Lawson était l'ami d'enfance de Palmer, qui avait donné à Thérèse une
lettre de recommandation pour lui, dans le cas où elle voudrait visiter le
navire en parcourant la rade.
Palmer pensa que Lawson allait lui parler d'elle, mais il n'en fut rien.
Il n'avait reçu aucune lettre, il n'avait vu personne venant de sa part.
Il l'emmena déjeuner à son bord et Richard se laissa faire. _L'Union_
quittait la station à la fin du printemps; Palmer caressa l'idée de
profiter de l'occasion pour retourner en Amérique. Tout lui semblait rompu
entre Thérèse et lui; pourtant il résolut de rester à la Spezzia, la vue
de la mer ayant toujours eu sur lui une influence fortifiante dans les
moments difficiles de sa vie.
Il y était depuis trois jours, habitant le navire américain beaucoup plus
que l'hôtel de _la Croix de Malte_, s'efforçant de reprendre goût aux
études sur la navigation, qui avaient rempli la majeure partie de sa vie,
lorsqu'un jeune enseigne raconta un matin à déjeuner, moitié riant, moitié
soupirant, qu'il était tombé amoureux depuis la veille, et que l'objet de
sa passion était un problème sur lequel il voudrait avoir l'avis d'un
homme du monde comme M. Palmer.
C'était une femme qui paraissait avoir de vingt-cinq à trente ans. Il ne
l'avait vue qu'à une fenêtre où elle était assise, faisant de la dentelle.
La grosse dentelle de coton est l'ouvrage des femmes du peuple sur toute
la côte génoise. C'était autrefois une branche de commerce que les métiers
ont minée, mais qui sert encore d'occupation et de petit profit aux femmes
et aux filles du littoral. Donc, celle dont le jeune enseigne était épris
appartenait à la classe des artisanes, non-seulement par ce genre de
travail, mais encore par la pauvreté du gîte où il l'avait aperçue.
Cependant la coupe de sa robe noire et la distinction de ses traits lui
causaient du doute. Elle avait des cheveux ondés qui n'étaient ni bruns ni
blonds, des yeux rêveurs, un teint pâle. Elle avait très-bien vu que, de
l'auberge où il s'était réfugié contre la pluie, le jeune officier la
contemplait avec curiosité. Elle n'avait daigné ni l'encourager, ni se
soustraire à ses regards. Elle lui avait offert l'image désespérante de
l'indifférence personnifiée.
Le jeune marin raconta encore qu'il avait interrogé l'aubergiste de Porto
Venere. Celle-ci lui avait répondu que l'étrangère était là depuis trois
jours, chez une vieille femme de l'endroit qui la faisait passer pour sa
nièce et qui mentait probablement, car c'était une vieille intrigante qui
louait une mauvaise chambre au détriment de l'auberge attitrée et patentée,
et qui se mêlait d'attirer et de nourrir les voyageurs apparemment, mais
qui devait les nourrir bien mal, car elle n'avait rien, et, pour ce,
méritait le mépris des gens établis et des voyageurs qui se
respectent.
En raison de ce discours, le jeune enseigne n'avait rien eu de plus pressé
que d'aller chez la vieille et de lui demander à loger pour un de ses amis
qu'il attendait, espérant, à la faveur de cette histoire, la faire causer
et savoir quelque chose sur le compte de cette inconnue; mais la vieille
avait été impénétrable et même incorruptible.
Le portrait que le marin faisait de cette jeune inconnue éveilla
l'attention de Palmer. Ce pouvait être celui de Thérèse; mais que
faisait-elle et pourquoi se cachait-elle à Porto-Venere? Sans doute, elle
n'y était pas seule; Laurent devait être caché dans quelque autre coin.
Palmer agita en lui-même la question de savoir s'il s'en irait en Chine
pour n'être pas témoin de son malheur. Pourtant il prit le parti le plus
raisonnable, qui était de savoir à quoi s'en tenir.
Il se fit conduire aussitôt à Porto-Venere et n'eut pas de peine à y
découvrir Thérèse, logée et occupée ainsi qu'on le lui avait raconté.
L'explication fut vive et franche. Tous deux étaient trop sincères pour se
bouder; aussi tous deux s'avouèrent-ils qu'ils avaient eu beaucoup
d'humeur l'un contre l'autre, Palmer pour n'avoir pas été averti par
Thérèse du lieu de sa retraite, Thérèse pour n'avoir pas été mieux
cherchée et plus tôt retrouvée par Palmer.
--Mon amie, dit celui-ci, vous semblez me reprocher surtout de vous avoir
comme abandonnée à un danger. Ce danger, moi, je n'y croyais pas!
--Vous aviez raison, et je vous en remercie. Alors pourquoi étiez-vous
triste et comme désespéré en me voyant partir? et comment se fait-il qu'en
arrivant ici, vous n'ayez pas su découvrir où j'étais dès le premier jour?
Vous avez donc supposé que j'étais partie, et qu'il était inutile de me
chercher?
--Écoutez-moi, dit Palmer éludant la question, et vous verrez que j'ai eu,
depuis quelques jours, bien des amertumes qui ont pu me faire perdre la
tête. Vous comprendrez aussi pourquoi, vous ayant connue toute jeune, et
pouvant prétendre à vous épouser, j'ai passé à côté d'un bonheur dont le
regret et le rêve ne m'ont jamais quitté. J'étais dès lors l'amant d'une
femme qui s'est jouée de moi de mille manières. Je me croyais, je me suis
cru, pendant dix ans, en devoir de la relever et de la protéger. Enfin
elle a mis le comble à son ingratitude et à sa perfidie, et j'ai pu
l'abandonner, l'oublier, et disposer de moi-même. Eh bien, cette femme que
je croyais en Angleterre, je l'ai retrouvée à Florence au moment où
Laurent devait partir. Abandonnée d'un nouvel amant qui m'avait succédé,
elle voulait et comptait me reprendre: tant de fois déjà elle m'avait
trouvé généreux ou faible! Elle m'écrivait une lettre de menaces, et,
feignant une jalousie absurde, elle prétendait venir vous insulter en ma
présence. Je la savais femme à ne reculer devant aucun scandale, et je ne
voulais, pour rien au monde, que vous fussiez seulement témoin de ses
fureurs. Je ne pus la décider à ne pas se montrer, qu'en lui promettant
d'avoir une explication avec elle le jour même. Elle demeurait précisément
dans l'hôtel où nous logions auprès de notre malade, et, quand le voiturin
qui devait emmener Laurent arriva devant la porte, elle était là, résolue
à faire un esclandre. Son thème odieux et ridicule était de crier, devant
tous les gens de l'hôtel et de la rue, que je partageais ma nouvelle
maîtresse avec Laurent de Fauvel. Voilà pourquoi je vous fis partir avec
lui, et pourquoi je restai, afin d'en finir avec cette folle sans vous
compromettre, et sans vous exposer à la voir ou à l'entendre. A présent,
ne dites plus que j'ai voulu vous soumettre à une épreuve en vous laissant,
seule avec Laurent. J'ai assez souffert de cela, mon Dieu, ne m'accusez
pas! Et, quand je vous ai crue partie avec lui, toutes les furies de
l'enfer se sont mises après moi.
