George Sand

Le château des Désertes
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--Monsieur Salentini, dit-elle, vous faites la cour à la duchesse
de X... et vous avez été jaloux de Célio; mais vous ne l'êtes plus,
n'est-ce pas? vous sentez bien que vous n'avez pas sujet de l'être.

--Je ne suis pas du tout certain que je n'eusse pas sujet d'être jaloux
de Célio, si je faisais la cour à la duchesse, répondis-je en me
rapprochant un peu de la Boccaferri; mais je puis vous jurer que je ne
suis pas jaloux, parce que je n'aime pas cette femme.

Cécilia baissa les yeux, mais avec une expression de dignité et non de
trouble.--Je ne vous demande pas vos secrets, dit-elle, je n'ai pas
cette indiscrétion. Rien là dedans ne peut exciter ma curiosité; mais
je vous parle franchement. Je donnerais ma vie pour Célio; je sais que
certaines femmes du monde sont très-dangereuses. Je l'ai vu avec peine
aller chez quelques-unes, j'ai prévu que sa beauté lui serait funeste,
et peut-être son malheur d'aujourd'hui est-il le résultat de quelques
intrigues de coquettes, de quelques jalousies fomentées à dessein....
Vous connaissez le monde mieux que moi; mais j'y vais quelquefois
chanter, et j'observe sans en avoir l'air. Eh bien, j'ai vu ce soir
Célio _chuté_ par des gens qui lui promettaient chaudement hier de
l'applaudir, et j'ai cru comprendre certains petits drames dans les
loges qui nous avoisinaient. J'ai remarqué aussi votre générosité, j'en
ai été vivement touchée. Célio, depuis le peu de temps qu'il est à
Vienne, s'est déjà fait des ennemis. Je ne suis pas en position de l'en
préserver; mais, lorsque l'occasion se présente pour moi de lui assurer
et de lui conserver une noble amitié, je ne veux pas la négliger. Célio
n'a point aspiré à plaire à la duchesse; voilà tout ce que j'avais
à vous dire, signor Salentini, et ce que je puis vous affirmer sur
l'honneur, car Célio n'a point de secrets pour moi, et je l'ai interrogé
sur ce point-là, il n'y a qu'un instant, comme vous entriez ici.

[Illustration 002.png: C'est une cruauté, Madame. (Page 76.)]

Chacun sait plus ou moins la figure que tâche de ne pas faire un homme
qui trouve occupée la place qu'il venait pour conquérir. Je fis de
mon mieux pour que mon désappointement ne parût pas.--Bonne Cécilia,
répondis-je, je vous déclare que cela me serait parfaitement égal, et je
permets à Célio d'être aujourd'hui ou de ne jamais être l'amant de la
duchesse, sans que cela change rien à ma sympathie pour lui, à mon
impartialité comme _dilettante_, à mon zèle comme ami. Oui, je serai
son ami de bon coeur, puisqu'il est le vôtre, car vous êtes une des
personnes que j'estime le plus. Vous l'avez compris, vous, puisque vous
venez de me livrer sans détour le secret de votre coeur, et je vous en
remercie.

--Le secret de mon coeur! dit la Boccaferri d'un ton de sincérité qui me
pétrifia. Quel secret?

--Etes-vous donc distraite à ce point que vous m'ayez dit, sans le
savoir, votre amour pour Célio; ou que vous l'ayez déjà oublié?

La Boccaferri se mit à rire. C'était la première fois que je la voyais
rire, et le rire est aussi un indice à étudier. Sa figure grave et
réservée ne semblait pas faite pour la gaieté, et pourtant cet éclair
d'enjouement l'éclaira d'une beauté que je ne lui connaissais pas.
C'était le rire franc, bref et harmonieusement rhythmé d'une petite
fille épanouie et bonne.--Oui, oui, dit-elle, il faut que je sois bien
distraite pour m'être exprimée comme je l'ai fait sur le compte de
Célio, sans songer que vous alliez prendre le change et me supposer
amoureuse de lui... mais qu'importe? Il y aurait de la pédanterie de ma
part à m'en défendre, lorsque cela doit vous paraître très-naturel et
très-indifférent.

--Très-naturel... c'est possible... Très-indifférent... c'est possible
encore; mais je vous prie cependant de vous expliquer.--Et je pris le
bras de Cécilia avec une brusquerie involontaire dont je me repentis
tout à coup, car elle me regarda d'un air étonné, comme si je venais de
la préserver d'une brûlure ou d'une araignée. Je me calmai aussitôt et
j'ajoutai:--Je tiens à savoir si je suis assez votre ami pour que vous
m'ayez confié votre secret, ou si je le suis assez peu pour qu'il vous
soit indifférent, à vous, de n'être pas connue de moi.

[Illustration 003.png: Puis, en voyant de près combien sa beauté était
vraie... (Page 79.)]

--Ni l'un ni l'autre, répondit-elle. Si j'avais un tel secret, j'avoue
que je ne vous le confierais pas sans vous connaître et vous éprouver
davantage; mais, n'ayant point de secret, j'aime mieux que vous me
connaissiez telle que je suis. Je vais vous expliquer mon dévouement
pour Célio, et d'abord je dois vous dire que Célio a deux soeurs et
un jeune frère pour lesquels je me dévouerais encore davantage, parce
qu'ils pourraient avoir plus besoin que lui des services et de la
sollicitude d'une femme. Oh! oui, si j'avais un sort indépendant, je
voudrais consacrer ma vie à remplacer la Floriani auprès de ses enfants,
car l'être que j'aime de passion et d'enthousiasme, c'est un nom, c'est
une morte, c'est un souvenir sacré, c'est la grande et bonne Lucrezia
Floriani!

Je pensai, malgré moi, à la duchesse, qui, une heure auparavant, avait
motivé son engouement pour Célio par une ancienne relation d'amitié avec
sa mère. La duchesse avait trente ans comme la Boccaferri. La Floriani
était morte à quarante, absolument retirée du théâtre et du monde depuis
douze ou quatorze ans... Ces deux femmes l'avaient-elles beaucoup
connue? Je ne sais pourquoi cela me paraissait invraisemblable. Je
craignais que le nom de Floriani ne servît mieux à Célio auprès des
femmes qu'auprès du public.

Je ne sais si mon doute se peignit sur mes traits, ou si Cécilia
alla naturellement au-devant de mes objections, car elle ajouta sans
transition:--Et pourtant je ne l'ai vue, dans toute ma vie, que cinq ou
six fois, et notre plus longue intimité a été de quinze jours, lorsque
j'étais encore une enfant.

