malade sur son bâton, les plumes ébouriffées,
la tête dans les épaules et l'oeil éteint. Sa figure pâle et morne était
quelquefois effrayante. Dans cette grande chambre sombre attristée des
restes d'un vieux luxe, elle lui faisait l'effet d'un spectre. Par moments,
il avait peur d'elle. Ne pouvait-elle remplir cet intérieur lugubre de
chants bizarres et de joyeux éclats de rire?

--Voyons: que faire pour secouer cette mort qui glace les épaules?
Mets-toi au piano, et joue-moi une valse. Je vais valser tout seul.
Sais-tu valser, toi? Je parie que non! Tu ne sais rien que de triste!

--Tiens, dit Thérèse en se levant, partons demain, et advienne que pourra!
Tu deviendrais fou ici. Ce sera peut-être pire ailleurs; mais j'irai
jusqu'au bout de ma tâche.

Sur ce mot, Laurent s'emporta, c'était donc une tâche qu'elle s'était
imposée? Elle accomplissait donc froidement un devoir? Peut-être
avait-elle fait à la Vierge le voeu de lui consacrer son amant. Il ne lui
manquait plus que d'être dévote!

Il prit son chapeau avec cet air de suprême dédain et de rupture _bien
troussée_ qui lui était propre. Il sortit sans dire où il allait. Il était
dix heures du soir. Thérèse passa la nuit dans des angoisses effroyables.
Il rentra au jour et s'enferma dans sa chambre en jetant les portes avec
fracas. Elle n'osa se montrer dans la crainte de l'irriter et se retira
sans bruit chez elle. C'était la première fois qu'ils s'endormaient sans
se dire un mot d'affection ou de pardon.

Le lendemain, au lieu de retourner à son travail, elle fit ses paquets et
prépara tout pour le départ. Lui s'éveilla à trois heures de l'après-midi,
et lui demanda en riant à quoi elle songeait. I1 avait pris son parti, il
avait retrouvé son assiette. Il s'était promené la nuit, seul au bord de
la mer; il avait fait ses réflexions, il était calmé.

--Cette grosse mer grondeuse et rabâcheuse m'a impatienté, dit-il
gaiement. J'ai fait d'abord de la poésie. Je me suis comparé à elle. J'ai
eu envie de me jeter dans son beau sein verdâtre!... Et puis j'ai trouvé
la vague monotone et ridicule de se plaindre toujours de ce qu'il y a des
rochers sur la grève. Si elle n'a pas la force de les détruire, qu'elle se
taise! Qu'elle fasse comme moi, qui ne veux plus me plaindre. Me voilà
charmant ce matin; j'ai résolu de travailler, je reste. J'ai fait ma barbe
avec soin; embrasse-moi, Thérèse, et ne parlons plus de la sotte soirée
d'hier. Défaits ces paquets surtout, ôte ces malles, vite, que je ne les
voie pas davantage! Elles ont l'air d'un reproche, et je n'en mérite plus.

Il y avait bien loin de cette prompte manière de se réconcilier avec
lui-même au temps où un regard inquiet de Thérèse suffisait pour lui faire
plier les deux genoux, et pourtant il n'y avait pas plus de trois
mois.

Une surprise vint les distraire. M. Palmer, arrivé à Gênes le matin, vint
leur demander à dîner. Laurent fut enchanté de cette diversion. Lui,
toujours assez froid de manières avec les autres hommes, il sauta au cou
de l'Américain en lui disant qu'il était l'envoyé du ciel. Palmer fut plus
surpris que flatté de cet accueil chaleureux. Il lui avait suffi d'un coup
d'oeil jeté sur Thérèse pour voir que ce n'était pas là l'expansion du
bonheur. Cependant Laurent ne lui parla pas de son ennui, et Thérèse fut
surprise de l'entendre faire l'éloge de la ville et du pays. Il déclara
même que les femmes étaient charmantes. D'où les connaissait-il?

A huit heures, il demanda son pardessus et sortit. Palmer voulut se
retirer aussi.

--Pourquoi, lui dit Laurent, ne restez-vous pas un peu plus longtemps avec
Thérèse? Cela lui ferait plaisir. Nous sommes tout à fait seuls ici. Je
sors pour une heure. Attendez-moi pour prendre le thé.

A onze heures, Laurent n'était pas rentré. Thérèse était fort abattue.
Elle faisait de vains efforts pour cacher son désespoir. Elle n'était plus
inquiète, elle se sentait perdue. Palmer vit tout et feignit de ne rien
voir: il causa encore avec elle pour tâcher de la distraire; mais, comme
Laurent n'arrivait pas, et qu'il n'était pas convenable de l'attendre
passé minuit, il se retira en serrant la main de Thérèse. Malgré lui, il
lui apprit dans ce serrement de main qu'il n'était pas dupe de son courage
et qu'il ressentait l'étendue de son désastre.

Laurent arriva en ce moment et vit l'émotion de Thérèse. A peine fut-il
seul avec elle, qu'il l'en railla sur un ton qui affectait de ne pas
descendre à la jalousie.

--Voyons, lui dit-elle, ne me faites pas inutilement souffrir. Pensez-vous
que Palmer me fasse la cour? Partons, je vous l'ai offert.

