Oui, mon fils Célio! dit-il en s'adressant au jeune homme qui attendait
pour faire commencer l'acte qu'il eût cessé de babiller, ta mère, la
grande artiste, avait compris cela. Elle m'avait écouté et elle m'a
toujours rendu justice, en disant qu'elle me devait beaucoup. C'est
parce qu'elle partageait mes idées qu'elle voulut faire elle-même les
pièces qu'elle jouait, être la directrice de son théâtre, choisir et
former ses acteurs. Elle sentait qu'une grande actrice a besoin de bons
interlocuteurs et que la tirade d'une héroïne n'est pas inspirée quand
sa confidente l'écoute d'un air bête. Nous avons fait ensemble des
essais hardis; j'ai été son décorateur, son machiniste, son répétiteur,
son costumier et parfois même son poëte; l'art y gagnait sans doute,
mais non les affaires. Il eût fallu une immense fortune pour vaincre les
premiers obstacles qui s'élevaient de toutes parts. Et puis le public ne
sait point seconder les nobles efforts, il aime mieux s'abrutir à bon
marché que de s'ennoblir à grands frais.
Mais toi, Célio, mais vous, Stella, Béatrice, Salvator, vous êtes
jeunes, vous êtes unis, vous comprenez l'art maintenant, et vous pouvez,
à vous quatre, tenter une rénovation. Ayez-en du moins le désir,
caressez-en l'espérance; quand même ce ne serait qu'un rêve, quand même
ce que nous faisons ici ne serait qu'un amusement poétique, il vous en
restera quelque chose qui vous fera supérieurs aux acteurs vulgaires et
aux supériorités de ficelle. O mes enfants! laissez-moi vous souffler le
feu sacré qui me rajeunit et qui m'a consumé en vain jusqu'ici, faute
d'aliments à mon usage. Je ne regretterai pas d'avoir échoué toute ma
vie, en toutes choses, d'avoir été aux prises avec la misère jusqu'à
être forcé d'échapper au suicide par l'ivresse! Non, je ne me plaindrai
de rien dans mon triste passé, si la vivace postérité de la Floriani
élève son triomphe sur mes débris, si Célio, son frère et ses soeurs
réalisent le rêve de leur mère, et si le pauvre vieux Boccaferri peut
s'acquitter ainsi envers la mémoire de cet ange!
--Tu as raison, ami, répondit Célio, c'était le rêve de ma mère de
nous voir grands artistes; mais pour cela, disait-elle, il fallait
_renouveler l'art_. Nous comprenons aujourd'hui, grâce à toi, ce qu'elle
voulait dire; nous comprenons aussi pourquoi elle prit sa retraite à
trente ans, dans tout l'éclat de sa force et de son génie, c'est-à-dire
pourquoi elle était déjà dégoûtée du théâtre et privée d'illusions.
Je ne sais si nous ferons faire un progrès à l'esprit humain sous ce
rapport; mais nous le tenterons, et, quoi qu'il arrive, nous bénirons
tes enseignements, nous rapporterons à toi toutes nos jouissances; car
nous en aurons de grandes, et si les goûts exquis que tu nous donnes
nous exposent à souffrir plus souvent du contact des mauvaises choses,
du moins, quand nous toucherons aux grandes, nous les sentirons plus
vivement que le vulgaire.
Nous passâmes au troisième acte, qui était emprunté presque en entier au
libretto italien. C'était une fête champêtre donnée par don Juan à ses
vassaux et à ses voisins de campagne dans les jardins de son château.
J'admirai avec quelle adresse le scénario de Boccaferri déguisait les
impossibilités d'une mise en scène où manquaient les comparses. La foule
était toujours censée se mouvoir et agir autour de la scène où elle
n'entrait jamais, et pour cause. De temps en temps un des acteurs, hors
de scène, imitait avec soin des murmures, des trépignements lointains.
Derrière les décors on fredonnait _pianissimo_ sur un instrument
invisible un air de danse tiré de l'opéra, en simulant un bal à
distance. Ces détails étaient improvisés avec un art extrême, chacun
prenant part à l'action avec une grande ardeur et beaucoup de
délicatesse de moyens pour seconder les personnages en scène sans
les distraire ni les déranger. L'arrangement ingénieux des coulisses
étroites et sombres, ne recevant que le jour du théâtre qui s'éteignait
dans leurs profondeurs, permettait à chacun d'observer et de saisir tout
ce qui se passait sur la scène, sans troubler la vraisemblance en se
montrant aux personnages en action. Tout le monde était occupé, et
personne n'avait la faculté de se distraire une seule minute du sujet,
ce qui faisait qu'on rentrait en scène aussi animé qu'on en était sorti.
Je trouvai donc le moyen de m'utiliser activement, bien que n'ayant pas
à paraître dans cet acte. Le scénario surtout était la chose délicate à
observer; et si je ne l'eusse pas vu pratiquer à ces êtres intelligents,
qui me communiquaient à mon insu leur finesse de perception, je n'aurais
pas cru possible de s'abandonner aux hasards de l'improvisation sans
manquer à la proportion des scènes, à l'ordre des entrées et des
sorties, et à la mémoire des détails convenus; Il parait que, dans les
premiers essais, cette difficulté avait paru insurmontable aux Floriaui;
mais Boccaferri et sa fille ayant persisté, et leurs théories sur la
nature de l'inspiration dans l'art et sur la méthode d'en tirer parti
ayant éclairé ce mystérieux travail, la lumière s'était faite dans
ce premier chaos, l'ordre et la logique avaient repris leurs droits
inaliénables dans toute opération saine de l'art, et l'effrayant
obstacle avait été vaincu avec une rapidité surprenante. On n'en était
même plus à s'avertir les uns les autres par des clins d'oeil et des
mots à la dérobée comme on avait fait au commencement. Chacun avait sa
règle écrite en caractères inflexibles dans la pensée; le brillant des
à-propos dans le dialogue, l'entraînement de la passion, le sel de
l'impromptu, la fantaisie de la divagation, avaient toute leur liberté
d'allure, et cependant l'action ne s'égarait point, ou, si elle semblait
oubliée un instant pour être réengagée et ressaisie sur un incident
fortuit, la ressemblance de ce mode d'action dramatique avec la vie
réelle (ce grand décousu, recousu sans cesse à propos) n'en était que
plus frappante et plus attachante.