Elle fit une pause; je ne rompis point le silence; je l'observais. Il y
avait comme un embarras douloureux en elle; mais elle reprit bientôt:
«Je souffre un peu de vous dire pourquoi mon coeur a voué un culte à
cette femme, mais je présume que je n'ai rien de neuf à vous apprendre
là-dessus. Mon père... vous savez, est un homme excellent, une âme
ardente, généreuse, une intelligence supérieure... ou plutôt vous ne
savez guère cela; ce que vous savez comme tout le monde, c'est qu'il a
toujours vécu dans le désordre, dans l'incurie, dans la misère. Il était
trop aimable pour n'avoir pas beaucoup d'amis; il en faisait tous les
jours, parce qu'il plaisait, mais il n'en conserva jamais aucun, parce
qu'il était incorrigible, et que leurs secours ne pouvaient le guérir
de son imprévoyance et de ses illusions. Lui et moi nous devons de la
reconnaissance à tant de gens, que la liste serait trop longue; mais une
seule personne a droit, de notre part, à une éternelle adoration. Seule
entre tous, seule au monde, la Floriani ne se rebuta pas de nous sauver
tous les ans... quelquefois plus souvent. Inépuisable en patience, en
tolérance, en compréhension, en largesse, elle ne méprisa jamais mon
père, elle ne l'humilia jamais de sa pitié ni de ses reproches. Jamais
ce mot amer et cruel ne sortit de ses lèvres: «Ce pauvre homme avait
du mérite; la misère l'a dégradé.» Non! la Floriani disait: «Jacopo
Boccaferri aura beau faire, il sera toujours un homme de coeur et de
génie!» Et c'était vrai; mais, pour comprendre cela, il fallait être la
pauvre fille de Boccaferri ou la grande artiste Lucrezia.

«Pendant vingt ans, c'est-à-dire depuis le jour où elle le rencontra
jusqu'à celui où elle cessa de vivre, elle le traita comme un ami dont
on ne doute point. Elle était bien sûre, au fond du coeur, que ses
bienfaits ne l'enrichiraient pas; et que chaque dette criante qu'elle
acquittait ferait naître d'autres dettes semblables. Elle continua; elle
ne s'arrêta jamais. Mon père n'avait qu'un mot à lui écrire, l'argent
arrivait à point, et avec l'argent la consolation, le bienfait de l'âme,
quelques lignes si belles, si bonnes! Je les ai tous conservés comme des
reliques, ces précieux billets. Le dernier disait:

«Courage, mon ami, _cette fois-ci_ la destinée vous sourira, et vos
efforts ne seront pas vains, j'en suis sûre. Embrassez pour moi la
Cécilia, et comptez toujours sur votre vieille amie.»

«Voyez quelle délicatesse et quelle science de la vie! C'était bien la
centième fois qu'elle lui parlait ainsi. Elle l'encourageait toujours;
et, grâce à elle, il entreprenait toujours quelque chose. Cela ne durait
point et creusait de nouveaux abîmes; mais, sans cela, il serait mort
sur un fumier, et il vit encore, il peut encore se sauver.... Oui, oui,
la Floriani m'a légué son courage.... Sans elle, j'aurais peut-être
moi-même douté de mon père; mais j'ai toujours foi en lui, grâce à elle!
Il est vieux, mais il n'est pas fini. Son intelligence et sa fierté
n'ont rien perdu de leur énergie. Je ne puis le rendre riche comme il le
faudrait à un homme d'une imagination si féconde et si ardente; mais je
puis le préserver de la misère et de l'abattement. Je ne le laisserai
pas tomber; je suis forte!»

La Boccaferri parlait avec un feu extraordinaire, quoique ce feu fût
encore contenu par une habitude de dignité calme.

Elle se transformait à mes yeux, ou plutôt elle me révélait ces trésors
de l'âme que j'avais toujours pressentis en elle. Je pris sa main
très-franchement cette fois, et je la baisai sans arrière-pensée.

--Vous êtes une noble créature, lui dis-je, je le savais bien, et
je suis fier de l'effort que vous daignez faire pour m'avouer cette
grandeur que vous cachez aux yeux du monde, comme les autres cachent
la honte de leur petitesse. Parlez, parlez encore; vous ne pouvez pas
savoir le bien que vous me faites, à moi qui suis né pour croire et pour
aimer, mais que le monde extérieur contriste et alarme perpétuellement.

--Mais je n'ai plus rien à vous dire, mon ami. La Floriani n'est plus,
mais elle est toujours vivante dans mon coeur. Son fils aîné commence
la vie et tâte le terrain de la destinée d'un pied hasardeux, téméraire
peut-être. Est-ce à moi de douter de lui? Ah! qu'il soit ambitieux,
imprudent, impuissant même dans les arts, qu'il se trompe mille fois,
qu'il devienne coupable envers lui-même, je veux l'aimer et le servir
comme si j'étais sa mère. Je puis bien peu de chose, je ne suis presque
rien; mais ce que je peux, ce que je suis, j'en voudrais faire le
marchepied de sa gloire, puisque c'est dans la gloire qu'il cherche son
bonheur. Vous voyez bien, Salentini, que je n'ai pas ici l'amour en
tête. J'ai l'esprit et le coeur forcément sérieux, et je n'ai pas de
temps à perdre, ni de puissance à dépenser pour la satisfaction de mes
fantaisies personnelles.

--Oh! oui, je vous comprends, m'écriai-je, une vie toute d'abnégation et
de dévouement! Si vous êtes au théâtre, ce n'est point pour vous. Vous
n'aimez pas le théâtre, vous! cela se voit, vous n'aspirez pas au
succès. Vous dédaignez la gloriole; vous travaillez pour les autres.

--Je travaille pour mon père, reprit-elle, et c'est encore grâce à la
Floriani que je peux travailler ainsi. Sans elle, je serais restée ce
que j'étais, une pauvre petite ouvrière à la journée, gagnant à peine
un morceau de pain pour empêcher son père de mendier dans les mauvais
jours. Elle m'entendit une fois par hasard, et trouva ma voix agréable.
Elle me dit que je pouvais chanter dans les salons, même au théâtre,
les seconds rôles. Elle me donna un professeur excellent; je fis de mon
mieux. Je n'étais déjà plus jeune, j'avais vingt six ans, et j'avais
déjà beaucoup souffert; mais je n'aspirais point au premier rang, et
cela fit que je parvins rapidement à pouvoir occuper le second. J'avais
l'horreur du théâtre. Mon père y travaillant comme acteur, comme
décorateur, comme souffleur même (il y a rempli tous les emplois, selon
les jeux du hasard et de la fortune), je connaissais de bonne heure
cette sentine d'impuretés où nulle fille ne peut se préserver de
souillure, à moins d'être une martyre volontaire. J'hésitai longtemps;
je donnais des leçons, je chantais dans les concerts; mais il n'y avait
là rien d'assuré. Je manque d'audace, je n'entends rien à l'intrigue. Ma
clientèle, fort bornée et fort modeste, m'échappait à tout moment. La
Floriani mourut presque subitement. Je sentis que mon père n'avait plus
que moi pour appui. Je franchis le pas, je surmontai mon aversion pour
ce contact avec le public, qui viole la pureté de l'âme et flétrit le
sanctuaire de la pensée. Je suis actrice depuis trois ans, je le serai
tant qu'il plaira à Dieu. Ce que je souffre de cette contrainte de tous
mes goûts, de cette violation de tous mes instincts, je ne le dis à
personne. A quoi bon se plaindre? chacun n'a-t-il pas son fardeau? J'ai
la force de porter le mien: je fais mon métier en conscience. J'aime
l'art, je mentirais si je n'avouais pas que je l'aime de passion; mais
j'aurais aimé à cultiver le mien dans des conditions toutes différentes.
J'étais née pour tenir l'orgue dans un couvent de nonnes et pour chanter
la prière du soir aux échos profonds et mystérieux d'un cloître.
Qu'importe? ne parlons plus de moi, c'est trop!

