George Sand

Le château des Désertes
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--Savez-vous un rêve que je faisais ces jours-ci, me dit Célio, et
qui me revient plus sérieux après mon _fiasco_? C'est d'aller passer
quelques semaines, quelques mois peut-être, dans un coin tranquille et
ignoré, avec le vieux fou Boccaferri et sa très-raisonnable fille. A eux
deux ils possèdent le secret de l'art: chacun en représente une face.
Le père est particulièrement inventif et spontané, la fille éminemment
consciencieuse et savante, car c'est une grande musicienne que la
Cécilia; le public ne s'en doute pas, et vous, vous n'en savez
probablement rien non plus. Eh bien, elle est peut-être la dernière
grande musicienne que possédera l'Italie. Elle comprend encore les
maîtres qu'aucun nouveau chanteur en renom ne comprend plus. Qu'elle
chante dans un ensemble, avec sa voix qu'on entend à peine, tout le
monde marche sans se rendre compte qu'elle seule contient et domine
toutes les parties par sa seule intelligence, et sans que la force du
poumon y soit pour rien. On le sent, on ne le dit pas. Quels sont les
favoris du public qui voudraient avouer la supériorité d'un talent
qu'on n'applaudit jamais? Mais allez ce soir au théâtre, et vous verrez
comment marchera l'opéra; on s'apercevra _un peu_ de la lacune creusée
par l'absence de la Boccaferri! Il est vrai qu'on ne dira pas à quoi
tient ce manque d'ensemble et d'âme collective. Ce sera l'enrouement
de celui-ci, la distraction de celui-là; les voix s'en prendront à
l'orchestre, et réciproquement. Mais moi, qui serai spectateur ce soir,
je rirai de la déroute générale, et je me dirai: Sot public, vous aviez
un trésor, et vous ne l'avez jamais compris! Il vous faut des roulades,
on vous en donne _en veux-tu? en voilà_, et vous n'êtes pas content!
Tâchez donc de savoir ce que vous voulez. En attendant, moi, j'observe
et je me repose.

--Vous ne m'apprenez rien, Célio; précisément hier soir je rompais
une lance contre la duchesse de... pour le talent élevé et profond de
mademoiselle Boccaferri.

--Mais la duchesse ne peut pas comprendre cela, reprit Célio en haussant
les épaules. Elle n'est pas plus artiste que _ma botte_! Et il faut être
extrêmement fort pour reconnaître des qualités enfouies sous un _fiasco_
perpétuel, car c'est là le sort de la pauvre Boccaferri. Qu'elle dise
comme un maître les parties les plus insignifiantes de son rôle,
quatre ou cinq vrais dilettanti épars dans les profondeurs de la salle
souriront d'un plaisir mystérieux et tranquille. Quelques demi-musiciens
diront: «Quelle belle musique! comme c'est écrit» sans reconnaître
qu'ils ne se fussent pas aperçus de cette perfection dans le détail
d'une belle chose si la _seconda donna_ n'était pas une grande artiste.
Ainsi va le monde, Salentini! Moi, je veux faire du bruit, et je cherche
le succès de toute la puissance de ma volonté, mais c'est pour me venger
du public que je hais, c'est pour le mépriser davantage. Je me suis
trompé sur les moyens, mais je réussirai à les trouver, en profitant
du vieux Boccaferri, de sa fille, et de moi-même par-dessus tout.
Pour cela, voyez-vous, il faut que je me perfectionne comme véritable
artiste; ce sera l'affaire de peu de temps; chaque année, pour moi,
représente dix ans de la vie du vulgaire; je suis actif et entêté. Quand
j'aurai acquis ce qui me manque pour moi-même, je saurai parfaitement ce
qui manque au public pour comprendre le vrai mérite. Je parviendrai à
être infiniment plus mauvais que je ne l'ai été hier devant lui, et par
conséquent à lui plaire infiniment. Voilà ma théorie. Comprenez-vous!

--Je comprends qu'elle est fausse, et que si vous ne cherchez pas le
beau et le vrai pour l'enseigner au public, en supposant que vous lui
plaisiez dans le faux, vous ne posséderez jamais le vrai. On ne dédouble
jamais son être à ce point. On ne fait point la grimace sans qu'il en
reste un pli au plus beau visage. Prenez garde, vous avez fait fausse
route, et vous allez vous perdre entièrement.

--Et voyez pourtant l'exemple de la Cécilia! s'écria Célio fort animé;
ne possède-t-elle pas le vrai en elle, ne s'opiniâtre-t-elle pas à ne
donner au public que du vrai, et n'est-elle pas méconnue et ignorée? Et
il ne faut pas dire qu'elle est incomplète et qu'elle manque de force et
de feu. Voyez-vous, pas plus loin qu'il y a deux jours, j'ai entendu la
Boccaferri chanter et déclamer seule entre quatre murs et ne sachant
pas que j'étais là pour l'écouter. Elle embrasait l'atmosphère de sa
passion, elle avait des accents à faire vibrer et tressaillir une foule
comme un seul homme. Cependant elle ne méprise pas le public, elle se
borne à ne pas l'aimer. Elle chante bien devant lui, pour son propre
compte, sans colère, sans passion, sans audace. Le public reste sourd et
froid; il veut, avant tout, qu'on se donne de la peine pour lui plaire,
et moi, je m'en donnerai; mais il me le paiera, car je ne lui donnerai
de mon feu et de ma science que le rebut, encore trop bon pour lui.

Je ne pus calmer Célio. Il prenait beaucoup de café en jurant contre la
platitude du café viennois. Il cherchait à s'exciter de plus en plus.
La rage de sa défaite lui revenait plus amère. Je lui rappelai qu'il
fallait aller au théâtre; il y courut en me donnant rendez-vous pour le
soir chez moi.



VI.

LA DUCHESSE.

A l'heure convenue, j'attendais Célio, mais je ne reçus qu'un billet
ainsi conçu:

«Mon cher ami, je vous envoie de l'argent et des papiers pour que vous
ayez à terminer demain l'affaire de mademoiselle Boccaferri avec le
théâtre. Rien n'est plus simple: il s'agit de verser la somme ci-jointe
et de prendre un reçu que vous conserverez. Son engagement était à la
veille d'expirer, et elle n'est passible que d'une amende ordinaire pour
deux représentations auxquelles elle fait défaut. Elle trouve ailleurs
un engagement plus avantageux. Moi, je pars, mon cher ami. Je serai
parti quand vous recevrez cet adieu. Je ne puis supporter une heure de
plus l'air du pays et les compliments de condoléance: je me fâcherais,
je dirais ou ferais quelque sottise. Je vais ailleurs, je pousse plus
loin. En avant, en Avant!

«Vous aurez bientôt de mes nouvelles et _d'autres_ qui vous intéressent
davantage.

