Et, comme Thérèse montrait une fermeté à laquelle il ne s'attendait pas,
il prit de l'humeur et lui dit qu'elle avait tort de feindre une sévérité
que démentait toute sa conduite.
--Je comprends bien ce que tu veux, lui dit-il. Tu exiges que je me
repente, que j'expie mes torts. Eh bien, ne vois-tu pas que je les déteste,
et ne les ai-je pas assez expiés en devenant fou pendant huit ou dix
jours? Tu veux des larmes et des serments comme autrefois? A quoi bon? tu
n'y croirais plus. C'est ma conduite à venir qu'il faut juger, et tu vois
que je ne crains pas l'avenir, puisque je m'attache à toi. Voyons, ma
Thérèse, toi aussi, tu es un enfant, et tu sais bien que souvent je t'ai
appelée comme cela, quand je te voyais faire semblant de bouder. Penses-tu
pouvoir me persuader que tu ne m'aimes plus, quand tu viens de passer,
enfermée ici, un mois sur lequel tu as été vingt nuits et vingt jours sans
te coucher, et presque sans sortir de ma chambre? Ne vois-je pas, à tes
beaux yeux cerclés de bleu, que tu serais morte à la peine, s'il eût fallu
en passer davantage? On ne fait pas de pareilles choses pour un homme que
l'on n'aime plus!
Thérèse n'osait prononcer le mot fatal. Elle espérait que Palmer viendrait
rompre ce tête-à-tête, et qu'elle pourrait éviter une scène dangereuse au
convalescent. Ce fut impossible, il se mit en travers de la porte pour
l'empêcher de sortir, tomba à ses pieds et s'y roula avec désespoir.
--Mon Dieu! lui dit-elle, est-il possible que tu me croies assez cruelle,
assez fantasque pour te refuser un mot que je pourrais te dire? Mais je ne
le peux pas, ce mot ne serait plus la vérité. L'amour est fini entre
nous.
Laurent se releva avec rage. Il ne comprenait pas qu'il eût pu tuer cet
amour auquel il avait prétendu de pas croire.
--C'est donc Palmer? s'écria-t-il en brisant une théière avec laquelle il
s'était machinalement versé de la tisane; c'est donc lui? Dites, je le
veux, je veux la vérité! J'en mourrai, je le sais, mais je ne veux pas
être trompé!
--Trompé! dit Thérèse en lui prenant les mains pour l'empêcher de se les
déchirer avec ses ongles; trompé! de quel mot vous servez-vous là? Est-ce
que je vous appartiens? est-ce que, depuis la première nuit que vous avez
passée dehors à Gênes, après m'avoir dit que j'étais votre supplice et
votre bourreau, nous n'avons pas été étrangers l'un à l'autre? est-ce
qu'il n'y a pas de cela quatre mois et plus? et croyez-vous que ce temps,
passé sans retour de votre part, n'ait pas suffi à me rendre maîtresse de
moi-même?
Et, comme elle vit que Laurent, au lieu de s'exaspérer de sa franchise, se
calmait et l'écoutait avec une curiosité avide, elle continua:
--Si vous ne comprenez pas le sentiment qui m'a ramenée à votre lit
d'agonie et qui m'a retenue jusqu'à ce jour auprès de vous pour achever
votre guérison par des soins maternels, c'est que vous n'avez jamais rien
compris à mon coeur. Ce coeur-là, Laurent, dit-elle en frappant sa
poitrine, n'est ni si fier ni si ardent peut-être que le vôtre; mais, vous
l'avez dit vous-même souvent autrefois, il reste toujours à la même place.
Ce qu'il a aimé, il ne peut pas cesser de l'aimer; mais, ne vous y trompez
pas, ce n'est pas de l'amour comme vous l'entendez, comme vous m'en avez
inspiré, et comme vous avez la folie d'en attendre encore. Ni mes sens ni
ma tête ne vous appartiennent plus. J'ai repris ma personne et ma volonté;
ma confiance et mon enthousiasme ne peuvent plus vous revenir. J'en peux
disposer pour qui les mérite, pour Palmer si bon me semble, et vous
n'auriez pas une objection à faire, vous qui avez été le trouver un matin
pour lui dire:
«--Consolez donc Thérèse, vous me rendrez service!»
--C'est vrai... c'est vrai! dit Laurent en joignant ses mains tremblantes,
j'ai dit cela! Je l'avais oublié, je me le rappelle à présent!
--Ne l'oublie donc plus, dit Thérèse, qui se remit à lui parler avec
douceur en le voyant apaisé, et sache, mon pauvre enfant, que l'amour est
une fleur trop délicate pour se relever quand on l'a foulée aux pieds. N'y
songe plus avec moi, cherche-le ailleurs, si cette triste expérience que
tu en as faite t'ouvre les yeux et modifie ton caractère. Tu le trouveras
le jour où tu en seras digne. Quant à moi, je ne pourrais plus supporter
tes caresses, j'en serais avilie; mais ma tendresse de soeur et de mère te
restera malgré toi et malgré tout. Ceci est autre chose, c'est de la pitié,
je ne te le cache pas, et je te le dis précisément pour que tu ne songes
plus à reconquérir un amour dont tu serais humilié aussi bien que
moi-même. Si tu veux que cette amitié, qui t'offense maintenant, te
redevienne douce, tu n'as qu'à la mériter. Jusqu'à présent, tu n'en as pas
eu l'occasion. Voilà qu'elle se présente: profites-en, quitte-moi sans
faiblesse et sans aigreur. Montre-moi la figure calme et attendrie d'un
homme de coeur, au lieu de cette figure d'enfant qui pleure sans savoir
pourquoi.
--Laisse-moi pleurer, Thérèse, dit Laurent en se mettant à genoux,
laisse-moi laver ma faute dans mes larmes; laisse-moi adorer cette pitié
sainte qui a survécu en toi à l'amour brisé. Elle ne m'humilie pas comme
tu crois; je sens que j'en deviendrai digne. N'exige pas que je sois calme,
tu sais bien que je ne peux jamais l'être; mais crois que je peux devenir
bon. Ah! Thérèse, je t'ai connue trop tard! Pourquoi ne m'as-tu pas parlé
plus tôt comme tu viens de le faire? Pourquoi viens-tu m'accabler de ta
bonté et de ton dévouement, pauvre soeur de charité qui ne peux plus me
rendre le bonheur? Mais, tu as raison, Thérèse, je méritais ce qui
m'arrive, et tu me l'as fait enfin comprendre. La leçon me servira, je
t'en réponds, et, si je peux jamais aimer une autre femme, je saurai
comment il faut aimer. Je te devrai donc tout, ma soeur, le passé et
l'avenir!