La Boccaferri essuya rapidement une larme furtive et me tendit la main
en souriant. Je me sentis hors de moi. Mon heure était venue: j'aimais!



IV.

FLÂNERIE.

Elle s'était levée pour partir; elle ramena son châle sur ses épaules.
Elle était mal mise, affreusement mise, comme une actrice pauvre
et fatiguée, qui s'est débarrassée à la hâte de son costume et qui
s'enveloppe avec joie d'une robe de chambre chaude et ample pour s'en
aller à pied par les rues. Elle avait un voile noir très-fané sur la
tête et de gros souliers aux pieds, parce que le temps était à la pluie.
Elle cachait ses jolies mains (je me rappelle ce détail exactement) dans
de vilains gants tricotés. Elle était très pâle, même un peu jaune,
comme j'ai remarqué depuis qu'elle le devenait quand on la forçait à
remuer la cendre qui couvrait le feu de son âme. Probablement elle eût
été moins belle que laide pour tout autre que moi en ce moment-là.

Eh bien! je la trouvai, pour la première fois de ma vie, la plus belle
femme que j'eusse encore contemplée. Et elle l'était, en effet, j'en
suis certain. Ce mélange de désespoir et de volonté, de dégoût et de
courage, cette abnégation complète dans une nature si énergique, et par
conséquent si capable de goûter la vie avec plénitude, cette flamme
profonde, cette mémoire endolorie, voilées par un sourire de douceur
naïve, la faisaient resplendir à mes yeux d'un éclat singulier. Elle
était devant moi comme la douce lumière d'une petite lampe qu'on
viendrait d'allumer dans une vaste église. D'abord ce n'est qu'une
étincelle dans les ténèbres, et puis la flamme s'alimente, la clarté
s'épure, l'oeil s'habitue et comprend, tous les objets s'illuminent peu
à peu. Chaque détail se révèle sans que l'ensemble perde rien de sa
lucidité transparente et de son austérité mélancolique. Au premier
moment, on n'eût pu marcher sans se heurter dans ce crépuscule, et puis
voilà qu'on peut lire à cette lampe du sanctuaire et que les images du
temple se colorent et flottent devant vous comme des êtres vivants.
La vue augmente à chaque seconde comme un sens nouveau, perfectionné,
satisfait, idéalisé, par ce suave aliment d'une lumière pure, égale et
sereine.

Cette métaphore, longue à dire, me vint rapide et complète dans la
pensée. Comme un peintre que je suis, je vis le symbole avec les yeux de
l'imagination en même temps que je regardais la femme avec les yeux
du sentiment. Je m'élançai vers elle, je l'entourai de mes bras, en
m'écriant follement: «_Fiat lux!_ aimons-nous, et la lumière sera.»

Mais elle ne me comprit pas, ou plutôt elle n'entendit pas mes sottes
paroles. Elle écoutait un bruit de voix dans la loge voisine. «Ah! mon
Dieu! me dit-elle, voici mon père qui se querelle avec Célio! allons
vite les distraire. Mon père sort du café. Il est très-animé à cette
heure-ci, et Célio n'est guère disposé à entendre une théorie sur le
néant de la gloire. Venez, mon ami!»

Elle s'empara de mon bras, et courut à la loge de Célio. Il devait se
passer bien du temps avant que l'occasion de lui dire mon amour se
retrouvât.

Le vieux Boccaferri était fort débraillé et à moitié ivre, ce qui lui
arrivait toujours quand il ne l'était pas tout à fait. Célio, tout en
se lavant la figure avec de la pâte de concombre, frappait du pied avec
fureur.

--Oui, disait Boccaferri, je te le répéterai quand même tu devrais
m'étrangler. C'est ta faute; tu as été _mauvais, archimauvais_! Je te
savais bien _mauvais_, mais je ne te croyais pas encore capable d'être
aussi _mauvais_ que tu l'as été ce soir!

--Est-ce que je ne le sais pas que j'ai été _mauvais, mauvais_ ivrogne
que vous êtes? s'écria Célio en roulant sa serviette convulsivement pour
la lancer à la figure du vieillard; mais, en voyant paraître Cécilia,
il atténua ce mouvement dramatique, et la serviette vint tomber à nos
pieds.--Cécilia, reprit-il, délivre-moi de ton fléau de père; ce vieux
fou m'apporte le coup de pied de l'âne. Qu'il me laisse tranquille, ou
je le jette par la fenêtre!

Cette violence de Célio sentait si fort le cabotin, que j'en fus
révolté; mais la paisible Cécilia n'en parut ni surprise ni émue.
Comme une salamandre habituée à traverser le feu, comme un nautonier
familiarisé avec la tempête, elle se glissa entre les deux antagonistes,
prit leurs mains et les força à se joindre en disant:--Et pourtant vous
vous aimez! si mon père est fou ce soir, c'est de chagrin; si Célio est
méchant, c'est qu'il est malheureux, mais il sait bien que c'est son
malheur qui fait déraisonner son vieil ami.

Boccaferri se jeta au cou de Célio, et, le pressant dans ses bras: «Le
ciel m'est témoin, s'écria-t-il, que je t'aime presque autant que ma
propre fille!» Et il se mit à pleurer. Ces larmes venaient à la fois du
coeur et de la bouteille. Célio haussa les épaules tout en l'embrassant.

--C'est que, vois-tu, reprit le vieillard, toi, ta mère, tes soeurs, ton
jeune frère... je voudrais vous placer dans le ciel, avec une auréole,
une couronne d'éclairs au front, comme des dieux!... Et voilà que tu
fais un _fiasco orribile_ pour ne m'avoir pas consulté!

