{~--- UTF-8 BOM ---~}ELLE ET LUI
par
GEORGE SAND
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS, PARIS, 3, RUE AUBER Droits de reproduction et de
traduction réservés.
[Note: La liste des oeuvres de George Sand publiées par Calmann-Lévy est
reportée à la fin du roman.]
ELLE ET LUI
A MADEMOISELLE JACQUES.
Ma chère Thérèse, puisque vous me permettez de ne pas vous appeler
mademoiselle, apprenez une nouvelle importante dans _le monde des arts_,
comme dit notre ami Bernard. Tiens! ça rime; mais ce qui n'a ni rime ni
raison, c'est ce que je vais vous raconter.
Figurez-vous qu'hier, après vous avoir ennuyée de ma visite, je trouvai,
en rentrant chez moi, un milord anglais... Après ça, ce n'est peut-être
pas un milord; mais, pour sûr, c'est un Anglais, lequel me dit en son
patois:
--Vous êtes peintre?
--_Yes_, milord.
--Vous faites la figure?
--_Yes_, milord.
--Et les mains?
--_Yes_, milord; les pieds aussi.
--Bon!
--Très-bons!
--Oh! je suis sûr!
--Eh bien, voulez-vous faire le portrait de moi?
--De vous?
--Pourquoi pas?
Le _pourquoi pas_ fut dit avec tant de bonhomie, que je cessai de le
prendre pour un imbécile, d'autant plus que le fils d'Albion est un homme
magnifique. C'est la tête d'Antinoüs sur les épaules de... sur les épaules
d'un Anglais; c'est un type grec de la meilleure époque sur le buste un
peu singulièrement habillé et cravaté d'un spécimen de la fashion
britannique.
--Ma foi! lui ai-je dit, vous êtes un beau modèle, à coup sûr, et
j'aimerais à faire de vous une étude à mon profit; mais je ne peux pas
faire votre portrait.
--Pourquoi donc?
--Parce que je ne suis pas peintre de portraits.
--Oh!... Est-ce qu'en France vous payez une patente pour telle ou telle
spécialité dans les arts?
--Non; mais le public ne nous permet guère de cumuler. Il veut savoir à
quoi s'en tenir sur notre compte, quand nous sommes jeunes surtout; et, si
j'avais, moi qui vous parle et qui suis fort jeune, le malheur de faire de
vous un bon portrait, j'aurais beaucoup de peine à réussir à la prochaine
exposition avec autre chose que des portraits: de même que, si je ne
faisais de vous qu'un portrait médiocre, on me défendrait d'en jamais
essayer d'autres: on décréterait que je n'ai pas les qualités de l'emploi,
et que j'ai été un présomptueux de m'y risquer.
Je racontai à mon Anglais beaucoup d'autres sornettes dont je vous fais
grâce, et qui lui firent ouvrir de grands yeux; après quoi, il se mit à
rire, et je vis clairement que mes raisons lui inspiraient le plus profond
mépris pour la France, sinon pour votre petit serviteur.
--Tranchons le mot, me dit-il. Vous n'aimez pas le portrait.
--Comment! pour quel Welche me prenez-vous? Dites plutôt que je n'ose pas
encore faire le portrait, et que je ne saurais pas le faire, vu que, de
deux choses l'une: ou c'est une spécialité qui n'en admet pas d'autres, ou
c'est la perfection, et comme qui dirait la couronne du talent. Certains
peintres, incapables de rien composer, peuvent copier fidèlement et
agréablement le modèle vivant. Ceux-là ont un succès assuré, pour peu
qu'ils sachent présenter le modèle sous son aspect le plus favorable, et
qu'ils aient l'adresse de l'habiller à son avantage tout en l'habillant à
la mode; mais, quand on n'est qu'un pauvre peintre d'histoire,
très-apprenti et très-contesté, comme j'ai l'honneur d'être, on ne peut
pas lutter contre des gens du métier. Je vous avoue que je n'ai jamais
étudié avec conscience les plis d'un habit noir et les habitudes
particulières d'une physionomie donnée. Je suis un malheureux inventeur
d'attitudes, de types et d'expressions. Il faut que tout cela obéisse à
mon sujet, à mon idée, à mon rêve, si vous voulez. Si vous me permettiez
de vous costumer à ma guise, et de vous poser dans une composition de mon
cru... Encore, tenez, cela ne vaudrait rien, ce ne serait pas vous. Ce ne
serait pas un portrait à donner à votre maîtresse... encore moins à votre
femme légitime. Ni l'une ni l'autre ne vous reconnaîtraient. Donc, ne me
demandez pas maintenant ce que je saurai pourtant faire un jour, si par
hasard je deviens Rubens ou Titien, parce qu'alors je saurai rester poëte
et créateur, tout en étreignant sans effort et sans crainte la puissante
et majestueuse réalité. Malheureusement, il n'est pas probable que je
devienne quelque chose de plus qu'un fou ou une bête. Lisez MM. tels et
tels, qui l'ont dit dans leurs feuilletons.
Figurez-vous bien, Thérèse, que je n'ai pas dit à mon Anglais un mot de ce
que je vous raconte: on arrange toujours quand on se fait parler soi-même;
mais, de tout ce que je pus lui dire pour m'excuser de ne pas savoir faire
le portrait, rien ne servit que ce peu de paroles: «Pourquoi diable ne
vous adressez-vous pas à mademoiselle Jacques?»
Il fit trois fois _Oh!_ après quoi, il me demanda votre adresse, et le
voilà parti sans faire la moindre réflexion, en me laissant très-confus et
très-irrité de ne pouvoir achever ma dissertation sur le portrait; car
enfin, ma bonne Thérèse, si cet animal de bel Anglais va chez vous
aujourd'hui, comme je l'en crois capable, et qu'il vous redise tout ce que
je viens de vous écrire, c'est-à-dire tout ce que je ne lui ai pas dit,
sur les _faiseurs_ et sur les grands maîtres, qu'allez-vous penser de
votre ingrat ami! Qu'il vous range parmi les premiers et qu'il vous juge
incapable de faire autre chose que des portraits bien jolis qui plaisent à
tout le monde! Ah! ma chère amie, si vous aviez entendu tout ce que je lui
ai dit de vous quand il a été parti!... Vous le savez, vous savez que,
pour moi, vous n'êtes pas mademoiselle Jacques, qui fait des portraits
ressemblants très en vogue, mais un homme supérieur qui s'est déguisé en
femme, et qui, sans avoir jamais fait l'académie, devine et sait faire
deviner tout un corps et toute une âme dans un buste, à la manière des
grands sculpteurs de l'antiquité et des grands peintres de la renaissance.
Mais je me tais; vous n'aimez pas qu'on vous dise ce qu'on pense de vous.
Vous faites semblant de prendre cela pour des compliments. Vous êtes
très-orgueilleuse, Thérèse.
Je suis tout à fait mélancolique aujourd'hui, je ne sais pas pourquoi.
