George Sand

Le château des Désertes
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--Ah! il me paraît qu'ils fêtent joyeusement le diable?

--Tous les soirs, un bon souper de viandes froides, avec des gâteaux,
des confitures et des vins fins, leur est servi dans la salle à manger,
en même temps qu'on dessert leur dîner. On ne sait pas à quelle heure ni
avec quels convives ils le mangent; mais ils ont affaire à des esprits
qui ne se nourrissent pas de fumée. Le matin, on trouve les fauteuils
rangés en cercle autour de la cheminée du grand salon, et dans tout
le reste de la maison il n'y a pas trace du remue-ménage de la nuit.
Seulement, il y a toute une partie du château, celle qu'on n'habite
plus depuis longtemps, qui est fermée et cadenassée de façon à ce que
personne ne puisse y mettre le bout du nez. Ils ont, au reste, fort peu
de domestiques pour une si grande maison et tant de maîtres. Ils n'ont
encore reçu personne, si ce n'est le maire et le curé, lesquels ont vu
seulement M. le marquis dans son cabinet, sans qu'aucun de ses enfants
ait paru, excepté sa fille aînée. Les demoiselles n'ont pas de filles de
chambre, et semblent tout aussi habituées que les messieurs à se servir
elles-mêmes. Le service intérieur est fait aussi par des femmes de
journée que l'on congédie quand elles ont balayé et rangé; et vous
savez, Monsieur, les hommes sont si simples! Quand il n'y a pas de
femmes au courant des affaires d'une maison, on ne peut rien savoir.

--C'est vraiment désespérant, ma chère madame Peirecote, dis-je en
retenant une bonne envie de rire.

--Oui, Monsieur, oui! Ah! si j'étais plus jeune, et si je ne craignais
pas d'attraper un rhumatisme en faisant le guet, je saurais bientôt à
quoi m'en tenir. Par exemple, ces jours derniers, la servante qui a fait
les lits a trouvé au pied de celui d'une des demoiselles des pantoufles
dépareillées. On a beau se cacher, on n'est jamais à l'abri d'une
distraction. Eh bien, Monsieur, devinez ce qu'il y avait à la place de
la pantoufle perdue durant le sabbat!

--Quoi! un gros crapaud vert avec des yeux de feu? ou bien un fer de
cheval qui a brûlé les doigts de la pauvre servante?

--Non, Monsieur, un joli petit soulier de satin blanc avec un noeud de
beaux rubans rose et or!

--Diantre! cela sent le sabbat bien davantage. Il est évident que ces
demoiselles avaient été au bal sur un manche à balai!

--Chez le diable ou ailleurs; il y avait eu bal aussi au château, car
on avait justement entendu des airs de danse, et les parquets s'en
ressentaient; mais quels étaient les invités, et d'où sortait le beau
monde? car on n'a vu ni voitures ni visites d'aucune espèce autour du
château, et à moins que la bande joyeuse ne soit descendue et remontée
par les tuyaux de cheminée, je ne vois pas pour qui ces demoiselles ont
mis des souliers blancs à noeuds rose et or.

J'aurais écouté madame Peirecote toute la nuit, tant ses contes me
divertissaient; mais je vis que mes hôtes désiraient se retirer, et je
leur en donnai l'exemple. Volabù me conduisit à sa meilleure chambre et
à son meilleur lit. Sa femme m'accabla aussi de mille petits soins, et
ils ne me quittèrent qu'après s'être assurés que je ne manquais de rien.
Volabù me demanda au travers de la porte à quelle heure je voulais
partir pour Briançon. Je le priai d'être prêt à sept heures du matin, ne
voulant pas être à charge plus longtemps à sa famille.

Je n'avais pas la moindre envie de dormir, car il n'était que sept
heures du soir, et j'avais douze heures devant moi. Un bon feu de sapin
pétillait dans la cheminée de ma petite chambre, et une grande provision
de branches résineuses, placée à côté, me permettait de lutter contre la
froide bise qui sifflait à travers les fenêtres mal jointes. Je pris mes
crayons, et j'esquissai les deux jolies figures des demoiselles de Balma
dans le costume et les attitudes où elles m'étaient apparues, sans
oublier le beau lévrier blanc et le cadre des grands cyprès noirs
couverts de flocons de neige. Tout cela trottait encore plus vite dans
mon imagination que sur le papier, et je ne pouvais me défendre d'une
émotion analogue à celle que nous fait éprouver la lecture d'un conte
fantastique d'Hoffmann, en rapprochant de ces charmantes figures si
candides, si enjouées, si heureuses en apparence, les récits bizarres et
les diaboliques commentaires de ma vieille hôtesse. Ainsi que dans ces
contes germaniques, où des anges terrestres luttent sans cesse contre
les piéges d'un esprit infernal pétri d'ironie, de colère et de douleur,
je voyais ces beaux enfants fleurir à leur insu, sous l'influence
perfide de quelque vieux alchimiste couvert de crimes, qui les élevait à
la brochette pour vendre leurs âmes à Satan, afin de dégager la sienne
d'un pacte fatal. La petite ne se doutait de rien encore, l'autre
commençait à se méfier. Au milieu de leur gaieté railleuse, il m'avait
semblé voir percer de la crainte pour un maître qu'elles n'avaient pas
osé nommer. Qu'il _grogne_, _le grognon!_ avaient-elles dit, et puis
encore, en parlant de ma traversée périlleuse sur le fossé, l'aînée
avait dit: _S'il voyait cela il nous gronderait._ Était-ce leur père
qu'elles redoutaient ainsi, tout en affectant de se moquer? Rien ne
prouvait qu'elles fussent les filles de ce vieux marquis ressuscité par
magie après avoir passé pour mort, que dis-je? après avoir été mort
probablement pendant cinquante ans. Ce devait être un vampire. Il
les tourmentait déjà toutes les nuits, mais chaque matin, grâce à sa
science, elles avaient perdu le souvenir de ce cauchemar, et tâchaient
de se reprendre à la vie. Hélas! elles n'en avaient pas pour longtemps,
les pauvrettes! Un matin, on les trouverait étranglées dans quelque
gargouille du vieux manoir.

A ces folles rêveries, quelques indices réels venaient pourtant se
joindre. Je ne sais ce que les noeuds de rubans venaient faire là; mais
le ruban rose et or du petit soulier coïncidait, je ne sais comment,
avec le noeud de ruban cerise que j'avais ramassé. _Son noeud_,
avait-elle dit, _son noeud d'épée!_--Qui donc, dans le château, portait
encore la costume de nos pères, l'épée et le noeud d'épée? Cela était
vraiment bizarre, et _il_ l'avait fait lui-même! _Il_ prétendait que ces
charmantes petites mains de fée ne savaient pas faire un noeud digne de
_lui_! _Il_ était donc bien impérieux et bien difficile, ce tyran de la
jeunesse et de la beauté! Qu'il fût jeune ou vieux, ce porteur d'épée,
ce faiseur de noeuds, il était peu galant ou peu paternel. Ce ne pouvait
être que le diable ou l'un de ses suppôts rechignés.

