Laurent parlait comme dans la fièvre. Catherine eut pitié de lui.
--Il est fou, pensa-t-elle, il l'a toujours été.
Et, comme elle songeait à ce qu'elle lui dirait pour le renvoyer avec
douceur, elle entendit qu'une voiture s'arrêtait dans la rue. Dans sa joie
de revoir Thérèse, elle oublia Laurent et courut ouvrir.
Palmer était à la porte avec Thérèse; mais, pressé de se débarrasser de la
poussière du voyage et ne voulant pas laisser à Thérèse l'ennui de faire
décharger la chaise de poste chez elle, il y remonta aussitôt, et donna
l'ordre qu'on le conduisît à l'hôtel Meurice, en disant à Thérèse qu'il
lui apporterait ses malles dans deux heures et viendrait dîner avec elle.
Thérèse embrassa sa bonne Catherine, et, tout en lui demandant comment
elle s'était portée en son absence, elle entra dans la maison avec cette
curiosité impatiente, inquiète ou joyeuse, que l'on éprouve
instinctivement à revoir un lieu où l'on a longtemps vécu, si bien que
Catherine n'eut pas le loisir de lui dire que Laurent était là, et qu'elle
le surprit pâle, absorbé et comme pétrifié sur le sofa du salon. Il
n'avait entendu ni la voiture, ni le bruit des portes ouvertes
précipitamment. Il était encore plongé dans ses rêveries lugubres, quand
il la vit devant lui. Il poussa un cri terrible, s'élança vers elle pour
l'embrasser, et tomba suffoqué, presque évanoui à ses pieds.
Il fallut lui ôter sa cravate, et lui faire respirer de l'éther; il
étouffait, et les battements de son coeur étaient si violents, que tout
son corps en était ébranlé comme de commotions électriques. Thérèse,
effrayée de le voir ainsi, crut qu'il était retombé malade. Cependant la
fraîcheur de la jeunesse lui revint bientôt, et elle remarqua qu'il avait
engraissé. Il lui jura mille fois qu'il ne s'était jamais mieux porté, et
qu'il était heureux de la voir embellie et de lui retrouver l'oeil pur
comme elle l'avait le premier jour de leur amour. Il se mit à genoux
devant elle et lui baisa les pieds pour lui témoigner son respect et son
adoration. Ses effusions étaient si vives, que Thérèse en fut inquiète et
crut devoir se hâter de lui rappeler son prochain départ et son prochain
mariage avec Palmer.
--Quoi? qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que tu dis? s'écria Laurent, pâle
comme si la foudre lui tombée à ses pieds. Départ! mariage!... Comment?
pourquoi? Est-ce que je rêve encore? est-ce que tu as dit ces mots-là?
--Oui, répondit-elle, je te les dis. Je te les avais écrits; tu n'as donc
pas reçu ma lettre?
--Départ! mariage! répétait Laurent; mais tu disais autrefois que c'était
impossible! Souviens toi! Il y a eu des jours où je regrettais de ne
pouvoir faire taire les gens qui te déchiraient, en te donnant mon nom et
ma vie entière. Et toi, tu disais: «Jamais, jamais, tant que cet homme
vivra!» Il est donc mort? ou bien tu aimes Palmer comme tu ne m'as jamais
aimé, puisque tu braves pour lui des scrupules que je trouvais fondés et
un scandale affreux que je crois inévitable?
--Le comte de *** n'est plus, et je suis libre.
Laurent fut si étourdi de cette révélation, qu'il oublia tous ses projets
d'amitié fraternelle et désintéressée. Ce que Thérèse avait prévu à Gênes
se réalisa dans les conditions les plus singulièrement déchirantes.
Laurent se fit une idée exaltée du bonheur qu'il eût pu goûter en devenant
le mari de Thérèse, et il versa des torrents de larmes sans qu'aucune
parole de raison et de remontrance eût prise sur son âme troublée et
désespérée. Sa douleur était si énergiquement exprimée et ses larmes si
vraies, que Thérèse ne put se soustraire à l'émotion d'une scène
pathétique et navrante. Elle n'avait jamais pu voir souffrir Laurent sans
ressentir toutes les pitiés de la maternité grondeuse, mais vaincue. Elle
essaya en vain de retenir ses propres larmes.
Ce n'étaient pas des larmes de regret, elle ne s'abusait pas sur ce
vertige que Laurent éprouvait, et qui n'était autre chose qu'un vertige;
mais il agissait sur ses nerfs, et les nerfs d'une femme comme elle,
c'étaient les propres fibres de son coeur, froissées par une souffrance
qu'elle ne s'expliquait pas.
Elle réussit enfin à le calmer, et, en lui parlant avec douceur et
tendresse, à lui faire accepter son mariage comme la plus sage et la
meilleure solution pour elle et pour lui-même. Laurent en convenait avec
un triste sourire.
--Oui, certes, disait-il, j'eusse fait un mari détestable, et _lui_, il te
rendra heureuse! Le ciel te devait cette récompense et ce dédommagement.
Tu as bien raison de l'en remercier et de trouver que cela nous préserve,
toi d'une existence misérable, moi de remords pires que les anciens. C'est
parce que tout cela est si vrai, si sage, si logique et si bien arrangé
que je suis si malheureux!
Et il recommençait à sangloter.
Palmer rentra sans qu'on l'eût entendu venir. Il était, en effet, sous le
coup d'un pressentiment terrible, et, sans rien préméditer, il venait
comme un jaloux en défiance, sonnant à peine et marchant sans faire crier
les parquets. Il s'arrêta à la porte du salon et reconnut la voix de
Laurent.
--Ah! j'en étais bien sûr! se dit-il en déchirant le gant qu'il s'était
réservé de mettre justement à cette porte, apparemment pour se donner le
temps de la réflexion avant d'entrer. Il crut devoir frapper.
--Entrez! cria vivement Thérèse, étonnée que quelqu'un lui fit cette
insulte de frapper à la porte de son salon.
En voyant que c'était Palmer, elle pâlit. Ce qu'il venait de faire était
plus éloquent que bien des paroles, il la soupçonnait.
Palmer vit cette pâleur, et n'en put comprendre la véritable cause. Il vit
aussi que Thérèse avait pleuré, et la physionomie décomposée de Laurent
acheva de le troubler lui-même. Le premier regard qu'échangèrent
involontairement ces deux hommes fut un regard de haine et de provocation;
puis ils marchèrent l'un sur l'autre, incertains s'ils se tendraient la
main ou s'ils s'étrangleraient.
Laurent fut en ce moment le meilleur et le plus sincère des deux, car il
avait des mouvements spontanés qui rachetaient toutes ses fautes. Il
ouvrit les bras et embrassa Palmer avec effusion, sans lui cacher ses
larmes, qui recommençaient à l'étouffer.