J'ai si mal déjeuné ce matin... Je n'ai jamais si mal mangé que depuis que
j'ai une cuisinière. Et puis on ne peut plus avoir de bon tabac. La régie
vous empoisonne. Et puis on m'a apporté des bottes neuves qui ne vont pas
du tout... Et puis il pleut... Et puis, et puis que sais-je? Les jours
sont longs comme des jours sans pain depuis quelque temps, ne trouvez-vous
pas? Non, vous ne trouvez pas, vous. Vous ne connaissez pas le malaise, le
plaisir qui ennuie, et l'ennui qui grise, le mal sans nom dont je vous
parlais l'autre soir, dans ce petit salon lilas où je voudrais être
maintenant; car j'ai un jour affreux pour peindre, et, ne pouvant peindre,
j'aurais du plaisir à vous assommer de ma conversation.
Je ne vous verrai donc pas aujourd'hui! Vous avez là une famille
insupportable qui vous vole à vos amis les plus délicieux! Je vais donc
être forcé, ce soir, de faire quelque affreuse sottise!... Voilà l'effet
de votre bonté pour moi, ma chère grande camarade. C'est de me rendre si
sot et si nul quand je ne vous vois plus, qu'il faut absolument que je
m'étourdisse au risque de vous scandaliser. Mais, soyez tranquille, je ne
vous raconterai pas l'emploi de ma soirée.
Votre ami et serviteur,
LAURENT.
11 mai 183...
* * * * *
A M. LAURENT DE FAUVEL.
D'abord, mon cher Laurent, je vous demande, si vous avez pour moi quelque
amitié, de ne pas faire trop souvent de sottises qui nuisent à votre
santé. Je vous permets toutes les autres. Vous allez me demander d'en
citer une, et me voilà fort embarrassée; car, en fait de sottises, j'en
connais peu qui ne soient nuisibles. Reste à savoir ce que vous appelez
sottise. S'il s'agit de ces longs soupers dont vous me parliez l'autre
jour, je crois qu'ils vous tuent, et je m'en désole. A quoi songez-vous,
mon Dieu, de détruire ainsi, de gaieté de coeur, une existence si
précieuse et si belle? Mais vous ne voulez pas de sermons: je me borne à
la prière.
Quant à votre Anglais, qui est un Américain, je viens de le voir, et,
puisque je ne vous verrai ni ce soir, ni peut-être demain, à mon grand
regret, il faut que je vous dise que vous avez tout à fait tort de ne pas
vouloir faire son portrait. Il vous eût offert les yeux de la tête, et les
yeux de la tête d'un Américain comme Dick Palmer, c'est beaucoup de
billets de banque dont vous avez besoin, précisément pour ne pas faire de
sottises, c'est-à-dire pour ne pas _courir le brelan_, dans l'espoir d'un
coup de fortune qui n'arrive jamais aux gens d'imagination, vu que les
gens d'imagination ne savent pas jouer, qu'ils perdent toujours, et qu'il
leur faut ensuite demander à leur imagination de quoi payer leurs dettes,
métier pour lequel cette princesse-là ne se sent pas faite, et auquel elle
ne se plie qu'en mettant le feu au pauvre corps qu'elle habite.
Vous me trouvez bien positive, n'est-ce pas? Ça m'est égal. D'ailleurs, si
nous prenons la question de plus haut, toutes les raisons que vous avez
données à votre Américain et à moi ne valent pas deux sous. Vous ne savez
pas faire le portrait, c'est possible, cela est même certain, s'il faut le
faire dans les conditions du succès bourgeois; mais M. Palmer n'exigeait
nullement qu'il en fût ainsi. Vous l'avez pris pour un épicier, et vous
vous êtes trompé. C'est un homme de jugement et de goût, qui s'y connaît,
et qui a pour vous de l'enthousiasme. Jugez si je l'ai bien reçu! Il
venait à moi comme à un pis aller, je m'en suis fort bien aperçue, et je
lui en ai su gré. Aussi l'ai-je consolé en lui promettant de faire tout
mon possible pour vous décider à le peindre. Nous parlerons donc de cette
affaire après-demain, car j'ai donné rendez-vous au dit Palmer pour le
soir, afin qu'il m'aide à plaider sa propre cause et qu'il emporte votre
promesse.
Sur ce, mon cher Laurent, désennuyez-vous de votre mieux de ne pas me voir
pendant deux jours.
Cela ne vous sera pas difficile, vous connaissez beaucoup de gens d'esprit,
et vous avez le pied dans le plus beau monde. Moi, je ne suis qu'une
vieille prêcheuse qui vous aime bien, qui vous conjure de ne pas vous
coucher tard toutes les nuits, et qui vous conseille de ne faire excès et
abus de rien. Vous n'avez pas ce droit-là: génie oblige.
Votre camarade,
THÉRÈSE JACQUES.
* * * * *
A MADEMOISELLE JACQUES.
Ma chère Thérèse, je pars dans deux heures pour une partie de campagne
avec le comte de S... et le prince D... Il y aura de la jeunesse et de la
beauté, à ce que l'on assure. Je vous promets et vous jure de ne pas faire
de sottises et de ne pas boire de champagne... sans me le reprocher
amèrement! Que voulez-vous! j'eusse certainement mieux aimé flâner dans
votre grand atelier, et déraisonner dans votre petit salon lilas; mais,
puisque vous êtes en retraite avec vos trente-six cousins de province,
vous ne vous apercevrez certainement pas non plus de mon absence
après-demain: vous aurez la délicieuse musique de l'accent anglo-américain
pendant toute la soirée. Ah! il s'appelle Dick, ce bon M. Palmer? Je
croyais que Dick était le diminutif familier de Richard! Il est vrai qu'en
fait de langues, je sais tout au plus le français.
Quant au portrait, n'en parlons plus. Vous êtes mille fois trop maternelle,
ma bonne Thérèse, de penser à mes intérêts au détriment des vôtres. Bien
que vous ayez une belle clientèle, je sais que votre générosité ne vous
permet pas d'être riche, et que quelques billets de banque de plus seront
beaucoup mieux entre vos mains qu'entre les miennes. Vous les emploierez à
faire des heureux, et, moi, je les jetterai sur un brelan, comme vous
dites.
D'ailleurs, jamais je n'ai été moins en train de faire de la peinture. Il
faut pour cela deux choses que vous avez, la réflexion et l'inspiration;
je n'aurai jamais la première, et _j'ai eu_ la seconde. Aussi en suis-je
dégoûté comme d'une vieille folle qui m'a éreinté en me promenant à
travers champs sur la croupe maigre de son cheval d'Apocalypse. Je vois
bien ce qui me manque; n'en déplaise à votre raison, je n'ai pas encore
assez vécu, et je pars pour trois ou sept jours avec madame Réalité, sous
la figure de plusieurs nymphes du corps de ballet de l'Opéra. J'espère
bien, à mon retour, être l'homme du monde le plus accompli, c'est-à-dire
le plus blasé et le plus raisonnable.