Je ne sais combien de bizarres compositions me vinrent à ce sujet; mais
je ne les exécutai point. La mère Peirecote m'avait soufflé le poison
de sa curiosité, et je ne tenais pas en place. Il me sembla qu'il était
fort tard, tant j'avais fait de rêves en peu d'instants. Ma montre
s'était arrêtée; mais l'horloge du hameau sonna neuf heures, et je
m'inquiétai du reste de ma nuit, car je n'avais plus envie de dessiner;
il m'était impossible de lire, et je mourais d'envie d'agir comme un
écolier, c'est-à-dire d'aller chercher quelque aventure poétique ou
ridicule sous les murs du vieux château.

Je commençai par m'assurer d'un moyen de sortie qui ne fit ni bruit ni
scandale, et je l'eus trouvé avant d'être décidé à m'en servir. Les
contrevents de ma fenêtre ouvraient sans crier et donnaient sur un petit
jardin clos seulement d'une haie vive fort basse. La maison n'avait
qu'un étage de niveau avec le sol. Cela était si facile et si tentant,
que je n'y résistai pas. Je me munis d'un briquet, de plusieurs cigares,
de ma canne à tête plombée; je cachai ma figure dans un grand foulard,
je m'enveloppai de mon manteau, et, pour me déguiser mieux, je décrochai
de la muraille une espèce de chapeau tyrolien appartenant à M. Volabù;
puis je sortis de la maison par la fenêtre, je poussai les contrevents,
j'enjambai la haie; la neige absorbait le bruit de mes pas. Tout dormait
dans le village; la lune brillait au ciel. Je gagnai la campagne, rien
qu'en faisant à l'extérieur le tour de la maison.

J'arrivai au fossé que je connaissais déjà si bien. La nuit avait
raffermi la glace. Je montai, non sans peine, le petit escalier, qui
était devenu fort glissant. J'entrai résolument dans le parc, et
j'approchai du château comme un Almaviva préparé à toute aventure.

Je touchais aux portes vitrées du rez-de-chaussée donnant toutes sur
une longue terrasse couverte de vignes desséchées par l'hiver, qui
ressemblaient, dans la nuit, à de gros serpents noirs courant sur les
murs et se roulant autour des balustres. J'avais monté sans hésiter
l'escalier bordé de grands vases de terre cuite qui entaillait noblement
le perron sur chaque face. Tous les volets étaient hermétiquement
fermés; je ne craignais pas qu'on me vit de l'intérieur. Je voulais
écouter ces bruits étranges, ces cris, ces roulements de tonnerre, ces
meubles mis en danse, cette musique infernale dont ma vieille hôtesse
m'avait rempli la cervelle.

Je ne fus pas longtemps sans reconnaître qu'on agissait énergiquement
dans cette demeure silencieuse et déserte au dehors. De grands coups de
marteau résonnaient dans l'intérieur, et des éclats de voix, comme
de gens qui disentent ou s'avertissent en travaillant, frappèrent
confusément mon oreille. Tout cela se passait fort près de moi,
probablement dans une des pièces du rez-de-chaussée; mais les
contrevents en plein chêne, rembourrés de crin et garnis de cuir, ne me
permettaient pas de saisir un seul mot.

[Illustration 006.png: J'avais monté, sans hésiter, l'escalier... (Page
95.)]

Les aboiements d'un chien m'avertirent de me tenir à distance. Je
descendis le perron, et bientôt j'entendis ouvrir la porte que je venais
de quitter. Le chien hurlait, je me crus perdu, car le clair de lune ne
me permettait pas de franchir l'espace découvert qui me séparait des
premiers massifs.

--Ne laisse pas sortir Hécate! dit une voix que je reconnus aussitôt
pour celle de la plus jeune de mes deux héroïnes. Elle est folle au
clair de la lune, et elle casse tous les vases du perron.

--Rentrez, Hécate! dit l'autre, dont je reconnus aussi la voix. Elle
ferma la porte au nez de la grande levrette, qui les avertissait de ma
présence et gémissait de n'être pas comprise.

Les deux jeunes filles s'avancèrent sur le perron. Je me cachai sous la
voûte qu'il formait entre les deux escaliers latéraux.

--Ne mets donc pas ainsi tes bras nus sur la neige, petite; tu vas
t'enrhumer, disait l'aînée. Qu'as-tu besoin de t'appuyer sur la
balustrade?

--Je suis fatiguée, et je meurs de chaud.

--En ce cas, rentrons.

--Non, non! c'est si beau la nuit, la lune et la neige! Ils en ont au
moins pour un quart d'heure à arranger le _cimetière_, respirons un peu.

Le _cimetière_ me fit ouvrir l'oreille; la nuit sonore me permettait
de ne pas perdre une de leurs paroles, et j'allais saisir le mot de
l'énigme, lorsque quelqu'un de l'intérieur, ennuyé des cris du chien,
ouvrit la porte et laissa passer la maudite bête, qui s'élança jusqu'à
moi et s'arrêta à l'entrée de la voûte, indignée de ma présence, mais
tenue en respect par la canne dont je la menaçais.

--Oh! qu'_ils_ sont ennuyeux d'avoir lâché Hécate! disaient
tranquillement ces demoiselles, pendant que j'étais dans une situation
désespérée. Ici, Hécate, tais-toi donc! tu fais toujours du bruit pour
rien!

[Illustration 007.png: Je n'attendis pas longtemps Don Juan et
Leporello.... (Page 99.)]

--Mais comme elle est en colère! c'est peut-être un voleur! dit la
petite.

--Est-ce qu'il y a des voleurs ici? me cria l'aînée en riant; monsieur
le voleur, répondez.

--Ou bien, c'est un curieux, ajouta l'autre. Monsieur le curieux, vous
perdez votre temps; vous vous enrhumez pour rien. Vous ne nous verrez
pas.

--A toi, Hécate! mange-le!

Hécate n'eût pas demandé mieux, si elle eût osé. Bruyante, mais
craintive, comme le sont les levrettes, elle reculait hérissée de colère
et de peur, quoiqu'elle fût de taille à m'étrangler.

--Bah! ce n'est personne, dit l'une des demoiselles, elle crie après la
statue qui est là au fond de la grotte.

--Et si nous allions voir?

--Ma foi non, j'ai peur!

--Et moi aussi, rentrons!

--Appelons _nos garçons_!

--Ah bien oui! ils ont bien autre chose en tête, et ils se moqueront de
nous comme à l'ordinaire.

--Il fait froid, allons-nous-en.

--Il _fait peur_, sauvons-nous!