Laurent parlait encore avec effusion lorsque Palmer rentra. Il se jeta à
son cou en l'appelant son frère et son sauveur, et il s'écria en lui
montrant Thérèse:
--Ah! mon ami! vous rappelez-vous ce que vous me disiez à l'hôtel Meurice,
la dernière fois que nous nous sommes vus à Paris? «Si vous ne croyez pas
pouvoir la rendre heureuse, brûlez-vous la cervelle ce soir plutôt que de
retourner chez elle!» J'aurais dû le faire, et je ne l'ai pas fait! Et, à
présent, regardez-la, elle est plus changée que moi, la pauvre Thérèse!
Elle a été brisée, et pourtant elle est venue m'arracher à la mort, quand
elle aurait dû me maudire et m'abandonner!
Le repentir de Laurent était véritable; Palmer en fut vivement attendri. A
mesure qu'il s'y livrait, l'artiste l'exprimait avec une éloquence
persuasive, et, quand Palmer se retrouva seul avec Thérèse, il lui dit:
--Mon amie, ne croyez pas que j'aie souffert de votre sollicitude pour
lui. J'ai bien compris! Vous vouliez guérir l'âme et le corps. Vous avez
remporté la victoire. Il est sauvé; votre pauvre enfant! A présent, que
voulez-vous faire?
--Le quitter pour toujours, répondit Thérèse, ou, du moins, ne le revoir
qu'après des années. S'il retourne en France, je reste en Italie, et, s'il
reste en Italie, je retourne en France. Ne vous ai-je pas dit que telle
était ma résolution? C'est parce qu'elle est bien arrêtée que je retardais
encore le moment des adieux. Je savais bien qu'il y aurait une crise
inévitable, et je ne voulais pas le laisser sur cette crise-là, si elle
était mauvaise.
--Y avez-vous bien songé, Thérèse? dit Palmer rêveur. Êtes-vous bien sûre
de ne pas faiblir au dernier moment?
--J'en suis sûre.
--Cet homme-là me parait irrésistible dans la douleur. Il arracherait la
pitié des entrailles d'une pierre, et pourtant, Thérèse, si vous lui cédez,
vous êtes perdue, et lui avec vous. Si vous l'aimez encore, songez que
vous ne pouvez le sauver qu'en le quittant!
--Je le sais, répondit Thérèse; mais que me dites-vous donc là, mon ami?
Êtes-vous malade, vous aussi? Avez-vous oublié que ma parole vous était
engagée?
Palmer lui baisa la main et sourit. La paix rentra dans son âme.
Laurent vint leur dire, le lendemain, qu'il voulait aller en Suisse pour
achever de se rétablir. Le climat de l'Italie ne lui convenait pas:
c'était la vérité. Les médecins lui conseillaient même de ne pas attendre
les grandes chaleurs.
De toute façon il fut décidé que l'on se séparerait à Florence. Thérèse
n'avait d'autre projet arrêté pour elle-même que d'aller où Laurent
n'irait pas; mais, en le voyant si fatigué de la crise de la veille, elle
dut lui promettre de passer à Florence encore une semaine, afin de
l'empêcher de partir sans avoir recouvré les forces nécessaires.
Cette semaine fut peut-être la meilleure de la vie de Laurent. Généreux,
cordial, confiant, sincère, il était entré dans un état de l'âme où il ne
s'était jamais senti, même durant les premiers huit jours de son union
avec Thérèse. La tendresse l'avait vaincu, pénétré, on peut dire envahi.
Il ne quittait pas ses deux amis, se promenant avec eux en voiture aux
_Cascines_, aux heures où la foule n'y va pas, mangeant avec eux, se
faisant une joie d'enfant d'aller dîner dans la campagne en donnant le
bras à Thérèse alternativement avec Palmer, essayant ses forces en faisant
un peu de gymnastique avec celui-ci, accompagnant Thérèse avec lui au
théâtre, et se faisant tracer par _Dick le grand touriste_ l'itinéraire de
son voyage en Suisse. C'était une grande question de savoir s'il irait par
Milan ou par Gênes. Il se décida enfin pour cette dernière voie, en
prenant par Pise et Lucques, et en suivant ensuite le littoral par terre
ou par mer, selon qu'il se sentirait fortifié ou affaibli par les
premières journées du voyage.
Le jour du départ arriva. Laurent avait fait tous ses préparatifs avec une
gaieté mélancolique. Étincelant de plaisanteries sur son costume, sur son
bagage, sur la tournure hétéroclite qu'il allait avoir avec un certain
manteau imperméable que Palmer l'avait forcé d'accepter et qui était alors
une nouveauté dans le commerce, sur le baragouin français d'un domestique
italien que Palmer lui avait choisi et qui était le meilleur homme du
monde; acceptant avec reconnaissance et soumission toutes les prévisions
et toutes les gâteries de Thérèse, il avait des larmes plein les yeux,
tout en riant aux éclats.
La nuit qui précéda le dernier jour, il eut un léger accès de fièvre. Il
en plaisanta. Le voiturin qui devait le conduire à petites journées était
à la porte de l'hôtel. La matinée était fraîche. Thérèse s'inquiéta.
--Accompagnez-le jusqu'à la Spezzia, lui dit Palmer. C'est là qu'il doit
s'embarquer, s'il ne supporte pas bien la voiture. C'est là que je vous
rejoindrai le lendemain de son départ. Il vient de me tomber sur la tête
une affaire indispensable qui me retient ici vingt-quatre heures.
Thérèse, surprise de cette résolution et de cette proposition, refusa de
partir avec Laurent.
--Je vous en supplie, lui dit Palmer avec quelque vivacité; il m'est
impossible d'aller avec vous!
--Fort bien, mon ami, mais il n'est pas nécessaire que j'aille avec lui.
--Si fait, reprit-il, il le faut.
Thérèse crut comprendre que Palmer jugeait cette épreuve nécessaire. Elle
s'en étonna et s'en inquiéta.
--Pouvez-vous, lui dit-elle, me donner votre parole d'honneur que vous
avez effectivement une affaire importante ici?
--Oui, répondit-il, je vous la donne.
--Eh bien, je reste.
--Non, il faut que vous partiez.
--Je ne comprends pas.
--Je m'expliquerai plus tard, mon amie. Je crois en vous comme en Dieu,
vous le voyez bien; ayez confiance en moi. Partez.
Thérèse fit à la hâte un léger paquet qu'elle jeta dans le voiturin, et
elle y monta auprès de Laurent, en criant à Palmer:
--J'ai votre parole d'honneur que vous venez me rejoindre dans
vingt-quatre heures.