Votre ami,
LAURENT.
* * * * *
I
Thérèse comprit fort bien, à première vue, le dépit et la jalousie qui
avaient dicté cette lettre.
--Et pourtant, se dit-elle, il n'est pas amoureux de moi. Oh! non, certes,
il ne sera jamais amoureux de personne, et de moi moins que de toute
autre.
Et, tout en relisant et rêvant, Thérèse craignit de se mentir à elle-même
en cherchant à se persuader que Laurent ne courait aucun danger auprès
d'elle.
--Mais quoi? quel danger? se disait-elle encore: souffrir d'un caprice non
satisfait? souffre-t-on beaucoup pour un caprice? Je n'en sais rien, moi.
Je n'en ai jamais eu!
Mais la pendule marquait cinq heures de l'après-midi. Et Thérèse, après
avoir mis la lettre dans sa poche, demanda son chapeau, donna congé à son
domestique pour vingt-quatre heures, fit à sa fidèle vieille Catherine
diverses recommandations particulières et monta en fiacre. Deux heures
après, elle rentrait avec une petite femme mince, un peu voûtée et
parfaitement voilée, dont le cocher même ne vit pas la figure. Elle
s'enferma avec cette personne mystérieuse, et Catherine leur servit un
petit dîner tout à fait succulent. Thérèse soignait et servait sa compagne,
qui la regardait avec tant d'extase et d'ivresse, qu'elle ne pouvait pas
manger.
De son côté, Laurent se disposait à la partie de plaisir annoncée; mais,
quand le prince D... vint le prendre avec sa voiture, Laurent lui dit
qu'une affaire imprévue le retenait encore deux heures à Paris, et qu'il
le rejoindrait à sa maison de campagne dans la soirée.
Laurent n'avait pourtant aucune affaire. Il s'était habillé avec une hâte
fiévreuse. Il s'était fait coiffer avec un soin particulier. Et puis il
avait jeté son habit sur un fauteuil, et il avait passé ses mains dans les
boucles trop symétriques de ses cheveux, sans songer pourtant à l'air
qu'il pouvait avoir. Il se promenait dans son atelier tantôt vite, tantôt
lentement. Quand le prince D... fut parti en lui faisant dix fois
promettre de se hâter de partir lui-même, il courut sur l'escalier pour le
prier de l'attendre et lui dire qu'il renonçait à toute affaire pour le
suivre; mais il ne le rappela point et passa dans sa chambre, où il se
jeta sur son lit.
--Pourquoi me ferme-t-elle sa porte pour deux jours? Il y a quelque chose
là-dessous! Et, quand elle me donne rendez-vous pour le troisième jour,
c'est afin de me faire rencontrer chez elle un Anglais ou un Américain que
je ne connais pas! Mais elle connaît, certainement, elle, ce Palmer,
qu'elle appelle par son petit nom! D'où vient alors qu'il m'a demandé son
adresse? Est-ce une feinte? Pourquoi feindrait-elle avec moi? Je ne suis
pas l'amant de Thérèse, je n'ai aucun droit sur elle! L'amant de Thérèse!
je ne le serai certainement jamais. Dieu m'en préserve! une femme qui a
cinq ans de plus que moi, peut-être davantage! Qui sait l'âge d'une femme,
et de celle-là précisément, dont personne ne sait rien? Un passé si
mystérieux doit couvrir quelque énorme sottise, peut-être une honte bien
conditionnée. Et avec cela, elle est prude, ou dévote, ou philosophe, qui
peut savoir? Elle parle de tout avec une impartialité, ou une tolérance,
ou un détachement... Sait-on ce qu'elle croit, ce qu'elle ne croit pas, ce
qu'elle veut, ce qu'elle aime, et si seulement elle est capable d'aimer?
Mercourt, un jeune critique, ami de Laurent, entra chez lui.
--Je sais, lui dit-il, que vous partez pour Montmorency. Aussi je ne fais
qu'entrer et sortir pour vous demander une adresse, celle de mademoiselle
Jacques.
Laurent tressaillit.
--Et que diable voulez-vous à mademoiselle Jacques? répondit-il en faisant
semblant de chercher du papier pour rouler une cigarette.
--Moi? Rien... c'est-à-dire si! Je voudrais bien la connaître; mais je ne
la connais que de vue et de réputation. C'est pour une personne qui veut
se faire peindre que je demande son adresse.
--Vous la connaissez de vue, mademoiselle Jacques?
--Parbleu! elle est tout à fait célèbre à présent, et qui ne l'a
remarquée? Elle est faite pour cela!
--Vous trouvez?
--Eh bien, et vous?
--Moi? Je n'en sais rien. Je l'aime beaucoup, je ne suis pas compétent.
--Vous l'aimez beaucoup?
--Oui, vous voyez, je le dis; ce qui est la preuve que je lui ne fais pas
la cour.
--Vous la voyez souvent?
--Quelquefois.
--Alors vous êtes son ami... sérieux?
--Eh bien, oui, un peu... Pourquoi riez-vous?
--Parce que je n'en crois rien; à vingt-quatre ans, on n'est pas l'ami
sérieux d'une femme... jeune et belle!
--Bah! elle n'est ni si jeune ni si belle que vous dites. C'est un bon
camarade, pas désagréable à voir, voilà tout. Pourtant elle appartient à
un type que je n'aime pas, et je suis forcé de lui pardonner d'être
blonde. Je n'aime les blondes qu'en peinture.
--Elle n'est pas déjà si blonde! elle a les yeux d'un noir doux, des
cheveux qui ne sont ni bruns ni blonds, et qu'elle arrange singulièrement.
Au reste, ça lui va, elle a l'air d'un sphinx bon enfant.
--Le mot est joli; mais... vous aimez les grandes femmes, vous!
--Elle n'est pas très-grande, elle a des petits pieds et des petites
mains. C'est une vraie femme. Je l'ai bien regardée, puisque j'en suis
amoureux.
--Tiens, quelle idée vous avez là!
--Cela ne vous fait rien, puisqu'en tant que femme, elle ne vous plaît
pas?
--Mon cher, elle me plairait, que ce serait tout comme. Dans ce cas-là, je
tâcherais d'être mieux avec elle que je ne suis; mais je ne serais pas
amoureux, c'est un état que je ne fais pas; par conséquent, je ne serais
pas jaloux. Poussez donc votre pointe, si bon vous semble.
--Moi? Oui, si je trouve l'occasion; mais je n'ai pas le temps de la
chercher, et, au fond, je suis comme vous, Laurent, parfaitement enclin à
la patience, vu que je suis d'un âge et d'un monde où le plaisir ne manque
pas... Mais, puisque nous parlons de cette femme-là, et que vous la
connaissez, dites-moi donc... c'est pure curiosité de ma part, je vous le
déclare, si elle est veuve ou...
--Ou quoi?
--Je voulais dire si elle est veuve d'un amant ou d'un mari.
--Je n'en sais rien.
--Pas possible!