Elles rentrèrent en rappelant la chienne. Tout se referma
hermétiquement, et je n'entendis plus rien pendant un quart d'heure;
mais tout à coup les cris d'une personne qui semblait frappée
d'épouvante retentirent. On parla haut sans que je pusse distinguer ni
les paroles ni l'accent. Il y eut encore un silence, puis des éclats
de rire, puis plus rien, et je perdis patience, car j'étais transi de
froid, et la maudite levrette pouvait me trahir encore, pour peu qu'on
eût le caprice de venir poser de jolis petits bras nus sur la neige de
la balustrade. Je regagnai la maison Volabù, certain qu'on ne m'avait
pas tout à fait trompé, et qu'on travaillait dans le château à une
oeuvre inconnue et inqualifiable, mais un peu honteux de n'avoir rien
découvert, sinon qu'on arrangeait le _cimetière_ et qu'on se moquait des
curieux.

La nuit était fort avancée quand je me retrouvai dans ma petite chambre.
Je passai encore quelque temps à rallumer mon feu et à me réchauffer
avant de pouvoir m'endormir, si bien que, lorsque Volabù vint pour
m'éveiller avec le jour, il n'osa le faire, tant je m'acquittais en
conscience de mon premier somme. Je me levai tard. Il avait eu le
temps de me préparer mon déjeuner, qu'il fallut accepter sous peine de
désespérer le brave homme et madame Volabù, qui avait des prétentions
assez fondées au talent de cuisinière. A midi, une affaire survint à mon
hôte: il était prêt à y renoncer pour tenir sa parole envers moi; mais
moi, sans me vanter de mon escapade, j'avais un _fiasco_ sur le coeur,
et je me sentais beaucoup moins pressé que la veille d'arriver à
Briançon. Je priai donc mon hôte de ne pas se gêner, et je remis notre
départ au lendemain, à la condition qu'il me laisserait payer la dépense
que je faisais chez lui, ce qui donna lieu à de grandes contestations,
car cet homme était sincèrement libéral dans son hospitalité. Il eût
discuté avec moi pour une misère durant le voyage, si j'eusse voulu
marchander; chez lui, il était prêt à mettre le feu à la maison pour me
prouver son savoir-vivre.



IX.

L'UOM DI SASSO.

J'étais trop mécontent du résultat de mon entreprise pour me sentir
disposé à faire de nouvelles questions sur le château mystérieux. Je
renfermais ma curiosité comme une honte, le succès ne l'avait pas
justifiée; mais elle n'en subsistait pas moins au fond de mon
imagination, et je faisais de nouveaux projets pour la nuit suivante.
En attendant, je résolus d'aller pousser une reconnaissance autour
du château, pour me ménager les moyens de pénétrer nuitamment dans
l'intérieur de la place, s'il était possible... Bah! me disais-je, tout
est possible à celui qui veut.

J'allais sortir, lorsqu'un petit paysan, qui rôdait devant la route, me
regarda avec ce mélange de hardiesse et de poltronnerie qui caractérise
les enfants de la campagne. Puis, comme j'observais sa mine à la fois
espiègle et farouche, il vint à moi, et, me présentant une lettre, il
me dit: «Regardez ça, si c'est pour vous.» Je lus mon nom et mon prénom
tracés fort lisiblement et d'une main élégante sur l'adresse. A peine
eus-je fait un signe affirmatif que l'enfant s'enfuit sans attendre ni
questions ni récompense. Je courus à la signature, qui ne m'apprit rien
d'officiel, mais à laquelle pourtant je ne me trompai pas. Stella et
Béatrice! les jolis noms! m'écriai-je, et je rentrai dans ma chambre,
assez ému, je le confesse.

«Le hasard, aidé de la curiosité, disait cette gracieuse lettre
parfumée, a fait découvrir à deux petites filles fort rusées le nom de
l'étranger qui a ramassé le noeud de ruban cerise. Des pas laissés sur
la neige, coïncidant avec les avertissements de la belle chienne Hécate,
ont prouvé à ces demoiselles que l'étranger était encore plus curieux
que poli et prudent, et qu'il ne craignait pas de marcher sur les eaux
pour surprendre les secrets d'autrui. Le sort en est jeté! Puisque vous
voulez être initié à nos mystères, ô jeune présomptueux, vous le serez!
Puissiez-vous ne pas vous en repentir, et vous montrer digne de notre
confiance! Soyez muet comme la tombe; la plus légère indiscrétion nous
mettrait dans l'impossibilité de vous admettre. Venez à huit heures du
soir (_solo e inosservato_) au bord du fossé, vous y trouverez Stella et
Béatrice.»

Tout le billet était écrit en italien et rédigé dans le pur toscan que
je leur avais entendu parler. Je hâtai le dîner pour avoir le droit de
sortir à six heures, prétextant que j'allais voir lever la lune sur le
haut des collines. En effet, je fis une course au delà du château, et
à huit heures précises j'étais au rendez-vous. Je n'attendis pas cinq
minutes. Mes deux charmantes châtelaines parurent, bien enveloppées et
encapuchonnées. Je fus un peu inquiet, lorsque j'eus franchi l'escalier,
d'en voir une troisième sur laquelle je ne comptais pas. Celle-là était
masquée d'un _loup_ de velours noir et son manteau avait la forme d'un
domino de bal.--Ne soyez pas effrayé, me dit la petite Béatrice en me
prenant sans façon par-dessous le bras, nous sommes trois. Celle-ci est
notre soeur aînée. Ne lui parlez pas, elle est sourde. D'ailleurs il
faut nous suivre sans dire un mot, sans faire une question. Il faut
vous soumettre à tout ce que nous exigerons de vous, eussions-nous la
fantaisie de vous couper la moustache, les cheveux et même un peu de
l'oreille. Vous allez voir des choses fort extraordinaires et faire
tout ce qu'on vous commandera, sans hasarder la moindre objection, sans
hésiter, et surtout _sans rire_, dès que vous aurez passé le seuil du
sanctuaire. Le rire intempestif est odieux à notre _chef_, et je ne
réponds pas de ce qui vous arriverait si vous ne vous comportiez pas
avec la plus grande dignité.

--Monsieur engage-t-il ici sa parole d'honnête homme, dit à son tour
Stella, la seconde des deux soeurs, à nous obéir dans toutes ces
prescriptions? Autrement, il ne fera point un pas de plus sur nos
domaines, et ma soeur aînée que voici, et qui est sourde comme la loi du
destin, l'enchaînera jusqu'au jour, par une force magique, au pied de
cet arbre où il servira demain de risée aux passants. Pour cela il ne
faut qu'un signe de nous; ainsi, parlez vite, Monsieur.

--Je jure sur mon honneur, et par le diable, si vous voulez, d'être à
vous corps et âme jusqu'à demain matin.