--Qu'est-ce donc? lui dit Palmer en regardant Thérèse.
--Je ne sais, répondit-elle avec fermeté; je viens de lui dire que nous
partons pour nous marier. Il en prend du chagrin. Il croit apparemment que
nous allons l'oublier. Dites-lui, Palmer, que, de loin comme de près, nous
l'aimerons toujours.
--C'est un enfant gâté! reprit Palmer. Il devrait savoir que je n'ai
qu'une parole, et que je veux votre bonheur avant tout. Faudra-t-il donc
que nous l'emmenions en Amérique pour qu'il cesse de s'affliger et de vous
faire pleurer, Thérèse?
Ces paroles furent dites d'un ton indéfinissable. C'était l'accent de
l'amitié paternelle, mêlé de je ne sais quelle aigreur profonde et
invincible.
Thérèse comprit. Elle demanda son châle et son chapeau en disant à Palmer:
--Nous allons dîner _au cabaret_. Catherine n'attendait que moi, et il n'y
aurait pas ici de quoi dîner pour nous deux.
--Vous voulez dire pour nous trois, reprit Palmer, toujours moitié amer,
moitié tendre.
--Mais, moi, je ne dîne pas avec vous, répondit Laurent, qui comprit enfin
ce qui se passait dans l'esprit de Palmer. Je vous quitte; je reviendrai
vous dire adieu. Quel jour partez-vous?
--Dans quatre jours, dit Thérèse.
--Au moins! ajouta Palmer en la regardant d'une manière étrange; mais ce
n'est pas une raison pour que nous ne dînions pas tous trois ensemble
aujourd'hui. Laurent, faites-moi ce plaisir. Nous irons aux
_Frères-Provençaux_, et, de là, nous ferons un tour en voiture au bois de
Boulogne. Cela nous rappellera Florence et les _Cascine_. Voyons, je vous
prie.
--Je suis engagé, dit Laurent.
--Eh bien, dégagez-vous, reprit Palmer. Voilà du papier et des plumes!
Écrivez, écrivez, je vous prie!
Palmer parlait d'un ton si décidé, qu'il en était absolu. Laurent crut se
rappeler que c'était son accent de rondeur accoutumé. Thérèse eût voulu
qu'il refusât, et d'un regard elle eût pu le lui faire comprendre; mais
Palmer ne la perdait pas de vue, et il paraissait en train d'interpréter
toutes choses d'une manière funeste.
Laurent était très-sincère. Quand il mentait, il était sa première dupe.
Il se crut assez fort pour braver cette situation délicate, et il eut
l'intention droite et généreuse de rendre à Palmer sa confiance
d'autrefois. Malheureusement, lorsque l'esprit humain, emporté par de
grandes aspirations, a gravi de certains sommets, s'il est pris de vertige,
il ne descend plus, il se précipite. C'est ce qui arrivait à Palmer.
Homme de coeur et de loyauté entre tous, il avait eu l'ambition de vouloir
dominer les émotions intérieures d'une situation trop délicate. Ses forces
le trahissaient; qui pourrait l'en blâmer? Et il s'élançait dans l'abîme,
entraînant Thérèse et Laurent lui-même avec lui. Qui ne les plaindrait
tous trois? Tous trois avaient rêvé d'escalader le ciel et d'atteindre ces
régions sereines où les passions n'ont plus rien de terrestre; mais cela
n'est pas donné à l'homme: c'est déjà beaucoup pour lui de se croire un
instant capable d'aimer sans trouble et sans méfiance.
Le dîner fut d'une tristesse mortelle; bien que Palmer, qui s'était emparé
du rôle d'amphitryon, prît à coeur de faire servir à ses convives les mets
et les vins les plus recherchés, tout leur parut amer, et Laurent, après
de vains efforts pour se trouver dans la situation d'esprit qu'il avait
savourée doucement à Florence au lendemain de sa maladie entre ces deux
personnes, refusa de les suivre au bois de Boulogne. Palmer, qui, pour
s'étourdir, avait bu un peu plus que de coutume, insista d'une manière
impatientante pour Thérèse.
--Voyons, dit-elle, ne vous obstinez pas ainsi. Laurent a raison de
refuser; au bois de Boulogne, dans votre calèche découverte, nous serons
en vue, et nous pouvons rencontrer des gens qui nous connaissent. Ils ne
sont pas obligés de savoir dans quelle position exceptionnelle nous nous
trouvons tous les trois, et pourraient bien penser, sur le compte de
chacun de nous, des choses assez fâcheuses.
--Eh bien, rentrons chez vous, dit Palmer; j'irai ensuite me promener
seul, j'ai besoin de prendre l'air.
Laurent s'esquiva en voyant que c'était comme un parti pris chez Palmer de
le laisser seul avec Thérèse, apparemment pour les surveiller ou les
surprendre. Il rentra chez lui fort triste, en se disant que Thérèse
n'était peut-être pas heureuse, et un peu content aussi malgré lui de
pouvoir se dire que Palmer n'était pas au-dessus de la nature humaine,
comme il se l'était imaginé, et comme Thérèse le lui avait dépeint dans
ses lettres.
Nous passerons rapidement sur les huit jours qui suivirent, huit jours qui
firent, d'heure en heure, tomber plus bas l'héroïque roman rêvé plus ou
moins fortement par ces trois malheureux amis. La plus illusionnée avait
été Thérèse, puisque, après des craintes et des prévisions assez sages,
elle s'était résolue à engager sa vie, et que, quelles que fussent
désormais les injustices de Palmer, elle devait et voulait lui tenir
parole.
Palmer l'en dégagea tout d'un coup, après une série de soupçons plus
outrageants par le silence que ne l'avaient été toutes les injures de
Laurent. Un matin, Palmer, après avoir passé la nuit caché dans le jardin
de Thérèse, allait se retirer lorsqu'elle parut auprès de la grille, et
l'arrêta.
--Eh bien, lui dit-elle, vous avez veillé là pendant six heures, et je
vous voyais de ma chambre. Êtes-vous bien convaincu que personne n'est
venu chez moi cette nuit?
Thérèse était irritée, et cependant, en provoquant l'explication que lui
refusait Palmer, elle espérait encore le ramener à la confiance; mais il
en jugea autrement.