--Parole d'honneur, je ne lui ai jamais demandé. Ça m'est si égal!
--Savez-vous ce qu'on dit?
--Non, je ne m'en soucie pas. Qu'est-ce qu'on dit?
--Vous voyez bien que vous vous en souciez! On dit qu'elle a été mariée à
un homme riche et titré.
--Mariée...
--On ne peut plus mariée, par-devant M. le maire et M. le curé.
--Quelle bêtise! elle porterait son nom et son titre.
--Ah! voilà! Il y a un mystère là-dessous. Quand j'aurai le temps, je
chercherai ça, et je vous en ferai part. On dit qu'elle n'a pas d'amant
connu, bien qu'elle vive avec une grande liberté. D'ailleurs, vous devez
savoir cela, vous?
--Je n'en sais pas le premier mot. Ah ça! vous croyez donc que je passe ma
vie à observer ou à interroger les femmes? Je ne suis pas un flâneur comme
vous, moi! je trouve la vie très courte pour vivre et travailler.
--Vivre... je ne dis pas. Il paraît que vous vivez beaucoup. Quant à
travailler... on dit que vous ne travaillez pas assez. Voyons, qu'est-ce
que vous avez là? Laissez-moi voir!
--Non, ce n'est rien, je n'ai rien de commencé ici.
--Si fait: cette tête-là... c'est très-beau, diable! Laissez-moi donc voir,
ou je vous malmène dans mon prochain _salon_.
--Vous en êtes bien capable!
--Oui, quand vous le mériterez; mais, pour cette tête-là, c'est superbe et
s'admire tout bêtement. Qu'est-ce que ça sera?
--Est-ce que je sais?
--Voulez-vous que je vous le dise?
--Vous me ferez plaisir.
--Faites-en une sibylle. On coiffe ça comme on veut, ça n'engage à rien.
--Tiens, c'est une idée.
--Et puis on ne compromet pas la personne à qui ça ressemble.
--Ça ressemble à quelqu'un?
--Parbleu! mauvais plaisant, vous croyez que je ne la reconnais pas?
Allons, mon cher, vous avez voulu vous moquer de moi, puisque vous niez
tout, même les choses les plus simples. Vous êtes l'amant de cette
figure-là!
--La preuve, c'est que je m'en vais à Montmorency! dit froidement Laurent
en prenant son chapeau.
--Ça n'empêche pas! répondit Mercourt.
Laurent sortit, et Mercourt, qui était descendu avec lui, le vit monter
dans une petite voiture de remise; mais Laurent se fit conduire au bois de
Boulogne, où il dîna tout seul dans un petit café, et d'où il revint à la
nuit tombée, à pied et perdu dans ses rêveries.
Le bois de Boulogne n'était pas à cette époque ce qu'il est aujourd'hui.
C'était plus petit d'aspect, plus négligé, plus pauvre, plus mystérieux et
plus champêtre: on y pouvait rêver.
Les Champs-Elysées, moins luxueux et moins habités qu'aujourd'hui, avaient
de nouveaux quartiers où se louaient encore à bon marché de petites
maisons avec de petits jardins d'un caractère très-intime. On y pouvait
vivre et travailler.
C'était dans une de ces maisonnettes blanches et propres, au milieu des
lilas en fleur, et derrière une grande haie d'aubépine fermée d'une
barrière peinte en vert, que demeurait Thérèse. On était au mois de mai.
Le temps était magnifique. Comment Laurent se trouva, à neuf heures,
derrière cette haie, dans la rue déserte et inachevée où les réverbères
n'avaient pas encore été installés, et sur les talus de laquelle
poussaient encore les orties et les folles herbes, c'est ce que lui-même
eût été embarrassé d'expliquer.
La haie était fort épaisse, et Laurent tourna sans bruit tout à l'entour,
sans apercevoir autre chose que des feuilles légèrement dorées par une
lumière qu'il supposa placée dans le jardin, sur une petite table auprès
de laquelle il avait l'habitude de fumer quand il passait la soirée chez
Thérèse. On fumait donc dans le jardin? ou on y prenait le thé, comme cela
arrivait quelquefois? Mais Thérèse avait annoncé à Laurent qu'elle
attendait toute une famille de province, et il n'entendait que le
chuchotement mystérieux de deux voix, dont l'une lui paraissait être celle
de Thérèse. L'autre parlait tout à fait bas: était-ce celle d'un homme?
Laurent écouta à en avoir des tintements dans les oreilles, jusqu'à ce
qu'enfin il entendît ou crût entendre ces mots dits par Thérèse:
--Que m'importe tout cela? Je n'ai plus qu'un amour sur la terre, et c'est
vous!
--A présent, se dit Laurent en quittant précipitamment la petite rue
déserte et en revenant sur la chaussée bruyante des Champs-Elysées, me
voilà bien tranquille. Elle a un amant! Au fait, elle n'était pas obligée
de me confier cela!... Seulement, elle n'était pas obligée de parler en
toute occasion de manière à me faire croire qu'elle n'était et ne voulait
être à personne. C'est une femme comme les autres: le besoin de mentir
avant tout. Qu'est-ce que ça me fait? Je ne l'aurais pourtant pas cru! Et
même il faut bien que j'aie eu la tête un peu montée pour elle sans me
l'avouer, puisque j'étais là aux écoutes, faisant le plus lâche des
métiers, quand ce n'est pas un métier de jaloux! Je ne peux pas m'en
repentir beaucoup: cela me sauve d'une grande misère et d'une grande
duperie: celle de désirer une femme qui n'a rien de plus désirable que
toute autre, pas même la sincérité.
Laurent arrêta une voiture qui passait vide et alla à Montmorency. Il se
promettait d'y passer huit jours et de ne pas remettre les pieds chez
Thérèse avant quinze. Cependant, il ne resta que quarante-huit heures à la
campagne et se trouva le troisième soir à la porte de Thérèse, juste en
même temps que M. Richard Palmer.
--Oh! dit l'Américain en lui tendant la main, je suis content de voir
vous!
Laurent ne put se dispenser de tendre aussi la main; mais il ne put
s'empêcher de demander à M. Palmer pourquoi il était si content de le
voir.
L'étranger ne fit aucune attention au ton passablement impertinent de
l'artiste.
--Je suis content parce que j'aime vous, reprit-il avec une cordialité
irrésistible, et j'aime vous, parce que j'admire vous beaucoup!
--Comment! vous voilà? dit Thérèse étonnée à Laurent. Je ne comptais plus
sur vous ce soir.
Et il sembla au jeune homme qu'il y avait un accent de froideur inusité
dans ces simples paroles.
--Ah! lui répondit-il tout bas, vous en eussiez pris facilement votre
parti, et je crois que je viens troubler un délicieux tête-à-tête.
--C'est d'autant plus cruel à vous, reprit-elle sur le même ton enjoué,
que vous sembliez vouloir me le ménager.
--Vous y comptiez, puisque vous ne l'aviez pas décommandé! Dois-je m'en
aller?