Dans cet acte, j'admirai d'abord deux talents nouveaux, Béatrice-Zerlina
et Salvator-Masetto. Ces deux beaux enfants avaient l'inappréciable
mérite d'être aussi jeunes et aussi frais que leurs rôles; et l'habitude
de leur familiarité fraternelle donnait à leur dispute un adorable
caractère de chasteté et d'obstination enfantine qui ne gâtait rien à
celui de la scène. Ce n'était pas là tout à fait pourtant l'intention
du libretto italien, encore moins cette de Molière; mais qu'importe? la
chose, pour être rendue d'instinct, me parut meilleure ainsi. Le jeune
Salvator (le Benjamin, comme on l'appelait) joua comme un ange. Il ne
chercha pas à être comique, et il le fut. Il parla le dialecte milanais,
dont il savait toutes les gentillesses et toutes les naïves métaphores
pour en avoir été bercé naguère; il eut un senti ment vrai des dangers
que courait Zerline à se laisser courtiser par un libertin; il la tança
sur sa coquetterie avec une liberté de frère qui rendit d'autant plus
naturelle la franchise du paysan. Il sut lui adresser ces malices de
l'intimité qui piquent un peu les jeunes filles quand elles sont dites
devant un étranger, et Béatrice fut piquée tout de bon, ce qui fit
d'elle une merveilleuse actrice sans qu'elle y songeât.
Mais, à ce joli couple, succéda un couple plus expérimenté et plus
savant, Anna et Ottavio. Stella était une héroïne pénétrante de
noblesse, de douleur et de rêverie. Je vis qu'elle avait bien lu et
compris le _Don Juan_ d'Hoffmann, et qu'elle complétait le personnage
du libretto en laissant pressentir une délicate nuance d'entraînement
involontaire pour l'irrésistible ennemi de son sang et de son bonheur.
Ce point fut touché d'une manière exquise, et cette victime d'une
secrète fatalité fut plus vertueuse et plus intéressante ainsi, que la
fière et forte fille du Commandeur pleurant et vengeant son père sans
défaillance et sans pitié.
Mais que dirai-je d'Ottavio? Je ne concevais pas ce qu'on pouvait faire
de ce personnage en lui retranchant la musique qu'il chante: car c'est
Mozart seul qui eu a fait quelque chose. La Boccaferri avait donc tout a
créer, et elle créa de main de maître; elle développa la tendresse,
le dévouement, l'indignation, la persévérance que Mozart seul sait
indiquer: elle traduisit la pensée du maître dans un langage aussi élevé
que sa musique; elle donna à ce jeune amant la poésie, la grâce, la
fierté, l'amour surtout!...--Oui, c'est là de l'amour, me dit tout à
coup Célio en s'approchant de mon oreille, dans la coulisse, comme s'il
eût répondu à ma pensée. Écoute et regarde la Cécilia, mon ami, et tâche
d'oublier le serment que je t'ai fait de ne jamais l'aimer. Je ne peux
plus te répondre de rien à cet égard, car je ne la connaissais pas il y
a deux mois; je ne l'avais jamais entendue exprimer l'amour, et je ne
savais pas qu'elle put le ressentir. Or, je le sais maintenant que je
la vois loin du public qui la paralysait. Elle s'est transformée à mes
yeux, et moi, je me suis transformé aux miens propres. Je me crois
capable d'aimer autant qu'elle. Reste a savoir si nous serons l'un
à l'autre l'objet de cette ardeur qui couve en nous sans autre but
déterminé, à l'heure qu'il est, que la révélation de l'art; mais ne te
fie plus à ton ami, Adorno! et travaille pour ton compte sans l'appeler
à ton aide.
En parlant ainsi, Célio me tenait la main et me la serrait avec une
force convulsive. Je sentis, au tremblement de tout son être, que lui ou
moi étions perdus.
--Qu'est-ce que cela? nous dit Boccaferri en passant près de nous.
Une distraction? un dialogue dans la coulisse? Voulez-vous donc faire
envoler le dieu qui nous inspire? Allons, don Juan, retrouvez-vous,
oubliez Célio Floriani, et allons tourmenter Masetto!
XI.
LE SOUPER.
Quand cet acte fut fini, on retourna dans le parterre, lequel, ainsi que
je l'ai dit, était disposé en salle de repos ou d'étude à volonté, et on
se pressa autour de Boccaferri pour avoir son sentiment et profiter de
ses observations. Je vis là comment il procédait pour développer ses
élèves; car sa conversation était un véritable cours, et le seul sérieux
et profond que j'aie jamais entendu sur cette matière.