--Je vois, Thérèse, lui dit-il, que vous êtes lasse de moi, puisque vous
exigez une confession après laquelle je serai méprisable à vos yeux. Il ne
vous en eût pas coûté beaucoup cependant de les fermer sur une faiblesse
dont je ne vous ai pas beaucoup importunée. Que ne me laissiez-vous
souffrir en silence? Vous ai-je injuriée et obsédée de sarcasmes amers,
moi? Vous ai-je écrit des volumes d'outrages pour venir le lendemain
pleurer à vos pieds et vous faire des protestations délirantes, sauf à
recommencer à vous torturer le lendemain? Vous ai-je seulement adressé une
question indiscrète? Que ne dormiez-vous tranquillement cette nuit,
pendant que j'étais assis sur ce banc sans troubler votre repos par des
cris et des larmes? Ne pouvez-vous me pardonner une souffrance dont je
rougis peut-être, et que j'ai du moins l'orgueil de vouloir et de savoir
cacher? Vous avez pardonné bien plus à quelqu'un qui n'avait pas le même
courage.
--Je ne lui ai rien pardonné, Palmer, puisque je l'ai quitté sans retour.
Quant à cette souffrance, que vous avouez, et que vous croyez cacher si
bien, sachez qu'elle est claire comme le jour à mes yeux, et que j'en
souffre plus que vous-même. Sachez qu'elle m'humilie profondément, et que,
venant d'un homme fort et réfléchi comme vous, elle me blesse cent fois
plus que les outrages d'un enfant en délire.
--Oui, oui, c'est vrai, reprit Palmer. Ainsi vous voilà froissée par ma
faute et à jamais irritée contre moi! Eh bien, Thérèse, tout est fini
entre nous. Faites pour moi ce que vous avez fait pour Laurent: gardez-moi
votre amitié.
--Ainsi vous me quittez?
--Oui, Thérèse; mais je n'oublie pas que, quand vous avez daigné vous
engager à moi, j'avais mis mon nom, ma fortune et ma considération à vos
pieds. Je n'ai qu'une parole, et je tiendrai ce que je vous ai promis;
marions-nous ici, sans bruit et sans joie, acceptez mon nom et la moitié
de mes revenus, et après...
--Après? dit Thérèse.
--Après, je partirai, j'irai embrasser ma mère... et vous serez libre!
--Est-ce une menace de suicide que vous me faites là?
--Non, sur l'honneur! Le suicide est une lâcheté, surtout quand on a une
mère comme la mienne. Je voyagerai, je recommencerai le tour du monde, et
vous n'entendrez plus parler de moi!
Thérèse fut révoltée d'une telle proposition.
--Ceci, Palmer, lui dit-elle, me paraîtrait une mauvaise plaisanterie, si
je ne vous connaissais pour un homme sérieux. J'aime à croire que vous ne
me jugez pas capable d'accepter ce nom et cet argent que vous m'offrez
comme la solution d'un cas de conscience. Ne revenez jamais sur une
pareille proposition, j'en serais offensée.
--Thérèse! Thérèse! s'écria Palmer avec violence en lui serrant le bras
jusqu'à le meurtrir, jurez-moi, sur le souvenir de l'enfant que vous avez
perdu, que vous n'aimez plus Laurent, et je tombe à vos pieds pour vous
supplier de me pardonner mon injustice.
Thérèse retira son bras meurtri et le regarda en silence. Elle était
offensée jusqu'au fond de l'âme du serment qu'on lui demandait, et elle en
trouvait la formule plus cruelle et plus brutale encore que le mal
physique qu'elle venait de subir.
--Mon enfant, s'écria-t-elle enfin avec des sanglots étouffés, je te jure,
à toi qui es dans le ciel, qu'aucun homme n'avilira plus ta pauvre mère!
Elle se leva et rentra dans sa chambre, où elle s'enferma. Elle se sentait
tellement innocente envers Palmer, qu'elle ne pouvait accepter de
descendre à une justification, comme une femme coupable. Et puis elle
voyait un avenir horrible avec un homme qui savait si bien couver une
jalousie profonde, et qui, après avoir par deux fois provoqué ce qu'il
croyait être un danger pour elle, lui faisait un crime de sa propre
imprudence. Elle songeait à l'affreuse existence de sa mère avec un mari
jaloux du passé, et elle se disait avec raison qu'après le malheur d'avoir
subi une passion comme celle de Laurent, elle avait été insensée de croire
au bonheur avec un autre homme.
Palmer avait un fonds de raison et de fierté qui ne lui permettait pas non
plus d'espérer de rendre Thérèse heureuse après une scène comme celle qui
venait de se passer. Il sentait que sa jalousie ne guérirait pas, et il
persistait à la croire fondée. Il écrivit à Thérèse:
«Mon amie, pardonnez-moi si je vous ai affligée; mais il m'est impossible
de ne pas reconnaître que j'allais vous entraîner dans un abîme de
désespoir. Vous aimez Laurent, vous l'avez toujours aimé malgré vous, et
vous l'aimerez peut-être toujours. C'est votre destinée. J'ai voulu vous y
soustraire, vous le vouliez aussi. Je reconnais encore qu'en acceptant mon
amour vous étiez sincère, et que vous avez fait tout votre possible pour y
répondre. Je me suis fait, moi, beaucoup d'illusions; mais, chaque jour,
depuis Florence, je les sentais s'échapper. S'il eût persisté à être
ingrat, j'étais sauvé; mais son repentir et sa reconnaissance vous ont
attendrie. Moi-même, j'en ai été touché, et je me suis pourtant efforcé de
me croire tranquille. C'était en vain. Il y a eu dès lors entre vous deux,
à cause de moi, des douleurs que vous ne m'avez jamais racontées, mais que
j'ai bien devinées. Il reprenait son ancien amour pour vous, et vous, tout
en vous défendant, vous regrettiez de m'appartenir. Hélas! Thérèse, c'est
alors pourtant que vous eussiez dû reprendre votre parole. J'étais prêt à
vous la rendre. Je vous laissais libre de partir avec lui de la Spezzia:
que ne l'avez vous fait?
«Pardonnez-moi, je vous reproche d'avoir beaucoup souffert pour me rendre
heureux et pour vous rattacher à moi. J'ai bien lutté aussi, je vous jure!
Et à présent, si vous voulez encore accepter mon dévouement, je suis prêt
à lutter et à souffrir encore. Voyez si vous voulez souffrir vous-même, et
si, en me suivant en Amérique, vous espérez guérir de cette malheureuse
passion qui vous menace d'un avenir déplorable. Je suis prêt à vous
emmener; mais ne parlons plus de Laurent, je vous en supplie, et ne me
faites pas un crime d'avoir deviné la vérité. Restons amis, venez demeurer
chez ma mère, et si, dans quelques années, vous ne me trouvez pas indigne
de vous, acceptez mon nom et le séjour de l'Amérique, sans aucune pensée
de revenir jamais en France.
» J'attendrai votre réponse huit jours à Paris.
«RICHARD.»