--Non, ma chère, je ne suis pas absurde à ce point. Du moment que vous
avez une société et que vous me permettez de sortir un peu pour mon compte,
 tout est bien, et je me sens en train de travailler.

--Dieu le veuille! dit Thérèse. Je ferai, moi, ce que vous voudrez; mais,
si vous vous réjouissez de la société qui m'est venue, ayez le bon goût de
ne pas m'en parler comme vous venez de le faire, je ne saurais le souffrir.

--De quoi diable vous fâchez-vous? qu'ai-je donc dit de si blessant? Vous
devenez d'une susceptibilité par trop ombrageuse, ma chère amie! Quel mal
y aurait-il à ce que ce bon Palmer fût amoureux de vous?

--Il y en aurait à vous de me laisser seule avec lui, si vous pensiez ce
que vous dites.

--Ah! il y aurait du mal... à vous abandonner au danger? Vous voyez bien
que le danger existe, selon vous, et que je ne me trompais pas!

--Soit! alors passons nos soirées ensemble et ne recevons personne. Je le
veux bien, moi. Est-ce convenu?

--Vous êtes bonne, ma chère Thérèse. Pardonnez-moi. Je resterai avec vous
et nous verrons qui vous voudrez; ce sera le meilleur et le plus doux
arrangement.

En effet, Laurent parut revenir à lui-même. Il entama une bonne étude dans
son atelier et invita Thérèse à venir la voir. Quelques jours se passèrent
sans orage. Palmer n'avait pas reparu; mais bientôt Laurent se lassa de
cette vie réglée, et alla le chercher en lui reprochant d'abandonner ses
amis. A peine fut-il arrivé pour passer la soirée avec eux, que Laurent
trouva un prétexte pour sortir et resta dehors jusqu'à minuit.

Une semaine se passa ainsi, puis une seconde. Laurent donnait une soirée
sur trois ou quatre à Thérèse, et quelle soirée! elle eût préféré la
solitude.

Où allait-il? Elle ne l'a jamais su. Il ne paraissait pas dans le monde;
le temps humide et froid ne permettait pas de penser qu'il se promenât en
mer pour son plaisir. Cependant il montait souvent dans une barque,
disait-il, et ses habits, en effet, sentaient le goudron. Il s'exerçait à
ramer et prenait des leçons d'un pêcheur de la côte qu'il allait chercher
dans la rade. Il prétendait se trouver bien, pour son travail du lendemain,
d'une fatigue qui abattait l'excitation de ses nerfs. Thérèse n'osait
plus aller le trouver dans son atelier. Il montrait du dépit lorsqu'elle
désirait voir son travail. Il ne voulait pas de ses réflexions, lorsqu'il
était en train de manifester son idée, et il ne voulait pas non plus de
son silence, qui lui faisait l'effet d'un blâme. Elle ne devait voir son
oeuvre que lorsqu'il la jugerait digne d'être vue. Autrefois il ne
commençait rien sans lui exposer son idée; maintenant, il la traitait
comme _un public_.

Deux ou trois fois il passa toute la nuit dehors. Thérèse ne s'habituait
pas à l'inquiétude que lui causait le prolongement de ses absences. Elle
l'eût exaspéré en ayant l'air de s'en apercevoir; mais on pense bien
qu'elle le guettait et qu'elle cherchait à savoir la vérité. Il était
impossible qu'elle le suivît elle-même la nuit dans une ville pleine de
matelots et d'aventuriers de toute nation. Pour rien au monde, elle ne se
fût abaissée à le faire suivre par quelqu'un. Elle entrait chez lui sans
bruit et le regardait dormir. Il semblait accablé de fatigue. C'était
peut-être, en effet, une lutte désespérée contre lui-même qu'il avait
entreprise pour éteindre, par l'exercice physique, l'excès de sa pensée.

Une nuit, elle remarqua que ses habits étaient fangeux et déchirés comme
s'il eût eu à soutenir une lutte matérielle, ou comme s'il eût fait une
chute. Effrayée, elle s'approcha de lui et vit du sang sur son oreiller;
il avait une légère entaille au front. Il dormait si profondément, qu'elle
espéra ne pas l'éveiller en lui découvrant un peu la poitrine pour voir
s'il n'avait pas d'autre blessure; mais il s'éveilla et entra dans une
colère qui fut pour elle le coup de grâce. Elle voulait s'enfuir, il la
retint de force, passa une robe de chambre, ferma la porte, et, marchant
avec agitation dans l'appartement, qu'éclairait faiblement une petite
lampe de nuit, il exhala enfin toute la souffrance amassée dans son âme.