Il déraisonna pendant quelques minutes, puis ses idées s'éclaircirent
en parlant. Il dit d'excellentes choses sur l'amour de l'art, sur la
personnalité mal entendue qui nuit à celle du talent. Il appelait
cela la _personnalité de la personne_. Il s'exprima d'abord en termes
heurtés, bizarres, obscurs; mais, à mesure qu'il parlait, l'ivresse se
dissipait: il devenait extraordinairement lucide, il trouvait même des
formes agréables pour faire accepter sa critique au récalcitrant Célio.
Il lui dit à peu près les mêmes choses, quant au fond, que j'avais dites
à la duchesse; mais il les dit autrement et mieux. Je vis qu'il pensait
comme moi, ou plutôt que je pensais comme lui, et qu'il résumait devant
moi ma propre pensée. Je n'avais jamais voulu faire attention aux
paroles de ce vieillard, dont le désordre me répugnait. Je m'aperçus ce
soir-là qu'il avait de l'intelligence, de la finesse, une grande science
de la philosophie de l'art, et que, par moments il trouvait des mots
qu'un homme de génie n'eût pas désavoués.

Célio l'écoutait l'oreille basse, se défendant mal, et montrant, avec la
naïveté généreuse qui lui était propre, qu'il était convaincu en dépit
de lui-même. L'heure s'écoulait, on éteignait jusque dans les couloirs,
et les portes du théâtre allaient se fermer. Boccaferri était partout
chez lui. Avec cette admirable insouciance qui est une grâce d'état pour
les débauchés, il eût couché sur les planches ou bavardé jusqu'au jour
sans s'aviser de la fatigue d'autrui plus que de la sienne propre.
Cécilia le prit par le bras pour l'emmener, nous dit adieu dans la
rue, et je me trouvai seul avec Célio, qui, se sentant trop agité pour
dormir, voulut me reconduire jusqu'à mon domicile.

--Quand je pense, me disait-il, que je suis invité à souper ce soir dans
dix maisons, et qu'à l'heure qu'il est, toutes mes connaissances sont
censées me chercher pour me consoler! Mais personne ne s'impatiente
après moi, personne ne regrettera mon absence, et je n'ai pas un ami qui
m'ait bien cherché, car j'étais dans la loge de Cécilia, et, en ne me
trouvant pas dans la mienne, on n'essayait pas de savoir si j'étais
de l'autre côté de la cloison. A travers cette cloison maudite, j'ai
entendu des mots qui devront me faire réfléchir. «Il est déjà parti!
Il est donc désespéré!--Pauvre diable!--Ma foi! je m'en vais.--Je lui
laisse ma carte.--J'aime autant l'avoir manqué ce soir, etc.» C'est
ainsi que mes bons et fidèles amis se parlaient l'un à l'autre. Et je
me tenais coi, enchanté de les entendre partir. Et votre duchesse! qui
devait m'envoyer prendre par son sigisbée avec sa voiture? Je n'ai pas
eu la peine de refuser son thé. _Vous en tenez_ pour cette duchesse,
vous? Vous avez grand tort; c'est une dévergondée. Attendez d'avoir un
_fiasco_ dans votre art, et vous m'en direz des nouvelles. Au reste,
celle-là ne m'a pas trompé. Dès le premier jour, j'ai vu qu'elle faisait
passer son monde sous la toise, et que, pour avoir les grandes entrées
chez elle, il fallait avoir son brevet de _grand homme_ à la main.

--Je ne sais, répondis-je, si c'est le dépit ou l'habitude qui vous rend
cynique, Célio; mais vous l'êtes, et c'est une tache en vous. A quoi bon
un langage si acerbe? Je ne voudrais pas qualifier de dévergondée une
femme dont j'aurais à me plaindre. Or, comme je n'ai pas ce droit-là, et
que je ne suis pas amoureux de la duchesse le moins du monde, je vous
prie d'en parler froidement et poliment devant moi; vous me ferez
plaisir, et je vous estimerai davantage.

--Écoutez, Salentini, reprit vivement Célio, vous êtes prudent, et vous
louvoyez à travers le monde comme tant d'autres. Je ne crois pas que
vous ayez raison; du moins ce n'est pas mon système. Il faut être franc
pour être fort, et moi, je veux exercer ma force à tout prix. Si vous
n'êtes pas l'amant de la duchesse, c'est que vous ne l'avez pas voulu,
car, pour mon compte, je sais que je l'aurais été, si cela eût été
de mon goût. Je sais ce qu'elle m'a dit de vous au premier mot de
galanterie que je lui ai adressé (et je le faisais par manière
d'amusement, par curiosité pure, je vous l'atteste): je regardais une
jolie esquisse que vous avez faite d'après elle et qu'elle a mise,
richement encadrée, dans son boudoir. Je trouvais le portrait flatté, et
je le lui disais, sans qu'elle s'en doutât, en insinuant que cette
noble interprétation de sa beauté ne pouvait avoir été trouvée que par
l'amour. «Parlez plus bas, me répondit-elle d'un air de mystère. J'ai
bien du mal à tenir cet homme-là en bride.» On sonna au même instant.
«Ah! mon Dieu! dit-elle, c'est peut-être lui qui force ma porte;
sortons d'ici. Je ne veux pas vous faire un ennemi, à la veille de
débuter.--Oui, oui, répondis-je ironiquement; vous êtes si bonne pour
moi, que vous le rendriez heureux rien que pour me préserver de sa
haine.» Elle crut que c'était une déclaration, et, m'arrêtant sur le
seuil de son boudoir: «Que dites-vous là? s'écria-t-elle; si vous ne
craignez rien pour vous, je ne crains pour moi que l'ennui qu'il me
cause. Qu'il vienne, qu'il se fâche, restons!» C'était charmant,
n'est-ce pas, monsieur Salentini? mais je ne restai point. J'attendais
cette belle dame à l'épreuve de mon succès ou de ma chute. Si vous
voulez venir avec moi chez elle, nous rirons. Tenez, voulez-vous?

--Non, Célio; ce n'est pas avec les femmes que je veux faire de la
force; les coquettes surtout n'en valent pas la peine. L'ironie du dépit
les flatte plus qu'elle ne les mortifie. Ma vengeance, si vengeance il
y a, c'est la plus grande sérénité d'âme dans ma conduite avec celle-ci
désormais.

--Allons, vous êtes meilleur que moi. Il est vrai que vous n'avez pas
été _chuté_ ce soir, ce qui est fort malsain, je vous jure, et crispe
les nerfs horriblement; mais il me semble que vous êtes un calmant
pour moi. Ne trouvez pas le mot blessant: un esprit qui nous calme est
souvent un esprit qui nous domine, et il se peut que le calme soit la
plus grande des forces de la nature.

--C'est celle qui produit, lui dis-je. L'agitation, c'est l'orage qui
dérange et bouleverse.