--Et voilà ce que je vous reproche, dit Thérèse.
--Ah! que voulez-vous! s'écria Palmer, j'ai été si odieusement trompé dans
ma vie! Cette misérable femme avait remué en moi tout un monde d'amertume
et de mépris.
--Et ce mépris a rejailli sur moi?
--Oh! ne dites pas cela, Thérèse,
--Moi aussi pourtant, reprit-elle, j'ai été bien trompée, et je croyais en
vous quand même.
--Ne parlons plus de cela, mon amie, je regrette d'avoir été forcé de vous
confier mon passé. Vous allez croire qu'il peut réagir sur mon avenir, et
que, comme Laurent, je vous ferai payer les trahisons dont j'ai été
abreuvé. Voyons, voyons, ma chère Thérèse, chassons ces tristes pensées.
Vous êtes ici dans un endroit à donner le _spleen_. La barque nous attend;
venez vous établir à la Spezzia.
--Non, dit Thérèse, je reste ici, moi.
--Comment? qu'est-ce donc? du dépit entre nous?
--Non, non, mon cher Dick, reprit-elle en lui tendant la main: avec vous,
je n'en veux jamais avoir. Oh ! faites, je vous en supplie, que notre
affection soit un idéal de sincérité, car j'y veux, quant à moi, faire
tout ce qui est possible à une âme croyante; mais je ne vous savais pas
jaloux, vous l'avez été et vous en convenez. Eh bien, sachez qu'il n'est
pas en mon pouvoir de ne pas souffrir cruellement de cette jalousie. C'est
tellement le contraire de ce que vous m'aviez promis, que je me demande où
nous allons maintenant, et pourquoi il faut qu'au sortir d'un enfer,
j'entre dans un purgatoire, moi qui n'aspirais qu'au repos et à la
solitude.
«Ces nouveaux tourments qui semblent se préparer, ce n'est pas pour moi
seule que je les redoute; s'il était possible qu'en amour l'un des deux
fût heureux quand l'autre souffre, la route du dévouement serait toute
tracée et facile à suivre; mais il n'en est pas ainsi, vous le voyez bien:
je ne puis avoir un instant de douleur que vous ne le ressentiez. Me voilà
donc entraînée à gâter votre vie, moi qui voulais rendre la mienne
inoffensive, et je commence à faire un malheureux! Non, Palmer, croyez-moi;
nous pensions nous connaître, et nous ne nous connaissions pas. Ce qui
m'avait charmé en vous, c'est une disposition d'esprit que vous n'avez
déjà plus, la confiance. Ne comprenez-vous pas qu'avilie comme je l'étais
il me fallait cela pour vous aimer, et rien autre chose? Si je subissais
maintenant votre affection avec des taches et des faiblesses, avec des
doutes et des orages, ne seriez-vous pas en droit de vous dire que je fais
un calcul en vous épousant? Oh! ne dites pas que cette idée ne vous
viendra jamais; elle vous viendra malgré vous. Je sais trop comment d'un
soupçon on passe à un autre, et quelle pente rapide nous emporte d'un
premier désenchantement à un dégoût injurieux! Or, moi, tenez, j'en ai
assez bu, de ce fiel! je n'en veux plus, et je ne m'en fais pas accroire,
je ne suis plus capable de subir ce que j'ai subi; je vous l'ai dit dès le
premier jour, et, si vous l'avez oublié, moi, je m'en souviens. Éloignons
donc cette idée de mariage, ajouta-t-elle, et restons amis. Je reprends
provisoirement ma parole, jusqu'à ce que je puisse compter sur votre
estime, telle que je croyais la posséder. Si vous ne voulez pas vous
soumettre à une épreuve, quittons-nous tout de suite. Quant à moi, je vous
jure que je ne veux rien vous devoir, pas même le plus léger service, dans
la position où je suis. Cette position, je veux vous la dire, car il faut
que vous compreniez ma volonté. Je me trouve ici logée et nourrie sur
parole, car je n'ai absolument rien, j'ai tout confié à Vicentino pour les
frais du voyage de Laurent; mais il se trouve que je sais faire de la
dentelle plus vite et mieux que les femmes du pays, et, en attendant que
je reçoive de Gênes l'argent qui m'est dû, je peux gagner ici, au jour le
jour, de quoi, sinon récompenser, du moins défrayer ma bonne hôtesse de la
très-frugale nourriture qu'elle me fournit. Je n'éprouve ni humiliations,
ni souffrance de cet état de choses, et il faut qu'il dure jusqu'à ce que
mon argent arrive. Je verrai alors quel parti j'ai à prendre. Jusque-là,
retournez à la Spezzia, et venez me voir quand vous voudrez; je ferai de
la dentelle, tout en causant avec vous.
Palmer dut se soumettre, et il se soumit de bonne grâce. Il espérait
regagner la confiance de Thérèse, et il sentait bien l'avoir ébranlée par
sa faute.
X
Quelques jours après, Thérèse reçut une lettre de Genève. Laurent s'y
accusait par écrit de tout ce dont il s'était accusé en paroles, comme
s'il eût voulu consacrer ainsi le témoignage de son repentir.
«Non, disait-il, je n'ai pas su te mériter. J'ai été indigne d'un amour si
généreux, si pur et si désintéressé. J'ai lassé ta patience, ô ma soeur, ô
ma mère! Les anges aussi se fussent lassés de moi! Ah! Thérèse, à mesure
que je reviens à la santé et à la vie, mes souvenirs s'éclaircissent, et
je regarde dans mon passé comme dans un miroir qui me montre le spectre
d'un homme que j'ai connu, mais que je ne comprends plus. A coup sûr, ce
malheureux était en démence; ne penses-tu pas, Thérèse, que, marchant vers
cette épouvantable maladie physique dont tu m'as sauvé par miracle, j'ai
pu, trois et quatre mois d'avance, être sous le coup d'une maladie morale
qui m'ôtait la conscience de mes paroles et de mes actions? Oh! si cela
était, n'aurais-tu pas dû me pardonner?... Mais ce que je dis là, hélas!
n'a pas le sens commun. Qu'est-ce que le mal, sinon une maladie morale?
Celui qui tue son père ne pourrait-il pas invoquer la même excuse que moi?
Le bien, le mal, voici la première fois que cette notion me tourmente.