--C'en est assez, lui dit-il; soyons francs vis-à-vis l'un de l'autre.
Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes jamais aimés! Nous nous
sommes trompés l'un l'autre; vous avez voulu avoir un amant; peut-être
n'étais-je ni le premier ni le second, n'importe! il vous fallait un
serviteur, un esclave; vous avez cru que mon malheureux caractère, mes
dettes, mon ennui, ma lassitude d'une vie d'excès, mes illusions sur
l'amour vrai, me mettraient à votre discrétion, et que je ne pourrais
jamais me reprendre. Pour mener à bonne fin une si périlleuse entreprise,
il vous eût fallu à vous-même un plus heureux caractère, plus de patience,
plus de souplesse, et surtout plus d'esprit! Vous n'avez pas d'esprit du
tout, Thérèse, soit dit sans vous offenser. Vous êtes tout d'une pièce,
monotone, têtue et vaine à l'excès de votre prétendue modération, qui
n'est que la philosophie des gens à vue courte et à facultés bornées.
Quant à moi, je suis un fou, un inconstant, un ingrat, tout ce qu'il vous
plaira; mais je suis sincère, je ne fais pas de calculs, je me livre sans
arrière-pensée: c'est pourquoi je me reprends de même. Ma liberté morale
est chose sacrée, et je ne permets à personne de s'en emparer. Je vous
l'avais confiée et non donnée, c'était à vous d'en faire bon usage et de
savoir me rendre heureux. Oh! n'essayez pas de dire que vous ne vouliez
pas de moi! Je connais ces manèges de la modestie et ces évolutions de la
conscience des femmes. Le jour où vous m'avez cédé, j'ai compris que vous
pensiez bien m'avoir conquis, et que toutes ces feintes résistances, ces
larmes de détresse et ces pardons toujours accordés à mes prétentions
n'étaient que l'art vulgaire de tendre une ligne et d'y faire mordre le
pauvre poisson ébloui par la mouche artificielle. Je vous ai trompée,
Thérèse, en feignant d'être la dupe de cette mouche: c'était mon droit.
Vous vouliez des adorations pour vous rendre; je vous les ai prodiguées
sans effort et sans hypocrisie; vous êtes belle, et je vous désirais! Mais
une femme n'est qu'une femme, et la dernière de toutes nous donne autant
de volupté que la plus grande reine. Vous avez eu la simplicité de
l'ignorer, et, à présent, il faut rentrer en vous-même. Il faut savoir que
la monotonie ne me convient pas, il faut me laisser à mes instincts, qui
ne sont pas toujours sublimes, mais que je ne peux pas détruire sans me
détruire avec eux... Où est le mal, et pourquoi nous arracherions-nous les
cheveux? Nous nous sommes associés et nous nous quittons, voilà tout. Il
n'est pas besoin de nous haïr et de nous décrier pour cela. Vengez-vous en
comblant les voeux de ce pauvre Palmer, que vous faites languir; je serai
content de sa joie, et nous resterons tous trois les meilleurs amis du
monde. Vous retrouverez vos grâces d'autrefois, que vous avez perdues, et
l'éclat de vos beaux yeux, qui s'usent et se ternissent à veiller pour
espionner mes démarches. Je redeviendrai, moi, le bon camarade que j'étais;
et nous oublierons ce cauchemar que nous traversons ensemble... Est-ce
convenu? Vous ne répondez pas? C'est de la haine que vous voulez? Prenez-y
garde! je n'ai jamais haï, mais je peux tout apprendre, j'ai de la
facilité, moi, vous savez! Tenez, je me suis colleté ce soir avec un
matelot ivre qui était deux fois grand et fort comme moi; je l'ai roué de
coups, et je n'ai reçu qu'une égratignure. Prenez garde que je ne sois
aussi vigoureux dans l'occasion au moral qu'au physique, et que, dans une
lutte d'aversion et de vengeance, je n'écrase le diable en personne sans
lui laisser un de mes cheveux entre les griffes!

Laurent, pâle, amer, tour à tour ironique et furieux, les cheveux en
désordre, la chemise déchirée et le front ensanglanté, était si effrayant
à voir et à entendre, que Thérèse sentit tout son amour se changer en
dégoût. Elle était si désespérée de la vie en cet instant, qu'elle ne
songea pas seulement à avoir peur. Muette et immobile sur le fauteuil où
elle s'était assise, elle laissait couler ce torrent de blasphèmes, et,
tout en se disant que cet insensé était capable de la tuer, elle attendait
avec un dédain glacial et une indifférence absolue le paroxysme de son
accès.

Il se tut quand il n'eut plus la force de parler. Alors elle se leva et
sortit sans lui avoir répondu une syllabe et sans jeter sur lui un regard.




VII


Laurent valait mieux que ses paroles; il ne pensait pas un mot de tout ce
qu'il avait dit d'atroce à Thérèse durant cette affreuse nuit. Il le
pensait dans ce moment-là, ou plutôt il parlait sans en avoir conscience.
Il ne se rappela rien quand il eut dormi dessus, et, si on le lui eût
rappelé, il eût tout désavoué.

Mais il y avait une chose vraie, c'est que, pour le moment, il était las
de l'amour élevé, et aspirait de tout son être aux funestes enivrements du
passé. C'était le châtiment de la mauvaise voie qu'il avait prise en
entrant dans la vie, châtiment bien cruel sans doute, et dont on conçoit
qu'il se plaignit avec énergie, lui qui n'avait rien prémédité et qui
s'était jeté en riant dans un abîme d'où il croyait pouvoir aisément
sortir quand il voudrait. Mais l'amour est régi par un code qui semble
reposer, comme les codes sociaux, sur cette terrible formule: _Nul n'est
censé ignorer la loi!_ Tant pis pour ceux qui l'ignorent en effet! Que
l'enfant se jette dans les griffes de la panthère, croyant pouvoir la
caresser: la panthère ne tiendra compte de cette innocence; elle dévorera
l'enfant, parce qu'il ne dépend pas d'elle de l'épargner. Ainsi des
poisons, ainsi de la foudre, ainsi du vice, agents aveugles de la loi
fatale que l'homme doit _connaître_ ou _subir_.