--Comme vous voudrez, reprit-il; il y a temps pour tout, et chaque chose
a son usage. Peut-être que l'union de deux natures aussi opposées que la
vôtre et la mienne ferait une force complète. Je veux devenir votre ami,
je sens que j'ai besoin de vous, car vous saurez que je suis égoïste et
que je ne commence rien sans me demander ce qui m'en reviendra; mais
c'est dans l'ordre intellectuel et moral que je cherche mes profits.
Dans les choses matérielles, je suis presque aussi prodigue et
insouciant que le vieux Boccaferri, lequel serait le premier des hommes,
si le genre humain n'était pas la dernière des races. Tenez, il a
raison, ce Boccaferri, et j'avais tort de ne pas vouloir supporter son
insolence tout à l'heure. Il m'a dit la vérité. J'ai perdu la partie
parce que j'étais au-dessous de moi-même. Là-dessus, j'étais d'accord
avec lui; mais j'ai été au-dessous de mon propre talent et j'ai manqué
d'inspiration parce que jusqu'ici j'ai fait fausse route. Un talent sain
et dispos est toujours prêt pour l'inspiration. Le mien est malade,
et il faut que je le remette au régime. Voilà pourquoi je suivrai son
conseil et n'écouterai pas celui que votre politesse me donnait. Je ne
tenterai pas une seconde épreuve avant de m'être retrempé. Il faut que
je sois à l'abri de ces défaillances soudaines, et pour cela je dois
envisager autrement la philosophie de mon art. Il faut que je revienne
aux leçons de ma mère, que je n'ai pas voulu suivre, mais que je garde
écrites en caractères sacrés dans mon souvenir. Ce soir, le vieux
Boccaferri a parlé comme elle, et la paisible Cécilia... cette froide
artiste qui n'a jamais ni blâme ni éloge pour ce qui l'entoure, oui,
oui, la _vieille_ Cécilia a glissé, comme point d'orgue aux théories de
son père, deux ou trois mots qui m'ont fait une grande impression, bien
que je n'aie pas eu l'air de les entendre.

--Pourquoi l'appelez-vous la _vieille_ Cécilia, mon cher Célio? Elle n'a
que bien peu d'années de plus que vous et moi.

--Oh! c'est une manière de dire, une habitude d'enfance, un terme
d'amitié, si vous voulez. Je l'appelle _mon vieux fer_. C'est un
sobriquet tiré de son nom, et qui ne la fâche pas. Elle a toujours été
en avant de son âge, triste, raisonnable et prudente. Quand j'étais
enfant, j'ai joué quelquefois avec elle dans les grands corridors des
vieux palais; elle me cédait toujours, ce qui me la faisait croire aussi
vieille que ma bonne, quoiqu'elle fût alors une jolie fille. Nous ne
nous sommes bien connus et rencontrés souvent que depuis la mort de ma
mère, c'est-à-dire depuis qu'elle est au théâtre et que je suis sorti du
nid où j'ai été couvé si longtemps et avec tant d'amour. J'ai déjà
pas mal couru le monde depuis deux ans. J'étais arriéré en fait
d'expérience; j'étais avide d'en acquérir, et je me suis dénoué vite. Le
furieux besoin que j'avais de vivre par moi-même m'a étourdi d'abord
sur ma douleur, car j'avais une mère telle qu'aucun homme n'en a eu une
semblable. Elle me portait encore dans son coeur, dans son esprit, dans
ses bras, sans s'apercevoir que j'avais vingt-deux ans, et moi je ne
m'en apercevais pas non plus, tant je me trouvais bien ainsi; mais elle
partie pour le ciel, j'ai voulu courir, bâtir, posséder sur la terre.
Déjà je suis fatigué, et j'ai encore les mains vides. C'est maintenant
que je sens réellement que ma mère me manque; c'est maintenant que je
la pleure, que je crie après elle dans la solitude de mes pensées... Eh
bien! dans cette solitude effrayante toujours, navrante parfois pour un
homme habitué à l'amour exclusif et passionné d'une mère, il y a un être
qui me fait encore un peu de bien et auprès duquel je respire de toute
la longueur de mon haleine, c'est la Boccaferri. Voyez-vous, Salentini,
je vais vous dire une chose qui vous étonnera; mais pesez-la, et vous
la comprendrez: je n'aime pas les femmes, je les déteste, et je suis
affreusement méchant avec elles. J'en excepte une seule, la Boccaferri,
parce que, seule, elle ressemble par certains côtés à ma mère, à
la femme qui est cause de mon aversion pour toutes les autres;
comprenez-vous cela?

--Parfaitement, Célio. Votre mère ne vivait que pour vous, et vous
vous étiez habitué à la société d'une femme qui vous aimait plus
qu'elle-même... Ah! vous ne savez pas à qui vous parlez, Célio, et
quelles souffrances tout opposées ce nom de mère réveille dans mon
coeur! Plus mon enfance a différé de la vôtre, mieux je vous comprends,
ô enfant gâté, insolent et beau comme le bonheur! Aussi tant qu'a duré
votre virginale inexpérience, vous avez cru que la femme était l'idéal
du dévouement, que l'amour de la femme était le bien suprême pour
l'homme; enfin, qu'une femme ne servait qu'à nous servir, à nous adorer,
à nous garantir, à écarter de nous le danger, le mal, la peine, le
souci, et jusqu'à l'ennui, n'est-ce pas?

--Oui, oui, c'est cela, s'écria Célio en s'arrêtant et en regardant
le ciel. L'amour d'une femme, c'était, dans mon attente, la lumière
splendide et palpitante d'une étoile qui ne défaille et ne pâlit jamais.
Ma mère m'aimait comme un astre verse le feu qui féconde. Auprès d'elle,
j'étais une plante vivace, une fleur aussi pure que la rosée dont elle
me nourrissait. Je n'avais pas une mauvaise pensée, pas un doute, pas
un désir. Je ne me donnais pas la peine de vivre par moi-même dans les
moments où la vie eût pu me fatiguer. Elle souffrait pourtant; elle
mourait, rongée par un chagrin secret, et moi, misérable, je ne le
voyais pas. Si je l'interrogeais à cet égard, je me laissais rassurer
par ses réponses; je croyais à son divin sourire..... Je la tenais un
matin inanimée dans mes bras; je la rapportais dans sa maison la croyant
évanouie... Elle était morte, morte! et j'embrassais son cadavre...

Célio s'assit sur le parapet d'un pont que nous traversions en ce
moment-là. Un cri de désespoir et de terreur s'échappa de sa poitrine,
comme si une apparition eût passé devant lui. Je vis bien que ce pauvre
enfant ne savait pas souffrir. Je craignis que ce souvenir réveillé et
envenimé par son récent désastre ne devînt trop violent pour ses nerfs;
je le pris par le bras, je l'emmenai.