Tant que durait la représentation, il se gardait bien d'interrompre
les acteurs, ni même de laisser percer son contentement ou son blâme,
quelque chose qu'ils fissent; il eût craint de les troubler ou de
les distraire de leur but. Dans l'entr'acte, il se faisait juge; il
s'intitulait _public éclairé_, et distribuait la critiqué ou l'éloge.
--Honneur à la Cécilia! dit-il pour commencer. Dans cet acte, elle a
été supérieure à nous tous. Elle a porté l'épée et parlé d'amour comme
Roméo; elle m'a fait aimer ce jeune homme dont le rôle est si délicat.
Avez-vous remarqué un trait de génie, mes enfants? Écoutez. Célio,
Adorno, Salvator; ceci est pour les hommes; les petites filles n'y
comprendraient rien. Dans le libretto, que vous savez tous par coeur, il
y a un mot que je n'ai jamais pu écouter sans rire. C'est lorsque dona*
Anna raconte à son fiancé qu'elle a failli être victime de l'audace
de don Juan, ce scélérat ayant imité, dans la nuit du meurtre du
Commandeur, la démarche et les manières d'Ottavio pour surprendre sa
tendresse. Elle dit qu'elle s'est échappée de ses bras, et qu'elle a
réussi à le repousser. Alors don Ottavio, qui a écouté ce récit avec
une piteuse mine, chante naïvement: _Respiro!_ Le mot est bien écrit
musicalement pour le dialogue, comme Mozart savait écrire le moindre
mot, mais le mot est par trop niais. Rubini, comme un maître intelligent
qu'il est, le disait sans expression marquée, et en sauvait ainsi le
ridicule: mais presque tous les autres Ottavio que j'ai entendus
ne manquaient point de _respirer_ le mot a pleine poitrine, en
levant les yeux au ciel, comme pour dire au public: «Ma foi, je l'ai
échappé belle».
Eh bien, Cécilia a écouté le récit d'Anna avec une douleur chaste, une
indignation concentrée, qui n'aurait prêté à rire à aucun parterre, si
impudique qu'il eût été! Je l'ai vu pâlir, mon jeune Ottavio! car la
figure de l'acteur vraiment ému pâlit sous le fard, sans qu'il soit
nécessaire de se retourner adroitement pour passer le mouchoir sur les
joues, mauvaise _ficelle_, ressource grossière de l'art grossier.
Et puis, quand il a été soulage de son inquiétude, au lieu de dire:
_Je respire!_ il s'est écrié, du fond de l'âme: _Oh! perdue ou
sauvée, tu aurait toujours été à moi_!
--Oui, oui, s'écria Stella, qui ne se piquait pas de faire la petite
fille ignorante, et s'occupait d'être artiste avant tout; j'ai été si
frappée de ce mot, que j'ai senti comme un remords d'avoir été émue un
instant dans les bras du perfide. J'ai aimé Ottavio, et vous allés voir,
dans le quatrième acte, combien cette généreuse parole m'a rendu de
force et de fierté.
--Brava! bravissima! dit Boccaferri, voilà ce qui s'appelle comprendre:
un entr'acte ne doit pas être perdu pour un véritable artiste. Tandis
qu'il repose ses membres et sa voix, il faut que son intelligence
continue à travailler, qu'il résume ses émotions récentes, et qu'il
se prépare à de nouveaux combats contre les dangers et les maux de sa
destinée. Je ne me lasserai pas de vous le dire, le théâtre doit être
l'image de la vie: de même que, dans la vie réelle, l'homme se recueille
dans la solitude ou s'épanche dans l'intimité, pour comprendre les
événements qui le pressent, et pour trouver dans une bonne résolution ou
dans un bon conseil la puissance de dénouer et de gouverner les faits,
de même l'acteur doit méditer sur l'action du drame et sur le caractère
qu'il représente. Il doit chercher tous les jours, et entre chaque
scène, tous les développements que ce rôle comporte. Ici, nous sommes
libres de la lettre, et l'esprit d'improvisation nous ouvre un champ
illimité de créations délicieuses. Mais, lors même qu'en public vous
serez esclaves d'un texte, un geste, une expression de visage suffiront
pour rendre votre intention. Ce sera plus difficile, mes enfants! car il
faudra tomber juste du premier coup, et résumer une grande pensée dans
un petit effet; mais ce sera plus subtil à chercher et plus glorieux à
trouver: ce sera le dernier mot de la science, la pierre précieuse par
excellence que nous cherchons ici dans une mine abondante de matériaux
variés, où nous puisons à pleines mains, comme d'heureux et avides
enfants que nous sommes, en attendant que nous soyons assez exercés et
assez habiles pour ne choisir que le plus beau diamant de la roche.