Avant de te connaître, et de te faire souffrir, ma pauvre bien-aimée, je
n'y avais jamais songé. Le mal était pour moi un monstre de bas étage, la
bête apocalyptique qui souille de ses embrassements hideux le rebut des
hommes dans les bas-fonds infects de la société; le mal! pouvait-il
approcher de moi, l'homme de la vie élégante, le beau de Paris, le noble
fils des Muses! Ah! imbécile que j'étais, je me figurais donc, parce que
j'avais la barbe parfumée et les mains bien gantées, que mes caresses
purifiaient la grande prostituée des nations, l'orgie, ma fiancée, qui
m'avait lié à elle d'une chaîne aussi noble que celle qui lie les forçats
dans les bagnes? Et je t'ai immolée, ma pauvre douce maîtresse, à mon
brutal égoïsme, et, après cela, j'ai relevé la tête en disant: «C'était
mon droit, elle m'appartenait; rien ne saurait être mal de ce que j'ai le
droit de faire!» Ah! malheureux, malheureux que je suis! j'ai été criminel;
et je ne m'en suis pas douté! Il m'a fallu, pour le comprendre, te perdre,
toi mon seul bien, le seul être qui m'eût jamais aimé et qui fût capable
d'aimer l'enfant ingrat et insensé que j'étais! C'est seulement quand j'ai
vu mon ange-gardien se voiler la face et reprendre son vol vers les cieux,
que j'ai compris que j'étais à jamais seul et abandonné sur la terre!»
Une longue partie de cette première lettre était écrite sur un ton
d'exaltation dont la sincérité se trouvait confirmée par des détails de
réalité et un brusque changement de ton, caractéristique chez Laurent.
«Croirais-tu qu'en arrivant à Genève, la première chose que j'aie faite
avant de songer à t'écrire, c'est d'aller acheter un gilet? Oui, un gilet
d'été, fort joli, ma foi, et très-bien coupé, que j'ai trouvé chez un
tailleur français, rencontre agréable pour un voyageur pressé de quitter
cette ville d'horlogers et de naturalistes? Me voilà donc courant les rues
de Genève, enchanté de mon gilet neuf, et m'arrêtant devant la boutique
d'un libraire où une certaine édition de Byron, reliée avec un grand goût,
me paraissait une tentation irrésistible. Que lire en voyage? Je ne peux
pas souffrir les livres de voyage précisément, à moins qu'ils ne parlent
de pays où je ne pourrai jamais aller. J'aime mieux les poëtes, qui vous
promènent dans le monde de leurs rêves, et je me suis payé cette édition.
Et puis j'ai suivi au hasard une très-jolie fille court vêtue qui passait
devant moi, et dont la cheville me paraissait un chef-d'oeuvre
d'emmanchement. Je l'ai suivie en pensant beaucoup plus à mon gilet qu'à
elle. Tout à coup elle a pris à droite, et moi à gauche sans m'en
apercevoir, et je me suis trouvé de retour à mon hôtel, où, en voulant
serrer mon livre de nouveau dans ma malle, j'ai retrouvé les violettes
doubles que tu avais semées dans ma cabine du _Ferruccio_ au moment de nos
adieux. Je les avais ramassées une à une avec soin, et je les gardais
comme une relique; mais voilà qu'elles m'ont fait pleurer comme une
gouttière, et, en regardant mon gilet neuf, qui avait été le principal
événement de ma matinée, je me suis dit:
«--Voilà pourtant l'enfant que cette pauvre femme a aimé!»
Ailleurs, il disait:
«Tu m'as fait promettre de soigner ma santé, en me disant: «Puisque c'est
moi qui te l'ai rendue, elle m'appartient un peu, et j'ai le droit de te
défendre de la perdre.» Hélas! ma Thérèse, que veux-tu donc que j'en fasse,
de cette maudite santé qui commence à m'enivrer comme le vin nouveau? Le
printemps fleurit, et c'est la saison d'aimer, je le veux bien; mais
dépend-il de moi d'aimer? Tu n'as pu m'inspirer le véritable amour, toi,
et tu crois que je rencontrerai une femme capable de faire le miracle que
tu n'as pas fait? Où la trouverai-je, cette magicienne? Dans le monde? Non,
certes: il n'y a là que des femmes qui ne veulent rien risquer ou rien
sacrifier. Elles ont bien raison certainement, et tu pourrais leur dire,
ma pauvre amie, que ceux à qui l'on se sacrifie ne le méritent guère; mais
moi, ce n'est pas ma faute si je ne peux pas plus me résoudre à partager
avec un mari qu'avec un amant. Aimer une demoiselle? l'épouser alors? Oh!
pour le coup, Thérèse, tu ne peux pas penser à cela sans rire... ou sans
trembler. Moi, enchaîné de par la loi, quand je ne peux pas seulement
l'être par ma propre volonté!
«J'ai eu jadis un ami qui aimait une grisette et qui se croyait heureux.
J'ai fait la cour à cette fidèle amante, et je l'ai eue pour une perruche
verte que son amant ne voulait pas lui donner. Elle disait naïvement:
«Dame! c'est sa faute, à _lui_; que ne me donnait-il cette perruche!» Et,
depuis ce jour-là, je me suis promis de ne jamais aimer une femme
entretenue, c'est-à-dire un être qui a envie de tout ce que son amant ne
lui donne pas.
«Alors, en fait de maîtresse, je ne vois plus qu'une aventurière, comme on
en rencontre sur les chemins, et qui sont toutes nées princesses, mais qui
ont eu _des malheurs_. Trop de malheurs, merci! Je ne suis pas assez riche
pour combler les abîmes de ces passés-là.--Une actrice en renom? Cela m'a
tenté souvent; mais il faudrait que ma maîtresse renonçât au public, et
c'est là un amant que je ne me sens pas la force de remplacer. Non, non,
Thérèse, je ne peux pas aimer, moi! Je demande trop, et je demande ce que
je ne sais pas rendre; donc, il faudra bien que je retourne à mon ancienne
vie. J'aime mieux cela, parce que ton image ne sera jamais souillée en moi
par une comparaison possible. Pourquoi ma vie ne s'arrangerait-elle pas
ainsi: des femmes pour les sens et une maîtresse pour mon âme? Il ne
dépend ni de toi, ni de moi, Thérèse, que tu ne sois pas cette maîtresse,
cet idéal rêvé, perdu, pleuré, et rêvé plus que jamais. Tu ne peux t'en
offenser, je ne t'en dirai jamais rien. Je t'aimerai dans le secret de ma
pensée sans que personne le sache, et sans qu'aucune autre femme puisse
jamais dire: «Je l'ai remplacée, cette Thérèse.»