--Non, restez. Je me résigne à vous supporter.
L'Américain, après avoir salué Thérèse, avait ouvert son portefeuille et
cherché une lettre qu'il était chargé de lui remettre. Thérèse parcourut
cette lettre d'un air impassible, sans faire la moindre réflexion.
--Si voulez répondre, dit Palmer, j'ai une occasion pour La Havane.
--Merci, répondit Thérèse en ouvrant le tiroir d'un petit meuble qui était
sous sa main, je ne répondrai pas.
Laurent, qui suivait tous ses mouvements, la vit mettre cette lettre avec
plusieurs autres, dont l'une, par la forme et la suscription, lui sauta
pour ainsi dire aux yeux. C'était celle qu'il avait écrite à Thérèse
l'avant-veille. Je ne sais pourquoi il fut choqué intérieurement de voir
cette lettre en compagnie de celle que venait de remettre M. Palmer.
--Elle me laisse là, dit-il, pêle-mêle avec ses amants évincés. Je n'ai
pourtant pas droit à cet honneur. Je ne lui ai jamais parlé d'amour.
Thérèse se mit à parler du portrait de M. Palmer. Laurent se fit prier,
épiant les moindres regards et les moindres inflexions de voix de ses
interlocuteurs, et s'imaginant à chaque instant découvrir en eux une
crainte secrète de le voir céder; mais leur insistance était de si bonne
foi, qu'il s'apaisa et se reprocha ses soupçons. Si Thérèse avait des
relations avec cet étranger, libre et seule comme elle vivait, ne
paraissant devoir rien à personne, et ne s'occupant jamais de ce que l'on
pouvait dire d'elle, avait-elle besoin du prétexte d'un portrait pour
recevoir souvent et longtemps l'objet de son amour ou de sa fantaisie?
Dès qu'il se sentit calmé, Laurent ne se sentit plus retenu par la honte
de manifester sa curiosité.
--Vous êtes donc Américaine? dit-il à Thérèse, qui de temps en temps
traduisait à M. Palmer, en anglais, les répliques qu'il n'entendait pas
bien.
--Moi? répondit Thérèse; ne vous ai-je pas dit que j'avais l'honneur
d'être votre compatriote?
--C'est que vous parlez si bien l'anglais!
--Vous ne savez pas si je le parle bien, puisque vous ne l'entendez pas.
Mais je vois ce que c'est, car je vous sais curieux. Vous demandez si
c'est d'hier ou d'il y a longtemps que je connais Dick Palmer. Eh bien,
demandez-le à lui-même.
Palmer n'attendit pas une question que Laurent ne se fut pas volontiers
décidé à lui faire. Il répondit que ce n'était pas la première fois qu'il
venait en France et qu'il avait connu Thérèse toute jeune, chez ses
parents. Il ne fut pas dit quels parents. Thérèse avait coutume de dire
qu'elle n'avait jamais connu ni son père ni sa mère.
Le passé de mademoiselle Jacques était un mystère impénétrable pour les
gens du monde qui allaient se faire peindre par elle et pour le petit
nombre d'artistes qu'elle recevait en particulier. Elle était venue à
Paris on ne sait d'où, on ne savait quand, on ne savait avec qui. Elle
était connue depuis deux ou trois ans seulement, un portrait qu'elle avait
fait ayant été remarqué chez des gens de goût et signalé tout à coup comme
une oeuvre de maître. C'est ainsi que, d'une clientèle et d'une existence
pauvres et obscures, elle avait passé brusquement à une réputation de
premier ordre et une existence aisée; mais elle n'avait rien changé à ses
goûts tranquilles, à son amour de l'indépendance et à l'austérité enjouée
de ses manières. Elle ne posait en rien et ne parlait jamais d'elle-même
que pour dire ses opinions et ses sentiments avec beaucoup de franchise et
de courage. Quant aux faits de sa vie, elle avait une manière d'éluder les
questions et de passer à côté qui la dispensait de répondre. Si on
trouvait moyen d'insister, elle avait coutume de dire après quelques mots
vagues:
--Il ne s'agit pas de moi. Je n'ai rien d'intéressant à raconter, et, si
j'ai eu des chagrins, je ne m'en souviens plus, n'ayant plus le temps d'y
penser. Je suis très-heureuse à présent, puisque j'ai du travail et que
j'aime le travail par-dessus tout.
C'est par hasard, et à la suite de relations d'artiste à artiste dans la
même partie, que Laurent avait fait connaissance avec mademoiselle
Jacques. Lancé comme gentilhomme et comme artiste éminent dans un double
monde, M. Fauvel avait, à vingt-quatre ans, l'expérience des faits que
l'on n'a pas toujours à quarante. Il s'en piquait et s'en affligeait tour
à tour; mais il n'avait nullement l'expérience du coeur, qui ne s'acquiert
pas dans le désordre. Grâce au scepticisme qu'il affichait, il avait donc
commencé par décréter en lui-même que Thérèse devait avoir pour amants
tous ceux qu'elle traitait d'amis, et il lui avait fallu les entendre peu
à peu affirmer et prouver la pureté de leurs relations avec elle pour
arriver à la considérer comme une personne qui pouvait avoir eu des
passions, mais non des commerces de galanterie.
Des lors il s'était senti ardemment curieux de savoir la cause de cette
anomalie: une femme jeune, belle, intelligente, absolument libre et
volontairement isolée. Il l'avait vue plus souvent, et peu à peu presque
tous les jours, d'abord sous toute sorte de prétextes, ensuite en se
donnant pour un ami sans conséquence, trop viveur pour avoir souci d'en
conter à une femme sérieuse, mais trop idéaliste, en dépit de tout, pour
n'avoir pas besoin d'affection et pour ne pas sentir le prix d'une amitié
désintéressée.
Au fond, c'était là la vérité dans le principe; mais l'amour s'était
glissé dans le coeur du jeune homme, et on a vu que Laurent se débattait
contre l'invasion d'un sentiment qu'il voulait encore déguiser à Thérèse
et à lui-même, d'autant plus qu'il l'éprouvait pour la première fois de sa
vie.
--Mais enfin, dit-il, quand il eut promis à M. Palmer d'essayer son
portrait, pourquoi diable tenez-vous tant à une chose qui ne sera
peut-être pas bonne, quand vous connaissez mademoiselle Jacques, qui ne
vous refuse certainement pas d'en faire une à coup sûr excellente?
--Elle me refuse, répondit Palmer avec beaucoup de candeur, et je ne sais
pas pourquoi. J'ai promis à ma mère, qui a la faiblesse de me croire
très-beau, un portrait de maître, et elle ne le trouvera jamais
ressemblant, s'il est trop réel. Voilà pourquoi je m'étais adressé à vous
comme à un maître idéaliste. Si vous me refusez, j'aurai le chagrin de ne
pas faire plaisir à ma mère, ou l'ennui de chercher encore.
--Ce ne sera pas long: il y a tant de gens plus capables que moi!...