--A la bonne heure, dirent-elles; et me prenant chacune par un bras,
elles m'entraînèrent dans un dédale obscur de bosquets d'arbres verts.
Le domino noir nous précédait, marchant vite, sans détourner la tête.
Une branche ayant accroché le bas de son manteau, je vis se dessiner sur
la neige une jambe très-fine et qui pourtant me parut suspecte, car elle
était chaussée d'un bas noir avec une floche de rubans pareils retombant
sur le côté, sans aucun indice de l'existence d'un jupon. Cette soeur
aînée, sourde et muette, me fit l'effet d'un jeune garçon qui ne voulait
pas se trahir par la voix et qui surveillait ma conduite auprès de ses
soeurs, pour me remettre à la raison, s'il en était besoin.

Je ne pus me défendre du sot amour-propre de faire part de ma
découverte, et j'en fus aussitôt châtié.--Pourquoi avez-vous manqué de
confiance en moi? disais-je à mes deux jeunes amies. Il n'était pas
besoin de la présence de votre frère pour m'engager d'être auprès de
vous le plus soumis et le plus respectueux des adeptes.

--Et vous, pourquoi manquez-vous à votre serment? répliqua Stella d'un
ton sévère: allons, il est trop tard pour reculer, et il faut employer
les grands moyens pour vous forcer au silence.

Elle m'arrêta; le domino noir se retourna malgré sa surdité, et présenta
un bandeau, qu'à elles trois elles placèrent sur mes yeux avec la
précaution et la dextérité de jeunes filles qui connaissent les
supercheries possibles du jeu de colin-maillard.--On vous fait grâce du
bâillon, me dit Béatrice; mais, à la première parole que vous direz,
vous ne l'échapperez pas, d'autant plus que nous allons trouver
main-forte, je vous en avertis. En attendant, donnez-nous vos mains;
vous ne serez pas assez félon, je pense, pour nous les retirer et pour
nous forcer à vous les lier derrière le dos.

Je ne trouvais pas désagréable cette manière d'avoir les mains liées,
en les enlaçant à celles de deux filles charmantes, et la cérémonie du
bandeau ne m'avait pas révolté non plus; car j'avais senti se poser
doucement sur mon front et passer légèrement dans ma chevelure deux
autres mains, celles de la soeur aînée, lesquelles, dégantées pour cet
office d'exécuteur des hautes-oeuvres, ne me laissèrent plus aucun doute
sur le sexe du personnage muet.

Je dois dire à ma louange que je n'eus pas un instant d'inquiétude sur
les suites de mon aventure. Quelque inexplicable qu'elle fût encore, je
n'eus pas le _provincialisme_ de redouter une mystification de mauvais
goût; je ne m'étais muni d'aucun poignard, et les menaces de mes jolies
sibylles ne m'inspiraient aucune crainte pour mes oreilles ni même pour
ma moustache. Je voyais assez clairement que j'avais affaire à des
personnes d'esprit, et le souvenir de leurs figures, le son de leurs
voix, ne trahissaient en elles ni la méchanceté ni l'effronterie.
Certes, elles étaient autorisées par leur père, qui sans doute me
connaissait de réputation, à me faire cet accueil romanesque, et, ne
le fussent-elles pas, il y a autour de la femme pure je ne sais quelle
indéfinissable atmosphère de candeur, qui ne trompe pas le sens exercé
d'un homme.

Je sentis bientôt, à la chaleur de la température et à la sonorité
de mes pas, que j'étais dans le château; on me fit monter plusieurs
marches, on m'enferma dans une chambre, et la voix de Béatrice me cria à
travers la porte: «Préparez-vous, ôtez votre bandeau, revêtez l'armure,
mettez le masque, n'oubliez rien! On viendra vous chercher tout à
l'heure.»

Je me trouvai seul dans un cabinet meublé seulement d'une grande glace,
de deux quinquets et d'un sofa, sur lequel je vis une étrange armure. Un
casque, une cuirasse, une cotte, des brassards, des jambards, le tout
mat et blanc comme de la pierre. J'y touchai, c'était du carton, mais
si bien modelé et peint en relief pour figurer les ornements repoussés,
qu'à deux pas l'illusion était complète. La cotte était en toile
d'encollage, et ses plis inflexibles simulaient on ne peut mieux
la sculpture. Le style de l'accoutrement guerrier était un mélange
d'antique et de rococo, comme on le voit employé dans les panoplies de
nos derniers siècles. Je me hâtai de revêtir cet étrange costume, même
le masque, qui représentait la figure austère et chagrine d'un vieux
capitaine, et dont les yeux blancs, doublés d'une gaze à l'intérieur,
avaient quelque chose d'effrayant. En me regardant dans la glace, cette
gaze ne me permettant pas une vision bien nette, je me crus changé en
pierre, et je reculai involontairement.

La porte se rouvrit. Stella vint m'examiner en silence, et en posant
son doigt sur ses lèvres: «C'est à merveille, dit-elle en parlant bas.
L'_uom' di sasso_ est effroyable! Mais n'oubliez pas les gants blancs...
Oh! ceux-ci sont trop frais, salissez-les un peu contre la muraille pour
leur donner un ton et des ombres. Il faut que, vu de près, tout fasse
illusion. Bien! venez maintenant. Mes frères vous attendent, mais mon
père ne se doute de rien. Allons, comportez-vous comme une statue bien
raisonnable. N'ayez pas l'air de voir et d'entendre!»

Elle me fit descendre un escalier dérobé, pratiqué dans l'épaisseur d'un
mur énorme, puis elle ouvrit une porte en bas, et me conduisit à un
siége où elle me laissa en me disant tout bas: «Posez-vous bien. Soyez
artiste dans cette pose-là!»

Elle disparut; le plus grand silence régnait autour de moi, et ce ne fut
qu'au bout de quelques secondes que la gaze de mon masque me permit de
distinguer les objets mal éclairés qui m'environnaient.