»Mon amie, il faut que tu m'accordes une faveur que tu m'as refusée
pendant ces derniers jours si doux et si chers que nous avons passés
ensemble: c'est de me parler de Palmer. Tu as cru que cela me ferait
encore du mal. Eh bien, tu t'es trompée. Cela m'aurait tué lorsque pour la
première fois je t'ai questionnée avec emportement sur son compte: j'étais
encore malade et un peu fou; mais, quand la raison m'est revenue, quand tu
m'as laissé deviner le _secret_ que tu n'étais pas forcée de me confier,
j'ai senti, au milieu de ma douleur, qu'en acceptant ton bonheur je
réparais toutes mes fautes. J'ai examiné attentivement votre manière
d'être ensemble: j'ai vu qu'il t'aimait passionnément et qu'il me
témoignait pourtant la tendresse d'un père. Cela, vois-tu, Thérèse, m'a
bouleversé. Je n'avais pas l'idée de cette générosité, de cette grandeur
dans l'amour. Heureux Palmer! comme il est sûr de toi, lui! comme il te
comprend, comme il te mérite par conséquent! Cela m'a rappelé le temps où
je te disais: «Aimez Palmer, vous me ferez bien plaisir!» Ah! quel odieux
sentiment j'avais alors dans l'âme! Je voulais être délivré de ton amour,
qui m'accablait de remords, et pourtant, si alors tu m'avais répondu: «Eh
bien, je l'aime!...» je t'aurais tuée?
«Et lui, ce bon grand coeur, il t'aimait déjà, et il n'a pas craint de se
consacrer à toi au moment où peut-être tu m'aimais encore! Moi, en
pareille circonstance, je n'aurais jamais osé me risquer. J'avais une trop
belle dose de cet orgueil que nous portons si fièrement, nous autres
hommes du monde, et qui a été si bien inventé par les sots pour nous
empêcher de vouloir conquérir le bonheur à nos risques et périls, ou de
savoir seulement le ressaisir quand il nous échappe.
»Oui, je veux me confesser jusqu'au bout, ma pauvre amie. Quand je te
disais: _Aimez Palmer_, je croyais quelquefois que tu l'aimais déjà, et
c'est là ce qui achevait de m'éloigner de toi. Il y a eu, dans les
derniers temps, bien des heures où j'ai été prêt à me jeter à tes pieds;
j'étais arrêté par cette idée: «Il est trop tard, elle en aime un autre.
Je l'ai voulu, mais elle n'eût pas dû le vouloir. Donc, elle est indigne
de moi!»
«Voilà comme je raisonnais dans ma folie, et pourtant, j'en suis sûr à
présent, si j'étais revenu à toi sincèrement, quand même tu aurais
commencé à aimer Dick, tu me l'aurais sacrifié. Tu aurais recommencé ce
martyre que je t'imposais. Allons, j'ai bien fait, n'est-ce pas, de
m'enfuir? Je le sentais en te quittant! Oui, Thérèse, c'est là ce qui m'a
donné la force de me sauver à Florence sans te dire un seul mot. Je
sentais que je t'assassinais jour par jour, et que je n'avais plus d'autre
manière de réparer mes torts que de te laisser seule auprès d'un homme qui
t'aimait véritablement.
«C'est encore là ce qui a soutenu mon courage à la Spezzia, durant cette
journée où j'aurais encore pu tenter d'obtenir ma grâce; mais cette
détestable pensée ne m'est pas venue; je t'en fais le serment, mon amie.
Je ne sais pas si tu avais dit à ce batelier de ne pas nous perdre de vue;
mais c'était bien inutile, va! Je me serais jeté dans la mer plutôt que de
vouloir trahir la confiance que Palmer me témoignait en nous laissant
ensemble.
«Dis-le-lui donc, à lui, que je t'aime véritablement, autant que je puis
aimer. Dis-lui que c'est à lui, autant qu'à toi, que je dois de m'être
condamné et exécuté comme j'ai fait. J'ai bien souffert, mon Dieu, pour
accomplir ce suicide du vieil homme! Mais je suis fier de moi-même à
présent. Tous mes anciens amis jugeraient que j'ai été un sot ou un lâche
de ne pas tâcher de tuer mon rival en duel, sauf à abandonner ensuite, en
lui crachant au visage, la femme qui m'avait trahi! Oui, Thérèse, c'est
ainsi que, moi-même, j'eusse probablement jugé chez un autre la conduite
que j'ai pourtant tenue vis-à-vis de toi et de Palmer avec autant de
résolution que de joie. C'est que je ne suis pas une brute, Dieu merci! je
ne vaux rien; mais je comprends le peu que je vaux, et je me rends
justice. «Parle-moi donc de Palmer et ne crains pas que j'en souffre; loin
de là, ce sera ma consolation dans mes heures de spleen. Ce sera ma force
aussi: car ton pauvre enfant est encore bien faible, et, quand il se met à
penser à ce qu'il eût pu être et à ce qu'il est maintenant pour toi, sa
tête s'égare encore. Mais dis-moi que tu es heureuse et je me dirai avec
orgueil: «J'aurais pu troubler, disputer et peut-être détruire ce bonheur:
je ne l'ai pas fait. Il est donc un peu mon ouvrage, et j'ai droit
maintenant à l'amitié de Thérèse.»
Thérèse répondit avec tendresse à son pauvre enfant. C'est sous ce titre
qu'il était désormais enseveli et comme embaumé dans le sanctuaire du
passé... Thérèse aimait Palmer, du moins elle voulait ou croyait l'aimer.
Il ne lui semblait pas qu'elle pût jamais regretter le temps où, tous les
matins, elle s'éveillait, disait-elle, en regardant si la maison n'allait
pas lui tomber sur la tête.
Et pourtant quelque chose lui manquait, et je ne sais quelle tristesse
s'était emparée d'elle depuis qu'elle habitait ce livide rocher de
Porto-Venere. C'était comme un détachement de la vie qui, par moment,
n'était pas sans charme pour elle; mais c'était quelque chose de morne et
d'abattu qui n'était pas dans son caractère et qu'elle ne s'expliquait pas
à elle-même.
Il lui fut impossible de faire ce que Laurent lui demandait à propos de
Palmer: elle lui en fit brièvement le plus grand éloge et lui dit de sa
part les choses les plus affectueuses; mais elle ne put se résoudre à le
prendre pour confident de leur intimité. Elle répugnait à faire part de sa
véritable situation, c'est-à-dire à confier des engagements sur lesquels
elle ne s'était pas dit à elle-même son dernier mot. Et, quand même elle
eût été fixée, n'eût-il pas été trop tôt pour dire à Laurent: «Vous
souffrez encore, tant pis pour vous! moi, je me marie!»
L'argent qu'elle attendait n'arriva qu'au bout de quinze jours. Elle fit
de la dentelle pendant quinze jours avec une persévérance qui désolait
Palmer. Lorsqu'elle se vit enfin à la tête de quelques billets de banque,
elle paya largement sa bonne hôtesse et se permit de sortir avec Palmer
pour se promener autour du golfe; mais elle désira rester à Porto-Venere
encore quelque temps, sans trop pouvoir expliquer pourquoi elle tenait à
cette morne et misérable résidence.