«A vous de coeur,

«CÉLIO FLORIANI.»

[Illustration 004.png: Tu as été mauvais, archimauvais! (Page 83.)]

Je retournai cette épître pour voir si elle était bien à mon adresse:
_Adorno Salentini, place... n°..._ Rien n'y manquait.

Je retombai anéanti, dévoré d'une affreuse inquiétude, en proie à de
noirs soupçons, consterné d'avoir perdu la trace de Cécilia et de celui
qui pouvait me la disputer ou m'aider à la rejoindre. Je me crus joué.
Des jours, des semaines se passèrent, je n'entendis parler ni de Célio
ni des Boccaferri. Personne n'avait fait attention à leur brusque
départ, puisqu'il s'était effectué presque avec la clôture de la saison
musicale. Je lisais avidement tous les journaux de musique et de théâtre
qui me tombaient sous la main. Nulle part il n'était question d'un
engagement pour Cécilia ou pour Célio. Je ne connaissais personne
qui fût lié avec eux, excepté le vieux professeur de mademoiselle
Boccaferri, qui ne savait rien ou ne voulait rien savoir. Je me disposai
à quitter Vienne, où je commençais à prendre le spleen, et j'allai faire
mes adieux à la duchesse, espérant qu'elle pourrait peut-être me dire
quelque chose de Célio.

Toute cette aventure m'avait fait beaucoup de mal. Au moment de
m'épanouir à l'amour par la confiance et l'estime, je me voyais rejeté
dans le doute, et je sentais les atteintes empoisonnées du scepticisme
et de l'ironie. Je ne pouvais plus travailler; je cherchais l'ivresse,
et ne la trouvais nulle part. Je fus plus méchant dans mon entretien
avec la duchesse que Célio lui-même ne l'eût été à ma place. Ceci la
passionna pour, je devrais dire _contre_ moi: les coquettes sont ainsi
faites.

L'inquiétude mal déguisée avec laquelle je l'interrogeais sur Célio lui
fit croire que j'étais resté jaloux et amoureux d'elle. Elle me jura ne
pas savoir ce qu'il était devenu depuis la malencontreuse soirée de
son début; mais, en me supposant épris d'elle et en voyant avec quelle
assurance je le niais, elle se forma une grande idée de la force de mon
caractère. Elle prit à coeur de le dompter, elle se piqua au jeu; une
lutte acharnée avec un homme qui ne lui montrait plus de faiblesse et
qui l'abandonnait sur un simple soupçon lui parut digne de toute sa
science.

[Illustration 005.png: Cela se voyait à la joie franche... (Page 92.)]

Je quittai Vienne sans la revoir. J'arrivai à Turin; au bout de deux
jours, elle y était aussi; elle se compromettait ouvertement, elle
faisait pour moi ce qu'elle n'avait jamais fait pour personne. Cette
femme qui m'avait tenu dans un plateau de la balance avec Célio dans
l'autre, pesant froidement les chances de notre gloire en herbe pour
choisir celui des deux qui flatterait le plus sa vanité, cette sage
coquette qui nous ménageait tous les deux pour éconduire celui de nous
qui serait brisé par le public, cette grande dame, jusque-là fort
prudente et fort habile dans la conduite de ses intrigues galantes, se
jetait à corps perdu dans un scandale, sans que j'eusse grandi d'une
ligne dans l'opinion publique, et tout simplement par la seule raison
que je lui résistais.

Pourtant Célio avait été aussi cruel avec elle, et elle ne s'en était
pas émue d'une manière apparente. Il ne suffisait donc pas de lui
résister pour qu'elle s'éprît de la sorte. Elle avait senti que Célio
ne l'aimait pas, et qu'il n'était peut-être pas capable d'aimer
sérieusement; mais, outre que mon caractère et mon savoir-vivre lui
offraient plus de garanties, elle m'avait vu sincèrement ému auprès
d'elle, elle devinait que j'étais capable de concevoir une grande
passion, et elle pensait me l'inspirer encore en dépit de mon courage
et de ma fierté. Elle se trompait de date, il est vrai, et il se trouva
qu'elle fit pour moi, lorsque j'étais refroidi à son égard, ce qu'elle
n'eût point songé à faire lorsque j'étais enflammé. Les femmes ne sont
jamais si habiles qu'elles ne tombent dans le piège de leur propre
vanité.

Je la vis donc se jeter dans mes bras à un moment de ma vie où je ne
l'aimais point, et où je souffrais à cause d'une autre femme. Il ne me
fallut ni courage, ni vertu, ni orgueil pour la repousser d'abord, et
pour tenter de la faire renoncer à sa propre perte. J'y mis une énergie
qui l'excita d'autant plus à se perdre; j'aurais été un scélérat,
un roué, un ennemi acharné à son désastre, que je n'aurais pas agi
autrement pour la pousser à bout et lui faire fouler aux pieds tout
souci de sa réputation. Elle crut que je mettais son amour à l'épreuve,
et le mien au prix de cette épreuve décisive, éclatante. Cette femme,
funeste aux autres, le devint volontairement à elle-même tout d'un
coup, au milieu d'une vie d'égoïsme et de calcul. Elle tendit tous
les ressorts de sa volonté pour vaincre une aversion qu'elle prenait
seulement pour de la méfiance. La crise de son orgueil blessé l'emporta
sur les habitudes de sa vanité froide et dédaigneuse. Peut-être aussi
s'ennuyait-elle, peut-être voulait-elle connaître les orages d'une
passion véritable ou d'une lutte violente.

Ma résistance l'irrita à ce point qu'elle jura de me forcer par un éclat
à tomber à ses pieds. Elle chercha à se faire insulter publiquement pour
me contraindre à prendre sa défense. Elle vint en plein jour chez moi
dans sa voiture; elle confia son prétendu secret à trois ou quatre
amies, femmes du monde, qu'elle choisit les plus indiscrètes possible.
Elle laissa tomber son masque en plein bal, au moment où elle s'emparait
de mon bras; enfin elle me poursuivit jusque dans une loge de théâtre
où elle se fût montrée à tous les regards, si je n'en fusse sorti
précipitamment avec elle.

Cette torture dura huit jours pendant lesquels elle sut multiplier des
incidents incroyables. Cette femme indolente et superbe de mollesse
était en proie à une activité dévorante. Elle ne dormait pas, elle ne
mangeait plus, elle était changée d'une manière effrayante. Elle savait
aussi s'opposer à ma fuite en me faisant croire à chaque instant qu'elle
venait me dire adieu et qu'elle renonçait à moi. J'aurais voulu calmer
la douleur que je lui causais, l'amener à de bonnes résolutions, la
quitter noblement et avec des paroles d'amitié. Je ne faisais qu'irriter
son désespoir, et il reparaissait plus terrible, plus impérieux, plus
enlaçant au moment où je me flattais de l'avoir fait céder à l'empire de
la raison.