Thérèse rejeta une offre qui blessait sa fierté. Elle aimait encore Palmer,
et cependant elle se sentait si offensée d'être reçue à merci sans avoir
rien à se reprocher, qu'elle lui cacha le déchirement de son âme. Elle
sentait aussi qu'elle ne pouvait reprendre aucune espèce de lien avec lui
sans faire durer un supplice qu'il n'avait plus la force de dissimuler, et
que leur vie serait désormais une lutte ou une amertume de tous les
instants. Elle quitta Paris avec Catherine sans dire à personne où elle
allait, et s'enferma dans une petite maison de campagne qu'elle loua, pour
trois mois, en province.
XII
Palmer partit pour l'Amérique, emportant avec dignité une blessure
profonde, mais ne pouvant admettre qu'il se fût trompé. Il avait dans
l'esprit une obstination qui réagissait parfois sur son caractère, mais
seulement pour lui faire accomplir résolument tel ou tel acte, et non pour
persister dans une voie douloureuse et vraiment difficile. Il s'était cru
capable de guérir Thérèse de son fatal amour, et, par sa foi exaltée,
imprudente si l'on veut, il avait fait ce miracle; mais voilà qu'il en
perdait le fruit au moment de le recueillir, parce qu'au ciment de la
dernière épreuve la foi lui manquait.
Il faut bien dire aussi que la plus mauvaise circonstance possible pour
établir un lien sérieux, c'est de vouloir trop vite posséder une âme qui
vient d'être brisée. L'aurore d'une pareille union se présente avec des
illusions généreuses; mais la jalousie rétrospective est un mal incurable
et engendre des orages que la vieillesse même ne dissipe pas toujours.
Si Palmer eût été un homme vraiment fort, ou si sa force eût été plus
calme et mieux raisonnée, il eût pu sauver Thérèse des désastres qu'il
pressentait pour elle. Il l'eût dû peut-être, car elle s'était confiée à
lui avec une sincérité et un désintéressement dignes de sollicitude et de
respect; mais beaucoup d'hommes qui ont l'aspiration et l'illusion de la
force n'ont que de l'énergie, et Palmer était de ceux sur lesquels on peut
se tromper longtemps. Tel qu'il était, il méritait à coup sûr les regrets
de Thérèse. On verra bientôt qu'il était capable des mouvements les plus
nobles et des actions les plus courageuses. Tout son tort était d'avoir
cru à la durée inébranlable de ce qui était chez lui un effort spontané de
la volonté.
Laurent ignora d'abord le départ de Palmer pour l'Amérique; il fut
consterné de trouver Thérèse partie aussi sans recevoir ses adieux. Il
n'avait reçu d'elle que trois lignes:
«Vous avez été le seul confident en France de mon mariage projeté avec
Palmer. Ce mariage est rompu. Gardez-nous-en le secret. Je pars.»
En écrivant ce peu de mots glacés à Laurent, Thérèse éprouvait une sorte
d'amertume contre lui. Ce fatal entant n'était-il pas la cause de tous les
malheurs et de tous les chagrins de sa vie?
Elle sentit pourtant bientôt que cette fois son dépit était injuste.
Laurent s'était admirablement conduit avec Palmer et avec elle durant ces
malheureux huit jours qui avaient tout perdu. Après la première émotion,
il avait accepté la situation avec une grande candeur, et il avait fait
tout son possible pour ne pas porter ombrage à Palmer. Il n'avait pas
cherché une seule fois à tirer parti auprès de Thérèse des injustices de
son fiancé. Il n'avait cessé de parler de lui avec respect et amitié. Par
un bizarre concours de circonstances morales, c'est lui qui cette fois
avait eu le beau rôle. Et puis Thérèse ne pouvait s'empêcher de
reconnaître que, si Laurent était parfois insensé jusqu'à en être atroce,
rien de petit et de bas ne pouvait approcher de sa pensée.
Durant les trois mois qui suivirent le départ de Palmer, Laurent continua
à se montrer digne de l'amitié de Thérèse. Il avait su découvrir sa
retraite, et il ne fit rien pour l'y troubler. Il lui écrivit pour se
plaindre doucement de la froideur de son adieu, pour lui reprocher de
n'avoir pas eu confiance en lui dans ses chagrins, de ne l'avoir pas
traité comme son frère; «n'était-il pas créé et mis au monde pour la
servir, la consoler, la venger au besoin?» Puis venaient des questions
auxquelles Thérèse était bien forcée de répondre. Palmer l'avait-il
outragée? Fallait-il aller lui en demander raison?
«Ai-je fait quelque imprudence qui t'ait blessée? as-tu quelque chose à me
reprocher? Je ne le croyais pas, mon Dieu! Si je suis la cause de ta
douleur, gronde-moi, et, si je n'y suis pour rien, dis-moi que tu me
permets de pleurer avec toi.»
Thérèse justifia Richard sans vouloir rien expliquer. Elle défendit à
Laurent de lui parler de Palmer. Dans sa généreuse résolution de ne pas
laisser une tache sur le souvenir de son fiancé, elle laissa croire que la
rupture venait d'elle seule. C'était peut-être rendre à Laurent des
espérances qu'elle n'avait jamais voulu lui laisser; mais il est des
situations où, quoi qu'on fasse, on commet des maladresses, et où l'on
court fatalement à sa perte.
Les lettres de Laurent furent d'une douceur et d'une tendresse infinies.
Laurent écrivait sans art, sans prétention, et souvent sans goût et sans
correction. Il était tantôt emphatique de bonne foi et tantôt trivial sans
pruderie. Avec tous leurs défauts, ses lettres étaient dictées par une
conviction qui les rendait irrésistiblement persuasives, et on y
sentait à chaque mot le feu de la jeunesse et la sève bouillante d'un
artiste de génie.
En outre, Laurent se remit à travailler avec ardeur, avec la résolution de
ne jamais retomber dans le désordre. Son coeur saignait des privations que
Thérèse avait souffertes pour lui donner le mouvement, le bon air et la
santé du voyage en Suisse. Il était résolu à s'acquitter au plus vite.
Thérèse sentit bientôt que l'affection de son _pauvre enfant_, comme il
s'intitulait toujours, lui était douce, et que, si elle pouvait continuer
ainsi, elle serait le plus pur et le meilleur sentiment de sa vie.
Elle l'encouragea par des réponses toutes maternelles à persévérer dans la
voie de travail où il se disait rentré pour toujours. Ces lettres furent
douces, résignées et d'une tendresse chaste; mais Laurent y vit percer une
tristesse mortelle. Thérèse avouait être un peu malade, et il lui venait
des idées de mort dont elle riait avec une mélancolie navrante. Elle était
réellement malade. Sans amour et sans travail, l'ennui la dévorait. Elle
avait emporté une petite somme qui était le reste de ce qu'elle avait
gagné à Gênes, et elle l'économisait strictement pour rester à la campagne
le plus longtemps possible. Elle avait pris Paris en horreur. Et puis
peut-être avait-elle senti peu à peu quelque désir et en même temps
quelque frayeur de revoir Laurent changé, soumis et amendé de toutes
façons, comme il se montrait dans ses lettres.