Il est des situations morales qui se sentent mieux qu'elles ne se
définissent. C'est avec sa mère que Thérèse venait à bout, dans ses
lettres, de s'épancher.
«Je suis encore ici, lui écrivait-elle au mois de juillet, en dépit d'une
chaleur dévorante. Je me suis attachée comme un coquillage à ce rocher où
jamais un arbre n'a pu songer à pousser, mais où soufflent des brises
énergiques et vivifiantes. Ce climat est dur mais sain, et la vue
continuelle de la mer, que je ne pouvais souffrir autrefois, m'est devenue
en quelque sorte nécessaire. Le pays que j'ai derrière moi, et qu'en moins
de deux heures je peux gagner en barque, était ravissant au printemps. En
s'enfonçant dans les terres au fond du golfe, à deux ou trois lieues de la
côte, on découvre les sites les plus étranges. Il y a une certaine région
de terrains déchirés par je ne sais quels anciens tremblements de terre,
qui présente les accidents les plus bizarres. C'est une suite de collines
de sable rouge recouvertes de pins et de bruyères, s'échelonnant les unes
sur les autres, et offrant sur leurs crêtes d'assez larges voies
naturelles qui tout à coup tombent à pic dans les abîmes et vous laissent
fort embarrassé de continuer. Si l'on revient sur ses pas et que l'on se
trompe dans le dédale des petits sentiers battus par les pieds des
troupeaux, on arrive à d'autres abîmes, et nous sommes restés quelquefois,
Palmer et moi, des heures entières sur ces sommets boisés, sans retrouver
le chemin qui nous y avait amenés. De là, on plonge sur une immensité de
pays cultivé, coupé de place en place avec une sorte de régularité par ces
accidents étranges, et au delà de cette immensité se déploie l'immensité
bleue de la mer. De ce côté-là, il semble que l'horizon n'ait pas de
limites. Du côté du nord et de l'est, ce sont les Alpes Maritimes, dont
les crêtes, hardiment dessinées, étaient encore couvertes de neige quand
je suis arrivée ici. «Mais il n'est plus question de ces savanes de cistes
en fleurs et de ces arbres de bruyère blanche qui répandaient un parfum si
frais et si fin aux premiers jours de mai. C'était alors un paradis
terrestre: ces bois étaient pleins de faux ébéniers, d'arbres de Judée, de
genêts odorants et de cytises étincelant comme de l'or au milieu des noirs
buissons de myrte. A présent, tout est brûlé, les pins exhalent une odeur
acre, les champs de lupin, si fleuris et si parfumés naguère, n'offrent
plus que des tiges coupées, noires comme si le feu y avait passé; les
moissons enlevées, la terre fume au soleil de midi, et il faut se lever de
grand matin pour se promener sans souffrir. Or, comme il faut d'ici quatre
heures au moins, tant en barque que sur les pieds, pour gagner la partie
boisée du pays, le retour n'est pas agréable, et toutes les hauteurs qui
entourent immédiatement le golfe, magnifiques de formes et d'aspect, sont
si nues, que c'est encore à Porto-Venere et dans l'île Palmaria que l'on
peut respirer le mieux.
«Et puis il y a un fléau à la Spezzia: ce sont les moustiques engendrés
par les eaux stagnantes d'un petit lac voisin et des immenses marécages
que la culture dispute aux eaux de la mer. Ici, ce n'est pas l'eau des
terres qui nous gêne: nous n'avons que la mer et le rocher, pas d'insectes
par conséquent, pas un brin d'herbe; mais quels nuages d'or et de pourpre,
quelles tempêtes sublimes, quels calmes solennels! La mer est un tableau
qui change de couleur et de sentiment à chaque minute du jour et de la
nuit. Il y a ici des gouffres remplis de clameurs dont vous ne pouvez vous
représenter l'effroyable variété; tous les sanglots du désespoir, toutes
les imprécations de l'enfer s'y sont donné rendez-vous, et, de ma petite
fenêtre, j'entends dans la nuit ces voix de l'abîme qui tantôt rugissent
une bacchanale sans nom, tantôt chantent des hymnes sauvages encore
redoutables dans leur plus grand apaisement.
«Eh bien, j'aime tout cela maintenant, moi qui avais les goûts champêtres
et l'amour des petits coins verts et tranquilles. Est-ce parce que j'ai
pris dans ce fatal amour l'habitude des orages et le besoin du bruit?
Peut-être! Nous sommes de si étranges créatures, nous autres femmes! Il
faut que je vous le confesse, ma bien-aimée, j'ai passé bien des jours
avant de m'habituer à me passer de mon supplice, je ne savais que faire de
moi, n'ayant plus personne à servir et à soigner. Il eût fallu que Palmer
fût un peu insupportable; mais, voyez l'injustice, dès qu'il a fait mine
de l'être, je me suis révoltée, et, à présent qu'il est redevenu bon comme
un ange, je ne sais plus à qui m'en prendre de l'épouvantable ennui qui
m'envahit par moments. Hélas! oui, c'est comme cela!... Dois-je vous le
dire? Non, je ferais mieux de ne pas le savoir moi-même, ou, si je le sais,
de ne pas vous affliger de ma folie. Je voulais ne vous parler que du
pays, de mes promenades, de mes occupations, de ma triste chambre sous les
toits, ou plutôt sur les toits, et où je me plais à être seule, ignorée,
oubliée du monde, sans devoirs, sans clients, sans affaires, sans autre
travail que celui qui me plaît. Je fais poser des petits enfants, et je
m'amuse à composer des groupes; mais tout cela ne vous suffit pas, et, si
je ne vous dis pas où j'en suis de mon coeur et de ma volonté, vous serez
encore plus inquiète. Eh bien, sachez-le, je suis bien décidée à épouser
Palmer et je l'aime; mais je n'ai pas encore pu me résoudre à fixer
l'époque du mariage, je crains pour lui et pour moi-même le lendemain de
cette union indissoluble. Je ne suis plus dans l'âge des illusions, et,
après une vie comme la mienne, on a cent ans d'expérience et, par
conséquent, de terreurs! Je me suis crue absolument détachée de Laurent,
je l'étais absolument en effet à Gênes, le jour où il me dit que j'étais
son fléau, l'assassin de son génie et de sa gloire. A présent, je ne me
sens plus si indépendante de lui; depuis sa maladie, son repentir et les
lettres adorables de douceur et d'abnégation qu'il m'a écrites pendant ces
deux derniers mois, je sens qu'un grand devoir m'attache encore à ce
malheureux enfant, et je ne voudrais pas le froisser par un abandon
complet. C'est pourtant ce qui peut arriver au lendemain de mon mariage.