VIII
Palmer, forcé réellement de rester à Florence et d'en éloigner Thérèse,
fut frappé d'un coup mortel en la voyant partir. Cependant le danger qu'il
redoutait n'existait pas. La chaîne ne pouvait pas être renouée. Laurent
ne songea même pas à émouvoir les sens de Thérèse; mais, certain de
n'avoir pas perdu son coeur, il résolut de reprendre son estime. Il le
résolut, disons-nous? Non, il ne fit aucun calcul, il éprouva tout
naturellement le besoin de se relever aux yeux de cette femme qui avait
grandi dans son esprit. S'il l'eût implorée en ce moment, elle lui eût
résisté sans peine, elle l'eût peut-être méprisé. Il s'en garda bien, ou
plutôt il n'y songea pas. Il fut trop bien inspiré pour commettre une
pareille faute. Il prit de bonne foi et d'enthousiasme le rôle du coeur
brisé, de l'enfant soumis et châtié, si bien qu'au bout du voyage, Thérèse
se demandait si ce n'était pas lui la victime de ce fatal amour.
Pendant ces trois jours de tête-à-tête, Thérèse se trouva heureuse auprès
de Laurent. Elle voyait s'ouvrir une nouvelle ère de sentiments exquis,
une route inexplorée, puisque, dans cette voie, elle avait jusque-là
marché seule. Elle savourait la douceur d'aimer sans remords, sans
inquiétude et sans combat, un être pâle et faible, qui n'était plus pour
ainsi dire qu'une âme, et qu'elle s'imaginait retrouver dès cette vie,
dans le paradis des pures essences, comme on rêve de se retrouver après la
mort.
Et puis elle avait été profondément froissée et humiliée par lui,
brouillée et irritée contre elle-même; cet amour, accepté avec tant de
vaillance et de grandeur, lui avait laissé une flétrissure, comme eût fait
un entraînement de pure galanterie. Il était venu un moment où elle
s'était méprisée de s'être laissé si grossièrement tromper. Elle se
sentait donc renaître, et elle se réconciliait avec le passé en voyant
pousser sur ce tombeau de la passion ensevelie une fleur d'amitié
enthousiaste plus belle que la passion, même dans ses meilleurs jours.
C'est le 10 mai qu'ils arrivèrent à la Spezzia, une petite ville
pittoresque à demi génoise et à demi florentine, au fond d'une rade bleue
et unie comme le plus beau ciel. Ce n'était pas encore la saison des bains
de mer. Le pays était une solitude enchantée, le temps frais et délicieux.
A la vue de cette belle eau tranquille, Laurent, que la voiture avait un
peu fatigué, se décida pour le voyage par mer. On s'informa des moyens de
transport; un petit bateau à vapeur partait pour Gênes deux fois par
semaine. Thérèse fut contente que le jour du départ ne fût pas pour le
soir même. C'étaient vingt-quatre heures de repos pour son malade. Elle
lui fit retenir une cabine sur ce bateau pour le lendemain soir.
Laurent, tout affaibli qu'il se sentait encore, ne s'était jamais si bien
porté. Il avait un sommeil et un appétit d'enfant. Cette douce langueur
des premiers jours de la complète guérison jetait son âme dans un trouble
délicieux. Le souvenir de sa vie passée s'effaçait comme un mauvais rêve.
Il se sentait et se croyait transformé radicalement pour toujours. Dans ce
renouvellement de sa vie, il n'avait plus la faculté de souffrir. Il
quittait Thérèse avec une sorte de joie triomphante au milieu de ses
larmes. Cette soumission aux arrêts de la destinée était à ses yeux une
expiation volontaire dont elle devait lui tenir compte. Il ne l'avait pas
provoquée, mais il l'acceptait au moment où il sentait le prix de ce qu'il
avait méconnu. Il poussait ce besoin de s'immoler au point de lui dire
qu'elle devait aimer Palmer, qu'il était le meilleur des amis et le plus
grand des philosophes. Puis, il s'écriait tout à coup:
--Ne me dis rien, chère Thérèse! Ne me parle pas de lui! Je ne me sens pas
encore assez fort pour t'entendre dire que tu l'aimes. Non, tais-toi! j'en
mourrais!... Mais sache que je l'aime aussi! Que puis-je te dire de
mieux?
Thérèse ne prononça pas une seule fois le nom de Palmer; et, dans les
moments où Laurent, moins héroïque, la questionnait indirectement, elle
lui répondait:
--Tais-toi. J'ai un secret que je te dirai plus tard, et qui n'est pas ce
que tu crois. Tu ne pourrais pas le deviner, ne cherche pas.
Ils passèrent le dernier jour à parcourir en barque la rade de la Spezzia.
Ils se faisaient mettre à terre de temps en temps pour cueillir sur les
rives de belles plantes aromatiques qui croissent dans le sable et jusque
dans les premiers remous du flot indolent et clair. L'ombrage est rare sur
ces beaux rivages d'où s'élancent à pic des montagnes couvertes de
buissons en fleur. La chaleur se faisant sentir, dès qu'ils apercevaient
un groupe de pins, ils s'y faisaient conduire. Ils avaient apporté leur
dîner, qu'ils mangèrent ainsi sur l'herbe, au milieu des touffes de
lavande et de romarin. La journée passa comme un rêve, c'est-à-dire
qu'elle fut courte comme un instant, et qu'elle résuma pourtant les plus
douces émotions de deux existences.
Cependant le soleil baissait, et Laurent devenait triste. Il voyait de
loin la fumée du _Ferruccio_, le bateau à vapeur de la Spezzia, que l'on
chauffait pour le départ, et ce nuage noir passait sur son âme. Thérèse
vit qu'il fallait le distraire jusqu'au dernier moment, et elle demanda au
batelier ce qu'il y avait encore à voir dans la baie.
--Il y a, répondit-il, l'île Palmaria et la carrière de marbre _portor_.
Si vous voulez y aller, vous pourrez vous y embarquer. Le vapeur y passe
pour prendre la mer, car il s'arrête en face, à Porto-Venere, pour
recevoir des passagers ou des marchandises. Vous aurez tout le temps de
gagner son bord. Je réponds de tout.
Les deux amis se firent conduire à l'île Palmaria.
C'est un bloc de marbre à pic sur la mer et qui s'abaisse en pente douce
et fertile du côté du golfe: il y a de ce côté quelques habitations à
mi-côte et deux villas sur le rivage. Cette île est plantée, comme une
défense naturelle, à l'entrée du golfe; dont la passe est fort étroite
entre l'île et le petit port jadis consacré à Vénus. De là le nom de
Porto-Venere.
Rien dans l'affreuse bourgade ne justifie ce nom poétique, mais sa
situation sur les rochers nus, battus de flots agités, car ce sont les
premiers flots de la véritable mer qui s'engouffrent dans la passe, est
des plus pittoresques. On ne saurait imaginer un décor plus frappant pour
caractériser un nid de pirates. Les maisons, noires et misérables, rongées
par l'air salin, s'échelonnent, démesurément hautes, sur le roc inégal.