Il ne resta dans la mémoire de Laurent, au lendemain de cette crise, que
la conscience d'avoir eu avec Thérèse une explication décisive, et le
vague souvenir de l'avoir vue résignée.

--Tout est peut-être pour le mieux, pensa-t-il en la retrouvant aussi
calme qu'il l'avait quittée.

Il fut pourtant effrayé de sa pâleur.

--Ce n'est rien, lui dit-elle tranquillement; ce rhume me fatigue beaucoup,
 mais ce n'est qu'un rhume. Cela doit faire son temps.

--Eh bien, Thérèse, lui dit-il, qu'y a-t-il d'établi dans nos rapports, à
présent? Y avez-vous réfléchi? C'est vous qui déciderez. Devons-nous nous
quitter avec dépit ou rester ensemble sur le pied de l'amitié comme
_autrefois?_

--Je n'ai aucun dépit, répondit-elle; restons amis. Demeurez ici si vous
vous y plaisez. Moi, j'achève mon travail, et je retourne en France dans
quinze jours.

--Mais, d'ici à quinze jours dois-je aller demeurer dans une autre maison?
ne craignez-vous pas qu'on n'en jase?

--Faites ce que vous jugerez à propos. Nous avons ici nos appartements
indépendants l'un de l'autre; le salon seul est commun: je n'en ai aucun
besoin; je vous le cède.

--Non, c'est moi qui vous prie de le garder. Vous ne m'entendrez pas aller
et venir; je n'y mettrai jamais les pieds, si vous me le défendez.

--Je ne vous défends rien, répondit Thérèse, sinon de croire un seul
instant que votre maîtresse puisse vous pardonner. Quant à votre amie,
elle est au-dessus d'une certaine sphère de désillusions. Elle espère
encore pouvoir vous être utile, et vous la retrouverez toujours quand vous
aurez besoin d'affection.

Elle lui tendit la main et s'en alla travailler.

Laurent ne la comprit pas. Tant d'empire sur elle-même était une chose
qu'il ne pouvait s'expliquer, lui qui ne connaissait pas le courage passif
et les résolutions muettes. Il crut qu'elle comptait reprendre son empire
sur lui et qu'elle voulait le ramener à l'amour par l'amitié. Il se promit
d'être invulnérable à toute faiblesse, et, pour être plus sûr de lui-même,
il résolut de prendre quelqu'un à témoin de la rupture consommée. Il alla
trouver Palmer, lui confia la malheureuse histoire de son amour et
ajouta:

--Si vous aimez Thérèse comme je le crois, mon cher ami, faites que
Thérèse vous aime. Je ne peux pas en être jaloux, bien au contraire. Comme
je l'ai rendue assez malheureuse et que vous serez excellent pour elle,
j'en suis certain, vous m'ôterez par là un remords que je ne tiens pas à
conserver.

Laurent fut surpris du silence de Palmer.

--Est-ce que je vous offense en vous parlant comme je fais? lui dit-il.
Telle n'est pas mon intention. J'ai de l'amitié pour vous, de l'estime, et
même du respect, si vous voulez. Si vous blâmez ma conduite dans tout ceci,
 dites-le-moi; cela vaudra mieux que cet air d'indifférence ou de dédain.

--Je ne suis indifférent ni aux chagrins de Thérèse ni aux vôtres,
répondit Palmer. Seulement, je vous épargne des conseils ou des reproches
qui viendraient trop tard. Je vous ai crus faits l'un pour l'autre; je
suis persuadé, à présent, que le plus grand bonheur et le seul que vous
puissiez vous donner l'un à l'autre, c'est de vous quitter. Quant à mes
sentiments personnels pour Thérèse, je ne vous reconnais pas le droit de
m'interroger, et quant à ceux que, selon vous, je pourrais parvenir à lui
inspirer, c'est, après ce que vous venez de me dire, une supposition que
vous n'avez plus le droit d'émettre devant moi, encore moins devant elle.

--C'est juste, reprit Laurent d'un air dégagé, et j'entends fort bien ce
que parler veut dire. Je vois que, maintenant, je serai de trop ici, et je
crois que je ferai aussi bien de m'en aller pour ne gêner personne.

Il partit, en effet, après de froids adieux à Thérèse, et s'en alla tout
droit à Florence avec l'intention de se jeter dans le monde ou dans le
travail, selon son caprice. Il éprouvait une douceur souveraine à se dire:

--Je ferai ce qui me passera par la tête sans que personne en souffre ou
s'en inquiète. Le pire des supplices quand on n'est pas plus méchant que
je ne le suis, c'est d'être fatalement entraîné à voir une victime. Allons,
je suis libre enfin, et le mal que je pourrai faire ne retombera que sur
moi!

Sans doute, Thérèse eut le tort de ne pas lui laisser voir combien était
profonde la blessure qu'il lui avait faite. Elle eut trop de courage et de
fierté. Puisqu'elle avait entrepris cette cure d'un malade désespéré, elle
eût dû ne pas reculer devant les grands remèdes et les opérations
cruelles. Il eût fallu faire saigner abondamment ce coeur en délire,
l'accabler de reproches, lui rendre injure pour injure et douleur pour
douleur. En voyant le mal qu'il avait fait, Laurent se serait peut-être
rendu justice à lui-même. Peut-être la honte et le repentir eussent-ils
sauvé son âme du crime d'y tuer l'amour de sang-froid.