Elle espérait qu'il se marierait; puisqu'il en avait eu une fois la
velléité, cette bonne pensée pouvait revenir. Elle l'y encourageait. Il
disait tantôt oui et tantôt non. Thérèse attendait toujours qu'aucune
trace de l'ancien amour ne reparût dans les lettres de Laurent: il
revenait bien toujours un peu, mais c'était avec une délicatesse exquise
désormais, et ce qui dominait ces retours à un sentiment mal étouffé,
c'était une tendresse suave, une sensibilité expansive, une sorte de piété
filiale enthousiaste.
Quand l'hiver fut venu, Thérèse, se voyant au bout de ses ressources, fut
forcée de revenir à Paris, où étaient sa clientèle et ses devoirs
vis-à-vis d'elle-même. Elle cacha son retour à Laurent, ne voulant pas le
revoir trop vite; mais, par je ne sais quelle divination, il passa dans la
rue peu fréquentée où était sa petite maison. Il vit les contrevents
ouverts et entra, ivre de joie. C'était une joie naïve et presque
enfantine, qui eût rendu ridicule et _bégueule_ toute attitude de méfiance
et de réserve. Il laissa dîner Thérèse, en la suppliant de venir le soir
chez lui pour voir un tableau qu'il venait de finir et sur lequel il
voulait absolument son avis avant de le livrer. C'était vendu et payé;
mais, si elle lui faisait quelque critique, il y travaillerait encore
quelques jours. Ce n'était plus le temps déplorable où Thérèse «ne s'y
connaissait pas, où elle avait le jugement étroit et réaliste des peintres
de portrait, où elle était incapable de comprendre une oeuvre
d'imagination,» _etc_. Elle était maintenant «sa muse et sa puissance
inspiratrice. Sans le secours de son divin souffle, il ne pouvait rien.
Avec ses conseils et ses encouragements, son talent, à lui, tiendrait
toutes ses promesses.»
Thérèse oublia le passé, et, sans être trop enivrée du présent, elle ne
crut pas devoir refuser ce qu'un artiste ne refuse jamais à un confrère.
Elle prit une voiture après son dîner et alla chez Laurent.
Elle trouva l'atelier illuminé et le tableau magnifiquement éclairé.
C'était une belle et bonne chose que ce tableau. Cet étrange génie avait
la faculté de faire, en se reposant, des progrès rapides que ne font pas
toujours ceux qui travaillent avec persévérance. Il y avait eu, par suite
de ses voyages et de sa maladie, une lacune d'un an dans son travail, et
il semblait que, par la seule réflexion, il se fût débarrassé des défauts
de sa première exubérance. En même temps, il avait acquis des qualités
nouvelles qu'on n'eût pas cru appartenir à sa nature, la correction du
dessin, la suavité des types, le charme de l'exécution, tout ce qui devait
plaire désormais au public sans démériter auprès des artistes.
Thérèse fut attendrie et ravie. Elle lui exprima vivement son admiration.
Elle lui dit tout ce qu'elle jugea propre à faire dominer chez lui le
noble orgueil du talent sur tous les mauvais entraînements du passé. Elle
ne trouva aucune critique à faire et lui défendit même de rien retoucher.
Laurent, modeste en ses manières et en son langage, avait plus d'orgueil
que Thérèse ne voulait lui en donner. Il était, au fond du coeur, enivré
de ses éloges. Il sentait bien que, de toutes les personnes capables de
l'apprécier, elle était la plus ingénieuse et la plus attentive. Il
sentait aussi revenir impérieusement ce besoin qu'il avait d'elle pour
partager ses tourments et ses joies d'artiste, et cet espoir de devenir un
maître, c'est-à-dire un homme, qu'elle seule pouvait lui rendre dans ses
défaillances.
Quand Thérèse eut longtemps contemplé le tableau, elle se retourna pour
voir une figure que Laurent la priait de regarder, en lui disant qu'elle
en serait encore plus contente; mais, au lieu d'une toile, Thérèse vit sa
mère debout et souriante sur le seuil de la chambre de Laurent.
Madame C.... était venue à Paris, ne sachant pas au juste le jour où
Thérèse y reviendrait. Cette fois elle y était attirée par des affaires
sérieuses: son fils se mariait, et M. C.... était lui-même à Paris depuis
quelque temps. La mère de Thérèse, sachant par elle qu'elle avait renoué
sa correspondance avec Laurent et craignant l'avenir, était venue le
surprendre pour lui dire tout ce qu'une mère peut dire à un homme pour
l'empêcher de faire le malheur de sa fille.
Laurent était doué de l'éloquence du coeur. Il avait rassuré cette pauvre
mère, et il l'avait retenue en lui disant:
--Thérèse va venir, c'est à vos pieds que je veux lui jurer d'être
toujours pour elle ce qu'elle voudra, son frère ou son mari, mais, dans
tous les cas, son esclave.
Ce fut une bien douce surprise pour Thérèse de trouver là sa mère, qu'elle
ne s'attendait pas à voir sitôt. Elles s'embrassèrent en pleurant de joie.
Laurent les conduisit dans un petit salon rempli de fleurs, où le thé
était servi avec luxe. Laurent était riche, il venait de gagner dix mille
francs. Il était heureux et fier de pouvoir restituer à Thérèse tout ce
qu'elle avait dépensé pour lui. Il fut adorable dans cette soirée; il
gagna le coeur de la fille et la confiance de la mère, et il eut pourtant
la délicatesse de ne pas dire un mot d'amour à Thérèse. Loin de là, en
baisant les mains unies ensemble de ces deux femmes, il s'écria avec
sincérité que c'était là le plus beau jour de sa vie, et que jamais, en
tête-à-tête avec Thérèse, il ne s'était senti si heureux et si content de
lui-même.
Ce fut madame C... la première qui, au bout de quelques jours, parla de
mariage à Thérèse. Cette pauvre femme, qui avait tout sacrifié à la
considération extérieure, qui, malgré ses chagrins domestiques, croyait
avoir bien fait, ne pouvait supporter l'idée de voir sa fille délaissée
par Palmer, et elle pensait que désormais Thérèse devait avoir raison du
monde en faisant un autre choix. Laurent était tout à fait célèbre et en
vogue. Jamais mariage n'avait paru mieux assorti. Le jeune et grand
artiste était corrigé de ses travers. Thérèse avait sur lui une influence
qui avait dominé les plus grandes crises de sa pénible transformation. Il
avait pour elle un attachement invincible. C'était devenu un devoir pour
tous deux de renouer pour toujours une chaîne qui n'avait jamais été
complétement brisée, et qui, quelque effort qu'ils fissent désormais, ne
pouvait jamais l'être.