Toi, Célio, continua Boccaferri, qu'on écoutait là comme un oracle, et
contre lequel le fier Célio lui-même n'essayait pas de regimber, tu as
été trop leste et pas assez hypocrite. Tu as oublié que la naïve et
crédule Zerline était déjà assez femme pour exiger plus de cajoleries et
pour se méfier de trop de hardiesse. Tu n'as pas oublié que Béatrice est
ta soeur, et tu l'as traitée comme un petit enfant que tu es habitué à
caresser sans qu'elle s'en fâche ou s'en inquiète.--Sois plus perfide,
plus méchant, plus sec de coeur, et n'oublie pas que, dans l'acte que
nous allons jouer, tu vas te faire tartufe... A propos, il nous manquait
un père, en voici un; c'est M. Salentini qui nous tombe du ciel, et il
faut improviser la scène du père. C'est du Molière, et c'est beau! Vite,
enfants! un costume de grand d'Espagne à M. Salentini. L'habit _Louis
XIII_, tirant encore sur l'_Henri IV_, ancienne mode; grande fraise, et
la trousse violette, le pourpoint long, peu ou point de rubans. Courez,
Stella, n'oubliez rien; vous savez que je n'admets pas le: _Je n'y ai
pas pensé_ des jeunes filles. Repassez-moi tous les deux, ajouta-t-il en
s'adressant à Célio et à moi, la scène de Molière. Monsieur Salentini,
il ne s'agit que de s'en rappeler l'esprit et de s'en imprégner. Ne vous
attachez pas aux mots. Au contraire, oubliez-les entièrement: la moindre
phrase, retenue par coeur, est mortelle à l'improvisation... Mais,
mon Dieu! j'oublie que vous n'êtes pas ici pour apprendre à jouer la
comédie. Vous le ferez donc par complaisance, et vous le ferez bien,
parce que vous avez du talent dans une autre partie, et que le sentiment
du vrai et du beau sert à comprendre toutes les faces de l'art. _L'art
est un_, n'est-ce pas?
--Je ferai de mon mieux pour ne dérouter personne, répondis-je, et je
vous jure que tout ceci m'amuse, m'intéresse et me passionne infiniment.
--Merci, artiste! s'écria Boccaferri en me tendant la main. Oh! être
artiste! Il n'y a que cela qui mérite la peine de vivre!
--Nous, au décor! dit-il à sa fille; je n'ai besoin que de toi pour
m'aider à placer l'intérieur du palais de don Juan. Que l'armure de la
statue soit prête pour que M. Salentini puisse la reprendre bien vite
pendant la scène de M. Dimanche; et toi, Masetto, va te grimer pour
faire ce vieux personnage. Célio, si tu as le malheur de causer dans la
coulisse pendant cet acte, je serai mauvais comme je l'ai été dans la
dernière scène du précédent: tu m'avais mis en colère, je n'étais plus
lâche et poltron; et si je suis mauvais, tu le seras! C'est une grande
erreur que de croire qu'un acteur est d'autant plus brillant que son
interlocuteur est plus pâle: la théorie de l'individualisme, qui règne
au théâtre plus que partout ailleurs, et qui s'exerce en ignobles
jalousies de métier pour souiller la claque à un camarade, est plus
pernicieuse au talent sur les planches que sur toutes les autres scènes
de la vie. Le théâtre est l'oeuvre collective par excellence. Celui
qui a froid y gèle son voisin, et la contagion se communique avec une
désespérante promptitude à tous les autres. On veut se persuader ici-bas
que le mauvais fait ressortir le bon. On se trompe, le bon deviendrait
le parfait, le beau deviendrait le sublime, l'émotion deviendrait la
passion, si, au lieu d'être isolé, l'acteur d'élite était secondé et
chauffé par son entourage. A ce propos, mes enfants, encore un mot, le
dernier, avant de nous remettre à l'oeuvre! Dans les commencements, nous
jouions trop longuement: maintenant que nous tenons la forme et que
le développement ne nous emporte plus, nous tombons dans le défaut
contraire: nous jouons trop vite. Cela vient de ce que chacun, sûr de
son propre fait, coupe la parole à son interlocuteur pour placer la
sienne. Gardez-vous de la personnalité jalouse et pressée de se montrer!
Gardez-vous-en comme de la peste! On ne s'éclaire qu'en s'écoutant les
uns les autres. Laissez même un peu divaguer la réplique, si bon lui
semble: ce sera une occasion de vous impatienter tout de bon quand elle
entravera l'action qui vous passionne. Dans la vie réelle, un ami nous
fatigue de ses distractions, un valet nous irrite par son bavardage, une
femme nous désespère par son obstination ou ses détours. Eh bien, cela
sert au lieu de nuire, sur la scène que nous avons créée. C'est de
la réalité, et l'art n'a qu'à conclure. D'ailleurs, quand vous vous
interrompez les uns les autres, vous risquez d'écourter une bonne
réflexion qui vous en eût inspiré une meilleure: vous faites envoler une
pensée qui eût éveillé en vous mille pensées. Vous vous nuisez donc à
vous-même. Souvenez-vous du principe: «Pour que chacun soit bon et vrai,
il faut que tous le soient, et le succès qu'on ôte à un rôle, on l'ôte
au sien propre. Cela paraîtrait un effroyable paradoxe hors de cette
enceinte; mais vous en reconnaîtrez la justesse, à mesure que vous vous
formerez à l'école de la vérité. D'ailleurs, quand ce ne serait que de
la bienveillance et de l'affection mutuelle, il faut être frères dans
l'art, comme vous l'êtes par le sang; l'inspiration ne peut être que
le résultat de la santé morale, elle ne descend que dans les âmes
généreuses, et un méchant camarade est un méchant acteur, quoi qu'on en
dise!»
La pièce marcha à souhait jusqu'à la dernière scène, celle où je reparus
en statue pour m'abîmer finalement dans une trappe avec don Juan. Mais,
quand nous fûmes sous le théâtre, Célio, dont je tenais encore la
main dans ma main de pierre, me dit en se dégageant et en passant du
fantastique à la réalité, sans transition:--Pardieu! que le diable vous
emporte! vous m'avez fait manquer la partie culminante du drame;
j'ai été plus froid que la statue, quand je devais être terrifié et
terrifiant. Boccaferri ne comprendra pas pourquoi j'ai été aussi mauvais
ce soir que sur le théâtre impérial de Vienne. Mais moi, je vais vous le
dire. Vous regardez trop la Boccaferri, et cela me fait mal. Don Juan
jaloux, c'est impossible; cela fait penser qu'il peut être amoureux, et
cela n'est point compatible avec le rôle que j'ai joué ce soir ici et
jusqu'à présent dans la vie réelle.