Qu'on juge de ma surprise: j'étais assis sur une tombe! Je faisais
monument dans un coin de cimetière éclairé par la lune. De vrais
ifs étaient plantés autour de moi, du vrai lierre grimpait sur mon
piédestal. Il me fallut encore quelques instants pour m'assurer que
j'étais dans un intérieur bien chauffé, éclairé par un clair de lune
factice. Les branches de cyprès qui s'entrelaçaient au-dessus de ma tête
me laissaient apercevoir des coins de ciel bleu, qui n'étaient pourtant
que de la toile peinte, éclairée par des lumières bleues. Mais tout cela
était si artistement agencé, qu'il fallait un effort de la raison pour
reconnaître l'artifice. Étais-je sur un théâtre? Il y avait bien devant
moi un grand rideau de velours vert; mais, autour de moi, rien ne
sentait le théâtre. Rien n'était disposé pour des effets de scène
ménagés au spectateur. Pas de coulisses apparentes pour l'acteur, mais
des issues formées par des masses de branches vertes et voilant leurs
extrémités par des toiles bleues perdues dans l'ombre. Point de
quinquets visibles; de quelque côté qu'on cherchât la lumière, elle
venait d'en haut, comme des astres, et, du point où l'on m'avait rivé
sur mon socle funéraire, je ne pouvais saisir son foyer. Le plancher
était caché sous un grand tapis vert imitant la mousse. Les tombes qui
m'entouraient me semblaient de marbre, tant elles étaient bien peintes
et bien disposées. Dans le fond, derrière moi, s'élevait un faux mur
qui ressemblait à un vrai mur à s'y tromper. On n'avait pas cherché
ces lointains factices qui ne font illusion qu'au parterre et contre
lesquels l'acteur se heurte aux profondeurs de l'horizon. La scène
dont je faisais partie était assez grande pour que rien n'y choquât
l'apparence de la réalité. C'était une vaste salle arrangée de façon à
ce que je pusse me croire dans une petite cour de couvent, ou dans un
coin de jardin destiné à d'illustres sépultures. Les cyprès semblaient
plantés réellement dans de grosses pierres qu'on avait transportées pour
les soutenir, et où la mousse du parc était encore fraîche.

Donc je n'étais pas sur un théâtre, et pourtant je servais à une
représentation quelconque. Voici ce que j'imaginai: M. de Balma était
fou, et ses enfants essayaient d'étranges fantaisies pour flatter la
sienne. On lui servait des tableaux appropriés à la disposition lugubre
ou riante de son cerveau malade, car j'avais entendu rire et chanter la
nuit précédente, quoiqu'on eût déjà parlé de cimetière. J'entendis des
chuchotements, des pas furtifs et des frôlements de robe derrière les
massifs qui m'environnaient; puis la douce voix de Béatrice, partant de
derrière le rideau, prononça ces mots:--_Il est temps!..._

Alors un choeur, formé de quelques voix admirables, s'éleva de divers
côtés, comme si des esprits eussent habité ces buissons de cyprès, dont
les tiges se balançaient sur ma tête et à mes pieds. J'arrangeai ma pose
de Commandeur, car je vis bien qu'il y avait du don Juan dans cette
affaire. Le choeur était de Mozart, et chantait les admirables accords
harmoniques du cimetière: «_Di rider finirai, pria dell'aurora. Ribaldo!
audace! lascia ai morti la pace!_»

Involontairement je mêlai ma voix à celle des fantômes invisibles; mais
je me tus en voyant le rideau s'ouvrir en face de moi.

Il ne se leva pas comme une toile de théâtre, il se sépara en deux
comme un vrai rideau qu'il était; mais il ne m'en dévoila pas moins
l'intérieur d'une jolie petite salle de spectacle, ornée de deux rangées
de belles loges décorées dans le goût de Louis XIV. Trois jolis lustres
pendaient de la voûte; il n'y avait pas de rampe allumée, mais il y
avait la place d'un orchestre. Le plus curieux de tout cela, c'est qu'il
n'y avait pas un spectateur, pas une âme dans toute cette salle, et que
je me trouvais poser la statue devant les banquettes.

--Si c'est là toute la mystification que je subis, pensai-je, elle n'est
pas bien méchante. Reste à savoir combien de temps on me laissera faire
mon effet dans le vide.

Je n'attendis pas longtemps. Don Juan et Leporello sortirent du massif
derrière moi, et se mirent à causer. Leurs costumes, admirables de
vérité, de bon goût et d'exactitude, ne me permirent pas de reconnaître
tout de suite les acteurs, car Leporello surtout était rajeuni de trente
ans. Il avait la taille leste, la jambe ferme, une barbe noire taillée
en collier andalous, une résille qui cachait son front ridé; mais, à sa
voix, pouvais-je hésiter un instant? C'était le vieux Boccaferri devenu
un acteur élégant et alerte.

Mais ce beau don Juan, ce fier et poétique jeune homme qui s'appuyait
négligemment sur mon piédestal, sans daigner tourner vers moi son
visage, ombragé d'une *d'une perruque blonde et d'un large feutre Louis
XIII, à plume blanche, quel était-il donc? Son riche vêtement semblait
emprunté à un portrait de famille. Ce n'était point un costume de
fantaisie, un composé de chiffons et de clinquant: c'était un véritable
pourpoint de velours aussi court que le portaient les dandys de
l'époque, avec des braies aussi larges, des passements aussi raides, des
rubans aussi riches et aussi souples. Rien n'y sentait la boutique, le
magasin de costumes, l'arrangement infidèle par lequel l'acteur
transige avec les bourgeoises du public en modifiant l'extravagance ou
l'exagération des anciennes modes, c'était la première fois que j'avais
sous les yeux un vrai personnage historique dans son vrai costume et
dans sa manière de le porter. Pour moi, peintre, c'était une bonne
fortune. Le jeune homme était svelte et fait au tour. Il se dandinait
comme un paon, et me donnait une idée beaucoup plus juste de don Juan
que ne me l'eût donnée le beau Célio lui-même sur les planches, car
Célio y eût voulu mettre quelque chose de hautain et de tragique
qui outrepasse la donnée du caractère... Mais tout à coup, sur une
observation poltronne de Leporello Boccaferri, il leva la tête vers moi,
statue, d'un air de nonchalante ironie, et je reconnus Célio Floriani en
personne.

Savait-il qui j'étais? Dans tous les cas, mon masque ne lui permettait
guère de sourire à des traits connus, et, comme la pièce me paraissait
engagée avec un merveilleux sang-froid, je gardai ma pose immobile.

Quand le premier effet de la surprise et de la joie se fut dissipé, car,
bien que je ne visse pas la Boccaferri, j'espérais qu'elle n'était pas
loin, je prêtai l'oreille à la scène qui se jouait, afin de ne pas la
faire manquer. Mon rôle n'était pas difficile, puisque je n'avais qu'un
geste à faire et un mot à dire, mais encore fallait-il les placer à
propos.