--Vous comprenez, me dit-il en reprenant le fil de ses idées, comment
et pourquoi je suis égoïste; je ne pouvais pas être autrement, et vous
comprenez aussi pourquoi je suis devenu haineux et colère aussitôt qu'en
cherchant l'amour et l'amitié dans le commerce de mes semblables, je me
suis heurté et brisé contre des égoïsmes pareils au mien. Les femmes
que j'ai rencontrées (et je commence à croire que toutes sont ainsi)
n'aiment qu'elles-mêmes, ou, si elles nous aiment un peu, c'est par
rapport à elles, à cause de la satisfaction que nous donnons à leurs
appétits de vanité ou de libertinage. Que nous ne leur soyons plus bons
à rien, elles nous brisent et nous marchent sur la figure, et vous
voudriez que j'eusse du respect pour ces créatures ambitieuses ou
sensuelles, qui remarquent que je suis beau et que je pourrais bien
avoir de l'avenir! Oh! ma mère m'eût aimé bossu et idiot! mais les
autres!... Essayez, essayez d'y croire, Salentini, et vous verrez!

--Mon cher Célio, vous avez raison en général; mais, en faveur des
exceptions possibles, vous ne devriez pas tant vous hâter de tout
maudire. Moi qui n'ai jamais été gâté, et qui n'ai encore été aimé de
personne, j'espère encore, j'attends toujours.

--Vous n'avez jamais été aimé de personne?... Vous n'avez pas eu de
mère?... ou la vôtre ne valait pas mieux que vos maîtresses? Pauvre
garçon! En ce cas, vous avez toujours été seul avec vous-même, et il
n'y a point de plus terrible tête-à-tête. Ah! je voudrais être aimant,
Salentini, je vous aimerais, car ce doit être un grand bonheur que de
pouvoir faire le bonheur d'un autre!

--Étrange coeur que vous êtes, Célio! Je ne vous comprends pas encore;
mais je veux vous connaître, car il me semble qu'en dépit de vos
contradictions et de votre inconséquence, en dépit de votre prétention
à la haine, à l'égoïsme, à la dureté, il y a en vous quelque chose de
l'âme qui vous a versé ses trésors.

--Quelque chose de ma mère? je ne le crois pas. Elle était si humble
dans sa grandeur, cette âme incomparable, qu'elle craignait toujours
de détruire mon individualité en y substituant la sienne. Elle me
développait dans le sens que je lui manifestais, elle me prenait tel que
je suis, sans se douter que je puisse être mauvais. Ah! c'est là aimer,
et ce n'est pas ainsi que nos maîtresses nous aiment, convenez-en.

--Comment se fait-il que, comprenant si bien la grandeur et la beauté
du dévouement dans l'amour, vous ne le sentiez pas vivre ou germer dans
votre propre sein?

--Et vous, Salentini, répondit-il en m'arrêtant avec vivacité, que
portez-vous ou que couvez-vous dans votre âme? Est-ce le dévouement aux
autres? non, c'est le dévouement à vous-même, car vous êtes artiste.
Soyez sincère, je ne suis pas de ceux qui se paient des mots sonores
vulgairement appelés _blagues_ de sentiment.

--Vous me faites trembler, Célio, lui dis-je, et, en me pénétrant d'un
examen si froid, vous me feriez douter de moi-même. Laissez-moi jusqu'à
demain pour vous répondre, car me voici à ma porte, et je crains que
vous ne soyez fatigué. Où demeurez-vous, et à quelle heure secouez-vous
les pavots du sommeil?

--Le sommeil! encore une _blague!_ répondit-il; je suis toujours
éveillé. Venez me demander à déjeuner aussitôt que vous voudrez. Voilà
ma carte.

Il ralluma son cigare au mien, et s'éloigna.



V.

DÉPIT.

J'étais fatigué, et pourtant je ne pus dormir. Je comptai les heures
sans réussir à résumer les émotions de ma soirée et à conclure avec
moi-même. Il n'y avait qu'une chose certaine pour moi, c'est que je
n'aimais plus la duchesse, et que j'avais failli faire une lourde école
en m'attachant à elle; mais une âme blessée cherche vite une autre
blessure pour effacer celle qui mortifie l'amour-propre, et j'éprouvais
un besoin d'aimer qui me donnait la fièvre. Pour la première fois,
je n'étais plus le maître absolu de ma volonté; j'étais impatient du
lendemain. Depuis douze heures, j'étais entré dans une nouvelle phase de
ma vie, et, ne me reconnaissant plus, je me crus malade.

Je ne l'avais jamais été, ma santé avait fait ma force; je m'étais
développé dans un équilibre inappréciable. J'eus peur en me sentant le
pouls légèrement agité. Je sautai à bas de mon lit; je me regardai dans
une glace, et je me mis à rire. Je rallumai ma lampe, je taillai un
crayon, je jetai sur un bout de papier les idées qui me vinrent. Je fis
une composition qui me plut, quoique ce fût une mauvaise composition.
C'était un homme assis entre son bon et son mauvais ange. Le bon ange
était distrait et comme pris de sollicitude pour un passant auquel le
mauvais ange faisait des agaceries dans le même moment. Entre ces deux
anges, le personnage principal délaissé, et ne comptant ni sur l'un ni
sur l'autre, regardait en souriant une fleur qui personnifiait pour lui
la nature. Cette allégorie n'avait pas le sens commun, mais elle avait
une signification pour moi seul. Je me crus vainqueur de mon angoisse;
je me recouchai, je m'assoupis, j'eus le cauchemar: je rêvai que
j'égorgeais Célio.

Je quittai mon lit décidément, je m'habillai aux premières lueurs de
l'aube; j'allai faire un tour de promenade sur les remparts, et, quand
le soleil fut levé, je gagnai le logis de Célio.

Célio ne s'était pas couché, je le trouvai écrivant des lettres.--Vous
n'avez pas dormi, me dit-il, et vous êtes fatigué pour avoir essayé de
dormir? J'ai fait mieux que vous; j'ai passé la nuit dehors. Quand on
est excité, il faut s'exciter davantage; c'est le moyen d'en finir plus
vite.

--Fi! Célio, dis-je en riant, vous me scandalisez.

--Il n'y a pas de quoi, reprit-il, car j'ai passé la nuit sagement à
causer et à écrire avec la plus honnête des femmes.

--Qui? mademoiselle Boccaferri?

--Eh! pourquoi devinez-vous? Est-ce que.... mais il serait trop tard,
elle est partie.

--Partie!