Ce que je souffris durant ces huit jours est impossible à confesser.
L'amour d'une femme est peut-être irrésistible, quelle que soit cette
femme, et celle-là était belle, jeune, intelligente, audacieuse, pleine
de séductions. Le chagrin qui la consumait rapidement donnait à sa
beauté un caractère terrible, bien fait pour agir sur une imagination
d'artiste. Je l'avais toujours crue lascive, elle passait pour l'être,
elle l'avait peut-être toujours été; mais, avec moi, elle paraissait
dévorée d'un besoin de coeur qui faisait taire les sens et l'ornait du
prestige nouveau de la chasteté. Je me sentais glisser sur une pente
rapide dans un précipice sans fond, car il ne me fallait qu'aimer un
instant cette femme pour être à jamais perdu. Cela, je n'en pouvais
douter; je savais bien quelle réaction de tyrannie j'aurais à subir
une fois que j'aurais abandonné mon âme à cet attrait perfide. Je me
connaissais, ou plutôt je me pressentais. Fort dans le combat, j'étais
trop naïf dans la défaite pour n'être pas enlacé à tout jamais par ma
conscience. Et je pouvais encore combattre, parce que je me retenais
d'aimer, car je voyais en elle tout le contraire de mon idéal: le
dévouement, il est vrai, mais le dévouement dans la fièvre, l'énergie
dans la faiblesse, l'enthousiasme dans l'oubli de soi-même, et point de
force véritable, point de dignité, point de durée possible dans ce subit
engouement. Elle me faisait horreur et pitié en même temps qu'elle
allumait en moi des agitations sauvages et une sombre curiosité. Je
voyais mon avenir perdu, mon caractère déconsidéré, toutes les femmes
effrontées et galantes ayant déjà l'oeil sur moi pour me disputer à
une puissante rivale et jouer avec moi à coups de griffes comme des
panthères avec un gladiateur. Je devenais un homme à bonnes fortunes,
moi qui détestais ce plat métier, un charlatan pour les esprits sévères
qui m'accuseraient de chercher la renommée dans le scandale des
aventures, au lieu de la conquérir par le progrès dans mon art. Je
me sentais défaillir, et, lorsque le feu de la passion montait à ma
poitrine, la sueur froide de l'épouvante coulait de mon front. Que cette
femme fût perdue par moi ou seulement acceptée par moi dans sa chute
volontaire, j'étais lié à elle par l'honneur; je ne pouvais plus
l'abandonner. J'aurais beau m'étourdir et m'exalter en me battant pour
elle, il me faudrait toujours traîner à mon pied ce boulet dégradant
d'un amour imposé par la faiblesse d'un instant à la dignité de toute la
vie.

Déjà elle me menaçait de s'empoisonner, et, dans la situation extrême où
elle s'était jetée, une heure de rage et de délire pouvait la porter au
suicide. Le ciel m'inspira un _mezzo termine_. Je résolus de la tromper
en laissant une porte ouverte à l'observation de ma promesse. J'exigeai
qu'elle allât rejoindre ses amis et sa famille à Milan; j'en fis une
condition de mon amour, lui disant que je rougirais de profiter, pour
la posséder, de la crise où elle se jetait, que ma conscience ne serait
plus troublée dès que je la verrais reprendre sa place dans le monde
et son rang dans l'opinion, que je restais à Turin pour ne pas la
compromettre en la suivant, mais que dans huit jours je serais auprès
d'elle pour l'aimer dans les douceurs du mystère.

J'eus un peu de peine à la persuader, mais j'étais assez ému, assez peu
sûr de ma force pour qu'elle crût encore à la sienne. Elle partit, et je
restai brisé de tant d'émotions, fatigué de ma victoire, incertain si
j'allais me sauver au bout du monde, ou la rejoindre pour ne plus la
quitter.

Je fus plus faible après son départ que je ne l'avais été en sa
présence. Elle m'écrivait des lettres délirantes. Il y avait en moi
une sorte d'antipathie instinctive que son langage et ses manières
réveillaient par instants, et qui s'effaçait quand son souvenir me
revenait accompagné de tant de preuves d'abnégation et d'emportement.
Et puis la solitude me devenait insupportable. D'autres folies me
sollicitaient. La Boccaferri m'abandonnait, Célio m'avait trompé. Le
monde était vide, sans un être à aimer exclusivement. Les huit jours
expirés, je fis venir un voiturin pour me rendre à Milan.

On chargeait mes effets, les chevaux attendaient à ma porte; j'entrai
dans mon atelier pour y jeter un dernier coup d'oeil.

J'étais venu à Turin avec l'intention d'y passer un certain temps.
J'aimais cette ville, qui me rappelait toute mon enfance, et où j'avais
conservé de bonnes relations. J'avais loué un des plus agréables
logements d'artiste; mon atelier était excellent, et, le jour où je m'y
étais installé, j'avais travaillé avec délices, me flattant d'y oublier
tous mes soucis et d'y faire des progrès rapides. L'arrivée de la
duchesse avait brisé ces doux projets, et, en quittant cet asile, je
tremblai que tout ne fût brisé dans ma vie. Il me prit un remords, une
terreur, un regret, sous lesquels je me débattis en vain. Je me jetai
sur un sofa; on m'appelait dans la rue; le conducteur du voiturin
s'impatientait; ses petits chevaux, qui étaient jeunes et fringants,
grattaient le pavé. Je ne bougeais pas. Je n'avais pas la force de
me dire que je ne partirais point; je me disais avec une certaine
satisfaction puérile que je n'étais pas encore parti.

Enfin le voiturin vint frapper en personne à ma porte. Je vois encore sa
casquette de loutre et sa casaque de molleton. Il avait une bonne figure
à la fois mécontente et amicale. C'était un ancien militaire, irrité de
mon inexactitude, mais soumis à l'idée de subordination. «Eh! mon cher
monsieur, les jours sont si courts dans cette saison! la route est si
mauvaise! Si la nuit nous prend dans les montagnes, que ferons-nous? Il
y a une grande heure que je suis à vos ordres, et mes petits chevaux
ne demandent qu'à courir pour votre service.» Ce fut là toute sa
plainte.--«C'est juste, ami, lui dis-je, monte sur ton siége, me voilà!»

Il sortit; je me disposai à en faire autant. Un papier qui voltigeait
sur le plancher arrêta mes regards. Je le ramassai: c'était un feuillet
détaché de mon album. Je reconnus la composition que j'avais esquissée
dans la nuit où Célio m'avait ramené à ma demeure, à Vienne, après son
_fiasco_. Je revis le bon et le mauvais ange, distraits tous deux
de moi par un malin personnage qui avait la tournure et le costume de
théâtre de Célio. Je me reportai à cette nuit d'insomnie où la duchesse
m'était apparue si vaine et si perfide, la Boccaferri si pure et si
grande.

LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

Je ne sais quelle réaction se fit en moi. Je courus vers la porte;
j'ordonnai au _vetturino_ de dételer et de s'en aller. Je rentrai; je
respirai; je mis mon album sur une table comme pour reprendre possession
de mon atelier, de mon travail et de ma liberté; puis l'effroi de la
solitude me saisit. Ces grandes murailles nues d'un atelier me serrèrent
le coeur. Je retombai sur le sofa, et je me mis a pleurer, à sangloter,
presque, comme un enfant qui subit une pénitence et se désole à l'aspect
de la chambre qui va lui servir de prison.

Tout à coup une voix de femme qui chantait dans la rue me fit entendre
les premières phrases de cet air du _Don Juan_ de Mozart:

  Vedrai, Carino
  Se sei buonfuo,
  Che bel rimedio
  Ti voglio dar.

Était-ce un rêve? J'entendais la voix de Cécilia Boccaterri. Je l'avais
entendue deux fois dans le rôle de Zerline, où elle avait une naïveté
charmante, mais où elle manquait de la nuance de coquetterie nécessaire.
En cet instant, il me sembla qu'elle s'adressait à moi avec une
tendresse caressante qu'elle n'avait jamais eue en public, et qu'elle
m'appelait avec un accent irrésistible. Je bondis vers la porte; je
m'élançai dehors: je ne trouvai que le _vetturino_ qui dételait. Je
me livrai à mille recherches minutieuses. La rue et tous les alentour
étaient déserts. Il faisait à peine jour, et une bise piquante soufflait
des montagnes. «Reviens demain, dis-je à mon conducteur en lui donnant
un pourboire; je ne puis partir aujourd'hui.»

Je passai vingt-quatre heures à chercher et à m'informer. Je demandais
la Boccaferri, son père et Célio, au ciel et à la terre. Personne ne
savait ce que je voulais dire. L'un me disait que le vieil ivrogne de
Boccaferri était mort depuis dix ans; l'autre, que ce Boccaferri n'avait
jamais eu de fille; tous, que le fils de la Floriani devait être en
Angleterre, parce qu'il avait traversé Turin deux mois auparavant en
disant qu'il était engagé à Londres.

Je me dis que j'avais eu une hallucination, que ce n'était pas la voix
de Cécilia qui m'avait chanté ces quatre vers beaucoup trop tendres pour
elle; mais pendant ces vingt-quatre heures, mon émotion avait changé
d'objet; la duchesse avait perdu son empire sur mon imagination. Au
point du jour, le brave _vetturino_ était à ma porte comme la veille.
Cette fois, je ne le fis pas attendre. Je chargeai moi-même mes effets;
je m'installai dans son frêle _legno_ (c'est comme on dirait à Paris _un
sapin_), et je lui ordonnai de marcher vers l'ouest.

--Eh quoi! Seigneurie, ce n'est pas la route de Milan!

--Je le sais bien; je ne vais plus à Milan.

--Alors, mon maître, dites-moi où nous allons.

--Où tu voudras, mon ami; allons le plus loin possible, du côté opposé à
Milan.

--Je vous mènerais à Paris avec ces chevaux-là; mais encore voudrais-je
savoir si c'est à Paris ou à Rome qu'il faut aller.

--Va vers la France, tout droit vers la France, lui dis-je, obéissant à
un instinct spontané. Je t'arrêterai quand je serai fatigué, ou quand la
belle nature m'invitera à la contempler.

--La belle nature est bien laide dais ce temps-ci, dit en souriant le
brave homme. Voyez, que de neige du haut en bas des montagnes! Nous ne
passerons pas aisément le Mont-Cenis!

--Nous verrons bien; d'ailleurs nous ne le passerons peut-être pas.
Allons, partons. J'ai besoin de voyager. Pourvu que ta voiture roule et
m'éloigne de Mifan, comme de Turin, c'est tout ce qu'il me faut pour
aujourd'hui.

--Allons, allons! dit-il en fouettant ses chevaux, qui firent une longue
glissade sur le pavé cristallisé par la gelée, tête d'artiste, tête de
fou! mais les gens raisonnables sont souvent bêtes et toujours avares.
Vivent les artistes!



VII.

LE NOEUD CERISE.

Je ne crois, d'une manière absolue, ni à la destiné, ni à mes instincts,
et je suis pourtant forcé de croire à quelque chose qui semble une
combinaison de l'un ou de l'autre, à une force mystérieuse qui est comme
l'attraction de la fatalité.

Il se fait dans notre existence, comme de grande courants magnétiques
que nous traversons quelquefois, sans être emportés par eux, mais où
quelquefois aussi nous nous précipitons de nous-mêmes, parce que notre
_moi_ se trouve admirablement prédisposé à subir l'influence de ce qui
est notre élément naturel, longtemps ignoré ou méconnu. Quand nous
sommes entraînés sur cette pente irrésistible, il semble que tout nous
aide à en subir l'impulsion souveraine, que tout s'enchaîne autour de
nous de façon à nous faire nier le hasard, enfin que les circonstances
les plus naturelles, les plus insignifiantes dans d'autres moments
n'existent, à ce moment donné, que pour nous pousser vers le but de
notre destinée, que ce but soit un abîme ou un sanctuaire.

Voici le fait qui me parut longtemps merveilleux et qui ne fut autre
chose que la rencontre d'un fait parallèle à celui de mon ennui et de
mon inquiétude. Mon _vetturino_ était marié non loin de la frontière, du
côté de Briançon, à une jeune et jolie femme dont il était séparé assez
souvent par l'activité de sa profession. Je lui dis que je voulais aller
du côté de la France, et je le voulais parce qu'il s'agissait pour moi
de prendre la route diamétralement opposée à celle de Milan, et aussi
un peu parce que j'avais quelques renseignements vagues sur le pas&age
récent de Célio dans la contrée que je parcourais. Mon _vetturino_ vit
que je ne savais pas bien où je voulais aller, et comme il avait envie
d'aller à Briançon, il prit naturellement la route de Suse et d'Exille,
traversa la frontière avec la Doire, et me fit entrer dans le
département des Hautes-Alpes par le Mont-Genèvre.

Comme nous approchions de Briançon, il me demanda si je ne comptais pas
m'y arrêter quelques jours, du ton d'un homme décidé à m'y contraindre.
Et, comme j'hésitais à lui répondre avant d'avoir bien pénétré son
dessein, il m'annonça que son plus jeune cheval était malade, qu'il
ne mangeait pas, et qu'il craignait bien d'être forcé de voir un
vétérinaire pour le faire saigner. Je descendis de voiture et j'examinai
le cheval: il avait l'oeil pur, le flanc calme; il n'était pas plus
malade que l'autre.