Laurent excusait ses torts dans le passé par un raisonnement
très-spécieux. Thérèse, disait-il, l'avait gâté dans le principe par trop
de douceur et de résignation. Si, dès sa première ingratitude, elle se fût
montrée offensée, elle l'eût corrigé de la mauvaise habitude, contractée
avec les mauvaises femmes, de céder à ses emportements et à ses caprices.
Elle lui eût enseigné le respect que l'on doit à la femme qui s'est donnée
par amour.
Et puis une autre considération que faisait encore valoir Laurent pour se
disculper, et qui semblait plus sérieuse, était celle-ci, que déjà il
avait fait entrevoir dans ses lettres:
--Probablement, lui disait-il, j'étais malade sans le savoir quand, pour la
première fois, j'ai été coupable envers toi. Une fièvre cérébrale, cela
semble tomber sur vous comme la foudre, et pourtant il n'est pas possible
de croire que, chez un homme jeune et fort, il ne se soit pas opéré,
peut-être longtemps à l'avance, une crise terrible où sa raison ait été
déjà troublée, et contre laquelle sa volonté n'ait pas pu réagir. N'est-ce
pas ce qui s'est passé en moi, ma pauvre Thérèse, à l'approche de cette
maladie où j'ai failli succomber? Ni toi ni moi ne pouvions nous en rendre
compte, et, quant à moi, il m'arrivait souvent de m'éveiller le matin et de
songer à tes douleurs de la veille sans pouvoir distinguer la réalité de
mes rêves de la nuit. Tu sais bien que je ne pouvais pas travailler, que le
lieu où nous étions m'inspirait une aversion maladive, que déjà, dans la
forêt de ***, j'avais eu une hallucination extraordinaire; enfin que, quand
tu me reprochais doucement certains mots cruels et certaines accusations
injustes, je t'écoutais d'un air hébété, croyant que c'était toi-même qui
avais rêvé tout cela. Pauvre femme! c'est moi qui t'accusais d'être folle!
Tu vois bien que j'étais fou, et ne peux-tu pardonner des torts
involontaires? Compare ma conduite après ma maladie avec ce qu'elle était
auparavant! N'était-ce pas comme un réveil de mon âme? Ne m'as-tu pas
trouvé tout à coup aussi confiant, aussi soumis, aussi dévoué que j'étais
sceptique, irascible, égoïste, avant cette crise qui me rendait à moi-même?
Et, depuis ce moment, as-tu quelque chose à me reprocher? N'avais-je pas
accepté ton mariage avec Palmer comme un châtiment qui m'était bien dû? Tu
m'as vu mourir de douleur à l'idée de te perdre pour toujours: t'ai-je dit
un mot contre ton fiancé? Si tu m'eusses ordonné de courir après lui et
même de me brûler la cervelle pour te le ramener, je l'eusse fait, tant mon
âme et ma vie t'appartiennent! Est-ce là ce que tu veux encore? Dis un mot,
et, si mon existence te gêne et te perd, je suis prêt à la supprimer. Dis
un mot, Thérèse, et tu n'entendras plus jamais parler de ce malheureux qui
n'a rien à faire au monde que de vivre ou de mourir pour toi.
Le caractère de Thérèse s'était affaibli dans ce double amour, qui, en
somme, n'avait été que deux actes du même drame; sans cet amour froissé et
brisé, jamais Palmer n'eût songé à l'épouser, et l'effort qu'elle avait
fait pour s'engager à lui n'était peut-être qu'une réaction du désespoir.
Laurent n'avait jamais disparu de sa vie, puisque le thème de persuasion
que Palmer avait dû employer pour la convaincre était un retour perpétuel
sur cette funeste liaison qu'il voulait lui faire oublier, et qu'il était
fatalement entraîné à lui rappeler sans cesse.
Et puis le retour à l'amitié après la rupture avait été pour Laurent un
véritable retour à la passion, tandis que, pour Thérèse, ç'avait été une
nouvelle phase de dévouement plus délicat et plus tendre que l'amour même.
Elle avait souffert de l'abandon de Palmer, mais sans lâcheté. Elle avait
encore de la force contre l'injustice, et l'on peut même dire que toute sa
force était là. Elle n'était pas la femme éternellement souffrante et
plaintive des inutiles regrets et des incurables désirs. Il se faisait en
elle de puissantes réactions, et son intelligence, qui était assez
développée, l'y aidait naturellement. Elle se faisait une haute idée de la
liberté morale, et, quand l'amour et la foi d'autrui lui faisaient
banqueroute, elle avait le juste orgueil de ne pas disputer lambeau par
lambeau le pacte déchiré. Elle se plaisait même alors à l'idée de rendre
généreusement et sans reproche l'indépendance et le repos à qui les
réclamait.
Mais elle était devenue beaucoup moins forte que dans sa première jeunesse,
en ce sens qu'elle avait recouvré le besoin d'aimer et de croire,
longtemps assoupi en elle par un désastre exceptionnel. Elle s'était
longtemps imaginé qu'elle vivrait ainsi, et que l'art serait son unique
passion. Elle s'était trompée, et elle ne pouvait plus se faire
d'illusions sur l'avenir. Il lui fallait aimer, et son plus grand malheur,
c'est qu'il lui fallait aimer avec douceur, avec abnégation, et satisfaire
à tout prix cet élan maternel qui était comme une fatalité de sa nature et
de sa vie. Elle avait pris l'habitude de souffrir pour quelqu'un, elle
avait besoin de souffrir encore et, si ce besoin étrange, mais bien
caractérisé chez certaines femmes et même chez certains hommes, ne l'avait
pas rendue aussi miséricordieuse envers Palmer qu'envers Laurent, c'est
parce que Palmer lui avait semblé trop fort pour avoir besoin lui-même de
son dévouement. Palmer s'était donc trompé en lui offrant un appui et une
consolation. Il avait manqué à Thérèse de se croire nécessaire à cet homme,
qui voulait qu'elle ne songât qu'à elle-même.
Laurent, plus naïf, avait ce charme particulier dont elle était fatalement
éprise, la faiblesse! Il ne s'en cachait pas, il proclamait cette
touchante infirmité de son génie avec des transports de sincérité et des
attendrissements inépuisables. Hélas! il se trompait aussi. Il n'était pas
plus réellement faible que Palmer n'était réellement fort. Il avait ses
heures, il parlait toujours comme un enfant du ciel, et, dès que sa
faiblesse avait vaincu, il reprenait sa force pour faire souffrir, comme
font tous les enfants que l'on adore.