Pas une vitre qui ne soit brisée à ces petites fenêtres, qui semblent des
yeux inquiets occupés à guetter une proie à l'horizon. Pas un mur qui ne
soit dépouillé de son ciment, tombant en grandes plaques comme des voiles
déchirées par la tempête. Pas une ligne d'aplomb dans ces constructions
appuyées les unes contre les autres et près de crouler toutes ensemble.
Tout cela monte jusqu'à l'extrémité du promontoire, où tout cesse
brusquement, et que terminent un vieux fort tronqué et l'aiguille d'un
petit clocher planté en vigie en face de l'immensité. Derrière ce tableau,
qui forme un plan détaché sur les eaux marines, s'élèvent d'énormes
rochers d'une teinte livide, dont la base, irisée par les reflets de la
mer, semble plonger dans quelque chose d'indécis et d'impalpable comme la
couleur du vide.
C'est de la carrière de marbre de l'île Palmaria, de l'autre côté de
l'étroite passe, que Laurent et Thérèse contemplaient cet ensemble
pittoresque. Le soleil couchant jetait sur les premiers plans un ton
rougeâtre qui confondait en une seule masse, homogène d'aspect, les
rochers, les vieux murs et les ruines, à ce point que tout, l'église même,
semblait taillé dans le même bloc, tandis que les grands rochers du
dernier plan baignaient dans une lumière d'un vert glauque.
Laurent fut frappé de ce spectacle, et, oubliant tout, il l'embrassa d'un
regard de peintre où Thérèse vit rayonner, comme dans un miroir, tous les
feux du ciel embrasé.
--Dieu merci! pensa-t-elle, voilà enfin l'artiste qui se réveille!
En effet, depuis sa maladie, Laurent n'avait pas eu une pensée pour son
art.
La carrière n'offrant que l'intérêt d'un moment, celui de voir de gros
blocs d'un beau marbre noir veiné de jaune d'or, Laurent voulut gravir la
pente rapide de l'île pour regarder de haut la pleine mer, et il s'avança,
sous un bois de pins assez peu praticable, jusqu'à une corniche de lichens
où il se vit tout à coup comme perdu dans l'espace. Le rocher surplombait
la mer, qui avait rongé sa base et qui s'y brisait avec un bruit
formidable. Laurent, qui ne croyait pas cette côte si escarpée, fut saisi
d'un tel vertige, que, sans Thérèse, qui l'avait suivi et qui le
contraignit de glisser tout de son long en arrière, il se serait laissé
tomber dans le gouffre.
En ce moment, elle le vit pris de terreur et l'oeil hagard, comme elle
l'avait vu dans la forêt de ***
--Qu'est-ce donc? lui dit-elle. Voyons, est-ce encore un rêve?
--Non! non! s'écria-t-il en se relevant et en s'attachant à elle comme
s'il eût cru se retenir à une force immuable; ce n'est plus le rêve, c'est
la réalité! C'est la mer, l'affreuse mer qui va m'emporter tout à l'heure!
c'est l'image de la vie où je vais retomber! c'est l'abîme qui va se
creuser entre nous! c'est le bruit monotone, infatigable, odieux que
j'allais écouter la nuit dans la rade de Gênes, et qui me hurlait le
blasphème aux oreilles! c'est cette houle brutale que je m'exerçais à
dompter dans une barque, et qui me portait fatalement vers un abîme plus
profond et plus implacable encore que celui des eaux! Thérèse, Thérèse,
sais-tu ce que tu fais en me jetant en proie à ce monstre qui est là, et
qui ouvre déjà sa gueule hideuse pour dévorer ton pauvre enfant?
--Laurent! lui dit-elle en lui secouant le bras, Laurent, m'entends-tu?
Il parut s'éveiller dans un autre monde en reconnaissant la voix de
Thérèse; car, en l'interpellant, il s'était cru seul; et il se retourna
avec surprise en voyant que l'arbre auquel il se cramponnait n'était autre
chose que le bras tremblant et fatigué de son amie.
--Pardon! pardon! lui dit-il, c'est un dernier accès, ce n'est rien.
Partons!
Et il descendit précipitamment le versant qu'il avait monté avec elle.
_Le Ferruccio_ arrivait à toute vapeur du fond de la Spezzia.
--Mon Dieu, le voilà! dit-il. Qu'il va vite! s'il pouvait sombrer avant
d'être ici!
--Laurent! reprit Thérèse d'un ton sévère.
--Oui, oui, ne crains rien, mon amie, me voilà tranquille. Ne sais-tu pas
qu'à présent il suffit d'un regard de toi pour que j'obéisse avec joie?
Allons, la barque! Allons, c'en est fait! Je suis calme, je suis content!
Donne-moi ta main, Thérèse. Tu vois, je ne t'ai pas demandé un seul baiser
depuis trois jours de tête-à-tête! Je ne te demande que cette main loyale.
Souviens-toi du jour où tu m'as dit: «N'oublie jamais qu'avant d'être ta
maîtresse, j'ai été ton amie!» Eh bien, voilà ce que tu souhaitais, je ne
te suis plus rien, mais je suis à toi pour la vie!...
Il s'élança dans la barque, croyant que Thérèse resterait sur le rivage de
l'île, et que cette barque reviendrait la prendre quand il serait remonté
à bord du _Ferruccio_; mais elle sauta auprès de lui. Elle voulait
s'assurer, disait-elle, que le domestique qui devait accompagner Laurent,
et qui s'était embarqué avec les paquets à la Spezzia, n'avait rien oublié
de ce qui était nécessaire à son maître pour le voyage.
Elle profita donc du temps d'arrêt que faisait le petit _steamer_ devant
Porto-Venere, pour monter à bord avec Laurent. Vicentino, le domestique en
question, les y attendait. On se souvient que c'était un homme de
confiance choisi par M. Palmer. Thérèse le prit à l'écart.
--Vous avez la bourse de votre maître? lui dit-elle. Je sais qu'il vous a
chargé de veiller à tous les frais du voyage. Combien vous a-t-il confié?
--Deux cents _lire_ florentines, signora; mais je pense qu'il a sur lui
son portefeuille.
Thérèse avait examiné les poches des habits de Laurent pendant qu'il
dormait. Elle avait trouvé le portefeuille, elle le savait à peu près
vide. Laurent avait dépensé beaucoup à Florence; les frais de sa maladie
avaient été très-considérables. Il avait remis à Palmer le reste de sa
petite fortune, en le chargeant de faire ses comptes, et il ne les avait
pas regardés. En fait de dépense, Laurent était un véritable enfant, qui
ne savait encore le prix de rien à l'étranger, pas même la valeur des
monnaies des diverses provinces. Ce qu'il avait confié à Vicentino lui
paraissait devoir durer longtemps, et il n'y avait pas de quoi gagner la
frontière pour un homme qui n'avait pas la moindre notion de prévoyance.