--Mon ami, dis-je à maître Volabù (c'était le nom de mon voiturin), je
te prie d'être sincère avec moi. Tu cherches un prétexte pour t'arrêter,
et moi je n'ai pas de raisons pour t'attendre. Je ne tiens pas plus
longtemps à ton voiturin que tu ne tiens à ma personne. Que j'arrive à
Briançon, c'est tout ce que je demande. Là, je penserai à ce que je veux
faire, et j'aurai sous la main tous les moyens de transport désirables.
Si tu l'obstinés à me laisser ici (nous n'étions plus qu'à cinq lieues
de Briançon), je m'obstinerai peut-être de mon côté à le faire marcher,
car je t'ai pris pour huit jour. Sois donc franc, si tu veux que je sois
bon. Tu as ici, aux environs, une affaire de coeur ou d'argent, et c'est
pour cela que ton cheval ne mange pas? Le brave homme se mit à rire,
puis il secoua la tête d'un air mélancolique:--Je ne suis plus de la
première jeunesse, dit-il, ma femme a dix-huit ans, et j'aurais été
bien aise de la surprendre; elle ne demeure qu'à une toute petite
lieue d'ici, aux _Désertes_. Par la traverse, nous y serons dans une
demi-heure; le chemin est bon, et puisque vous aime à vous arrêter
n'importe où, pour marcher au hasard dans la neige, vous verrez là un
bel endroit et de la belle neige, le diable m'emporte! Nous repartirions
demain malin, et nous serions à Briançon avant midi. Allons, j'ai été
franc, voulez-vous être bon enfant?

--Oui, puisque je t'ai fait moi-même cette condition. Va pour les
_Désertes_! le non me lait, et la traverse aussi. J'aime assez les
paysages qu'on ne voit pas des grandes routes; mais s'il te prend
fantaisie, mon compère, de rester plus longtemps avec ta femme? Si ton
cheval recommence demain à ne plus manger?

--Voulez-vous vous fier à la parole d'un ancien militaire, mon
bourgeois? Nous repartirons ce soir, si vous voulez.

--Je veux me fier, répondis-je. En route!

Où cet homme me conduisit, tu le sauras bientôt, cher lecteur, et tu me
diras si, dans l'accès de flânerie bienveillante qui me poussa à subir
son caprice, il n'y eut pas quelque chose qu'un homme plus impertinent
que moi eût pu qualifier d'inspiration divine. D'abord il ne m'avait
pas trompé, le brave Volabù. Le paysage où il me fit pénétrer avait un
caractère à la fois naïf et grandiose, qui s'empara de moi d'autant plus
que je n'avais pas compté sur le discernement pittoresque de mon guide.
Sans doute c'était son amour pour sa jeune femme qui lui faisait aimer
ou mieux comprendre instinctivement la beauté du lieu qu'elle habitait.
Il voulut reconnaître ma complaisance en exerçant envers moi les devoirs
de l'hospitalité.

Il possédait là quelques morceaux de terre et une maisonnette
très-propre où il me conduisit. Et quand il eut trouvé sa jeune ménagère
au travail, bien gaie, bien sage, bien pure (cela se voyait à la joie
franche qu'elle montra en lui sautant au cou), il n'y eut sorte de fête
qu'il ne me fit: ils se mirent en quatre, sa femme et lui, pour me
préparer un meilleur repas que celui que j'aurais pu faire à l'auberge
du hameau, et, comme je leur disais que tant de soin n'était pas
nécessaire pour me contenter, ils jurèrent naïvement que cela _ne me
regardait pas_, c'est-à-dire qu'ils voulaient me traiter et m'héberger
gratis.

Je les laissai à leur fricassée entremêlée de doux propos et de gros
baisers, pour aller admirer le site environnant. Il était simple et
superbe. Des collines escarpées servant de premier échelon aux grandes
montagnes des Alpes, toutes couvertes de sapins et de mélèzes,
encadraient la vallée et la préservaient des vents du nord et de l'est.
Au-dessus du hameau, à mi-côte de la colline la plus rapprochée et la
plus adoucie, s'élevait un vieux et fier château, une des anciennes
défenses de la frontière probablement, demeure paisible et confortable
désormais, car je voyais au ton frais des châssis de croisées en bois de
chêne, encadrant de longues vitres bien claires, que l'antique manoir
était habite par des propriétaires fort civilisés. Un parc immense, jeté
noblement sur la pente de la colline et masquant ses froides lignes de
clôture sous un luxe de végétation chaque jour plus rare en France,
formait un des accidents les plus heureux du tableau. Malgré la rigueur
de la saison (nous étions à la fin de janvier, et la terre était
couverte de frimas), la soirée était douce et riante. Le ciel avait ces
tons rose vif qui sont propres aux beaux temps de gelée; les horizons
neigeux brillaient comme de l'argent, et des nuages doux, couleur de
perle, attendaient le soleil qui descendait lentement pour s'y plonger.
Avant de s'envelopper dans ces suaves vapeurs, il semblait vouloir
sourire encore à la vallée, et il dardait sur les toits élevés du vieux
château un rayon de pourpre qui faisait de l'ardoise terne et moussue un
dôme de cuivre rouge resplendissant.

Comme j'étais vêtu et chaussé en conséquence de la saison, je prenais un
plaisir extrême à marcher sur cette neige brillante, cristallisée par le
froid, et qui craquait sous mes pieds. En creusant des ombres sur ces
grandes surfaces à peine égratignées par la trace de quelques petites
pattes d'oiseaux, j'étudiais avec attention le reflet verdâtre que
donne ce blanc éblouissant auprès duquel l'hermine et le duvet du cygne
paraissent jaunes ou malpropres. Je ne pensais plus qu'à la peinture et
à remercier le ciel de m'avoir détourné de Milan.

Tout en marchant, j'approchais du parc, et je pouvais embrasser de
l'oeil la vaste pelouse blanche, coupée de massifs noirs, qui s'étendait
devant le château. On avait rajeuni les abords de cette austère demeure
en nivelant les anciens fossés, en exhaussant les terres et en amenant
le jardin, la verdure et les allées sablées jusqu'au niveau du
rez-de-chaussée, jusqu'à la porte des appartements, comme c'est l'usage
aujourd'hui que nous sentons à la fois le confortable et la poésie de la
vie de château. L'enclos était bien fermé de grands murs; mais, en face
du manoir, on en avait échancré une longueur de trente mètres au moins
pour prendre vue sur la campagne. Cette ouverture formait terrasse,
à une hauteur peu considérable, et avait pour défense un large fossé
extérieur. Un petit escalier, pratiqué dans l'épaisseur du massif
de pierres de la terrasse, descendait jusqu'au niveau de l'eau pour
permettre, apparemment, aux jardiniers d'y venir puiser durant l'été.
Comme l'eau était couverte d'une croûte de glace très-forte, je fis la
remarque qu'il était très-facile en ce moment d'entrer dans la résidence
seigneuriale des Désertes; mais il me parut qu'on s'en rapportait à la
discrétion des habitants de la contrée, car aucune précaution n'était
prise pour garantir ce côté faible de la place.