Mais, après trois mois d'inutiles efforts, Thérèse était rebutée.
Devait-elle donc tant de dévouement à un homme qu'elle n'avait jamais
désiré asservir, qui s'était imposé à elle malgré sa douleur et ses
tristes prévisions, qui s'était attaché à ses pas comme un enfant
abandonné pour lui crier: «Emmène-moi, garde-moi, ou je vais mourir là, au
bord du chemin?...»

Et cet enfant la maudissait d'avoir cédé à ses cris et à ses pleurs. Il
l'accusait d'avoir profité de sa faiblesse pour l'enlever aux plaisirs de
la liberté. Il s'éloignait d'elle, respirant à pleine poitrine, et disant:
«Enfin, enfin!»

--Puisqu'il est incurable, pensa-t-elle, à quoi bon le faire souffrir?
N'ai-je pas vu que je ne pouvais rien? Ne m'a-t-il pas dit et presque
prouvé, hélas! que j'étouffais son génie en voulant détruire sa fièvre?
Quand je croyais être venue à bout de le dégoûter des excès, n'ai-je pas
vu qu'il en était plus avide? Quand je lui ai dit: «Retourne au monde,» il
a craint ma jalousie, et il s'est jeté dans la débauche mystérieuse et
grossière; il est revenu ivre, avec les habits déchirés et du sang sur la
figure!

Le jour du départ de Laurent, Palmer dit à Thérèse:

--Eh bien, mon amie, que voulez-vous faire? Dois-je courir après lui?

--Non, certes! répondit-elle.

--Je le ramènerais peut-être!

--J'en serais désolée.

--Vous ne l'aimez donc plus?

--Non, plus du tout.

Il y eut un silence; après quoi, Palmer rêveur reprit:

--Thérèse, j'ai une nouvelle très-grave à vous annoncer. J'hésite, parce
que je crains de vous causer une grande émotion de plus, et vous n'êtes
guère disposée...

--Je vous demande pardon, mon ami. Je suis horriblement triste mais je
suis absolument calme et préparée à tout.

--Eh bien, Thérèse, apprenez que vous êtes libre: le comte de *** n'est
plus.

--Je le savais, répondit Thérèse. Il y a huit jours que je le sais.

--Et vous ne l'avez pas dit à Laurent?

--Non.

--Pourquoi?

--Parce qu'à l'instant même il se fût fait en lui une réaction quelconque.
Vous savez comme l'imprévu le bouleverse et le passionne. De deux choses
l'une: ou il eût imaginé qu'en lui faisant part de ma nouvelle situation,
je voulais l'épouser, et l'effroi d'un lien avec moi eût exaspéré son
aversion, ou il se fût tourné, tout à coup de lui-même vers l'idée du
mariage, dans un de ces paroxysmes de dévouement qui s'emparent de lui, et
qui durent... juste un quart d'heure, pour faire place à un profond
désespoir ou à une colère insensée. Le malheureux est assez coupable
envers moi; il n'était pas nécessaire de jeter un appât nouveau à sa
fantaisie et un motif de plus à son parjure.

--Vous ne l'estimez donc plus?

--Je ne dis pas cela, mon cher Palmer. Je le plains et ne l'accuse pas.
Peut-être une autre femme le rendra-t-elle heureux et bon. Moi, je n'ai pu
faire, ni l'un ni l'autre. Il y a probablement de ma faute autant que de
la sienne. Quoi qu'il en soit, il est bien prouvé pour moi que nous ne
devions pas et que nous ne devons plus chercher à nous aimer.

--Et maintenant, Thérèse, ne songerez-vous pas à tirer avantage de la
liberté qui vous est rendue?

--Quel avantage puis-je en tirer?

--Vous pouvez vous remarier et connaître les joies de la famille.

--Mon cher Dick, j'ai aimé deux fois dans ma vie, et vous voyez où j'en
suis. Il n'est pas dans ma destinée d'être heureuse. Il est trop tard pour
chercher ce qui m'a fui. J'ai trente ans.

--C'est parce que vous avez trente ans que vous ne pouvez vous passer
d'amour. Vous venez de subir l'entraînement de la passion, et c'est
précisément l'âge où les femmes ne peuvent s'y soustraire. C'est parce que
vous avez souffert, c'est parce que vous avez été mal aimée que
l'inextinguible soif du bonheur va se réveiller en vous et vous conduire
peut-être, de déceptions en déceptions, dans des abîmes plus profonds que
celui d'où vous sortez.

--J'espère que non.

--Oui, sans doute, vous espérez; mais vous vous trompez, Thérèse. Il faut
tout craindre de votre âge, de votre sensibilité surexcitée et du calme
trompeur où vous plonge un moment d'abattement et de lassitude. L'amour
vous cherchera, n'en doutez pas, et, à peine rendue à la liberté, vous
allez être poursuivie et obsédée. Votre isolement tenait autrefois en
respect les espérances de ceux qui vous entouraient; mais, à présent que
Laurent vous a peut-être fait descendre dans leur estime, tous ceux qui se
tenaient pour vos amis vont vouloir être vos amants. Vous inspirerez des
passions violentes, et il s'en trouvera d'assez habiles pour vous
persuader. Enfin...