Laurent était voué à une fatalité inexorable. Il le disait lui-même dans
ses moments de lucidité. Il semblait que, né du commerce de deux anges, il
eût sucé le lait d'une furie, et qu'il lui en fût resté dans le sang un
levain de rage et de désespoir. Il était de ces natures plus répandues
qu'on ne pense dans l'espèce humaine et dans les deux sexes, qui, avec
toutes les sublimités de l'idée et tous les élans du coeur, ne peuvent
arriver à l'apogée de leurs facultés sans tomber aussitôt dans une sorte
d'épilepsie intellectuelle.
Et puis, tout aussi bien que Palmer, il voulait entreprendre l'impossible,
qui est de prétendre greffer le bonheur sur le désespoir et de goûter les
joies célestes de la foi conjugale et de l'amitié sainte sur les ruines
d'un passé fraîchement dévasté. Il eût fallu du repos à ces deux âmes
saignantes des blessures qu'elles avaient reçues: Thérèse en demandait
avec l'angoisse d'un affreux pressentiment; mais Laurent croyait avoir
vécu dix siècles durant les dix mois de leur séparation, et il devenait
malade de l'excès d'un désir de l'âme, qui eût dû effrayer Thérèse plus
qu'un désir des sens.
C'est par la nature de ce désir que malheureusement elle se laissa
rassurer. Laurent semblait être régénéré au point d'avoir réintégré
l'amour moral à la place qu'il doit occuper en première ligne, et il se
retrouvait seul avec Thérèse, sans l'inquiéter comme autrefois de ses
transports. Il savait, durant des heures entières, lui parler avec
l'affection la plus sublime, lui qui s'était cru longtemps muet, disait-il,
et qui sentait enfin son génie se dilater et prendre son vol dans une
région supérieure! Il s'imposait à l'avenir de Thérèse en lui montrant
sans cesse qu'elle avait à remplir envers lui une tâche sacrée, celle de
le soustraire aux entraînements de la jeunesse, aux mauvaises ambitions de
l'âge mûr et à l'égoïsme dépravé de la vieillesse. Il lui parlait de
lui-même et toujours de lui-même: pourquoi non? Il en parlait si bien! Par
elle, il serait un grand artiste, un grand coeur, un grand homme; elle lui
devait cela, parce qu'elle lui avait sauvé la vie! Et Thérèse, avec la
fatale simplicité des coeurs aimants, arrivait à trouver ce raisonnement
irréfutable et à se faire un devoir de ce qui avait été d'abord imploré
comme un pardon.
Thérèse arriva donc à renouer cette fatale chaîne; elle eut seulement
l'heureuse inspiration d'ajourner le mariage, voulant éprouver la
résolution de Laurent sur ce point, et craignant pour lui seul
l'engagement irrévocable. S'il ne se fût agi que d'elle, l'imprudente se
fût liée sans retour.
Le premier bonheur de Thérèse n'avait pas duré _toute une semaine_, comme
dit tristement une chanson gaie; le second ne dura pas vingt-quatre
heures. Les réactions de Laurent étaient soudaines et violentes, en raison
de la vivacité de ses joies. Nous disons ses réactions, Thérèse disait ses
_rétractations_, et c'était le mot véritable. Il obéissait à cet
inexorable besoin que certains adolescents éprouvent de tuer ou de
détruire ce qui leur plaît jusqu'à la passion. On a remarqué ces cruels
instincts chez des hommes de caractères très-différents, et l'histoire les
a qualifiés d'instincts pervers: il serait plus juste de les qualifier
d'instincts pervertis soit par une maladie du cerveau contractée dans le
milieu où ces hommes sont nés, soit par l'impunité, mortelle à la raison,
que certaines situations leur ont assurée dès leurs premiers pas dans la
vie. On a vu de jeunes rois égorger des biches qu'ils semblaient chérir,
pour le seul plaisir de voir palpiter leurs entrailles. Les hommes de
génie sont aussi des rois dans le milieu où ils se développent; ce sont
même des rois très-absolus, et que leur pouvoir enivre. Il en est que la
soif de dominer torture, et que la joie d'une domination assurée exalte
jusqu'à la fureur.
Tel était Laurent, en qui certes deux hommes bien distincts se
combattaient. L'on eût dit que deux âmes, s'étant disputé le soin d'animer
son corps, se livraient une lutte acharnée pour se chasser l'une l'autre.
Au milieu de ces souffles contraires, l'infortuné perdait son libre
arbitre, et tombait épuisé chaque jour sur la victoire de l'ange ou du
démon qui se l'arrachaient.
Et, quand il s'analysait lui-même, il semblait parfois lire dans un livre
de magie et donner avec une effrayante et magnifique lucidité la clef de
ces mystérieuses conjurations dont il était la proie.
--Oui, disait-il à Thérèse, je subis le phénomène que les thaumaturges
appelaient la possession. Deux esprits se sont emparés de moi. Y en a-t-il
réellement un bon et un mauvais? Non, je ne le crois pas: celui qui
t'effraye, le sceptique, le violent, le terrible, ne fait le mal que parce
qu'il n'est pas le maître de faire le bien comme il l'entendrait. Il
voudrait être calme, philosophe, enjoué, tolérant; _l'autre_ ne veut pas
qu'il en soit ainsi. Il veut faire son état de bon ange: il veut être
ardent, enthousiaste, exclusif, dévoué, et, comme son contraire le raille,
le nie et le blesse, il devient sombre et cruel à son tour, si bien que
deux anges qui sont en moi arrivent à enfanter un démon.
Et Laurent disait et écrivait à Thérèse sur ce bizarre sujet des choses
aussi belles qu'effrayantes, qui paraissaient être vraies et ajouter de
nouveaux droits à l'impunité qu'il semblait s'être réservée vis-à-vis
d'elle.