Thérèse remit à Vicentino tout ce qu'elle possédait en ce moment en Italie,
et même sans garder ce qui lui était nécessaire pour elle-même pendant
quelques jours; car, en voyant Laurent s'approcher, elle n'eut pas le
temps de reprendre quelques pièces d'or dans le rouleau qu'elle glissa
précipitamment au domestique, en lui disant:
--Voilà ce qu'il avait dans ses poches; il est fort distrait, il aime
mieux que vous vous en chargiez.
Et elle se retourna vers l'artiste pour lui donner une dernière poignée de
main. Elle le trompait sans remords cette fois. Elle l'avait vu irrité et
désespéré lorsqu'elle avait autrefois voulu payer ses dettes; maintenant,
elle n'était plus pour lui qu'une mère, elle avait le droit d'agir comme
elle le faisait.
Laurent n'avait rien vu.
--Encore un moment, Thérèse! lui dit-il d'une voix étranglée par les
larmes. On sonnera une cloche pour avertir ceux qui ne sont pas du voyage
de descendre à leurs barques.
Elle passa son bras sous le sien et alla voir sa cabine, qui était assez
commode pour dormir, mais qui sentait le poisson d'une manière révoltante.
Thérèse chercha son flacon pour le lui laisser; mais elle l'avait perdu
sur le rocher de Palmaria.
--De quoi vous inquiétez-vous? lui dit-il, attendri de toutes ses
gâteries. Donnez-moi une de ces lavandes sauvages que nous avons cueillies
ensemble là-bas, dans les sables.
Thérèse avait mis ces fleurs dans le corsage de sa robe; c'était comme un
gage d'amour à lui laisser. Elle trouva quelque chose d'indélicat ou tout
au moins d'équivoque dans cette idée, et son instinct de femme s'y refusa;
mais, comme elle se penchait sur la bande du _steamer_, elle vit, dans une
des barques d'attente attachées à l'escale, un enfant qui présentait aux
passagers de gros bouquets de violettes. Elle chercha dans sa poche une
dernière pièce de monnaie qu'elle y trouva avec joie et qu'elle jeta au
petit marchand, pendant que celui-ci lui lançait son plus beau bouquet
par-dessus le bord; elle le reçut adroitement et le répandit dans la
cabine de Laurent, qui comprit la suprême pudeur de son amie, mais qui ne
sut jamais que ces violettes étaient payées avec la seule et dernière
obole de Thérèse.
Un jeune homme dont les habits de voyage et la tournure aristocratique
contrastaient avec ceux des passagers, presque tous marchands d'huile
d'olive ou petits négociants côtiers, passa auprès de Laurent, et, l'ayant
regardé, lui dit:
--Tiens! c'est vous!
Ils se serrèrent la main avec cette parfaite froideur de geste et de
physionomie qui est le cachet des gens du bon ton. C'était pourtant un de
ces anciens compagnons de plaisir que Laurent avait appelés, en parlant
d'eux à Thérèse dans ses jours d'ennui, ses meilleurs, ses seuls amis. Il
ajoutait dans ces moments-là: «Les gens de ma classe!» car il n'avait
jamais de dépit contre Thérèse sans se rappeler qu'il était
gentilhomme.
Mais Laurent était bien amendé, et, au lieu de se réjouir de cette
rencontre, il donna intérieurement au diable ce témoin importun de son
dernier adieu à Thérèse. M. de Vérac, c'était le nom de l'ancien ami,
connaissait Thérèse pour lui avoir été présenté par Laurent à Paris, et,
l'ayant respectueusement saluée, il lui dit qu'il avait bien bonne chance
de rencontrer sur ce pauvre petit _Ferruccio_ deux compagnons de voyage
comme elle et Laurent.
--Mais je ne suis pas des vôtres, répondit-elle; je reste ici, moi.
--Comment, ici? Où? A Porto-Venere?
--En Italie.
--Bah! alors Fauvel va faire vos commissions à Gênes, et il revient
demain?
--Non! dit Laurent impatienté de cette curiosité, qui lui parut
indiscrète: je vais en Suisse, et mademoiselle Jacques n'y va pas. Cela
vous étonne? Eh bien, sachez que mademoiselle Jacques me quitte, et que
j'en ai beaucoup de chagrin. Comprenez-vous?
--Non! dit Vérac en souriant; mais je ne suis pas forcé...
--Si fait; il faut comprendre ce qui est, reprit Laurent avec une vivacité
un peu altière; j'ai mérité ce qui m'arrive, et je m'y soumets, parce que
mademoiselle Jacques, sans tenir compte de mes torts, a daigné être une
soeur et une mère pour moi dans une maladie mortelle que je viens de faire;
donc, je lui dois autant de reconnaissance que de respect et d'amitié.
Vérac fut très-surpris de ce qu'il entendait. C'était une histoire qui
pour lui ne ressemblait à rien. Il s'éloigna par discrétion, après avoir
dit à Thérèse que rien de beau ne l'étonnait de sa part; mais il observa
du coin de l'oeil les adieux des deux amis. Thérèse, debout sur l'escale,
pressée et poussée par les indigènes qui s'embrassaient tumultueusement et
bruyamment au son de la cloche du départ, donna un baiser maternel au
front de Laurent. Ils pleuraient tous deux; puis elle descendit dans la
barque, et se fit aborder à l'informe et sombre escalier de roches plates
qui donnait entrée à la bourgade de Porto-Venere.
Laurent s'étonna de la voir prendre cette direction au lieu de retourner à
la Spezzia:
--Ah! pensa-t-il en fondant en larmes, Palmer est là sans doute qui
l'attend!
Mais, au bout de dix minutes, comme _le Ferruccio_, après avoir pris la
mer avec quelque effort, tournait en face du promontoire, Laurent, en
jetant une dernière fois les yeux vers ce triste rocher, vit, sur la
plate-forme du vieux fort ruiné, une silhouette dont le soleil dorait
encore la tête et les cheveux agités par le vent: c'était la chevelure
blonde de Thérèse et sa forme adorée. Elle était seule. Laurent lui tendit
les bras avec transport; puis il joignit les mains en signe de repentir,
et ses lèvres murmurèrent deux mots que la brise emporta:
--Pardon! pardon!
M. de Vérac regardait Laurent avec stupeur, et Laurent, l'homme le plus
chatouilleux de la terre à l'endroit du ridicule, ne se souciait pas du
regard de son ancien compagnon de débauche. Il mettait même une sorte
d'orgueil à le braver en ce moment.
Quand la côte eût disparu dans la brume du soir, Laurent se trouva assis
sur un banc auprès de Vérac.
--Ah çà! lui dit celui-ci, contez-moi donc cette étrange aventure! Vous
m'en avez trop dit pour me laisser en si beau chemin: tous vos amis de
Paris je pourrais dire tout Paris, puisque vous êtes un homme célèbre, va
me demander quel dénoûment a eu votre liaison avec mademoiselle Jacques,
qui est trop en vue aussi pour ne pas exciter la curiosité. Que
répondrai-je?