--Enfin, Palmer, vous me jugez perdue parce que je suis malheureuse! Voilà
qui est fort cruel, et vous me faites vivement sentir combien je suis
déchue!

Thérèse mit ses mains sur sa figure et pleura amèrement.

Palmer la laissa pleurer; voyant que les larmes lui étaient nécessaires,
il avait provoqué à dessein ce déchirement. Quand il la vit apaisée, il se
mit à genoux devant elle.

--Thérèse, lui dit-il, je vous ai fait beaucoup de peine, mais vous devez
absoudre mon intention. Thérèse, je vous aime, je vous ai toujours aimée,
non avec une passion aveugle, mais avec toute la foi et tout le dévouement
dont je suis capable. Je vois plus que jamais en vous une noble existence
gâtée et brisée par la faute des autres. Vous êtes déchue aux yeux du
monde en effet, mais non aux miens. Au contraire, votre tendresse pour
Laurent m'a prouvé que vous étiez femme, et je vous aime mieux ainsi
qu'armée de pied en cap contre toutes les faiblesses humaines, comme je me
le persuadais auparavant. Écoutez-moi, Thérèse. Je suis un philosophe, moi,
c'est-à-dire que je consulte la raison et la tolérance plus que les
préjugés du monde et les subtilités romanesques du sentiment. Dussiez-vous
devenir la proie des plus funestes égarements, je ne cesserai pas de vous
aimer et de vous estimer, parce que vous êtes de ces femmes qui ne peuvent
être égarées que par le coeur. Mais pourquoi faut-il que vous tombiez dans
ces désastres? Il est bien certain pour moi que, si vous rencontriez dès
aujourd'hui un coeur dévoué, tranquille et fidèle, exempt de ces maladies
de l'âme qui font quelquefois les grands artistes et souvent les mauvais
époux, un père, un frère, un ami, un mari enfin, vous seriez, vous, à
jamais préservée des dangers et des malheurs de l'avenir. Eh bien, Thérèse,
j'ose dire que je suis cet homme-là. Je n'ai rien de brillant pour vous
éblouir, mais j'ai le coeur solide pour vous aimer. J'ai une confiance
absolue en vous. Du moment que vous serez heureuse, vous serez
reconnaissante, et, reconnaissante, vous serez fidèle et à jamais
réhabilitée. Dites oui, Thérèse, consentez à m'épouser, et consentez-y
tout de suite, sans effroi, sans scrupule, sans fausse délicatesse, sans
méfiance de vous-même. Je vous donne ma vie et ne vous demande que de
croire en moi. Je me sens assez fort pour ne pas souffrir des larmes que
l'ingratitude d'un autre vous a fait verser encore. Je ne vous reprocherai
jamais le passé, et je me charge de vous faire l'avenir si doux et si sûr,
que jamais le vent d'orage ne viendra vous arracher de mon sein.

Palmer parla longtemps ainsi avec une abondance de coeur que Thérèse ne
lui connaissait pas. Elle essaya de se défendre de sa confiance; mais
cette résistance était, suivant Palmer, un reste de maladie morale qu'elle
devait combattre en elle-même. Elle sentait que Palmer disait la vérité,
mais elle sentait aussi qu'il voulait assumer sur lui une tâche
effrayante.

--Non, lui disait-elle, ce n'est pas moi-même que je crains. Je ne peux
plus aimer Laurent et je ne l'aime plus; mais le monde, mais votre mère,
votre patrie, votre considération, l'honneur de votre nom? Je suis déchue,
vous l'avez dit, et je le sens. Ah! Palmer, ne me pressez pas ainsi! Je
suis trop épouvantée de ce que vous voulez affronter pour moi!

Le lendemain et les jours suivants, Palmer insista, avec énergie. Il ne
laissa pas respirer Thérèse. Du matin au soir, seul avec elle, il
multiplia les forces de sa volonté pour la convaincre. Palmer était un
homme de coeur et de premier mouvement; nous verrons plus tard si Thérèse
eut raison d'hésiter. Ce qui l'inquiétait, c'était la précipitation avec
laquelle Palmer agissait et voulait la forcer d'agir en s'engageant à lui
par une promesse.

--Vous craignez mes réflexions, lui disait-elle: vous n'avez donc pas en
moi la confiance dont vous vous vantez.

--Je crois en votre parole, répondait-il. La preuve c'est que je vous la
demande; mais je ne suis pas forcé de croire que vous m'aimez, puisque
vous ne répondez pas sur ce fait, et vous avez raison. Vous ne savez pas
encore quel nom donner à votre amitié. Quant à moi, je sais que c'est de
l'amour que j'éprouve, et je ne suis pas de ceux qui hésitent à voir clair
en eux-mêmes? L'amour est en moi très-logique. Il veut fortement. Il
s'oppose donc aux mauvaises chances que vous pouvez lui faire courir en
vous jetant dans des réflexions et des rêveries où, malade comme vous
voilà, vous ne verrez peut-être pas bien vos véritables
intérêts.

Thérèse se sentait presque blessée quand Palmer lui parlait de ses
intérêts à elle. Elle voyait trop d'abnégation chez Palmer, et ne pouvait
souffrir qu'il la crût capable de l'accepter sans vouloir y répondre. Tout
à coup, elle eut honte d'elle-même dans ce combat de générosité, où Palmer
se livrait tout entier sans exiger autre chose que de faire accepter son
nom, sa fortune, sa protection et l'affection de sa vie entière. Il
donnait tout, et, pour toute récompense, il la priait de songer à
elle-même.