Palmer a eu un moment de jalousie, et ce moment peut revenir le jour où il
aura le droit de me dire: _Je veux!_ Je n'aime plus Laurent, ma bien-aimée,
je vous le jure, j'aimerais mieux mourir que d'avoir de l'amour pour lui;
mais, le jour où Palmer voudra briser l'amitié qui a survécu en moi à
cette malheureuse passion, peut-être n'aimerai-je plus Palmer.
«Tout cela, je le lui ai dit; il le comprend, car il se pique d'être un
grand philosophe, et il persiste à croire que ce qui lui paraît juste et
bon aujourd'hui ne changera jamais d'aspect à ses yeux. Moi aussi, je le
crois, et cependant je lui demande de laisser couler les jours, sans les
compter, sur la situation calme et douce où nous voici. J'ai des accès de
spleen, il est vrai; mais, par nature, Palmer n'est pas très-clairvoyant
et je peux les lui cacher. Je peux avoir devant lui ce que Laurent
appelait ma figure d'oiseau malade, sans qu'il en soit effarouché. Si le
mal futur se borne à ceci, que je pourrai avoir les nerfs irrités et
l'esprit assombri sans qu'il s'en aperçoive et s'en affecte, nous pourrons
vivre ensemble aussi heureux que possible. S'il se mettait à scruter mes
regards distraits, à vouloir percer le voile de mes rêveries, à faire
enfin tous les cruels enfantillages dont m'accablait Laurent dans mes
heures de défaillance morale, je ne me sens plus de force à lutter, et
j'aimerais mieux que l'on me tuât tout de suite, ce serait plus tôt fait.»
Thérèse reçut de Laurent à la même époque une lettre si ardente, qu'elle
en fut inquiète. Ce n'était plus l'enthousiasme de l'amitié, c'était celui
de l'amour. Le silence que Thérèse avait gardé sur ses relations avec
Palmer avait rendu à l'artiste l'espoir de renouer avec elle. Il ne
pouvait plus vivre sans elle; il avait fait de vains efforts pour
retourner à la vie de plaisir. Le dégoût l'avait saisi à la gorge.
«Ah! Thérèse, lui disait-il, je t'ai reproché autrefois d'aimer trop
chastement et d'être plus faite pour le couvent que pour l'amour. Comment
ai-je pu blasphémer ainsi? Depuis que je cherche à me rattacher au vice,
c'est moi qui me sens redevenir chaste comme l'enfance, et les femmes que
je vois me disent que je suis bon à faire un moine. Non, non, je
n'oublierai jamais ce qu'il y avait entre nous de plus que l'amour, cette
douceur maternelle qui me couvait durant des heures entières d'un sourire
attendri et placide, ces épanchements du coeur, ces aspirations de
l'intelligence, ce poème à deux dont nous étions les auteurs et les
personnages sans y songer. Thérèse, si tu n'es pas à Palmer, tu ne peux
être qu'à moi! Avec quel autre retrouveras-tu ces émotions ardentes, ces
attendrissements profonds? Tous nos jours ont-ils donc été mauvais? N'y en
a-t-il pas eu de beaux? Et, d'ailleurs, est-ce le bonheur que tu cherches,
toi, la femme dévouée? Peux-tu te passer de souffrir pour quelqu'un, et ne
m'as-tu pas appelé quelquefois, quand tu me pardonnais mes folies, ton
cher supplice et ton tourment nécessaire? Souviens-toi, souviens-toi,
Thérèse! Tu as souffert, et tu vis. Moi, je t'ai fait souffrir, et j'en
meurs! N'ai-je pas assez expié? Voilà trois mois d'agonie pour mon
âme!...»
Puis venaient des reproches. Thérèse lui en avait dit trop ou trop peu.
Les expressions de son amitié étaient trop vives si ce n'était que de
l'amitié, trop froides et trop prudentes si c'était de l'amour. Il fallait
qu'elle eût le courage de le faire vivre ou mourir.
Thérèse se décida à lui répondre qu'elle aimait Palmer, et qu'elle
comptait l'aimer toujours, sans pourtant parler du projet de mariage
qu'elle ne pouvait se résoudre à regarder comme une résolution arrêtée.
Elle adoucit autant qu'elle put le coup que cet aveu devait porter à
l'orgueil de Laurent.
«Sache bien, lui dit-elle, que ce n'est pas, comme tu le prétendais, pour
te punir, que j'ai donné mon coeur et ma vie à un autre. Non, tu étais
pleinement pardonné le jour où j'ai répondu à l'affection de Palmer, et la
preuve, c'est que j'ai couru à Florence avec lui. Crois-tu donc, mon
pauvre enfant, qu'en te soignant comme j'ai fait durant ta maladie, je ne
fusse réellement là qu'une soeur de charité»? Non, non, ce n'était pas le
devoir, qui m'enchaînait à ton chevet, c'était la tendresse d'une mère.
Est-ce qu'une mère ne pardonne pas toujours? Eh bien, il en sera toujours
ainsi, vois-tu! Toutes les fois que, sans manquer à ce que je dois à
Palmer, je pourrai te servir, te soigner et te consoler, tu me
retrouveras. C'est parce que Palmer ne s'y oppose pas que j'ai pu l'aimer,
et que je l'aime. S'il m'eût fallu passer de tes bras dans ceux de ton
ennemi, j'aurais eu horreur de moi; mais ç'a été le contraire. C'est en
nous jurant l'un à l'autre de veiller toujours sur toi, de ne t'abandonner
jamais, que nos mains se sont unies.»
Thérèse montra cette lettre à Palmer, qui en fut vivement ému et voulut
écrire de son côté, à Laurent, pour lui faire les mêmes promesses de
sollicitude constante et d'affection vraie.
Laurent fit attendre une nouvelle lettre de lui. Il avait recommencé un
rêve qu'il voyait s'envoler sans retour. Il s'en affecta vivement d'abord;
mais il résolut de secouer ce chagrin qu'il ne se sentait pas la force de
porter. Il se fit en lui une de ces révolutions soudaines et complètes qui
étaient tantôt le fléau, tantôt le salut de sa vie, et il écrivit à
Thérèse:
«Sois bénie, ma soeur adorée; je suis heureux, je suis fier de ton amitié
fidèle, et celle de Palmer m'a touché jusqu'aux larmes. Que ne parlais-tu
plus tôt, méchante? je n'aurais pas tant souffert. Que me fallait-il, en
effet? Te savoir heureuse, et rien de plus. C'est parce que je t'ai crue
seule et triste que je revenais me mettre à tes pieds pour te dire: «Eh
bien, puisque tu souffres, souffrons ensemble. Je veux partager tes
tristesses, tes ennuis et ta solitude.» N'était-ce pas mon devoir et mon
droit?--Mais tu es heureuse, Thérèse, et moi aussi par conséquent! Je te
bénis de me l'avoir dit. Me voilà donc enfin délivré des remords qui me
rongeaient le coeur! Je veux marcher la tête haute, aspirer l'air à pleine
poitrine et me dire que je n'ai pas souillé et gâté la vie de la meilleure
des amies? Ah! je suis plein d'orgueil de sentir en moi cette joie
généreuse, au lieu de l'affreuse jalousie qui me torturait
autrefois!