--Que vous m'avez vu fort triste et fort sot. Ce que je vous ai dit se
résume en trois paroles. Faut-il vous les redire?
--C'est donc vous qui l'avez abandonnée le premier? J'aime mieux cela pour
vous!
--Oui, je vous entends, c'est un ridicule que d'être trahi, c'est une
gloire que d'avoir pris les devants. C'est comme cela que je raisonnais
autrefois avec vous, c'était notre code; mais j'ai tout à fait changé de
notions sur tout cela depuis que j'ai aimé. J'ai trahi, j'ai été quitté,
j'en suis au désespoir: donc, nos anciennes théories n'avaient pas le sens
commun. Trouvez dans cette science de la vie que nous avons pratiquée
ensemble un argument qui me débarrasse de mon regret et de ma souffrance,
et je dirai que vous avez raison.
--Je ne chercherai pas d'arguments, mon cher, la souffrance ne se raisonne
pas. Je vous plains, puisque vous voilà malheureux; seulement, je me
demande s'il existe une femme qui mérite d'être tant pleurée, et si
mademoiselle Jacques n'eût pas mieux fait de vous pardonner une infidélité
que de vous renvoyer désolé comme vous voilà. Pour une mère, je la trouve
dure et vindicative!
--C'est que vous ne savez pas combien j'ai été coupable et absurde. Une
infidélité! elle me l'eût pardonnée, j'en suis sûr; mais des injures, des
reproches... pis que cela, Vérac! je lui ai dit le mot qu'une femme qui se
respecte ne peut pas oublier: _Vous m'ennuyez!_
--Oui, le mot est dur, surtout quand il est vrai. Mais s'il ne l'était
pas? si c'était un simple moment d'humeur?
--Non! c'était de la lassitude morale. Je n'aimais plus! Ou, tenez,
c'était pis; je n'ai jamais pu l'aimer quand elle était à moi. Retenez
cela, Vérac, riez si bon vous semble, mais retenez-le pour votre gouverne.
Il est fort possible qu'un beau matin vous vous réveilliez harassé de faux
plaisirs et violemment épris d'une femme honnête. Cela peut vous arriver
tout comme à moi, car je ne vous crois pas plus débauché que je ne l'ai
été. Eh bien, quand vous aurez vaincu la résistance de cette femme, il
vous arrivera probablement ce qui m'est arrivé: c'est qu'ayant pris la
funeste habitude de faire l'amour avec des femmes que l'on méprise, vous
soyez condamné à retomber dans ces besoins de liberté farouche dont
l'amour élevé a horreur. Alors vous vous sentirez comme un animal sauvage
dompté par un enfant et toujours prêt à le dévorer pour rompre sa chaîne.
Et, un jour que vous aurez tué le faible gardien, vous vous enfuirez tout
seul, rugissant de joie et secouant la crinière; mais alors... alors les
bêtes du désert vous feront peur, et, pour avoir connu la cage, vous
n'aimerez plus la liberté. Si peu et si mal que votre coeur eût accepté le
lien, il le regrettera dès qu'il l'aura brisé, et il se trouvera saisi de
l'horreur de la solitude, sans pouvoir faire un choix entre l'amour et le
libertinage. C'est là un mal que vous ne connaissez pas encore. Que Dieu
vous préserve de le connaître! Et, en attendant, moquez-vous comme je
faisais, moi! Cela n'empêchera pas votre jour de venir, si la débauche n'a
pas encore fait de vous un cadavre!
M. de Vérac laissa couler en souriant ce torrent d'idéal qu'il écoutait
comme une cavatine bien chantée au Théâtre-Italien. Laurent était sincère
à coup sûr; mais peut-être son auditeur avait-il raison de ne pas attacher
trop d'importance à son désespoir.
IX
Quand Thérèse eut perdu de vue _le Ferruccio_, il faisait nuit. Elle avait
renvoyé la barque qu'elle avait prise le matin et payée d'avance à la
Spezzia. Au moment où le batelier l'avait ramenée du bateau à vapeur à
Porto-Venere, elle avait remarqué qu'il était ivre; elle avait craint de
revenir seule avec cet homme, et, comptant trouver quelque autre barque
sur cette côte, elle l'avait congédié.
Mais, quand elle songea au retour, elle s'avisa du dénûment absolu où elle
se trouvait. Rien n'était plus simple pourtant que de retourner à l'hôtel
de _la Croix de Malte_, à la Spezzia, où elle était descendue la veille
avec Laurent, d'y faire payer le bateau qui l'y conduirait, et d'attendre
là l'arrivée de Palmer; mais cette idée de n'avoir pas une obole et d'être
forcée de devoir à Palmer son déjeuner du lendemain lui causa une
répugnance, puérile peut-être, mais insurmontable, dans les termes où elle
se trouvait avec lui. A cette répugnance se joignait une inquiétude assez
vive sur les causes de sa conduite avec elle. Elle avait remarqué la
tristesse déchirante de son regard lorsqu'elle était partie de Florence.
Elle ne pouvait s'empêcher de croire qu'un obstacle à leur mariage s'était
élevé tout à coup, et elle voyait dans ce mariage tant d'inconvénients
réels pour Palmer, qu'elle jugeait ne devoir pas essayer de lutter contre
l'obstacle, de quelque part qu'il pût venir. Thérèse obéit à une solution
toute d'instinct, qui était de rester jusqu'à nouvel ordre à Porto-Venere.
Elle avait, dans le petit paquet qu'elle avait pris à tout hasard avec
elle, de quoi passer, n'importe où, quatre ou cinq jours. En fait de
bijoux, elle avait une montre et une chaîne d'or; c'était un gage qu'elle
pouvait laisser jusqu'à ce qu'elle eût reçu l'argent de son travail, qui
devait être arrivé à Gênes sous forme de mandat sur un banquier. Elle
avait chargé Vicentino de prendre ses lettres à la poste restante de Gênes
et de les lui envoyer à la Spezzia.
Il s'agissait de passer la nuit quelque part, et l'aspect de Porto-Venere
n'était pas engageant. Ces hautes maisons qui plongent, du côté de la
passe de mer, jusqu'au bord de l'eau, sont, dans l'intérieur de la ville,
tellement de niveau avec le sommet du rocher, qu'il faut se baisser en
plusieurs endroits pour passer sous l'auvent de leurs toits, projetés
jusque vers le milieu de la rue. Cette rue étroite et rapide, toute pavée
en dalles brutes, était encombrée d'enfants, de poules et de grands vases
de cuivre placés sous les angles irréguliers formés par les toits, à
l'effet de recevoir l'eau de pluie durant la nuit. Ces vases sont le
thermomètre de la localité: l'eau douce y est si rare, qu'aussitôt qu'un
nuage paraît dans la direction du vent, les ménagères s'empressent de
placer tous les récipients possibles devant leur porte, afin de ne rien
perdre du bienfait que le ciel leur envoie.