Comme le lieu me parut désert, j'eus quelque tentation d'y pénétrer pour
admirer de plus près le tronc des ifs superbes et des pins centenaires
dont les groupes formaient, dans cet intérieur, mille paysages aussi
_vrais_, quoique beaucoup mieux _composés_ que ceux de la campagne
environnante; mais je m'abstins prudemment et respectueusement de cette
témérité de peintre, en entendant venir vers la terrasse deux femmes
qui, vues de près, devinrent deux jeunes demoiselles ravissantes. Je
les regardai courir et folâtrer sur la neige, sans qu'elles fissent
attention à moi. Quoique enveloppées de manteaux et de fourrures, elles
étaient aussi légères que le grand lévrier blanc qui bondissait autour
d'elles. L'une me parut en âge d'être mariée; mais, à son insouciance,
on voyait qu'elle ne l'était pas, et même qu'elle n'y songeait point.
Elle était grande, mince, blonde, jolie, et, par sa coiffure et ses
attitudes, elle me rappelait les nymphes de marbre qui ornaient les
jardins du temps de Louis XIV. L'autre paraissait encore une enfant; sa
beauté était merveilleuse, quoique sa taille me parût moins élégante. Je
ne sais pas non plus pourquoi je fus ému en la regardant, comme si elle
me rappelait une image connue et chère. Cependant il me fut impossible,
ce jour-là et plus tard, de trouver de moi-même à qui elle ressemblait.

Ces deux belles demoiselles prenaient ensemble de tels ébats, qu'elles
passèrent sans me voir. Elles parlaient italien, mais si vite (et
souvent toutes deux ensemble), chaque phrase était d'ailleurs
entrecoupée de rires si bruyants et si prolongés, que je ne pus rien
saisir qui eût un sens. Un peu plus loin, elles s'arrêtèrent et se
mirent à briser sans pitié de superbes branches d'arbre vert dont elles
firent, les vandales! un grand tas, qu'elles abandonnèrent ensuite sur
la neige, en disant:

«Ma foi, qu'_il_ vienne les chercher, c'est trop froid à manier.»

J'allais les perdre de vue à regret, je l'avoue, car il y avait quelque
chose de sympathique et d'excitant pour moi dans la pétulance et la
gaieté de ces jolies filles, lorsqu'une d'elles s'écria: «Bon! j'ai
perdu _son_ noeud, son fameux noeud d'épée, que j'avais attaché sur mon
capuchon, avec une épingle!

--Eh bien! dit l'aînée, nous en ferons un autre; la belle affaire!

--Oh! il l'avait fait lui-même! Il prétend que nous ne savons pas faire
les noeuds, comme si c'était bien malin! Il va grogner.

--Eh bien, qu'il grogne, le grognon! répliqua l'autre, et toutes deux
recommencèrent à rire, comme rient les jeunes filles, sans savoir
pourquoi, sinon qu'elles ont besoin de rire.

--Tiens! je le vois, mon noeud! _son_ noeud! s'écria la cadette en
bondissant vers le fossé; le voilà qui s'épanouit sur la neige. Oh! le
beau coquelicot!

Elle arriva jusqu'au bord de la terrasse; mais, au moment de ramasser ce
noeud de rubans rouges que j'avais fort bien remarqué, elle partit d'un
nouvel éclat de rire: une petite brise soudaine qui venait de s'élever
emportait le ruban, et le déposait, à mes pieds, sur la glace du fossé.

Je le ramassai pour le rendre à la belle rieuse, et ce fut alors
seulement qu'elle m'aperçut et devint aussi rouge que son noeud de
rubans cerise.

--Pour vous le rapporter, Mademoiselle, lui dis-je, je serai forcé de
traverser ce fossé; me le permettez-vous?

--Non, non, ne faites pas cela! répondit l'enfant, en qui un fonds
d'assurance mutine parut dominer trés-vite le premier accès de timidité,
c'est peut-être dangereux. Si la glace ne porte pas?

--N'est-ce que cela? repris-je. C'est bien peu de chose que de courir un
petit danger pour votre service.

Et je traversai résolument la glace, qui criait un peu. En voyant qu'en
effet il y avait bien quelque danger pour moi, car le fossé était large
et profond, l'enfant rougit encore et descendit quelques marches du
petit escalier pour venir à ma rencontre. Elle ne riait plus.

--Eh bien, qu'est-ce que cela? Que faites-vous donc, petite soeur? dit
l'aînée, qui venait la rejoindre, et qui me regarda d'un air de surprise
et de mécontentement. Celle-ci était déjà une jeune personne. Elle
connaissait sans doute déjà la prudence. Elle avait au moins une
vingtaine d'années.

--Vous voyez, Mademoiselle, lui dis-je en tendant à sa soeur le noeud de
rubans au bout de ma canne, je m'arrête à la limite de votre empire, je
ne me permets pas de mettre le pied seulement sur la première marche de
l'escalier.

Elle vit tout de suite que j'étais un homme bien élevé, et me remercia
d'un doux et charmant sourire. Quant à l'enfant, elle saisit le noeud
avec vivacité, et me fit signe de ne pas m'arrêter sur la glace. Je m'en
retournai lentement et les saluai toutes deux de l'autre rive. Elles me
crièrent _merci_ avec beaucoup de grâce; puis j'entendis l'aînée dire à
la petite: S'il voyait cela, il nous gronderait!--Sauvons-nous! répondit
l'enfant en recommençant son rire frais et clair comme une clochette
d'argent. Elles se prirent par la main, et partirent en courant et
en riant vers le château. Quand elles eurent disparu, je regagnai la
modeste demeure de monsieur et madame Volabù, un peu préoccupé de ma
petite aventure.

Je trouvai mon souper prêt. J'aurais été Grandgousier en personne,
qu'on ne m'eut pas traité plus largement. Je crois que toute la petite
basse-cour de madame Volabù y avait passé. Je n'aurais pas eu bonne
grâce à me plaindre de cette prodigalité, en voyant l'air de triomphe
naïf avec lequel ces braves gens me faisaient les honneurs de chez eux.
J'exigeai qu'ils se missent à table avec moi, ainsi que la vieille mère
de madame Volabù, qui était encore un robuste virago, nommée madame
Peirecote, et qui paraissait prendre à coeur d'être bonne gardienne de
l'honneur de son gendre.