«Ma chère Thérèse, mon cher Palmer, vous êtes mes deux anges gardiens.
Vous m'avez porté bonheur. Grâce à vous enfin, je sens que j'étais né pour
autre chose que la vie que j'ai menée. Je renais, je sens l'air du ciel
descendre dans mes poumons, avides d'une pure atmosphère. Mon être se
transforme. Je vais aimer!
«Oui, je vais aimer, j'aime déjà!... J'aime une belle et pure enfant qui
n'en sait rien encore, et auprès de qui je trouve un plaisir mystérieux à
garder le secret de mon coeur, et à paraître et à me faire aussi naïf,
aussi gai, aussi enfant qu'elle-même.--Ah! qu'ils sont beaux, ces premiers
jours d'une émotion naissante! N'y a-t-il pas quelque chose de sublime et
d'effrayant dans cette idée: je vais me trahir, c'est-à-dire je vais me
donner! demain, ce soir peut-être, je ne m'appartiendrai plus?
«Réjouis-toi, ma Thérèse, de ce dénouement de la triste et folle jeunesse
de ton pauvre enfant. Dis-toi que ce renouvellement d'un être qui semblait
perdu et qui, au lieu de ramper dans la fange, ouvre ses ailes comme un
oiseau, est l'ouvrage de ton amour, de ta douceur, de ta patience, de ta
colère, de ta rigueur, de ton pardon et de ton amitié! Oui, il a fallu
toutes les péripéties d'un drame intime où j'ai été vaincu pour m'amener à
ouvrir les yeux. Je suis ton oeuvre, ton fils, ton travail et ta
récompense, ton martyre et ta couronne. Bénissez-moi tous les deux, mes
amis, et priez pour moi, je vais aimer!»
Tout le reste de la lettre était ainsi. En recevant cet hymne de joie et
de reconnaissance, Thérèse sentit pour la première fois son propre bonheur
complet et assuré. Elle tendit les deux mains à Palmer et lui dit:
--Ah ça! où et quand nous marions-nous?
XI
Il fut décidé que le mariage aurait lieu en Amérique. Palmer se faisait
une joie suprême de présenter Thérèse à sa mère et de recevoir sous les
yeux de celle-ci la bénédiction nuptiale. La mère de Thérèse ne pouvait se
promettre le bonheur d'y assister, quand même la cérémonie aurait lieu en
France. Elle en était dédommagée par la joie qu'elle éprouvait à voir sa
fille engagée à un homme raisonnable et dévoué. Elle ne pouvait souffrir
Laurent, et elle avait toujours tremblé que Thérèse ne retombât sous son
joug.
_L'Union_ faisait ses apprêts de départ. Le capitaine Lawson offrait
d'emmener Palmer et sa fiancée. C'était une fête à bord, de penser qu'on
ferait la traversée avec ce couple aimé. Le jeune enseigne réparait son
impertinente entreprise par l'attitude la plus respectueuse et par
l'estime la plus sincère pour Thérèse.
Thérèse, ayant tout préparé pour s'embarquer le 18 août, reçut une lettre
de sa mère, qui la suppliait de venir d'abord à Paris, ne fût-ce que pour
vingt-quatre heures. Elle devait y venir elle-même pour des affaires de
famille. Qui savait quand Thérèse pourrait revenir d'Amérique? Cette
pauvre mère n'était pas heureuse par ses autres enfants, que l'exemple
d'un père défiant et irrité rendait insoumis et froids envers elle. Aussi
elle adorait Thérèse, qui seule avait été vraiment pour elle une fille
tendre et une amie dévouée. Elle voulait la bénir et l'embrasser,
peut-être pour la dernière fois, car elle se sentait vieille avant l'âge,
malade et fatiguée d'une vie sans sécurité et sans expansion.
Palmer fut plus contrarié de cette lettre qu'il ne voulut l'avouer. Bien
qu'il eût toujours admis avec une apparente satisfaction la certitude
d'une amitié durable entre lui et Laurent, il n'avait pas cessé d'être
inquiet malgré lui des sentiments qui pouvaient se réveiller dans le coeur
de Thérèse lorsqu'elle le reverrait. A coup sûr, il ne s'en rendait pas
compte quand il proclamait le contraire; mais il s'en aperçut quand le
canon du navire américain fit retentir les échos du golfe de la Spezzia de
ses adieux répétés durant toute la journée du 18 août.
Chacune de ces explosions le faisait tressaillir, et, à la dernière, il se
tordit les mains jusqu'à les faire craquer.
Thérèse s'en étonna. Elle n'avait plus rien pressenti des anxiétés de
Palmer depuis l'explication qu'ils avaient eue ensemble au commencement de
leur séjour en ce pays.
--Mon Dieu, qu'est-ce donc? s'écria-t-elle en le regardant avec attention.
Quel pressentiment avez-vous?
--Oui! c'est cela, répondit Palmer à la hâte. C'est un pressentiment...
pour Lawson, mon ami d'enfance. Je ne sais pourquoi... Oui, oui, c'est un
pressentiment!
--Vous croyez qu'un malheur lui arrivera en mer?
--Peut-être? Qui sait? Enfin vous n'y serez pas exposée, grâce au ciel,
puisque nous allons à Paris.
--_L'Union_ passe à Brest et s'y arrête quinze jours. C'est là que nous
irons nous embarquer?
--Oui, oui, sans doute, si d'ici là il n'arrive pas une catastrophe.
Et Palmer resta triste et accablé, sans que Thérèse devinât ce qui se
passait en lui. Comment l'eût-elle deviné? Laurent était aux eaux de
Baden. Palmer le savait bien, et Laurent était occupé aussi de projets de
mariage, comme il l'avait écrit.
Ils partirent le lendemain en poste, et, sans s'arrêter nulle part, ils
rentrèrent en France par Turin et le mont Cenis.
Ce voyage fut d'une tristesse extraordinaire. Palmer voyait partout des
signes de malheur; il avouait des superstitions et des faiblesses d'esprit
qui n'étaient nullement dans son caractère. Lui, si calme et si facile à
servir, il s'abandonnait à des colères inouïes contre les postillons,
contre les routes, contre les douaniers, contre les passants. Thérèse ne
l'avait jamais vu ainsi. Elle ne put se défendre de le lui dire. Il lui
répondit un mot insignifiant, mais avec une expression de visage si sombre
et un accent de dépit si marqué, qu'elle eut peur de lui, de l'avenir par
conséquent.