J'avais cru, d'après le choeur, où, faute d'instruments, des voix
charmantes remplaçaient les combinaisons harmoniques de l'orchestre,
qu'il s'agissait de l'opéra de Mozart rendu d'une certaine façon; mais
le dialogue parlé de Célio et de Boccaferri me fit croire qu'on jouait
la comédie de Molière en italien. Je la savais presque par coeur en
français; je ne fus donc pas longtemps à m'apercevoir qu'on ne suivait
pas cette version à la lettre, car dona Anna, vêtue de noir, traversa
le fond du cimetière, s'approcha de moi comme pour prier sur ma tombe,
puis, apercevant deux promeneurs, elle se cacha pour écouter. Cette
belle dona Anna, costumée comme un Velasquez, était représentée par
Stella. Elle était pâle et triste, autant que son rôle le comportait en
cet instant. Elle apprit là que c'était don Juan qui avait tué son père,
car le réprouvé s'en vanta presque, en raillant le pauvre Leporello qui
mourait de peur. Anna étouffa un cri en fuyant. Leporello répondit par
un cri d'effroi, et déclara à son maître que les âmes des morts étaient
irritées de son impiété; que, quant à lui, il ne traverserait pas cet
endroit du cimetière, et qu'il en ferait le tour extérieur plutôt que
d'avancer d'un pas. Don Juan le prit par l'oreille et le força de lire
l'inscription du monument du Commandeur. Le pauvre valet déclara ne
savoir pas lire, comme dans le libretto de l'opéra italien. La scène se
prolongea d'une manière assez piquante à étudier, car c'était un composé
de la comédie de Molière et du drame lyrique mis en action et en langage
vulgaire, le tout compliqué et développé par une troisième version
que je ne connaissais pas et qui me parut improvisée. Cela faisait un
dialogue trop étendu et parfois trop familier pour une scène qui se
serait jouée en public, mais qui prenait là une réalité surprenante, à
tel point que la convention ne s'y sentait plus du tout par moments, et
que je croyais presque assister à un épisode de la vie de don Juan. Le
jeu des acteurs était si naturel et le lieu où ils se tenaient si bien
disposé pour la liberté de leurs mouvements, qu'ils n'avaient plus du
tout l'air de jouer la comédie, mais de se persuader qu'ils étaient les
vrais types du drame.

Cette illusion me gagna moi-même quand je vis Leporello m'adresser
l'invitation de son maître, et montrer à mon inflexion de tête une
terreur non équivoque. Jamais tremblement convulsif, jamais contraction
du visage, jamais suffocation de la voix et flageolement des jambes
n'appartinrent mieux à l'homme sérieusement épouvanté par un fait
surnaturel. Don Juan lui-même fut ému lorsque je répondis à son
insolente provocation par le _oui_ funèbre. Un coup de tamtam dans
la coulisse et des accords lugubres faillirent me faire tressaillir
moi-même. Don Juan conserva la tête haute, le corps raide, la flamberge
arrogante retroussant le coin du manteau; mais il tremblait un peu, sa
moustache blonde se hérissait d'une horreur secrète, et il sortit en
disant: «Je me croyais à l'abri de pareilles hallucinations; sortons
d'ici!» *il passa devant moi en me toisant avec audace; mais son oeil
était arrondi par la peur, et une sueur froide baignait son front
altier. Il sortit avec Leporello, et le rideau se referma pendant que
les esprits reprenaient le choeur du commencement de la scène:

  Di rider finirai, etc.

Aussitôt dona Anna vint me prendre par la main, et m'aidant à me
débarrasser du masque, elle me conduisit au bord du rideau, en me disant
de regarder avec précaution dans la salle. Le parterre de cette salle,
qui n'était garni que d'une douzaine de fauteuils, d'une table chargée
de papiers et d'un piano à queue, devenait, dans les entr'actes, le
foyer des acteurs. J'y vis le vieux Boccaferri s'éventant avec un
éventail de femme, et respirant à pleine poitrine comme un homme qui
vient d'être réellement très-ému. Célio rassemblait des papiers sur la
table; Béatrice, belle comme un ange, en costume de Zerlina, tenait par
la main un charmant garçon encore imberbe, qui me sembla devoir être
Masetto. Un cinquième personnage, enveloppé d'un domino de bal, qui,
retroussé sur sa hanche, laissait voir une manchette de dentelle sur un
bas de soie noire, me tournait le dos. C'était la troisième prétendue
demoiselle de Balma, _la sourde_, costumée en Ottavio, qui m'avait
intrigué dans le jardin; mais était-ce là Cécilia? Elle me paraissait
plus grande, et cette tournure dégagée, cette pose de jeune homme, ne me
rappelaient pas la Boccaferri, à laquelle je n'avais jamais vu porter
sur la scène les vêtements de notre sexe.

J'allais demander son nom à Stella, lorsque celle-ci mit le doigt sur
ses lèvres et me fit signe d'écouter.

--Pardieu! disait Boccaferri à Célio, qui lui faisait compliment de la
manière dont il avait joué, on aurait bien joué à moins! J'étais mort
de peur, et cela tout de bon; car je n'avais pas vu la statue à la
répétition d'hier, et quoique j'aie coupé et peint moi-même toutes les
pièces d'armure, je ne me représentais pas l'effet qu'elles produisent
quand elles sont revêtues. Salvator posait dans la perfection, et il a
dit son _oui_ avec un timbre si excellent, que je n'ai pas reconnu le
son de sa voix; et puis, dans ce costume, il me faisait l'effet d'un
géant. Où est-il donc cet enfant, que je le complimente?

Boccaferri se retourna brusquement, et vit derrière lui le jeune homme
auquel il s'adressait, occupé à mettre du rouge pour faire le personnage
de Masetto.--En bien! quoi? s'écria Boccaferri, tu as déjà eu le temps
de changer de costume?

--Comment, _mon vieux_ répondit le jeune homme, tu crois que c'est moi
qui ai fait la statue? Tu ne te souviens pas de m'avoir vu dans la
coulisse au moment où tu es revenu tomber à genoux, comme voulant fuir
(au plus beau moment de ta frayeur!), et que tu m'as dit tout bas: Cette
figure de pierre m'a fait vraiment peur!

--Moi, je t'ai dit cela? reprit Boccaferri stupéfait, je ne m'en
souviens pas. Je te voyais sans te voir; je n'avais pas ma tête. Oui,
j'ai eu réellement peur. Je suis content, notre essai réussit, mes
enfants; voilà que l'émotion nous gagne. Pour moi, c'est déjà fait; et
quand vous en serez tous là, vous serez tous de grands artistes!...

--Mais, vieux fou, dit Célio en souriant, si ce n'était pas Salvator qui
faisait la statue, qui était-ce donc? Tu ne te le demandes pas?

--Au fait, qui était-ce? Qui diable a fait cette statue?

Et Boccaferri se leva tout effrayé en promenant des yeux hagards autour
de lui.

--Le bonhomme est très-impressionnable, me dit Stella; il ne faudrait
pas pousser plus loin l'épreuve. Nommez-vous avant de vous montrer.



X.

OTTAVIO.

--Maître Boccaferri! criai-je en ouvrant doucement le rideau,
reconnaissez-vous la voix du Commandeur?

--Oui, pardieu! je reconnais cette voix, répondit-il; mais je ne puis
dire à qui elle appartient. Mille diables! il y a ici ou un revenant, ou
un intrus; qu'est-ce que cela signifie, enfants?