L'espoir revint donc au coeur de Thérèse, Cet homme qu'elle avait toujours
cru positif, et qui affectait encore naïvement de l'être, se révélait à
elle sous un aspect si imprévu, que son esprit en était frappé et comme
ranimé au milieu de son agonie. C'était comme un rayon de soleil au sein
d'une nuit qu'elle avait jugé devoir être éternelle. Au moment où, injuste
et désespérée, elle allait maudire l'amour, il la forçait de croire à
l'amour et de regarder son désastre comme un accident dont le ciel voulait
la dédommager. Palmer, d'une beauté froide et régulière, se transfigurait
à chaque instant sous le regard étonné, incertain et attendri de la femme
aimée. Sa timidité, qui donnait à ses premières ouvertures quelque chose
de rude, faisait place à l'expansion, et, pour s'exprimer avec moins de
poésie que Laurent, il n'en arrivait que mieux à la persuasion.

Thérèse découvrit l'enthousiasme sous cette écorce un peu âpre de
l'obstination, et elle ne put s'empêcher de sourire avec attendrissement
en voyant la passion avec laquelle il prétendait poursuivre froidement le
dessein de la sauver. Elle se sentit touchée et se laissa arracher la
promesse qu'il exigeait.

Tout à coup, elle reçut une lettre d'une écriture inconnue, tant elle
était altérée. Elle eut même peine à déchiffrer la signature. Elle parvint
cependant, avec l'aide de Palmer, à lire ces mots:

«J'ai joué, j'ai perdu; j'ai eu une maîtresse, elle m'a trompé, je l'ai
tuée. J'ai pris du poison. Je me meurs. Adieu, Thérèse.

«LAURENT.»

--Partons! dit Palmer.

--O mon ami, je vous aime! répondit Thérèse en se jetant dans ses bras. Je
sens maintenant combien vous êtes digne d'être aimé.

Ils partirent à l'instant même. En une nuit, ils arrivèrent par mer à
Livourne, et, le soir, ils étaient à Florence. Ils trouvèrent Laurent dans
une auberge, non pas mourant, mais dans un accès de fièvre cérébrale si
violent, que quatre hommes ne pouvaient le tenir. En voyant Thérèse, il la
reconnut, et s'attacha à elle en lui criant qu'on voulait l'enterrer
vivant. Il la tenait si fort, qu'elle tomba par terre, étouffée. Palmer
dut l'emporter de la chambre évanouie; mais elle y revint au bout d'un
instant, et, avec une persévérance qui tenait du prodige, elle passa vingt
jours et vingt nuits au chevet de cet homme qu'elle n'aimait plus. Il ne
la reconnaissait guère que pour l'accabler d'injures grossières, et, dès
qu'elle s'éloignait un instant, il la rappelait en disant que sans elle il
allait mourir.

Il n'avait heureusement ni tué aucune femme, ni pris aucun poison, ni
peut-être perdu son argent au jeu, ni rien fait de ce qu'il avait écrit à
Thérèse dans l'invasion du délire et de la maladie. Il ne se rappela
jamais cette lettre, dont elle eût craint de lui parler; il était assez
effrayé du dérangement de sa raison, quand il lui arrivait d'en avoir
conscience. Il eut encore bien d'autres rêves sinistres, tant que dura sa
fièvre. Il s'imagina tantôt que Thérèse lui versait du poison, tantôt que
Palmer lui mettait des menottes. La plus fréquente et la plus cruelle de
ses hallucinations consistait à voir une grande épingle d'or que Thérèse
détachait de sa chevelure et lui enfonçait lentement dans le crâne. Elle
avait, en effet, une telle épingle pour retenir ses cheveux, à la mode
italienne. Elle l'ôta, mais il continua à la voir et à la sentir.

Comme il semblait le plus souvent que sa présence l'exaspérât, Thérèse se
plaçait ordinairement derrière son lit, avec le rideau entre eux; mais,
aussitôt qu'il était question de le faire boire, il s'emportait et
protestait qu'il ne prendrait rien que de la main de Thérèse.

--Elle seule a le droit de me tuer, disait-il; je lui ai fait tant de mal!
Elle me hait, qu'elle se venge! Ne la vois-je pas à toute heure, sur le
pied de mon lit, dans les bras de son nouvel amant? Allons, Thérèse, venez
donc, j'ai soif: versez-moi le poison.

Thérèse lui versait le calme et le sommeil. Après plusieurs jours d'une
exaspération à laquelle les médecins ne croyaient pas qu'il pût résister,
et qu'ils notèrent comme un fait anomal, Laurent se calma subitement, et
resta inerte, brisé, continuellement assoupi, mais sauvé.

Il était si faible, qu'il fallait le nourrir sans qu'il en eût conscience,
et le nourrir à doses si minimes pour que son estomac n'eût pas le moindre
travail de digestion à faire, que Thérèse jugea ne devoir pas le quitter
un instant. Palmer essaya de lui faire prendre du repos en lui donnant sa
parole d'honneur de la remplacer auprès du malade; mais elle refusa,
sentant bien que les forces humaines n'étaient pas à l'abri de la surprise
du sommeil, et que, puisqu'un miracle se faisait en elle pour l'avertir de
chaque minute où elle devait porter la cuiller aux lèvres du malade, sans
que jamais elle fût vaincue par la fatigue, c'était elle, non pas un autre,
que Dieu avait chargée de sauver cette existence fragile.