--Je ne trouve pas; mais, à supposer que cela soit, il n'est pas dit qu'il
aient le temps tout de suite, et je suis pressé d'envoyer le portrait.
C'est pour l'anniversaire de ma naissance, dans quatre mois, et le
transport durera environ deux mois.
--C'est-à-dire, Laurent, ajouta Thérèse, qu'il vous faut faire ce portrait
en six semaines tout au plus, et, comme je sais le temps qu'il vous faut,
vous auriez à commencer demain. Allons, c'est entendu, c'est promis,
n'est-ce pas?
M. Palmer tendit la main à Laurent en disant:
--Voilà le contrat passé. Je ne parle pas d'argent; c'est mademoiselle
Jacques qui fait les conditions, je ne m'en mêle pas. Quelle est votre
heure demain?
L'heure convenue. Palmer prit son chapeau, et Laurent se crût forcé d'en
faire autant par respect pour Thérèse; mais Palmer n'y fit aucune
attention, et sortit après avoir serré sans la baiser la main de
mademoiselle Jacques.
--Dois-je le suivre? dit Laurent.
--Ce n'est pas nécessaire, répondit-elle; toutes les personnes que je
reçois le soir me connaissent bien. Seulement, vous vous en irez à dix
heures aujourd'hui; car dans ces derniers temps, je me suis oubliée à
bavarder avec vous jusqu'à près de minuit, et, comme je ne peux pas dormir
passé cinq heures du matin, je me suis sentie très-fatiguée.
--Et vous ne me mettiez pas à la porte?
--Non, je n'y pensais pas.
--Si j'étais fat, j'en serais bien fier!
--Mais vous n'êtes pas fat, Dieu merci; vous laissez cela à ceux qui sont
bêtes. Voyons, malgré le compliment, maître Laurent, j'ai à vous gronder.
On dit que vous ne travaillez pas.
--Et c'est pour me forcer à travailler que vous m'avez mis la tête de
Palmer comme un pistolet sur la gorge.
--Eh bien, pourquoi pas?
--Vous êtes bonne, Thérèse, je le sais; vous voulez me faire gagner ma vie
malgré moi.
--Je ne me mêle pas de vos moyens d'existence, je n'ai pas ce droit-là. Je
n'ai pas le bonheur... ou le malheur d'être votre mère; mais je suis votre
soeur... _en Apollon_, comme dit notre classique Bernard, et il m'est
impossible de ne pas m'affliger de vos accès de paresse.
--Mais qu'est-ce que cela peut vous faire? s'écria Laurent avec un mélange
de plaisir et de dépit que Thérèse sentit, et qui l'engagea à répondre
avec franchise.
--Écoutez, mon cher Laurent, lui dit-elle, il faut que nous nous
expliquions. J'ai beaucoup d'amitié pour vous.
--J'en suis très-fier, mais je ne sais pourquoi!... Je ne suis même pas
bon à faire un ami, Thérèse! Je ne crois pas plus à l'amitié qu'à l'amour
entre une femme et un homme.
--Vous me l'avez déjà dit, et cela m'est fort égal, ce que vous ne croyez
pas. Moi, je crois à ce que je sens, et je sens pour vous de l'intérêt et
de l'affection. Je suis comme cela: je ne puis supporter auprès de moi un
être quelconque sans m'attacher à lui et sans désirer qu'il soit heureux.
J'ai l'habitude d'y faire mon possible sans me soucier qu'il m'en sache
gré. Or, vous n'êtes pas un être quelconque, vous êtes un homme de génie,
et, qui plus est, j'espère, un homme de coeur.
--Un homme de coeur, moi? Oui, si vous l'entendez comme l'entend le monde.
Je sais me battre en duel, payer mes dettes et défendre la femme à qui je
donne le bras, quelle qu'elle soit. Mais, si vous me croyez le coeur
tendre, aimant, naïf...
--Je sais que vous avez la prétention d'être vieux, usé et corrompu. Cela
ne me fait rien du tout, vos prétentions. C'est une mode bien portée à
l'heure qu'il est. Chez vous, c'est une maladie réelle ou douloureuse,
mais qui passera quand vous voudrez. Vous êtes un homme de coeur,
précisément parce que vous souffrez du vide de votre coeur, une femme
viendra qui le remplira, si elle s'y entend, et si vous la laissez faire.
Mais ceci est en dehors de mon sujet; c'est à l'artiste que je parle:
l'homme n'est malheureux en vous que parce que l'artiste n'est pas content
de lui-même.
--Eh bien, vous vous trompez, Thérèse, répondit Laurent avec vivacité.
C'est le contraire de ce que vous dites! c'est l'homme qui souffre dans
l'artiste et qui l'étouffe. Je ne sais que faire de moi, voyez-vous.
l'ennui me tue. L'ennui de quoi? allez-vous dire. L'ennui de tout! Je ne
sais pas, comme vous, être attentif et calme pendant six heures de travail,
faire un tour de jardin en jetant du pain aux moineaux, recommencer à
travailler pendant quatre heures, et ensuite sourire le soir à deux ou
trois importuns tels que moi, par exemple, en attendant l'heure du
sommeil. Mon sommeil à moi est mauvais, mes promenades sont agitées, mon
travail est fiévreux. L'invention me trouble et me fait trembler:
l'exécution, toujours trop lente à mon gré, me donne d'effroyables
battements de coeur, et c'est en pleurant et en me retenant de crier que
j'accouche d'une idée qui m'enivre, mais dont je suis mortellement honteux
et dégoûté le lendemain matin. Si je la transforme, c'est pire, elle me
quitte: mieux vaut l'oublier et en attendre une autre: mais cette autre
m'arrive si confuse et si énorme, que mon pauvre être ne peut pas la
contenir. Elle m'oppresse et me torture jusqu'à ce qu'elle ait pris des
proportions réalisables, et que revienne l'autre souffrance, celle de
l'enfantement, une vraie souffrance physique que je ne peux pas définir.
Et voilà comment ma vie se passe quand je me laisse dominer par ce géant
d'artiste qui est en moi, et dont le pauvre homme qui vous parle arrache
une à une, par le forceps de sa volonté, de maigres souris à demi mortes!
Donc, Thérèse, il vaut bien mieux que je vive comme j'ai imaginé de vivre,
que je fasse des excès de toute sorte, et que je tue ce ver rongeur que
mes pareils appellent modestement leur inspiration, et que j'appelle tout
bonnement mon infirmité.