--Cela signifie, mon père, dit Ottavio en se retournant et en me
montrant enfin les traits purs et nobles de la Cécilia, que nous avons
ici un bon acteur et un bon ami de plus. Elle vint à moi en me tendant
la main. Je m'élançai d'un bond dans l'emplacement de l'orchestre;
je saisis sa main que je baisai à plusieurs reprises, et j'embrassai
ensuite le vieux Boccaferri qui me tendait les bras. C'était la première
fois que je songeais à lui donner cette accolade, dont la seule idée
m'eût causé du dégoût deux mois auparavant. Il est vrai que c'était la
première fois que je ne le trouvais pas ivre, ou sentant la vieille pipe
et le vin nouveau.

Célio m'embrassa aussi avec plus d'effusion véritable que je ne l'y
eusse cru disposé. La douleur de son _fiasco_ semblait s'être effacée,
et, avec elle, l'amertume de son langage et de sa physionomie. «Ami,
me dit-il, je veux te présenter à tout ce que j'aime. Tu vois ici les
quatre enfants de la Floriani, mes soeurs Stella et Béatrice, et mon
jeune frère Salvator, le Benjamin de la famille, un bon enfant bien gai,
qui pâlissait dans l'étude d'un homme de loi, et qui a quitté ce noir
métier de scribe, il y a deux jours, pour venir se faire artiste à
l'école de notre père adoptif, Boccaferri. Nous sommes ici pour tout le
reste de l'hiver sans bouger; nous y faisons, les uns leur éducation,
les autres leur stage dramatique. On t'expliquera cela plus tard:
maintenant il ne faut pas trop s'absorber dans les embrassades et les
explications, car on perdrait la pièce de vue; on se refroidirait sur
l'affaire principale de la vie, sur ce qui passe avant tout ici, l'art
dramatique!

--Un seul et dernier mot, lui dis-je en regardant Cécilia à la dérobée:
pourquoi, cruels, m'aviez-vous abandonné? Si le plus incroyable, le plus
inespéré des hasards ne m'eût conduit ici, je ne vous aurais peut-être
jamais revus qu'à travers la rampe d'un théâtre; car tu m'avais promis
de m'écrire, Célio, et tu m'as oublié!

--Tu mens! répondit-il en riant. Une lettre de moi, avec une invitation
de notre cher hôte, le marquis, te cherche à Vienne dans ce moment-ci.
Ne m'avais-tu pas dit que tu ne repasserais les Alpes qu'au printemps?
Ce serait à toi de nous expliquer comment nous te retrouvons ici, ou
plutôt comment tu as découvert notre retraite, et pourquoi il a fallu
que ces demoiselles se compromissent jusqu'à t'écrire un billet doux
sous ma dictée pour te donner le courage d'entrer par la porte au lieu
de venir rôder sous les fenêtres. Si l'aventure d'hier soir ne m'eût pas
mis sur tes traces, si je ne les avais suivies, ce matin, ces traces
indiscrètes empreintes sur la neige, et cela jusque chez le voiturin
Volabù, où j'ai vu ton nom sur une caisse placée dans son hangar, tu
nous ménageais donc quelque terrible surprise?

--Moi? j'étais le plus sot et le plus innocent des curieux. Je ne vous
savais pas ici. J'avais la tête échauffée par votre sabbat nocturne, qui
met en émoi tout le hameau, et je venais tâcher de surprendre les manies
de M. le marquis de Balma... Mais à propos, m'écriai-je en éclatant de
rire et en promenant aussitôt un regard inquiet et confus autour de moi,
chez qui sommes-nous ici? Que faites-vous chez ce vieux marquis, et
comment peut-il dormir pendant un pareil vacarme?

Toute la troupe échangea à son tour des regards d'étonnement, et
Béatrice éclata de rire comme je venais de le faire.

Mais Boccaferri prit la parole avec beaucoup de sang-froid pour me
répondre.--Le vieux marquis est un monomane, en effet, dit-il. Il a la
passion du théâtre, et son premier soin, dès qu'il s'est vu riche et
maître d'un beau château, ç'a été de recruter, par mon intermédiaire, la
troupe choisie qui est sous vos yeux, et de la cacher ici en la faisant
passer pour sa famille. Comme il est grand dormeur et passablement
sourd, nous nous amusons à répéter sans qu'il nous gêne, et, au premier
jour, nous ferons nos débuts devant lui; mais, comme il est censé
pleurer la mort du généreux frère qui ne l'a fait son héritier que
faute d'avoir songé à le déshériter, il nous a recommandé le plus grand
mystère. C'est pour cela que personne ne sait à quoi nous passons nos
nuits, et l'on aime mieux supposer que c'est à évoquer le diable qu'à
nous occuper du plus vaste et du plus complet de tous les arts. Restez
donc avec nous, Salentini, tant qu'il vous plaira, et, si la partie vous
amuse, soyez associée à notre théâtre. Comme je fais la pluie et le
beau temps ici, on n'y saura pas votre vrai nom, s'il vous plaît d'en
changer. Vous passerez même, au besoin, pour un sixième enfant du
marquis. C'est moi son bras droit et son factotum qui choisis les sujets
et qui les dirige. Vous voyez que je suis lié de vieille date avec ce
bon seigneur, cela ne doit pas vous étonner: c'était un vieux ivrogne,
et nous nous sommes connus au cabaret; mais nous nous sommes amendés
ici, et, depuis que nous avons le vin à discrétion, nous sommes d'une
sobriété qui vous charmera... Allons! nous oublions trop la pièce, et
ce n'est pas dans un entr'acte qu'il faut se raconter des histoires.
Voulez-vous faire jusqu'au bout le rôle de la statue? Ce n'est qu'une
entrée de manége; demain on vous donnera, dans une autre pièce, le rôle
que vous voudrez, ou bien vous prendrez celui d'Ottavio; et Cécilia
créera celui d'Elvire, que nous avions supprimé. Vous avez déjà compris
que nous inventons un théâtre d'une nouvelle forme et complètement à
notre usage. Nous prenons le premier scénario venu, et nous improvisons
le dialogue, aidés des souvenirs du texte. Quand un sujet nous plaît,
comme celui-ci, nous l'étudions pendant quelques jours en le modifiant
_ad libitum_. Sinon, nous passons à un autre, et souvent nous faisons
nous-mêmes le sujet de nos drames et de nos comédies, en laissant à
l'intelligence et à la fantaisie de chaque personnage le soin d'en tirer
parti. Vous voyez déjà qu'il ne s'agit pour nous que d'une chose,
c'est d'être créateurs et non interprètes serviles. Nous cherchons
l'inspiration, et elle nous vient peu à peu. Au reste, tout ceci
s'éclaircira pour vous en voyant comment nous nous y prenons. Il est
déjà dix heures, et nous n'avons joué que deux actes. _All'opra!_ mes
enfants! Les jeunes gens au décor, les demoiselles au manuscrit pour
nous aider dans l'ordre des scènes, car il faut de l'ordre même dans
l'inspiration. Vite, vite, voici un entr'acte qui doit indisposer le
public.