--Où voulez-vous en venir, Célio? répondis-je. Est-ce une querelle, un
défi, une déclaration de guerre? Parlez, je fais appel à la vertu qui
m'a fait votre ami presque sans vous connaître, à votre franchise!
--Non, dit-il, ce n'est rien de tout cela. Si j'écoutais mon instinct,
je vous tordrais le cou dans cette cave. Mais je sens que je serais
odieux et ridicule de vous haïr, et je veux sincèrement et loyalement
vous accepter pour rival et pour ami quand même. C'est moi qui vous
ai attiré ici de mon propre mouvement et sans consulter personne. Je
confesse que je vous croyais au mieux avec la duchesse de N..., car
j'étais à Turin, il y a trois jours, avec Cécilia. Personne, dans ce
village et dans la ville de Turin, n'a su notre voyage. Mais nous, dans
les vingt-quatre heures que nous avons été près de vous sans pouvoir
aller vous serrer la main, nous avons appris, malgré nous, bien des
choses. Je vous ai cru retombé dans les filets de Cirée; je vous ai
plaint sincèrement, et, comme nous passions devant votre logement pour
sortir de la ville, à cinq heures du matin, Cécilia vous a chanté
quelques phrases de Mozart en guise d'éternel adieu. Malheureusement
elle a choisi un air et des paroles qui ressemblaient à un appel plus
qu'à une formulé d'abandon, et cela m'a mis en colère. Puis, je me suis
rassuré en la voyant aussi calme que si votre infidélité lui était la
chose du monde la plus indifférente; et, comme je vous aime, au fond,
j'étais triste en pensant à la femme qui remplaçait Cécilia dans votre
volage coeur. Voyons, dites, qui aimez-vous et où allez-vous? Ne
couriez-vous pas après la duchesse en passant par le village des
Désertes? Est-elle cachée dans quelque château voisin? Comment le hasard
aurait-il pu vous amener dans cette vallée, qui n'est sur la route de
rien? Si vous ne volez; pas à un rendez-vous donné par cette femme, il
est évident pour moi que vous êtes venu ici pour _l'autre_, que vous
avez réussi à connaître sa retraite et sa nouvelle situation, si bien
cachée depuis qu'elle en jouit. C'est donc à vous d'être sincère,
monsieur Salentini. De qui êtes-vous ou n'êtes-vous pas amoureux, et
vis-à-vis de qui prétendez-vous vous conduire en Ottavio ou en don
Giovanni?
[Illustration 008.png: M. SAND Un cinquième personnage.....me tournait
le dos. (Page 100.)]
Je répondis en racontant succinctement toute la vérité; je ne cachai
point que le _vedrai carino_ chanté par Cécilia, sous ma fenêtre,
m'avait sauvé des griffes de la duchesse, et j'ajoutai pour
conclure:--J'ai été sur le point d'oublier Cécilia, j'en conviens, et
j'ai tant souffert dans cette lutte, que je croyais n'y plus songer. Je
m'attendais si peu à vous revoir aujourd'hui, et l'existence fantastique
où vous me je les tout d'un coup est si nouvelle pour moi, que je ne
puis vous rien dire, sinon que vous, devenu naïf et amoureux, _elle_,
devenus expansive et brillante, son père, devenu sobre et lucide
d'intelligence, votre château mystérieux, vos deux charmantes soeurs,
ces figures inconnues qui m'apparaissent comme dans un rêve, cette vie
d'artiste-grand-seigneur que vous vous êtes créée si vite dans un nid
de vautours et de revenants, tandis que le vent siffle et que la neige
tombe au dehors, tout cela me donne le vertige. J'étais enivré, j'étais
heureux tout à l'heure, je ne touchais plus à la terre; vous me rejetez
dans la réalité, et vous voulez que je me résume. Je ne le puis.
Donnez-moi jusqu'à demain matin pour vous répondre. Puisque nous ne
pouvons ni ne voulons nous tromper l'un l'autre, je ne sais pas pourquoi
nous ne resterions pas amis jusqu'à demain matin.
--Tu as raison, répondit Célio, et si nous ne restons pas amis toute la
vie, j'en aurai un mortel regret. Nous causerons demain au jour. La nuit
est faite ici pour le délire.... Mais pourtant écoute un dernier mot
de réalité que je ne peux différer. Mes charmantes soeurs, dis-tu,
t'apparaissent comme dans un rêve? Méfie-toi de ce rêve! il y a une de
mes soeurs dont tu ne doit jamais devenir amoureux.
--Elle est mariée?
--Non: c'est plus grave encore. Réponds à une question qui ne souffre
pas d'ambages. Sais-tu le nom de ton père? Je puis te demander cela, moi
qui n'ai su que fort tard le nom du mien.
--Oui, je sais le nom de mon père, répondis-je.
--Et peux-tu le dire?
--Oui; c'est seulement le nom de ma mère que je dois cacher.
--C'est le contraire de moi. Donc ton père s'appelait?
--Tealdo Soavi. Il était chanteur au théâtre de Naples. Il est mort
jeune.