--Alors, c'est décidé, c'est arrêté, dit Thérèse en souriant, vous
travaillez au suicide de votre intelligence? Eh bien, je n'en crois pas un
mot. Si on vous proposait d'être demain le prince D... ou le comte de S...,
avec les millions de l'un et les beaux chevaux de l'autre, vous diriez,
en parlant de votre pauvre palette si méprisée: _Rendez-moi ma mie!_
--Ma palette méprisée? Vous ne me comprenez pas, Thérèse! C'est un
instrument de gloire; je le sais bien, et ce que l'on appelle la gloire,
c'est une estime accordée au talent, plus pure et plus exquise que celle
que l'on accorde au titre et à la fortune. Donc, c'est un très-grand
avantage et un très-grand plaisir pour moi de me dire: «Je ne suis qu'un
petit gentilhomme sans avoir, et mes pareils qui ne veulent pas déroger
mènent une vie de garde forestier, et ont pour bonnes fortunes des
ramasseuses de bois mort qu'ils payent en fagots. Moi, j'ai dérogé, j'ai
pris un état, et il se trouve qu'à vingt-quatre ans quand je passe sur un
petit cheval de manége au milieu des premiers riches et des premiers beaux
de Paris, montés sur des chevaux de dix mille francs, s'il y a, parmi les
badauds assis aux Champs-Élysées, un homme de goût ou une femme d'esprit,
c'est moi qui suis regardé et nommé, et non pas les autres.» Vous riez!
vous trouvez que je suis très-vain?
--Non, mais très-enfant, Dieu merci! Vous ne vous tuerez pas.
--Mais je ne veux pas du tout me tuer, moi! Je m'aime autant qu'un autre,
je m'aime de tout mon coeur, je vous jure! Mais je dis que ma palette,
instrument de ma gloire, est l'instrument de mon supplice, puisque je ne
sais pas travailler sans souffrir. Alors je cherche dans le désordre, non
pas la mort de mon corps ou de mon esprit, mais l'usure et l'apaisement de
mes nerfs. Voilà tout, Thérèse. Qu'y a-t-il donc là qui ne soit
raisonnable? Je ne travaille un peu proprement que quand je tombe de
fatigue.
--C'est vrai, dit Thérèse, je l'ai remarqué, et je m'en étonne comme d'une
anomalie; mais je crains bien que cette manière de produire ne vous tue,
et je ne peux pas me figurer qu'il en puisse arriver autrement. Attendez,
répondez à une question: Avez-vous commencé la vie par le travail et
l'abstinence, et avez-vous senti alors la nécessité de vous étourdir pour
vous reposer?
--Non, c'est le contraire. Je suis sorti du collège, aimant la peinture,
mais ne croyant pas être jamais forcé de peindre. Je me croyais riche. Mon
père est mort ne laissant rien qu'une trentaine de mille francs, que je me
suis dépêché de dévorer, afin d'avoir au moins dans ma vie une année de
bien-être. Quand je me suis vu à sec, j'ai pris le pinceau; j'ai été
éreinté et porté aux nues, ce qui de nos jours, constitue le plus grand
succès possible, et, à présent, je me donne, pendant quelques mois ou
quelques semaines, du luxe et du plaisir tant que l'argent dure. Quand il
n'y a plus rien, c'est pour le mieux, puisque je suis également au bout de
mes forces et de mes désirs. Alors je reprends le travail avec rage,
douleur et transport, et, le travail accompli, le loisir et la prodigalité
recommencent.
--Il y a longtemps que vous menez cette vie-là?
--Il ne peut pas y avoir longtemps à mon âge! Il y a trois ans.
--Eh! c'est beaucoup pour votre âge, justement! Et puis vous avez mal
commencé: vous avez mis le feu à vos esprits vitaux avant qu'ils eussent
pris leur essor; vous avez bu du vinaigre pour vous empêcher de grandir.
Votre tête a grossi quand même, et le génie s'y est développé malgré tout;
mais peut-être bien votre coeur s'est-il atrophié, peut-être ne serez-vous
jamais ni un homme ni un artiste complet.
Ces paroles de Thérèse, dites avec une tristesse tranquille, irritèrent
Laurent.
--Ainsi, reprit-il en se relevant, vous me méprisez?
--Non, répondit-elle en lui tendant la main, je vous plains!
Et Laurent vit deux grosses larmes couler lentement sur les joues de
Thérèse.
Ces larmes amenèrent en lui une réaction violente: un déluge de pleurs
inonda son visage, et, se jetant aux genoux de Thérèse, non pas comme un
amant qui se déclare, mais comme un enfant qui se confesse:
--Ah! ma pauvre chère amie! s'écria-t-il en lui prenant les mains, vous
avez raison de me plaindre, car j'en ai besoin! Je suis malheureux,
voyez-vous, si malheureux, que j'ai honte de le dire! Ce je ne sais quoi
que j'ai dans la poitrine à la place du coeur crie sans cesse après je ne
sais quoi, et, moi, je ne sais que lui donner pour l'apaiser. J'aime Dieu,
et je ne crois pas en lui. J'aime toutes les femmes, et je les méprise
toutes! Je peux vous dire cela, à vous qui êtes mon camarade et mon ami!
Je me surprends parfois prêt à idolâtrer une courtisane, tandis qu'auprès
d'un ange je serais peut-être plus froid qu'un marbre. Tout est dérangé
dans mes notions, tout est peut-être dévié dans mes instincts. Si je vous
disais que je ne trouve déjà plus d'idées riantes dans le vin! 0ui, j'ai
l'ivresse triste, à ce qu'il paraît; et on m'a dit qu'avant-hier, dans
cette débauche à Montmorency, j'avais déclamé des choses tragiques avec
une emphase aussi effrayante que ridicule. Que voulez-vous donc que je
devienne, Thérèse, si vous n'avez pas pitié de moi?
--Certes, j'ai pitié, mon pauvre enfant, dit Thérèse en lui essuyant les
yeux avec son mouchoir; mais à quoi cela peut-il servir?
--Si vous m'aimiez, Thérèse! Ne me retirez pas vos mains! Est-ce que vous
ne m'avez pas permis d'être pour vous une espèce d'ami?
--Je vous ai dit que je vous aimais: vous m'avez répondu que vous ne
pouviez croire à l'amitié d'une femme.
--Je croirais peut-être à la vôtre; vous devez avoir le coeur d'un homme,
puisque vous en avez la force et le talent. Rendez-la-moi.
--Je ne vous l'ai pas ôtée, et je veux bien essayer d'être un homme pour
vous, répondit-elle; mais je ne saurai pas trop m'y prendre. L'amitié d'un
homme doit avoir plus de rudesse et d'autorité que je ne me crois capable
d'en avoir. Malgré moi je vous plaindra plus que je vous gronderai, et
vous voyez déjà! Je m'étais promis de vous humilier aujourd'hui, de vous
mettre en colère contre moi et contre vous-même; au lieu de cela, me voilà
pleurant avec vous, ce qui n'avance à rien.
--Si fait! si fait! s'écria Laurent. Ces larmes sont bonnes, elles ont
arrosé la place desséchée; peut-être que mon coeur y repoussera! Ah!
Thérèse, vous m'avez déjà dit une fois que je me vantais devant vous de ce
dont je devrais rougir, que j'étais un mur de prison. Vous n'avez oublié
qu'une chose: c'est qu'il y a derrière ce mur un prisonnier! Si je pouvais
ouvrir la porte, vous le verriez bien; mais la porte est close, le mur est
d'airain, et ma volonté, ma foi, mon expansion, ma parole même, ne peuvent
le traverser. Faudra-t-il donc que je vive et meure ainsi? A quoi me
servira, je vous le demande, d'avoir barbouillé de peintures fantasques
les murs de mon cachot, si le mot _aimer_ ne se trouve écrit nulle part?