--Ah! vous pâlissez? Tiens, tiens! je ne m'étais pas aperçu de cela; il
est vrai que j'étais tout plongé en moi-même hier soir. Mais écoutez: en
vous quittant cette nuit, j'étais de fort mauvaise humeur contre vous.
J'aurais causé encore deux heures avec plaisir, et vous me disiez
d'aller me reposer, ce qui voulait dire que vous aviez assez de moi.
Résolu à causer jusqu'au grand jour, n'importe avec qui, j'allai droit
chez le vieux Boccaferri. Je sais qu'il ne dort jamais de manière, même
quand il a bu, à ne pas s'éveiller tout d'un coup le plus honnêtement
du monde et parfaitement lucide. Je vois de la lumière à sa fenêtre, je
frappe, je le trouve debout causant avec sa fille. Ils accourent à
moi, m'embrassent et me montrent une lettre qui était arrivée chez
eux pendant la soirée et qu'ils venaient d'ouvrir en rentrant. Ce que
contenait cette lettre, je ne puis vous le dire, vous le saurez plus
tard; c'est un secret important pour eux, et j'ai donné ma parole de
n'en parler à qui que ce soit. Je les ai aidés à faire leurs paquets; je
me suis chargé d'arranger ici leurs affaires avec le théâtre; j'ai causé
des miennes avec Cécilia, pendant que le vieux allait chercher une
voiture. Bref, il y a une heure que je les y ai vus monter et sortir de
la ville. A présent me voilà réglant leurs comptes, en attendant que
j'aille à la direction théâtrale pour dégager la Cécilia de toutes
poursuites. Ne me questionnez pas, puisque j'ai la bouche scellée; mais
je vous prie de remarquer que je suis fort actif et fort joyeux ce
matin, que je ne songe pas à ménager la fraîcheur de ma voix, enfin
que je fais du dévouement pour mes amis, ni plus ni moins qu'un simple
épicier. Que cela ne vous émerveille pas trop! je suis _obligeant_,
parce que je suis actif, et qu'au lieu de me coûter, cela m'occupe et
m'amuse, voilà tout.

--Vous ne pouvez même pas me dire vers quelle contrée ils se dirigent!

--Pas même cela. C'est bien cruel, n'est-ce pas? Prenez-vous-en à la
Boccaferri, qui n'a pas fait d'exception en votre faveur au silence
qu'elle m'imposait, tant les femmes sont ingrates et perverses!

--J'avais cru que vous, vous faisiez une exception en faveur de
mademoiselle Boccaferri dans vos anathèmes contre son sexe?

--Parlons-nous sérieusement? Oui, certes, elle est une exception, et je
le proclame. C'est une femme honnête; mais pourquoi? Parce qu'elle n'est
point belle.

--Vous êtes bien persuadé qu'elle n'est pas belle? repris-je avec feu;
vous parlez comme un comédien, mais non comme un artiste. Moi, je suis
peintre, je m'y connais, et je vous dis qu'elle est plus belle que
la duchesse de X..., qui a tant de réputation, et que la prima donna
actuelle, dont on fait tant de bruit.

Je m'attendais à des plaisanteries ou à des négations de la part de
Célio. Il ne me répondit rien, changea de vêtements, et m'emmena
déjeuner. Chemin faisant, il me dit brusquement:--Vous avez parfaitement
raison, elle est plus belle qu'aucune femme au monde. Seulement j'avais
la mauvaise honte de le nier, parce que je croyais être le seul à m'en
apercevoir.

--Vous parlez comme un possesseur, Célio, comme un amant.

--Moi! s'écria-t-il en tournant son visage vers le mien avec assurance,
je ne le suis pas, je ne l'ai jamais été, et je ne le serai jamais!

--D'où vient que vous ne désirez pas l'être?

--De ce que je la respecte et veux l'aimer toujours, de ce qu'elle a été
la protégée de ma mère qui l'estimait, de ce qu'elle est, après moi (et
peut-être autant que moi), le coeur qui a le mieux compris, le mieux
aimé, le mieux pleuré ma mère. Oh! ma _vieille_ Cécilia, jamais! c'est
une tête sacrée, et c'est la seule tête portant un bonnet sur laquelle
je ne voudrais pas mettre le pied.

--Toujours étrange et inconséquent, Célio!... Vous reconnaissez qu'elle
est respectable et adorable, et vous méprisez tant votre propre amour,
que vous l'en préservez comme d'une souillure! Vous ne pouvez donc que
flétrir et dégrader ce que votre souffle atteint! Quel homme ou quel
diable êtes-vous? Mais, permettez-moi de vous le dire et d'employer
un des mots crus que vous aimez, ceci me paraît de la _blague_, une
prétention au _méphistophélisme_, que votre âge et votre expérience ne
peuvent pas encore justifier. Bref, je ne vous crois pas. Vous voulez
m'étonner, faire le fort, l'invincible, le satanique; mais, tout
bonnement, vous êtes un honnête jeune homme, un peu libertin, un peu
taquin, un peu fanfaron... pas assez pourtant pour ne pas comprendre
qu'il faut épouser une honnête fille quand on l'a séduite; et comme vous
êtes trop jeune ou trop ambitieux pour vous décider si tôt à un mariage
si modeste, vous ne voulez pas faire la cour à mademoiselle Boccaferri.

--Plût au ciel que je fusse ainsi! dit Célio sans montrer d'humeur et
sans regimber; je ne serais pas malheureux, et je le suis pourtant! Ce
que je souffre est atroce... Ah! si j'étais honnête et bon, je serais
naïf, j'épouserais demain la Boccaferri, et j'aurais une existence
calme, rangée, charmante, d'autant plus que ce ne serait peut-être pas
un mariage aussi modeste que vous croyez. Qui connaît l'avenir? Je ne
puis m'expliquer là-dessus; mais sachez que, quand même la Cécilia
serait une riche héritière, parée d'un grand nom, je ne voudrais pas
devenir amoureux d'elle. Écoutez, Salentini, une grande vérité, bien
niaise, un lieu commun: l'amour des mauvaises femmes nous tue; l'amour
des femmes grandes et bonnes les tue. Nous n'aimons beaucoup que ce qui
nous aime peu, et nous aimons mal ce qui nous aime bien. Ma mère est
morte de cela, à quarante ans, après dix années de silence et d'agonie.

--C'est donc vrai? je l'avais entendu dire.

--Celui qui l'a tuée vit encore. Je n'ai jamais pu l'amener à se battre
avec moi. Je l'ai insulté atrocement, et lui qui n'est point un lâche,
tant s'en faut, il a tout supporté plutôt que de lever la main contre
le fils de la Floriani... Aussi je vis comme un réprouvé, avec une
vengeance inassouvie qui fait mon supplice, et je n'ai pas le courage
d'assassiner l'assassin de ma mère! Tenez, vous voyez en moi un nouvel
Hamlet, qui ne pose pas la douleur et la folie, mais qui se consume dans
le remords, dans la haine et dans la colère. Et pourtant, vous l'avez
dit, je suis bon: tous les égoïstes sont faciles à vivre, tolérants et
doux. Mais je suivrai l'exemple d'Hamlet, je ne briserai point la pâle
Ophélia; qu'elle aille dans un cloître plutôt! je suis trop malheureux
pour aimer. Je n'en ai plus le temps ni la force. Et puis Hamlet se
complique en moi de passions encore vivantes; je suis ambitieux,
personnel; l'art, pour moi, n'est qu'une lutte, et la gloire qu'une
vengeance. Mon ennemi avait prédit que je ne serais rien, parce que ma
mère m'avait trop gâté. Je veux l'écraser d'un éclatant démenti à la
face du monde. Quant à la Boccaferri, je ne veux pas être pour elle ce
que cet homme maudit a été pour ma mère, et je le serais! Voyez-vous,
il y a une fatalité! Les orages et les malheurs qui nous frappent dans
notre enfance s'attachent à nous comme des furies, et, plus nous tâchons
de nous en préserver, plus nous sommes entraînés, par je ne sais quel
funeste instinct d'imitation, à les reproduire plus tard: le crime est
contagieux. L'injustice et la folie, que j'ai détestées chez l'amant de
ma mère, je les sens s'éveiller en moi dès que je commence à aimer une
femme. Je ne veux donc pas aimer, car, si je n'étais pas la victime, je
serais le bourreau.