--C'est ce qu'on m'avait dit. Je voulais en être certain. Eh bien, ami,
regarde la petite Béatrice avec les yeux d'un frère, car elle est ta
soeur. Pas de questions là-dessus. Elle seule dans la famille a ce lien
mystérieux avec toi, et il ne faut pas qu'elle le sache. Pour nous,
notre mère est sacrée, et toutes ses actions ont été saintes. Nous
sommes ses enfants, nous portons son glorieux nom, il suffit à notre
orgueil; mais, quoi qu'il ait pu m'en coûter, je devait t'avertir, afin
qu'il n'y eût pas ici de méprise. Quelquefois le sentiment le plus pur
est un inceste de coeur, qu'il ne faut pas couver par ignorance. Cette
chaste enfant est disposée à la coquetterie, et peut-être un jour
sera-t-elle passionnée par réaction. Sois sévère, sois désobligeant avec
elle au besoin, afin que nous ne soyons pas forcés de lui dire ce que
vous êtes l'un à l'autre. Tu le vois, Adorno, j'avais bien quelque
raison pour m'intéresser à toi, et en même temps pour te surveiller un
peu; car ce lien direct de ma soeur avec toi établit entre nous un lien
indirect. Je serais bien malheureux d'avoir à te haïr!
--Eh bien, eh bien, nous cria Béatrice en rouvrant la trappe, êtes-vous
morts tout de bon là-dessous? D'où vient que vous ne remontez pas? On
vous attend pour souper.
La belle tête de cette enfant fit tressaillir mon coeur d'une émotion
profonde. Je compris pourquoi je l'avais aimée à la première vue, et,
quand je me demandai à qui elle ressemblait, je trouvai que ce devait
être à moi. Elle-même, par la suite, en fit un jour très-naïvement la
remarque.
J'étais donc, moi aussi, un peu de la famille, et cela me mit à l'aise.
Quoi qu'on en dise, il n'y a rien d'aussi poétique et d'aussi émouvant
que ces découvertes de parenté que couvre le mystère; elles ont presque
le charme de l'amour.
Nous passâmes dans la salle à manger, comme l'horloge du château sonnait
minuit. Le règlement portait qu'on souperait en costume. Il faisait
assez chaud dans les appartements pour que mon armure de carton ne
compromit pas ma santé, et, quand on vit l'_uomo di sasso_ s'asseoir
pour manger _cibo mortale_ entre don Juan et Leporello, il se fit une
grande gaieté, qui conserva pourtant une certaine nuance de fantastique
dans les imaginations même après que j'eus posé mon masque en guise de
couvercle sur un pâté de faisans.
On mangea vite et joyeusement; puis, comme Boccaferri commençait à
causer, Cécilia et Célio voulurent envoyer coucher _les enfants_; mais
Béatrice et Benjamin résistèrent à cet avis. Ils ouvraient de
grands yeux pour prouver qu'ils n'avaient point envie de dormir, et
prétendaient être aussi robustes que les _grandes personnes_ pour
veiller.--Ne les contrarie pas, dit Cécilia à Célio; dans un quart
d'heure, ils vont demander grâce.
En effet, Boccaferri que je voyais avec admiration, mettre beaucoup
d'eau dans son vin, entama l'examen de la pièce que nous venions de
jouer, et la belle tête blonde de Béatrice se pencha sur l'épaule de
Stella, pendant que, à l'autre bout de la table, Benjamin commençait à
regarder son assiette avec une fixité non équivoque. Célio, qui était
fort comme un athlète, prit sa soeur dans ses bras et l'emporta comme un
petit enfant; Stella secouait son jeune frère pour l'emmener. Je pris un
flambeau pour diriger leur marche dans les grandes galeries du château,
et, tandis que Stella prenait ma bougie pour aller allumer celle de
Benjamin, Célio me dit tout bas, en me montrant Béatrice, qu'il avait
déposée sur son lit: «Elle dort comme un loir. Embrasse-la dans ces
ténèbres, ta petite soeur que tu ne dois peut-être jamais embrasser une
seconde fois.» Je déposai un baiser presque paternel sur le front pur de
Béatrice, qui me répondit, sans me reconnaître: Bonsoir, Célio! puis,
elle ajouta, sans ouvrir les yeux et avec un malin sourire: «Tu diras
à M. Salentini de ne pas faire de bruit pendant le souper, crainte de
réveiller M. le marquis de Balma!»
Stella était revenue avec la lumière. Nous mîmes sa jeune soeur entre
ses mains pour la déshabiller, puis nous allâmes nous remettre à table.
Stella revint bientôt aussi, rapportant ce délicieux costume andalous de
Zerlina qui devait être serré et caché dans le magasin de costumes.
--Le mystère dont nous réussissons à nous entourer, me dit Cécilia,
donne un nouvel attrait à nos études et à nos fêtes nocturnes. J'espère
que vous ne le trahirez pas, et que vous laisserez les gens du village
croire que nous allons au sabbat toutes les nuits.
Je lui racontai les commentaires de mon hôtesse et l'histoire du petit
soulier.--Oh! c'est vrai, dit Stella; c'est la faute de Béatrice, qui ne
veut aller se coucher que quand elle dort debout. Cette nuit-là, elle
était si lasse, qu'elle a dormi avec un pied chaussé comme une vraie
petite sorcière. Nous ne nous en sommes aperçus que le lendemain.
--Ça, mes enfants, dit Boccaferri, ne perdons pas de temps à d'inutiles
paroles. Que jouons-nous demain?
--Je demande encore _Don Juan_ pour prendre ma revanche, dit Célio; car
j'ai été distrait ce soir et j'ai fait un progrès à reculons.