En passant devant ces portes béantes, Thérèse avisa un intérieur qui lui
parut plus propre que les autres, et d'où s'exhalait une odeur d'huile un
peu moins acre. Il y avait sur le seuil une pauvre femme dont la figure
douce et honnête lui inspira confiance, et justement cette femme la
prévint en lui parlant italien ou quelque chose d'approchant. Thérèse put
donc s'entendre avec cette bonne femme, qui lui demandait d'un air
obligeant si elle cherchait quelqu'un. Elle entra, regarda le local, et
demanda si l'on pouvait disposer d'une chambre pour la nuit.
--Oui, certainement, d'une chambre meilleure que celle-ci, et où vous
serez plus tranquille que dans l'auberge, où vous entendriez les mariniers
chanter toute la nuit! Mais je ne suis pas aubergiste, et, si vous ne
voulez pas que j'aie des querelles, vous direz tout haut demain dans la
rue que vous me connaissiez avant de venir ici.
--Soit, dit Thérèse, montrez-moi cette chambre.
--On lui fit monter quelques marches, et elle se trouva dans une pièce
vaste et misérable d'où l'oeil embrassait un immense panorama sur la mer
et sur le golfe; elle prit cette chambre en amitié à première vue, sans
trop savoir pourquoi, si ce n'est qu'elle lui fit l'effet d'un refuge
contre des liens qu'elle ne voulait pas être forcée d'accepter. C'est de
là qu'elle écrivit le lendemain à sa mère:
«Ma chère bien-aimée, me voilà tranquille depuis douze heures et en pleine
possession de mon libre arbitre pour... je ne sais combien de jours ou
d'années! Tout a été remis en question en moi-même, et vous allez être
juge de la situation.
«Ce fatal amour qui vous effrayait tant n'est pas renoué et ne le sera
pas. Sur ce point, soyez en paix. J'ai suivi mon malade, et je l'ai
embarqué hier au soir. Si je n'ai pas sauvé sa pauvre âme, et je n'ose
guère m'en flatter, du moins je l'ai amendée, et j'y ai fait entrer pour
quelques instants la douceur de l'amitié. Si j'avais voulu l'en croire, il
était pour jamais guéri de ses orages; mais je voyais bien, à ses
contradictions et à ses retours vers moi, qu'il y avait encore en lui ce
qui fait le fond de sa nature, et ce que je ne saurais bien définir qu'en
l'appelant l'amour de ce qui n'est pas.
«Hélas! oui, cet enfant voudrait avoir pour maîtresse quelque chose comme
la Vénus de Milo, animée du souffle de ma patronne sainte Thérèse, ou
plutôt il faudrait que la même femme fut aujourd'hui Sapho et demain
Jeanne d'Arc. Malheur à moi d'avoir pu croire qu'après m'avoir ornée dans
son imagination de tous les attributs de la Divinité, il n'ouvrirait pas
les yeux le lendemain! Il faut que, sans m'en douter, je sois bien vaine,
pour avoir pu accepter la tâche d'inspirer un culte! Mais non, je ne
l'étais pas, je vous le jure! Je ne songeais pas à moi; le jour où je me
suis laissé porter sur cet autel, je lui disais: «Puisqu'il faut
absolument que tu m'adores au lieu de m'aimer, ce qui me vaudrait bien
mieux, adore-moi, hélas! sauf à me briser demain!»
«Il m'a brisée! mais de quoi puis-je me plaindre? Je l'avais prévu, et je
m'y étais soumise d'avance.
«Pourtant j'ai été faible, indignée et infortunée, quand cet affreux
moment est venu; mais le courage a repris le dessus, et Dieu m'a permis de
guérir plus vite que je n'espérais.
«Maintenant, c'est de Palmer qu'il faut que je vous parle. Vous voulez que
je l'épouse, il le veut; et moi aussi, je l'ai voulu! le veux-je encore?
Que vous dirais-je, ma bien-aimée? Il me vient encore des scrupules et des
craintes. Il y a peut-être de sa faute. Il n'a pas pu ou il n'a pas voulu
passer avec moi les derniers moments que j'ai passés avec Laurent: il m'a
laissée seule avec lui trois jours, trois jours que je savais être et qui
ont été sans danger pour moi; mais lui, Palmer, le savait-il et pouvait-il
en répondre? ou, ce qui serait pis, s'est-il dit qu'il fallait savoir à
quoi s'en tenir? Il y a eu là, de sa part, je ne sais quel
désintéressement romanesque ou quelle discrétion exagérée qui ne peut
partir que d'un bon sentiment chez un tel homme, mais qui m'a cependant
donné à réfléchir.
«Je vous ai écrit ce qui se passait entre nous; il semblait qu'il se fût
fait un devoir sacré de me réhabiliter, par le mariage, des affronts que
je venais de subir. J'ai senti, moi, l'enthousiasme de la reconnaissance
et les attendrissements de l'admiration. J'ai dit oui, j'ai promis d'être
sa femme, et encore aujourd'hui je sens que je l'aime autant que je puis
désormais aimer.
«Cependant aujourd'hui j'hésite, parce qu'il me semble qu'il se repent.
Est-ce que je rêve? Je n'en sais rien; mais pourquoi n'a-t-il pas pu me
suivre ici? Quand j'ai appris la terrible maladie de mon pauvre Laurent,
il n'a pas attendu que je lui dise: «Je pars pour Florence;» il m'a dit:
«Nous partons!» Les vingt nuits que j'ai passées au chevet de Laurent, il
les a passées dans la chambre voisine, et il ne m'a jamais dit: «Vous vous
tuez!» mais seulement: «Reposez-vous un peu afin de pouvoir continuer.»
Jamais je n'ai vu en lui l'ombre de la jalousie. Il semblait qu'à ses yeux
je n'en pusse jamais trop faire pour sauver ce fils ingrat que nous avions
comme adopté à nous deux. Il sentait bien, ce noble coeur, que sa
confiance et sa générosité augmentaient mon amour pour lui, et je lui
savais un gré infini de le comprendre. Par là, il me relevait à mes
propres yeux, et il me rendait fière de lui appartenir.
«Eh bien donc, pourquoi ce caprice ou cette impossibilité au dernier
moment? Un obstacle imprévu? Avec la volonté dont je le sais doué, je ne
crois guère aux obstacles; il semble plutôt qu'il ait voulu m'éprouver.
Cela m'humilie, je l'avoue. Hélas! je suis devenue affreusement
susceptible depuis que je suis déchue! N'est-ce pas dans l'ordre? lui qui
comprenait tout, pourquoi n'a-t-il pas compris cela?