Il me fallut soutenir un rude assaut pour me préserver d'une
indigestion, car mon brave _vetturino_ semblait décidé à me faire
étouffer. Dès que je pus obtenir quelques instants de répit, j'en
profitai pour faire des questions sur le château et ses habitants.

--C'est bien vieux, ce château, me dit Volabù d'un air capable; c'est
laid, n'est-ce pas? Ça ressemble à une grande masure? Mais c'est plus
joli en dedans qu'on ne croirait; c'est très-bien tenu, bien conservé,
bien arrangé, quoique en vieux meubles qui ne sont plus de mode. Il y a
des calorifères, ma foi! C'est que le vieux marquis ne se refusait rien.
Il n'était pas très-généreux pour les autres, mais il aimait bien ses
aises, et il passait presque toute l'année ici. L'hiver, il n'allait
qu'un peu à Paris, en Italie jamais, et pourtant c'était son pays.

--Et qui possède ce château à présent?

--Son frère, la comte de Balma, qui vient de passer marquis par le décès
de l'aîné de la famille. Dame, il n'est pas jeune non plus! C'est le
sort de notre village, on dirait, d'avoir sous les yeux vieille maison
et vieilles gens.

--Bah! la jeunesse ne manque pas encore dans le château, dit madame
Volabù; M. le nouveau marquis n'a-t-il pas cinq enfants, dont le plus
âgé ne l'est guère plus que monsieur? En parlant ainsi, madame Volabù me
désignait à son mari, dont les yeux s'arrondirent tout à coup, en même
temps que sa bouche s'allongeait en une moue assez risible.

--Oh! s'écria-t-il, M. de Balma a des garçons à présent! Quand je suis
parti, il n'avait qu'une fille, et il n'y a qu'un mois de cela.

--C'est qu'il ne nous disait pas tout apparemment, dit à son tour la
vieille madame Peirecote. Depuis un mois, il lui est arrivé une famille
nombreuse, deux autres filles et deux garçons, tous beaux comme des
amours; mais qu'est-ce que ça vous fait, Volabù?

--Ça ne me fait rien, la mère; mais c'est égal, notre vieux marquis
est diablement sournois, car je lui ai entendu dire à M. le curé qu'il
n'avait qu'une fille, celle qui est arrivée avec lui le lendemain de la
mort du dernier marquis.

--Eh bien, reprit la vieille, c'est qu'il n'y a que celle-là de légitime
peut-être, et que les quatre autres enfants sont des bâtards. Ça ne
prouve pas un mauvais homme d'avoir recueilli tout ça le jour où il
s'est vu riche et seigneur. Sans doute il veut les établir pour effacer
devant Dieu tous ses vieux péchés.

--Après ça, ils ne sont peut-être pas à lui, tous ces enfants? observa
madame Volabù.

--Il les appelle tous mes enfants, répondit la mère Peirecote, et ils
l'appellent tous _mon papa_. Quand à savoir au juste ce qui en est,
ce n'est pas facile. C'est une maison où il y a toujours eu de gros
secrets, par rapport surtout à M. le marquis actuel. Du temps de
l'autre, est-ce qu'on savait quelque chose de clair sur celui d'à
présent. Que ne disait-on pas? M. le marquis a eu un frère qui est mort
aux Indes, disaient les uns. D'autres disaient au contraire: Le frère
puiné* de M. le marquis n'est pas si mort ni si éloigné qu'on croit;
mais il a changé de nom, parce qu'il a fait des folies, des dettes qu'il
ne peut payer, et il y a bien cinquante ans que monsieur ne veut pas le
voir. Les uns disaient encore: Il ne peut pas lui pardonner sa mauvaise
conduite, mais il lui envoie de l'argent de temps en temps en cachette.
Et les autres répondaient: Il ne lui envoie rien du tout. Il a le coeur
trop dur pour cela. Le pire des deux n'est pas celui qu'on pense.

--Et ne peut-on éclaircir cette histoire? demandai-je. Personne, dans
le pays, n'est-il mieux renseigné que vous? Il est étrange qu'un membre
d'une grande famille sorte ainsi de dessous terre.

--Monsieur, dit la vieille, on ne peut rien savoir de ces gens-là. Moi,
voilà ce que je sais, ce que j'ai vu dans ma jeunesse. Il y avait deux
frères du nom de Balma, famille piémontaise bien anciennement établie
dans le pays. L'aîné était fort sage, mais pas de très-bon coeur, cela
est certain. Le cadet était une diable de tête, mais il n'était pas
fier. Il n'avait rien à lui, et je n'ai point vu d'enfant si aimable et
si joli. Les Balma ont vécu longtemps hors du pays. Un beau jour, l'aîné
vint prendre possession de son domaine et habiter son château, sans
vouloir permettre qu'on lui fit une pauvre question, et mettant à la
porte quiconque se montrait curieux du sort de son frère. Cet aîné a
vécu jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans sans se marier, sans adopter
personne, sans souffrir un seul parent près de lui. Il est mort sans
faire de testament, comme un homme qui dit: Après moi, la fin du monde!
Mais voilà que l'on a vu arriver tout à coup le jeune homme qui a
produit de bons litres, et qui a hérité naturellement du titre, du
château et des grands biens de la famille. Il y a au moins deux, trois
ou quatre millions de fortune. C'est quelque chose pour un homme qui
était; dit-on, dans la dernière misère. Pauvre enfant! j'ai été le
saluer; il s'est souvenu de moi, et il a été encore galant en paroles,
comme si je n'avais que quinze ans.

--Mais ce jeune homme, cet enfant dont vous parlez, la mère, c'est
donc le nouveau marquis? dit M. Volabù. Diantre! il n'a pas l'air d'un
freluquet pourtant.

--Dame! il peut bien avoir, à cette heure, soixante-douze ans, répondit
naïvement madame Peirecote. Aussi il est bien changé! Et l'on dit qu'il
est devenu raisonnable, et que sa fille aînée est rangée, économe; que
c'est surprenant de la part de gens qu'on croyait disposés à tout avaler
dans un jour.

--Peste! c'est l'âge de s'amender, reprit Volabù. Soixante-douze ans!
excusez! Le _jeune homme_ a dû mettre de l'eau dans son vin.

Les époux Volabù, voyant que j'avais fini de manger, commencèrent à
desservir, et je m'approchai du feu, où je retins la mère Peirecote
pour la faire encore parler. Je n'aurais pourtant pas au dire pourquoi
l'histoire des Balma excitait à ce point ma curiosité.



VIII.

LE SABBAT.

--Et les deux jeunes demoiselles, dis-je à ma vieille hôtesse, vous les
connaissez?