--C'est vrai, répondit Boccaferri: à demain donc _Don Juan_, pour la
troisième fois! Je commence à craindre, Célio, que tu ne sois pas assez
méchant pour ce rôle tel que tu l'as conçu dans le principe. Je te
conseille donc, si tu le sens autrement (et le sentiment intime d'un
acteur intelligent est la meilleure critique du rôle qu'il essaie), de
lui donner d'autres nuances. Celui de Molière est un marquis, celui
de Mozart un démon, celui d'Hoffmann un ange déchu. Pourquoi ne le
pousserais-tu pas dans ce dernier sens? Remarque que ce n'est point une
pure rêverie du poète allemand, cela est indiqué dans Molière, qui a
conçu ce marquis dans d'aussi grandes proportions que le _Misanthrope_
et _Tartufe_. Moi, je n'aime pas que _Don Juan_ ne soit que le
_dissoluto castigato_, comme on l'annonce, par respect pour les
moeurs, sur les affiches de spectacle de la _Fenice_. Fais-en un héros
corrompu, un grand coeur éteint par le vice, une flamme mourante qui
essaie en vain, par moments, de jeter une dernière lueur. Ne te gêne
pas, mon enfant, nous sommes ici pour interpréter plutôt que pour
traduire.
_Don Juan_ est un chef-d'oeuvre, ajouta Boccaferri en allumant un bon
cigare de la Havane (sa vielle pipe noire avait disparu), mais c'est
un chef-d'oeuvre en plusieurs versions. Mozart seul en a fait un
chef-d'oeuvre complet et sans tache; mais, si nous n'examinons que le
côté littéraire, nous verrons que Molière n'a pas donné à son drame le
mouvement et la passion qu'on trouve dans le libretto de notre opéra.
D'un autre côté, ce libretto est écrit en style de libretto, c'est tout
dire, et le style de Molière est admirable. Puis, l'opéra ne souffre pas
les développements de caractère, et le drame français y excelle. Mais
il manquera toujours à l'oeuvre de Molière la scène de dona Anna et le
meurtre du Commandeur, ce terrible épisode oui ouvre si violemment et
si franchement l'opéra; le bal où Zerlina est arrachée des mains du
séducteur est aussi très-dramatique; donc le drame manque un peu chez
Molière. Il faudrait refondre entièrement ces deux sujets l'un dans
l'autre; mais, pour cela, il faudrait retrancher et ajouter à Molière.
Qui l'oserait et qui le pourrait? Nous seuls sommes assez fous et assez
hardis pour le tenter. Ce qui nous excuse, c'est que nous voulons
de l'action à tout prix et retrouver ici, à huis clos, les parties
importantes de l'opéra que vous chanterez un jour en public. Et puis, de
douze acteurs, nous n'en avons que six! Il faut donc faire des tours de
force.
Essayons demain autre chose. Que M. Salentini fasse Ottavio, et que
ma fille crée cette fâcheuse Elvire, toujours furieuse et toujours
mystifiée, que nous avions fondue dans l'unique personnage d'Anna. Il
faut voir ce que Cécilia pourra faire de cette jalouse. Courage, ma
fille! Plus c'est difficile et déplaisant, plus ce sera glorieux!
--Eh bien, puisque nous changeons de rôle, dit Célio, je demande à être
Ottavio. Je me sens dans une veine de tendresse, et don Juan me sort par
les yeux.
--Mais qui fera don Juan? dit Boccaferri.
--Vous! mon père, répondit Cecilia. Vous saurez vous rajeunir, et comme
vous êtes encore notre maître à tous, cet essai profitera à Célio.
--Mauvaise idée! où trouverais-je la grâce et la beauté? Regarde Célio;
il peut mal jouer ce rôle: cette tournure, ce jarret, cette fausse
moustache blonde qui va si bien à ses yeux noirs, ce grand oeil un peu
cerné, mais si jeune encore, tout cela entretient l'illusion; au lieu
qu'avec moi, vieillard, vous serez tous froids et déroulés.
--Non! dit Célio, don Juan pouvait fort bien avoir quarante cinq ans,
et tu ne paraissais pas aujourd'hui un Leporello plus âgé que cela. Je
crois que je me suis fait trop jeune pour être un si profond scélérat et
un roué si célèbre. Essaie, nous t'en prions tous.
--Comme vous voudrez, mes enfants et toi, Cécilia, tu seras Elvire?
--Je serai tout ce qu'on voudra pour que la pièce marche. Mais M.
Salentini?
--Toujours statue à votre service.
--C'est un seul rôle, dit Boccaferri; les rôles courts doivent
nécessairement cumuler. Vous essaierez d'être Masetto, et le Benjamin,
qui a beaucoup de comique, se lancera dans Leporello Pourquoi non? On le
vieillira, et les grandes difficultés font les grands progrès.
--Il est donc convenu que je reviens ici demain soir? demandai-je en
faisant de l'oeil le tour de la table.
--Mais oui, si personne ne vous attend ailleurs? dît Cécilia en me
tendant la main avec une bienveillance tranquille, qui n'était pas faite
pour me rendre fier.
--Vous reviendrez demain matin habiter le château des Désertes! s'écria
Boccaferri. Je le veux vous êtes un acteur très-utile et très-distingué
par nature. Je vous tiens, je ne vous lâche pas. Et puis, nous nous
occuperons de peinture, vous verrez! La peinture en décors est la
grande école de relief, de profondeur et de la lumière que les peintres
d'histoire et de paysage dédaignent, faute de la connaître, et faute
aussi de la voir bien employée. J'ai mes idées aussi là-dessus, et
vous verrez que vous n'aurez pas perdu voire temps à écouter le vieux
Boccaferri. Et puis nos costumes et nos groupes vous inspireront des
sujets; il y a ici tout ce qu'il faut pour faire de la peinture, et des
ateliers à choisir.