Il y a une destinée implacable pour certaines existences. Pendant que
Thérèse et Palmer rentraient en France par le mont Cenis, Laurent y
rentrait par Genève. Il arriva à Paris quelques heures avant eux,
préoccupé d'un vif souci. Il avait enfin découvert que, pour le faire
voyager pendant quelques mois, Thérèse s'était dépouillée en Italie de
tout ce qu'elle possédait alors, et il avait appris (car tout se découvre
tôt ou tard), d'une personne qui avait passé à la Spezzia à cette époque,
que mademoiselle Jacques vivait à Porto-Venere dans un état de gêne
extraordinaire, et faisait de la dentelle pour payer un logement de six
livres par mois.
Humilié et repentant, irrité et désolé, il voulait savoir à quoi s'en
tenir sur la situation présente de Thérèse. Il la savait trop fière pour
vouloir rien accepter de Palmer, et il se disait avec vraisemblance que,
si elle n'avait pas été payée de ses travaux à Gênes, elle avait dû faire
vendre ses meubles à Paris.
Il courut aux Champs-Elysées, frémissant de trouver des inconnus installés
dans cette chère petite maison dont il n'approchait qu'avec un violent
battement de coeur. Comme il n'y avait pas de portier, il dut sonner à la
grille du jardin, sans savoir quelle figure allait venir lui répondre. Il
ignorait le prochain mariage de Thérèse, il ignorait même qu'elle fût
libre de se marier. Une dernière lettre qu'elle lui avait écrite à ce
sujet était arrivée à Baden le lendemain de son départ.
Sa joie fut extrême de voir la porte ouverte par la vieille Catherine. Il
lui sauta au cou; mais tout aussitôt il devint triste en voyant la figure
consternée de cette bonne femme.
--Et que venez-vous faire ici? lui dit-elle avec humeur. Vous savez donc
que mademoiselle arrive aujourd'hui? Ne pouvez-vous la laisser tranquille?
Venez-vous encore faire son malheur? On m'avait dit que vous vous étiez
quittés, et j'en étais contente; car, après vous avoir aimé, je vous
détestais. Je voyais bien que vous étiez l'_auteur_ de ses embarras et de
ses peines. Allons, allons, ne restez pas ici à l'attendre, à moins que
vous n'ayez juré de la faire mourir!
--Vous dites qu'elle arrive aujourd'hui! s'écria Laurent à plusieurs
reprises.
C'est tout ce qu'il avait entendu de la mercuriale de la vieille servante.
Il entra dans l'atelier de Thérèse, dans le petit salon lilas et jusque
dans la chambre à coucher, soulevant les toiles grises que Catherine avait
étendues partout pour garantir les meubles. Il les regardait un à un, tous
ces petits meubles curieux et charmants, objets d'art et de goût que
Thérèse avait payés de son travail; aucun ne manquait. Rien ne paraissait
changé dans la situation que Thérèse s'était faite à Paris, et Laurent
répétait d'un air un peu égaré en regardant Catherine, qui le suivait pas
à pas d'un air soucieux:
--Elle arrive aujourd'hui!
En disant qu'il aimait une belle enfant d'un amour pur et blond comme elle,
Laurent s'était vanté. Il avait pensé dire la vérité en écrivant à
Thérèse avec l'exaltation à laquelle il s'abandonnait pour lui parler de
lui-même, et qui contrastait si étrangement avec le ton moqueur et froid
qu'il se croyait obligé de porter dans le monde. La déclaration qu'il
avait dû faire à la jeune fille objet de ses rêves, il ne l'avait pas
faite. Un oiseau ou un nuage qui avait passé le soir dans le ciel avait
suffi pour déranger le fragile édifice de bonheur et d'expansion éclos le
matin dans cette imagination d'enfant et de poëte. La peur d'être ridicule
s'était emparée de lui, ou bien la crainte de guérir de son invincible et
fatale passion pour Thérèse.
Il était là, ne répondant rien à Catherine, qui, pressée de tout préparer
pour l'arrivée de sa chère maîtresse, se décida à le laisser seul. Laurent
était en proie à une agitation inouïe. Il se demandait pourquoi Thérèse
revenait à Paris sans l'en avoir averti. Y venait-elle en secret avec
Palmer, ou bien avait-elle fait comme Laurent lui-même? Lui avait-elle
annoncé un bonheur qui n'existait pas encore, et dont la pensée était déjà
évanouie? Ce brusque et mystérieux retour ne cachait-il pas une rupture
avec Dick?
Laurent s'en réjouissait et s'en effrayait à la fois. Mille idées, mille
émotions se contrariaient dans sa tête et dans ses nerfs. Il y eut un
moment où il oublia insensiblement la réalité et se persuada que ces
meubles couverts de toile grise étaient des tombes dans un cimetière. Il
avait toujours eu horreur de la mort, et, malgré lui, il y pensait sans
cesse. Il la voyait autour de lui sous toutes les formes. Il se crut
entouré de linceuls, et se leva avec effroi en s'écriant:
--Qui est donc mort? Est-ce Thérèse? est-ce Palmer? Je le vois, je le sens,
quelqu'un est mort dans la région où je viens de rentrer!... Non, c'est
toi, répondit-il en se parlant à lui-même, c'est toi qui as vécu dans
cette maison les seuls jours de ta vie, et qui y rentres inerte, abandonné,
oublié comme un cadavre!
Catherine revint sans qu'il y fit attention, enleva les toiles, épousseta
les meubles, ouvrit toutes grandes les croisées, qui étaient fermées,
ainsi que les persiennes, et mit des fleurs dans les grands vases de Chine
posés sur les consoles dorées. Puis elle s'approcha de lui et lui dit:
--Eh bien, voyons, que faites-vous ici?
Laurent sortit de son rêve, et, regardant autour de lui avec égarement, il
vit les fleurs répétées dans les glaces, les meubles de Boule brillant au
soleil, et tout cet air de fête qui avait succédé, comme par magie, à
l'aspect funèbre de l'absence, qui ressemble tant en effet à la mort.
Son hallucination prit un autre cours.
--Ce que je fais ici? dit-il en souriant d'un air sombre; oui, qu'est-ce
que je fais ici? C'est fête aujourd'hui chez Thérèse, c'est un jour
d'ivresse et d'oubli. C'est un rendez-vous d'amour que la maîtresse du
logis a donné, et certes ce n'est pas moi qu'elle attend, moi, un mort!
Qu'est-ce qu'un cadavre a à voir dans cette chambre de noces? Aussi que
va-t-elle dire en me voyant là? Elle dira comme toi, pauvre vieille, elle
me dira: «Va-t'en! ta place est dans un cercueil!»