--Donc vous avez peur aussi, quelquefois et à votre insu, d'être la
victime? Donc vous êtes capable d'aimer?

--Peut-être; mais j'ai vu, par l'exemple de ma mère, dans quel abîme
nous précipite le dévouement, et je ne veux pas tomber dans cet abîme.

--Et vous ne croyez pas que l'amour puisse être soumis à d'autres lois
qu'à cette diabolique alternative du dévouement méconnu et immolé, ou de
la tyrannie délirante et homicide?

--Non!

--Pauvre Célio, je vous plains, et je vois que vous êtes un homme faible
et passionné. Je vous connais enfin: vous êtes destiné, en effet, à être
victime ou bourreau; mais vous ne faites là le procès qu'à vous-même, et
le genre humain n'est pas forcément votre complice.

--Ah! vous me méprisez, parce que vous avez meilleure opinion de
vous-même? s'écria Célio avec amertume; eh bien, attendons. Si vous êtes
sincère, nous philosopherons ensemble un jour: nous ne disputerons plus.
Jusque-là, que voulez-vous faire? La cour à ma vieille Boccaferri? En
ce cas, prenez garde! je veille à sa défense comme un jeune chien déjà
méfiant et hargneux. Il vous faudra marcher droit avec elle. Si je la
respecte, ce n'est pas pour permettre aux autres de s'emparer d'elle,
même dans le secret de leurs pensées.

Je fus frappé de l'âpreté de ces dernières paroles de Célio et de
l'accent de haine et de dépit qui les accompagna.--Célio, lui dis-je,
vous serez jaloux de la Boccaferri, vous l'êtes déjà; convenez que nous
sommes rivaux! Soyons francs, je vous en supplie, puisque vous dites
que la franchise c'est le signe de la force. Vous m'avez dit que vous
n'étiez pas son amant et que vous ne vouliez pas l'être; mais descendez
dans le plus profond de votre coeur, et voyez si vous êtes bien sûr de
l'avenir; puis vous me direz si je vais sur vos brisées, et si nous
sommes dès aujourd'hui amis ou ennemis.

--Ce que vous me demandez là est délicat, répondit-il; mais ma réponse
ne se fera pas attendre. Je ne mens jamais aux autres ni à moi-même. Je
ne serai jamais jaloux de la Cécilia, parce que je n'en serai jamais
amoureux... à moins que pourtant elle ne devienne amoureuse de moi, ce
qui est aussi vraisemblable que de voir la duchesse devenir sincère et
le vieux Boccaferri devenir sobre.

--Et pourquoi donc, Célio? Si, par malheur pour moi, la Cécilia vous
voyait et vous entendait en cet instant, elle pourrait bien être émue,
tremblante, indécise...

--Si je la voyais indécise, émue et tremblante, je fuirais, je vous en
donne ma parole d'honneur, monsieur Salentini! Je sais trop ce que c'est
que de profiter d'un moment d'émotion et de prendre les femmes par
surprise. Ce n'est pas ainsi que je voudrais être aimé d'une femme comme
la Boccaferri; je n'y trouverais aucun plaisir et aucune gloire, parce
qu'elle est sincère et honnête, parce qu'elle ne me cacherait pas sa
honte et ses larmes, parce qu'au lieu de volupté je ne lui donnerais et
ne recevrais d'elle que de la douleur et des remords. Oh! non, ce n'est
pas ainsi que je voudrais posséder une femme pure! Et, comme je ne
cherche que l'ivresse, je ne m'adresserai jamais qu'à celles qui ne
veulent rien de plus. Êtes-vous content?

--Pas encore, ami: rien ne me prouve que la Boccaferri ne vous aime pas
profondément, et que l'amitié qu'elle proclame pour vous ne soit pas un
amour qu'elle se cache encore à elle-même. S'il en était ainsi, si un
jour ou l'autre vous veniez à le découvrir, vous me la disputeriez,
n'est-ce pas?

--Oui, certes, Monsieur, répondit Célio sans hésiter, et, puisque
vous l'aimez, vous devez comprendre que son amour ne soit pas
chose indifférente... Mais alors, mon ami, ajouta-t-il saisi d'un
attendrissement douloureux qui se peignit sur son visage expressif et
sincère, je vous demanderais en grâce de vous battre avec moi. J'aurais
la chance d'être tué, parce que je me bats mal. Je suis passé maître
à la salle d'armes: en présence d'un adversaire réel, je suis ému, la
colère me transporte, et j'ai toujours été blessé. Ma mort sauverait la
Cécilia de mon amour. Ainsi, ne me manquez pas, si nous en venons jamais
là.* A présent, déjeunons, rions et soyons amis, car je suis bien sûr
qu'elle me regarde comme un enfant; je ne vois en elle qu'une vieille
amie, et, si cela continue, je ne vous porterai pas ombrage... Mais vous
l'épouseriez, n'est-ce pas? autrement je me battrais de sang-froid, et
je vous tuerais, comptez-y.

--A la bonne heure, répondis-je. Ce que vous me dites là me prouve qui
elle est, et ce respect pour la vertu dans la bouche d'un soi-disant
libertin me pousse au mariage les yeux fermés.

Nous nous serrâmes la main, et notre repas fut fort enjoué. J'étais
plein d'espoir et de confiance, je ne sais pourquoi, car mademoiselle
Boccaferri était partie. Je ne savais plus quand ni où je la
retrouverais, et elle ne m'avait pas accordé seulement un regard qui pût
me faire croire à son amour pour moi. Étais-je en proie à un accès
de fatuité? Non, j'aimais. Mon entretien avec Célio venait de rendre
évident pour moi ce mérite que j'avais deviné la veille. L'amour élargit
la poitrine et parfume l'air qui y pénètre: c'était mon premier amour
véritable, je me sentais heureux, jeune et fort; tout se colorait à mes
yeux d'une lumière plus vive et plus pure.
                
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