«Ou bien peut-être a-t-il fait un retour sur lui-même et s'est-il dit
enfin tout ce que je lui disais dans le principe pour l'empêcher de songer
à moi: qu'y aurait-il là d'étonnant? J'avais toujours connu Palmer pour un
homme prudent et raisonnable. En découvrant en lui des trésors
d'enthousiasme et de foi, j'ai été bien surprise. Ne pourrait-il pas être
un de ces caractères qui s'exaltent en voyant souffrir, et qui se mettent
à aimer passionnément les victimes? C'est un instinct naturel aux gens
forts, c'est la sublime pitié des coeurs heureux et purs! Il y a eu des
moments où je me disais cela pour me réconcilier avec moi-même, quand
j'aimais Laurent, puisque c'est sa souffrance, avant tout et plus que tout,
qui m'avait attachée à lui!
«Tout ce que je vous dis là, chère bien-aimée, je n'oserais pourtant le
dire à Richard Palmer, s'il était là! Je craindrais que mes doutes ne lui
fissent un chagrin affreux, et me voilà bien embarrassée, car ces doutes,
je les ai malgré moi, et j'ai peur, sinon pour aujourd'hui, du moins pour
demain. Ne va-t-il pas se couvrir de ridicule en épousant une femme qu'il
aime, dit-il, depuis dix ans, à qui il n'en a jamais dit le premier mot,
et qu'il se décide à attaquer le jour où il la trouve sanglante et brisée
sous les pieds d'un autre homme?
«Je suis ici dans un affreux et magnifique petit port de mer où j'attends
assez passivement le mot de ma destinée. Peut-être Palmer est-il à la
Spezzia, à trois lieues d'ici. C'est là que nous nous étions donné
rendez-vous. Et moi, comme une boudeuse, ou plutôt comme une peureuse, je
ne peux pas me décider à aller lui dire: «Me voilà!» Non, non! s'il doute
de moi, rien n'est plus possible entre nous! J'ai pardonné à l'autre cinq
ou six outrages par jour. À celui-ci je ne pourrais passer l'ombre d'un
soupçon. Est-ce de l'injustice? Non! il me faut désormais un amour sublime
ou rien! Ai-je donc cherché le sien? Il me l'a imposé en me disant: «Ce
sera le ciel!» _L'autre_ m'avait bien dit que ce serait peut-être l'enfer
qu'il m'apportait! Il ne m'a pas trompée. Eh bien, il ne faut pas que
Palmer me trompe en se trompant lui-même; car, après cette nouvelle erreur,
il ne me resterait plus qu'à nier tout, à me dire que, comme Laurent,
j'ai à jamais perdu par ma faute le droit de croire, et je ne sais pas si
avec cette certitude-là je supporterais la vie, moi!
«Pardon, ma bien-aimée, mes agitations vous font du mal, j'en suis sûre,
bien que vous disiez qu'il vous les faut! N'ayez du moins pas d'inquiétude
pour ma santé; je me porte à merveille, j'ai sous les yeux la plus belle
mer, et sur la tête le plus beau ciel qui se puissent imaginer. Je ne
manque de rien, je suis chez de braves gens, et peut-être demain vous
écrirai-je que mes incertitudes sont évanouies. Aimez toujours votre
Thérèse, qui vous adore.»
Palmer était, en effet, à la Spezzia depuis la veille. Il était arrivé à
dessein juste une heure après le départ du _Ferruccio_. Ne trouvant pas
Thérèse à _la Croix de Malte_, et apprenant qu'elle avait dû embarquer
Laurent à l'entrée du golfe, il attendit son retour. Il vit revenir seul à
neuf heures le batelier qu'elle avait pris le matin, et qui appartenait à
l'hôtel. Le brave garçon n'était pas sujet à s'enivrer. Il avait été
_surpris_ par une bouteille de Chypre que Laurent, après avoir dîné sur
l'herbe avec Thérèse, lui avait donnée, et qu'il avait bue pendant la
station des deux amis à l'île de Palmaria, si bien qu'il se souvenait
assez bien d'avoir conduit le _signore_ et la _signora_ à bord du
_Ferruccio_, mais nullement d'avoir conduit ensuite la _signora_ à
Porto-Venere.
Si Palmer l'eût interrogé avec calme, il eût bientôt découvert que les
idées du barcarolle n'étaient pas très-nettes sur le dernier point; mais
Palmer, avec son air grave et impassible, était très-irritable et
très-passionné. Il crut que Thérèse était partie avec Laurent, partie en
rougissant, et sans oser ou sans vouloir lui faire l'aveu de la vérité. Il
se le tint pour dit, et rentra à l'hôtel, où il passa une nuit terrible.
Ce n'est pas l'histoire de Richard Palmer que nous nous sommes proposé
d'écrire. Nous avons intitulé notre récit _Elle el lui_, c'est-à-dire
Thérèse et Laurent. Nous ne dirons donc de Palmer que ce qu'il est
nécessaire d'en dire pour faire comprendre les événements auxquels il se
trouva mêlé, et nous pensons que son caractère sera suffisamment expliqué
par sa conduite. Hâtons-nous de dire seulement en trois mots que Richard
était aussi ardent que romanesque, qu'il avait beaucoup d'orgueil,
l'orgueil du bien et du beau, mais que la force de son caractère n'était
pas toujours à la hauteur de l'idée qu'il s'en était faite, et qu'en
voulant s'élever sans cesse au-dessus de la nature humaine, il caressait
un rêve généreux, mais peut-être irréalisable en amour.
Il se leva de bonne heure et se promena au bord du golfe, en proie à des
pensées de suicide, dont le détourna cependant une sorte de mépris pour
Thérèse; puis la fatigue d'une nuit d'agitations reprit ses droits et lui
donna les conseils de la raison. Thérèse était femme, et il n'eût pas dû
la soumettre à une épreuve dangereuse. Eh bien, puisqu'il en était ainsi,
puisque Thérèse, placée si haut dans son estime, avait été vaincue par une
passion déplorable après des promesses sacrées, il ne fallait plus croire
à aucune femme, et aucune femme ne méritait le sacrifice de la vie d'un
galant homme. Palmer en était là, lorsqu'il vit aborder près du lieu où il
se trouvait un élégant canot noir, monté par un officier de marine. Les
huit rameurs qui faisaient rapidement glisser la longue et mince
embarcation sur le flot tranquille relevèrent leurs rames blanches en
signe de respect avec une précision militaire; l'officier mit pied à terre
et se dirigea vers Richard, qu'il avait reconnu de loin.
C'était le capitaine Lawson, commandant la frégate américaine _l'Union_,
en station depuis un an dans le golfe. On sait que les puissances
maritimes envoient stationner, pour plusieurs mois ou plusieurs années,
des navires destinés à protéger leurs relations commerciales dans les
différents parages du globe.