--Non, Monsieur. Je n'ai fait encore que les apercevoir. Il n'y a qu'une
quinzaine qu'elles sont ici, et le dernier jeune homme, qui paraît avoir
quinze ans tout au plus, est arrivé avant-hier au soir. Ce qui fait dire
dans le village que ce n'est peut-être pas le dernier, et qu'on ne
sait pas où s'arrêtera la famille de M. le marquis. Chacun dit son mot
là-dessus: il faut bien rire un peu, pour se consoler de ne rien savoir.

--Le nouveau marquis a donc les mêmes habitudes de mystère que l'ancien?

--C'est à peu près la même chose, c'est même encore pire, puisque, ce
qu'il a été et ce qu'il a fait durant tant d'années qu'on ne l'a pas vu,
il a sans doute intérêt à le cacher plus encore que feu M. son frère;
mais pourtant ce n'est pas le même homme. On commence à me croire, quand
je dis que celui-ci vaut mieux, et on lui rendra justice plus tard.
L'autre était sec de coeur comme de corps; celui-ci est un peu brusque
de manières, et n'aime pas non plus les longs discours. Il ne se fie pas
au premier venu: on dirait qu'il connaît tous les tours et toutes les
ruses de ceux qui _quémandent_; mais il s'informe, il consulte; sa fille
aînée le fait avec lui, et les secours arrivent sans bruit à ceux
qui ont vraiment besoin. M. le curé a bien remarqué cela, lui qui
s'affligeait tant lorsqu'il a vu venir ce prétendu mauvais sujet: il
commence à dire que les pauvres gens n'ont pas perdu au change.

--Voilà qui s'explique, madame Peirecote, et l'histoire gagne en
moralité ce qu'elle perd en merveilleux. Cela se résume en un vieux
proverbe de votre connaissance sans doute: «Les mauvaises têtes font les
bons coeurs.»

--Vous avez bien raison, Monsieur, et c'est triste à dire, les trop
bonnes têtes font souvent les coeurs mauvais. Qui ne pense qu'à soi
n'est bon qu'à soi... Il n'en reste pas moins du merveilleux dans cette
maison-là. De tout temps, il s'est passé au château des Désertes des
choses que la pauvre monde comme moi ne peut pas comprendre. D'abord, on
dit que tous les Balma sont sorciers de père en fils, et l'on me dirait
que l'aînée des demoiselles en tient, que cela ne m'étonnerait pas, car
elle ne parle pas et n'agit pas comme tout le monde: elle ne va pas du
tout vêtue selon son rang, elle ne porte ni plumes à son chapeau ni
cachemires, comme les dames riches du pays; elle a la figure si blanche,
qu'on dirait qu'elle est morte. Les deux autres demoiselles sont un peu
plus élégantes et paraissent plus gaies; mais l'aîné des jeunes gens a
l'air d'un vrai fou: on l'entend parler tout seul, et on le voit faire
des gestes qui font peur. Quant à M. le marquis, tout charitable qu'il
est, il a l'air bien malin. Enfin, Monsieur, vous me croirez si vous
voulez, mais les domestiques du château ont peur et sont fort aises
qu'on les renvoie à sept heures du soir, en leur permettant d'aller
faire la veillée et coucher dans le village, où ils ont tous leur
famille, car ce marquis n'a amené avec lui aucun serviteur étranger
qu'on puisse faire parler. Tous ceux qui sont employés au château sont
pris à la journée, parce qu'on a renvoyé tous les anciens. Cela fait
que, pendant douze heures de nuit, personne ne peut savoir ce qui se
passe dans la maison.

--Et pourquoi suppose-t-on qu'il s'y passe quelque chose? Peut-être que
ces Balma sont tout simplement de grands dormeurs qui craignent le bruit
de l'office.

--Oh! que non, Monsieur! Ils ne dorment pas. Ils s'en vont dans tout
le château, montant, descendant, traversant les vieilles galeries,
s'arrêtant dans des chambres qui n'ont pas été habitées depuis cent
ans peut-être. Ils remuent les meubles, les transportent d'un coin à
l'autre, parlent, crient, chantent, rient, pleurent, se disputent...,
on dit même qu'ils se battent, car *car ils font là-dedans un sabbat
désordonné.

--Comment sait-on tout cela, puisqu'ils renvoient tout le monde de si
bonne heure?

--Oui, et ils s'enferment, ils barricadent tout, portes et contrevents,
après avoir fait la ronde pour s'assurer qu'on ne les espionne pas. Le
fils du jardinier, qui s'était caché dans une armoire par curiosité, a
manqué être jeté par les fenêtres, et il a eu une si grosse peur, qu'il
en a été malade, car il prétend que ces messieurs et ces demoiselles,
et même M. le marquis, étaient tous habillés en diables, et que cela
faisait dresser les cheveux sur la tête de les voir ainsi, et de leur
entendre dire des choses qui ne ressemblaient à rien.

--A la bonne heure, madame Peirecote! voici qui commença à m'intéresser!
Les vieux châteaux où il ne se passe pas des choses diaboliques ne sont
bons à rien.

--Vous riez, Monsieur; vous ne croyez pas à cela? Eh bien! si je vous
disais que j'ai été écouter le plus près possible avec ma fille, et que
j'ai vu quelque chose?

--Bien! voyons, contez-moi cela.

--Nous avons vu à travers les fentes d'un vieux contrevent qui ne ferme
pas aussi bien que les autres, et qui donne ouverture à l'ancienne salle
des gardes du château, des lumières passer et repasser si vite, qu'on
eût dit que des diables seuls pouvaient les faire courir ainsi sans les
éteindre. Et puis, nous avons entendu le bruit du tonnerre et le vent
siffler dans le château, quoiqu'il fit une belle nuit de gelée bien
tranquille comme ce soir. Un grand cri est venu jusqu'à nous, comme si
l'on tuait quelqu'un, et nous n'avions pas une goutte de sang dans les
veines. C'était la semaine dernière, Monsieur! Nous nous sommes sauvées,
ma fille et moi, parce que nous ne doutions pas qu'un crime n'eût été
commis, et nous ne voulions pas être appelées comme témoins: cela fait
toujours du tort à de pauvres gens comme nous de témoigner contre les
riches; on s'en aperçoit plus tard. Si bien que nous n'avons pu fermer
l'oeil de toute la nuit; mais le lendemain tout le monde se portait bien
dans le château: les demoiselles riaient et chantaient dans le jardin
comme à l'ordinaire, et M. le marquis a été à la messe, car c'était un
dimanche. Seulement les domestiques nous ont dit qu'ils avaient brûlé
dans la nuit plus de cinquante bougies, et que tout le souper avait été
mangé jusqu'au dernier os.
                
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