Boccaferri prononça ces derniers mots d'un ton qui eût fait croire qu'il
avait sous les yeux un public imaginaire remplissant cette salle vide et
sonore. Mais il n'était pas maniaque le moins du monde. Il se livrait à
une consciencieuse étude de l'art, et il faisait d'admirables élèves en
cherchant lui-même à mettre en pratique des théories qui avaient été le
rêve de sa vie entière.

Nous nous occupâmes de changer la scène. Cela se fit en un clin d'oeil,
tant les pièces du décor étaient bien montées, légères, faciles à remuer
et la salle bien machinée.--Ceci était une ancienne salle de spectacle
parfaitement construite et entendue, me dit Boccaferri. Les Balma ont
eu de tout temps la passion du théâtre, sauf le dernier, qui est mort
triste, ennuyé, parfaitement égoïste et nul, faute d'avoir cultivé et
compris cet art divin. Le marquis actuel est le digne fils de ses pères,
et son premier soin a été d'exhumer les décors et les costumes qui
remplissaient cette aile de son manoir. C'est moi qui ai rendu la vie à
tous ces cadavres gisant dans la poussière. Vous savez que c'était mon
métier _là-bas_. Il ne m'a pas fallu plus de huit jours pour rendre
la couleur et l'élasticité à tout cela. Ma fille, qui est une grande
artiste, a rajeuni les habillements et leur a rendu le style et
l'exactitude dont on faisait bon marché il y a cinquante ans. Les
petites Floriani, qui veulent être artistes aussi un jour, l'aident en
profitant de ses leçons. Moi, avec Célio, qui vaut dix hommes pour la
promptitude d'exécution, l'adresse des mains et la rapidité d'intuition,
nous avons imaginé de faire un théâtre dont nous pussions jouir
nous-mêmes, et qui n'offrit pas à nos yeux, désabusés à chaque instant,
ces laids intérieurs de coulisses pelées où le froid vous saisit le
coeur et l'esprit dès que vous y rentrez. Nous ne nous moquons pas pour
cela du public, qui est censé partager nos illusions. Nous agissons
en tout comme si le public était là; mais nous n'y pensons que dans
l'entr'acte. Pendant l'action, il est convenu qu'on l'oubliera, comme
cela devrait être quand on joue pour tout de bon devant lui. Quant à
notre système de décor, placez-vous au fond de la salle, et vous verrez
qu'il fait plus d'effet et d'illusion que s'il y avait un ignoble envers
tourné vers nous, et dont le public, placé de côté, aperçoit toujours
une partie.

Il est vrai que nous employons ici, pour notre propre satisfaction, des
moyens naïfs dont le charme serait perdu sur un grand théâtre. Nous
plantons de vrais arbres sur nos planchers et nous mettons de vrais
rochers jusqu'au fond de notre scène. Nous le pouvons, parce qu'elle
est petite, nous le devons même, parce que les grands moyens de la
perspective nous sont interdits. Nous n'aurions pas assez de distance
pour qu'ils nous fissent illusion à nous-mêmes, et le jour où nous
manquerons de l'illusion de la vue, celle de l'esprit nous manquera.
Tout se tient: l'art est homogène, c'est un résumé magnifique de
l'ébranlement de toutes nos facultés. Le théâtre est ce résumé par
excellence, et voilà pourquoi il n'y a ni vrai théâtre, ni acteurs
vrais, ou fort peu, et ceux-là qui le sont ne sont pas toujours compris,
parce qu'ils se trouvent enchâssés comme des perles fines au milieu de
diamants faux dont l'éclat brutal les efface.

Il y a peu d'acteurs vrais, et tous devraient l'être! Qu'est-ce qu'un
acteur, sans cette première condition essentielle et vitale de son art?
On ne devrait distinguer le talent de la médiocrité que par le plus
ou moins d élévation d'esprit des personnes. Un homme de coeur et
d'intelligence serait forcément un grand acteur, si les règles de l'art
étaient connues et observées; au lieu qu'on voit souvent le contraire.
Une femme belle, intelligente, généreuse dans ses passions, exercée à la
grâce libre et naturelle, ne pourrait pas être au second rang, comme l'a
toujours été ma fille, qui n'a pas pu développer sur la scène l'âme
et le génie qu'elle a dans la vie réelle. Faute de se trouver dans un
milieu assez artiste pour l'impressionner, elle a toujours été glacée
par le théâtre, et vous la verrez pourtant ici, vous ne la reconnaîtrez
point! C'est qu'ici rien ne nous choque et ne nous contriste: nous
élargissons par la fantaisie le cadre où nous voulons nous mouvoir, et
la poésie du décor est la dorure du cadre.

Oui, Monsieur, continua Boccaferri avec animation, tout en arrangeant
mille détails matériels sans cesser de causer, l'invraisemblance de la
mise en scène, celle des caractères, celle du dialogue, et jusqu'à celle
du costume, voilà de quoi refroidir l'inspiration d'un artiste qui
comprend le vrai et qui ne peut s'accommoder du faux. Il n'y a rien de
bête comme un acteur qui se passionne dans une scène impossible, et qui
prononce avec éloquence des discours absurdes. C'est parce qu'on fait
de pareilles pièces et qu'on les monte par-dessus le marché avec une
absurdité digne d'elles, qu'on n'a point d'acteurs vrais, et, je vous
le disais, tous devraient l'être. Rappelez-vous la Cécilia. Elle a trop
d'intelligence pour ne pas sentir le vrai; vous l'avez vue souvent
insuffisante, presque toujours trop concentrée et cachant son émotion,
mais vous ne l'avez jamais vue donner à côté, ni tomber dans le faux; et
pourtant c'était une pâle actrice. Telle qu'elle était, elle ne déparait
rien, et la pièce n'en allait pas plus mal. Eh bien, je dis ceci: que
le théâtre soit vrai, tous les acteurs seront vrais, même les plus
médiocres ou les plus timides; que le théâtre soit vrai, tous les
êtres intelligents et courageux seront de grands acteurs; et, dans
les intervalles où ceux-ci n'occuperont pas la scène, où le public se
reposera de l'émotion produite par eux, les acteurs secondaires seront
du moins naïfs, vraisemblables. Au lieu d'une torture qu'on subit à
voir grimacer des sujets détestables, on éprouvera un certain bien-être
confiant à suivre l'action dans les détails nécessaires à son
développement. Le public se formera à cette école, et, au lieu d'injuste
et de stupide qu'il est aujourd'hui, il deviendra consciencieux,
attentif, amateur des oeuvres bien faites et ami des artistes de bonne
foi. Jusque-là, qu'on ne me parle pas de théâtre, car vraiment c'est un
art quasi perdu dans le monde, et il faudra tous les efforts d'un génie
complet pour le ressusciter.
                
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