--Si je vous comprends bien, dit Thérèse rêveuse, vous pensez que votre
oeuvre a besoin d'être échauffée par le sentiment.
--Ne le pensez-vous pas aussi? N'est-ce pas là ce que me disent tous vos
reproches?
--Pas précisément. Il n'y a que trop de feu dans votre exécution, la
critique vous le reproche. Moi, j'ai toujours traité avec respect cette
exubérance de jeunesse qui fait les grands artistes, et dont les beautés
empêchent quiconque a de l'enthousiasme d'éplucher les défauts. Loin de
trouver votre travail froid et emphatique, je le sens brûlant et passionné;
mais je cherchais où était en vous le siége de cette passion: je le vois
maintenant, il est dans le désir de l'âme. Oui, certainement,
ajouta-t-elle toujours rêveuse, comme si elle cherchait à percer les
voiles de sa propre pensée, le désir peut être une passion.
--Eh bien, à quoi songez-vous? dit Laurent en suivant son regard absorbé.
--Je me demande si je dois faire la guerre à cette puissance qui est en
vous, et si, en vous persuadant d'être heureux et calme, on ne vous
ôterait pas le feu sacré. Pourtant... je m'imagine que l'aspiration ne
peut pas être pour l'esprit une situation durable et que, quand elle s'est
vivement exprimée pendant sa période de fièvre, elle doit, ou tomber
d'elle-même, ou nous briser. Qu'en dites-vous? Chaque âge n'a-t-il pas sa
force et sa manifestation particulières? Ce que l'on appelle les diverses
_manières_ des maîtres, n'est-ce pas l'expression des successives
transformations de leur être? A trente ans, vous sera-t-il possible
d'avoir aspiré à tout sans rien étreindre? Ne vous sera-t-il pas imposé
d'avoir une certitude sur un point quelconque? Vous êtes dans l'âge de la
fantaisie; mais bientôt viendra celui de la lumière. Ne voulez-vous pas
faire de progrès?
--Dépend-il de moi d'en faire?
--Oui, si vous ne travaillez pas à déranger l'équilibre de vos facultés.
Vous ne me persuaderez pas que l'épuisement soit le remède de la fièvre:
il n'en est que le résultat fatal.
--Alors quel fébrifuge me proposez-vous?
--Je ne sais: le mariage, peut-être.
--Horreur! s'écria Laurent en éclatant de rire.
Et il ajouta, en riant toujours et sans trop savoir pourquoi lui venait ce
correctif:
--A moins que ce ne soit avec vous, Thérèse. Eh! c'est une idée, cela!
--Charmante, répondit-elle, mais tout à fait impossible.
La réponse de Thérèse frappa Laurent par sa tranquillité sans appel, et ce
qu'il venait de dire par manière de saillie lui parut tout à coup un rêve
enterré, comme s'il eût pris place dans son esprit. Ce puissant et
malheureux esprit était ainsi fait que, pour désirer quelque chose, il lui
suffisait du mot _impossible_, et c'est justement ce mot-là que Thérèse
venait de dire.
Aussitôt ses velléités d'amour pour elle lui revinrent, et en même temps
ses soupçons, sa jalousie et sa colère. Jusque-là, ce charme d'amitié
l'avait bercé et comme enivré; il devint tout à coup amer et
glacé.
--Ah! oui, au fait, dit-il en prenant son chapeau pour s'en aller, voilà
le mot de ma vie qui revient à propos de tout, au bout d'une plaisanterie
comme au bout de toute chose sérieuse: _impossible!_ Vous ne connaissez
pas cet ennemi-là, Thérèse; vous aimez tout tranquillement. Vous avez un
_amant_ ou un _ami_ qui n'est pas jaloux, parce qu'il vous connaît froide
ou raisonnable! Ça me fait penser que l'heure s'avance, et que _vos
trente-sept cousins_ sont peut-être là, dehors, qui attendent ma
sortie.
--Qu'est-ce que vous dites donc? lui demanda Thérèse stupéfaite; quelles
idées vous viennent? Avez-vous des accès de folie?
--Quelquefois, répondit-il en s'en allant. Il faut me les pardonner.
II
Le lendemain, Thérèse reçut de Laurent la lettre suivante:
«Ma bonne et chère amie, comment vous ai-je quittée hier? Si je vous ai
dit quelque énormité, oubliez-la, je n'en ai pas eu conscience. J'ai eu un
éblouissement qui ne s'est pas dissipé dehors; car je me suis trouvé à ma
porte, en voiture, sans pouvoir me rappeler comment j'y étais monté.
«Cela m'arrive bien souvent, mon amie, que ma bouche dise une parole quand
mon cerveau en dit une autre. Plaignez-moi, et pardonnez-moi. Je suis
malade, et vous aviez raison, la vie que je mène est détestable.
«De quel droit vous ferais-je des questions? Rendez-moi cette justice que,
depuis trois mois que vous me recevez intimement, c'est la première que je
vous adresse: Que m'importe que vous soyez fiancée, mariée ou veuve?...
Vous voulez que personne ne le sache; ai-je cherché à le savoir? Vous
ai-je demandé?... Ah! tenez, Thérèse, il y a encore ce matin du désordre
dans ma tête, et pourtant je sens que je mens, et je ne veux pas mentir
avec vous. J'ai eu vendredi soir mon premier accès de curiosité à votre
égard, celui d'hier était déjà le second; mais ce sera le dernier, je vous
jure, et, pour qu'il n'en soit plus jamais question, je veux me confesser
de tout. J'ai donc été l'autre jour à votre porte, c'est-à-dire à la
grille de votre jardin. J'ai regardé, je n'ai rien vu; j'ai écouté, j'ai
entendu! Eh bien, que vous importe? je ne sais pas son nom, je n'ai pas vu
sa figure; mais je sais que vous êtes ma soeur, ma confidente, ma
consolation, mon soutien. Je sais qu'hier je pleurais à vos pieds, et que
vous avez essuyé mes yeux avec votre mouchoir, en disant: «Que faire, que
faire, mon pauvre enfant?» Je sais que, sage, laborieuse, tranquille,
respectée, puisque vous êtes libre, aimée, puisque vous êtes heureuse,
vous trouvez le temps et la charité de me plaindre, de savoir que j'existe,
et de vouloir me faire mieux exister. Bonne Thérèse, qui ne vous bénirait
serait un ingrat, et, tout misérable que je suis, je ne connais pas
l'ingratitude. Quand voulez-vous me recevoir, Thérèse? Il me semble que je
vous ai offensée. Il ne me manquerait plus que cela? Irai-je ce soir chez
vous? Si vous dites non, oh! ma foi, j'irai au diable!».