Tout ce que Thérèse avait craint de souffrir à cause de Laurent en
devenant la femme de Palmer, elle eut à le souffrir à cause de Palmer en
redevenant la compagne de Laurent. L'horrible jalousie rétrospective, la
pire de toutes, parce qu'elle se prend à tout sans pouvoir s'assurer de
rien, rongea le coeur et brisa le cerveau du malheureux artiste. Le
souvenir de Palmer devint pour lui un spectre, un vampire. Sa pensée
s'acharna à vouloir que Thérèse lui rendit compte de tous les détails de
sa vie à Gênes et à Porto-Venere, et, comme elle s'y refusait, il l'accusa
d'avoir cherché dès lors à le _tromper_. Oubliant qu'à cette époque
Thérèse lui avait écrit: _J'aime Palmer_, et qu'un peu plus tard elle lui
avait écrit: _Je l'épouse_, il lui reprochait d'avoir toujours tenu d'une
main sûre et perfide la chaîne d'espoir et de désir qui l'attachait à
elle. Thérèse lui remit sous les yeux toute leur correspondance, et il
reconnut qu'elle lui avait dit en temps et lieu tout ce que la loyauté lui
prescrivait de dire pour le détacher d'elle. Il s'apaisa et convint
qu'elle avait ménager sa passion mal éteinte avec une excessive
délicatesse, lui disant peu à peu toute la vérité à mesure qu'il se
montrait disposé à la recevoir sans douleur, et aussi à mesure
qu'elle-même avait pu prendre confiance dans l'avenir où Palmer
l'entraînait. Il reconnut qu'elle ne lui avait jamais fait l'ombre d'un
mensonge, même lorsqu'elle avait refusé de s'expliquer, et qu'au lendemain
de sa maladie, lorsqu'il se faisait encore illusion sur une réconciliation
impossible, elle lui avait dit: «Tout est fini entre nous. Ce que j'ai
résolu et accepté pour moi-même est mon secret, et tu n'as pas le droit de
m'interroger.»
--0ui, oui, tu as raison, s'écria Laurent. J'étais injuste, et ma fatale
curiosité est une torture que je suis vraiment criminel de vouloir te
faire partager: Oui, pauvre Thérèse, je te fais subir d'humiliants
interrogatoires, à toi qui ne me devais que l'oubli, et qui m'accordes un
pardon généreux! Je change les rôles: j'instruis ton procès, et j'oublie
que c'est moi le coupable et le condamné! Je cherche d'une main impie à
arracher les voiles de pudeur dont ton âme a le droit et sans doute aussi
le devoir de s'envelopper pour tout ce qui tient à tes relations avec
Palmer! Eh bien, je te remercie de ton fier silence. Je t'en estime
d'autant plus. Il me prouve que jamais tu n'as laissé Palmer t'interroger
sur les mystères de nos douleurs et de nos joies. Et je le comprends
maintenant: non-seulement une femme ne doit pas ces confidences intimes à
son amant, mais encore elle se doit de les lui refuser. L'homme qui les
demande avilit celle qu'il aime. Il exige d'elle une lâcheté, en même
temps qu'il la souille dans sa pensée, en associant son image à celle de
tous les fantômes qui l'obsèdent. Oui, Thérèse, tu as raison: il faut
travailler soi-même à entretenir la pureté de son idéal, et, moi, je
m'évertue sans cesse à le profaner et à l'arracher du temple que je lui
avais bâti!
Il semblait qu'après de telles explications, et lorsque Laurent se disait
prêt à le signer de son sang et de ses larmes, le calme dût renaître et le
bonheur commencer. Il n'en était pas ainsi. Laurent, dévoré d'une secrète
rage, revenait le lendemain à ses questions, à ses outrages, à ses
sarcasmes. Des nuits entières se passaient en discussions déplorables, où
il semblait qu'il eût absolument besoin de travailler son propre génie à
coups de fouet, de le blesser, de le torturer pour le rendre fécond en
malédictions d'une effroyable éloquence, et pour faire atteindre à Thérèse
et à lui les dernières limites du désespoir. Après ces orages, il semblait
qu'il n'y eût plus qu'à se tuer ensemble. Thérèse s'y attendait toujours
et se tenait prête, car elle prenait la vie en horreur; mais Laurent
n'avait pas encore cette pensée. Accablé de lassitude, il s'endormait, et
son bon ange semblait revenir pour bercer son sommeil et mettre sur ses
traits le divin sourire des visions célestes.
Règle invariable, inouïe, mais absolue dans cette étrange organisation: le
sommeil changeait toutes ses résolutions. S'il s'endormait le coeur plein
de tendresse, il s'éveillait l'esprit avide de combat et de meurtre, et
réciproquement, s'il était parti la veille en maudissant, il accourait le
lendemain pour bénir.
Trois fois Thérèse le quitta et s'enfuit loin de Paris; trois fois il
courut après elle et la força de pardonner à son désespoir, car aussitôt
qu'il l'avait perdue, il l'adorait et recommençait à l'implorer avec
toutes les larmes d'un repentir exalté.
Thérèse fut à la fois misérable et sublime dans cet enfer où elle s'était
replongée en fermant les yeux et en faisant le sacrifice de sa vie. Elle
poussa le dévouement jusqu'à des immolations qui faisaient frémir ses amis,
et qui lui valurent quelquefois le blâme, presque le mépris des gens
fiers et sages, qui ne savent pas ce que c'est que d'aimer.
Et, d'ailleurs, cet amour de Thérèse pour Laurent était incompréhensible
pour elle-même. Elle n'y était pas entraînée par les sens, car Laurent,
souillé par la débauche où il se replongeait pour tuer un amour qu'il ne
pouvait éteindre par sa volonté, lui était devenu un objet de dégoût pire
qu'un cadavre. Elle n'avait plus de caresses pour lui, et il n'osait plus
lui en demander. Elle n'était plus vaincue et dominée par le charme de son
éloquence et par les grâces enfantines de ses repentirs. Elle ne pouvait
plus croire au lendemain; et les attendrissements splendides qui les
avaient tant de fois réconciliés n'étaient plus pour elle que les
effrayants symptômes de la tempête et du naufrage.
Ce qui l'attachait à lui, c'était cette immense pitié dont on contracte
l'impérieuse habitude avec les êtres à qui l'on a beaucoup pardonné. Il
semble que le pardon engendre le pardon jusqu'à la satiété, jusqu'à la
faiblesse imbécile. Quand une mère s'est dit que son enfant est
incorrigible, et qu'il faut qu'il meure ou qu'il tue, elle n'a plus rien à
faire qu'à l'abandonner ou à tout accepter. Thérèse s'était trompée toutes
les fois qu'elle avait cru guérir Laurent par l'abandon. Il est bien vrai
qu'alors il redevenait meilleur, mais c'était à la condition d'espérer son
pardon. Quand il ne l'espérait plus, il se jetait à corps perdu dans la
paresse et le désordre. Elle revenait alors pour l'en tirer, et elle
réussissait à le faire travailler pendant quelques jours. Mais combien
elle payait cher ce peu de bien qu'elle parvenait à lui faire! Quand il
revenait au dégoût d'une vie normale, il n'avait pas assez d'invectives
pour lui reprocher de vouloir faire de lui «ce que _sa patronne Thérèse
Levasseur_ avait fait de Jean-Jacques,» c'est-à-dire, selon lui, «un idiot
et un maniaque.»