C'était elle en effet, et elle la sauva.

Si la médecine, quelque éclairée qu'elle soit, est insuffisante dans des
cas désespérés, c'est bien souvent parce que le traitement est presque
impossible à observer d'une manière absolue. On ne sait pas assez ce
qu'une minute de besoin ou une minute de plénitude peut apporter de
perturbation dans une vie chancelante; et le miracle qui manque au salut
du moribond, c'est souvent le calme, la ténacité et la ponctualité chez
ceux qui le soignent.

Enfin, un matin, Laurent s'éveilla comme d'une léthargie, parut surpris de
voir Thérèse à sa droite et Palmer à sa gauche, leur tendit une main à
chacun, et leur demanda où il était et d'où il venait.

On le trompa longtemps sur la durée et l'intensité de son mal, car il
s'affecta beaucoup en se voyant si maigre et si faible. La première fois
qu'il se regarda dans une glace, il se fit peur. Dans les premiers jours
de sa convalescence, il demanda Thérèse. On lui répondit qu'elle dormait.
Il en fut très-surpris.

--Elle est donc devenue Italienne, dit-il, qu'elle dort dans le jour?

Thérèse dormit vingt-quatre heures de suite. La nature reprit ses droits
dès que l'inquiétude fut dissipée.

Peu à peu Laurent apprit à quel point elle s'était dévouée à lui, et il
vit sur sa figure les traces de tant de fatigues succédant à tant de
douleurs. Comme il était encore trop faible pour s'occuper, Thérèse
s'installa près de lui, tantôt lui faisant la lecture, tantôt jouant aux
cartes pour l'amuser, tantôt le menant promener en voiture. Palmer était
toujours avec eux.

Les forces revenaient à Laurent avec une rapidité aussi extraordinaire que
son organisation. Son cerveau cependant n'était pas toujours bien lucide.
Un jour, il dit à Thérèse avec humeur, dans un moment où il se trouvait
seul avec elle:

--Ah ça! quand donc ce bon Palmer nous fera-t-il le plaisir de s'en aller?

Thérèse vit qu'il y avait une lacune dans sa mémoire, et ne répondit pas.
Il fit alors un travail sur lui-même et ajouta:

--Vous me trouvez ingrat, mon amie, de parler ainsi d'un homme qui s'est
dévoué à moi presque autant que vous-même; mais enfin je ne suis pas assez
vain ou assez simple pour ne pas comprendre que c'est pour ne pas vous
quitter qu'il s'est enfermé un mois dans la chambre d'un malade fort
désagréable. Voyons, Thérèse, peux-tu me jurer que c'est à cause de moi
seul?

Thérèse fut blessée de cette question à bout portant, et de ce _tu_
qu'elle croyait à jamais retranché de leur intimité. Elle secoua la tête,
et tâcha de parler d'autre chose. Laurent céda tristement; mais il y
revint le lendemain; et, comme Thérèse, le voyant assez fort pour se
passer d'elle, se disposait à partir, il lui dit avec une surprise
réelle:

--Mais où donc allons-nous, Thérèse? Est-ce que nous ne sommes pas bien
ici?

Il fallait s'expliquer, car il insistait.

--Mon enfant, lui dit Thérèse, vous restez ici: les médecins disent qu'il
vous faut encore une semaine ou deux avant de pouvoir faire un voyage
quelconque sans danger de rechute. Moi, je retourne en France, puisque
j'ai fini mon travail à Gênes, et que mon intention n'est pas, quant à
présent, de voir le reste de l'Italie.

--Fort bien, Thérèse, tu es libre; mais, si tu veux retourner en France,
je suis libre de le vouloir aussi. Ne peux-tu m'attendre huit jours? Je
suis sûr qu'il ne m'en faut pas davantage pour être en état de
voyager.

Il mettait tant de candeur dans l'oubli de ses torts, et il était si
enfant dans ce moment-là, que Thérèse retint une larme près de couler au
souvenir de cette adoption, autrefois si tendre, qu'elle était forcée
d'abdiquer.

Elle se remit à le tutoyer sans en avoir conscience, et lui dit, avec le
plus de douceur et de ménagement possible, qu'il fallait se quitter pour
quelque temps.

--Et pourquoi donc se quitter? s'écria Laurent, est-ce que nous ne nous
aimons plus?

--Cela serait impossible, reprit-elle; nous aurons toujours de l'amitié
l'un pour l'autre; mais nous nous sommes fait mutuellement beaucoup de
peine, et ta santé n'en pourrait supporter davantage à présent. Laissons
passer le temps nécessaire pour que tout soit oublié.

--Mais j'ai oublié, moi! s'écria Laurent avec une bonne foi attendrissante
à force d'être ingénue. Je ne me souviens d'aucun mal que tu m'aies fait!
Tu as toujours été un ange pour moi, et, puisque tu es un ange, tu ne peux
pas garder de ressentiment. Il faut me pardonner tout et m'emmener,
Thérèse! Si tu me laisses ici, j'y périrai d'ennui!
                
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