--Laissez-moi songer à cela cette nuit, dis-je en regardant Célio, et je
vous répondrai demain matin.
--Je vous attends donc demain à déjeuner, ou plutôt je vous garde ici
sur l'heure.
--Non, dis-je, je demeure chez un brave homme qui ne se coucherait pas
cette nuit s'il ne tue voyait pas rentrer. Il croirait que je suis tombé
dans quelque précipice, ou que les diables du château m'ont dévoré.
Ceci convenu, nous nous séparâmes. Célio m'aide à reprendre mes habits
et voulut me reconduire jusqu'a mi-chemin de ma demeure; mais il me
parla à peine, et quand il me quitta, il me serra la main tristement. Je
le vis s'en retourner sur la neige, avec ses bottes de cule jaune, son
manteau de velours, sa grande rapière au côté et sa grande plume agitée
par la bise. Il n'y avait rien d'étrange comme de voir ce personnage du
temps passé traverser la campagne au clair de la lune, et de penser que
ce héros de théâtre était plongé dans les rêveries et les émotions du
monde réel.
XII.
L'HÉRITIÈRE.
Je trouvai en effet mes hôtes fort effrayés de ma disparition. Le bon
Volabù m'avait cherché dans la campagne et se disposait à y retourner.
Je sentis que ces pauvres gens étaient déjà de vrais amis pour moi.
Je leur dis que le hasard m'avait fait rencontrer un des habitants du
château en qui j'avais retrouvé une ancienne connaissance. La mère
Peirecote, apprenant que j'avais fait la veillée au château, m'accabla
de questions, et parut fort désappointée quand je lui répondis que je
n'avais vu là rien d'extraordinaire.
Le lendemain, à neuf heures, je me rendis au château en prévenant mes
hôtes que j'y passerais peut-être quelques jours et qu'ils n'eussent pas
à s'inquiéter de moi. Célio venait à ma rencontre.--Tu as bien dormi! me
dit-il en me regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux.
--Je l'avoue, répondis-je, et c'est la première fois depuis longtemps.
J'ai éprouvé un merveilleux bien-être, comme si j'étais arrivé au vrai
but de mon existence, heureux ou misérable. Si je dois être heureux
par vous tous qui êtes ici, ou souffrir de la part de plusieurs, il
n'importe. Je me sens des forces nouvelles pour la joie comme pour la
douleur.
--Ainsi, tu l'aimes?
--Oui, Célio, et toi?
--Eh bien, moi je ne puis répondre aussi nettement. Je crois l'aimer et
je n'en suis pas assez certain pour le dire à une femme que je respecte
par-dessus tout, que je crains même un peu. Ainsi je me vois supplanté
d'avance! La foi triomphe aisément de l'incertitude.
--Pour peu qu'elle soit femme, repris-je, ce sera peut-être le
contraire. Une conquête assurée a moins d'attraits pour ce sexe qu'une
conquête à faire. Donc, nous restons amis?
--Croyez-vous?
--Je vous le demande? Mais il me semble que nos rôles sont assez
naturellement indiqués, Si je vous trouvais véritablement épris et tant
soit peu payé de retour, je me retirerais. Je ne sais ce que c'est que
de se comporter comme un larron avec le premier venu de ses semblables,
à plus forte raison avec un homme qui se confie à votre loyauté; mais
vous n'en êtes pas là, et la partie est égale pour nous deux.
--Que savez-vous si je n'ai pas de l'espérance?
--Si vous étiez aimé d'une telle femme, Célio, je vous estime assez pour
croire que vous ne me souffririez pas ici, et vous savez qu'il ne me
faudrait qu'une pareille confidence de votre part pour m'en éloigner à
jamais; mais, comme je vois fort bien que vous n'avez qu'une velléité,
et que je crois mademoiselle Boccaferri trop fière pour s'en contenter,
je reste.
--Restez donc, mais je vous avertis que je jouerai aussi serré que vous.
--Je ne comprends pas cette expression. Si vous aimez, vous n'avez qu'à
le dire ainsi que moi, elle choisira. Si vous n'aimez pas, je ne vois
pas quel jeu vous pouvez jouer avec une femme que vous respectez.
--Tu as raison. Je suis un fou. J'ai même peur d'être un sot. Allons!
restons amis. Je t'aime, bien que je me sente un peu mortifié de trouver
en toi mon égal pour la franchise et la résolution. Je ne suis guère
habitué à cela. Dans le monde où j'ai vécu jusqu'ici, presque tous
les hommes sont perfides, insolents ou couards sur le terrain de la
galanterie. Fais donc la cour à Cécilia; moi, je verrai venir. Nous
ne nous engageons qu'à une chose: c'est à nous tenir l'un l'autre au
courant du résultat de nos tentatives pour épargner à celui qui échouera
un rôle ridicule. Puisque nous visons tous deux au mariage, à la chose
la plus honnête et la plus officielle du monde, l'honneur de la dame
n'exige pas que nous nous fassions mystère de son choix. Quant aux
lâches petits moyens usités en pareil cas par les plus honnêtes gens, la
délation, la calomnie, la raillerie, ou tout au moins la malveillance à
l'égard d'un rival qu'on veut supplanter, je n'en fais pas mention dans
notre traité. Ce serait nous faire une mutuelle injure.
Je souscrivis à tout ce que proposait Célio sans regarder en avant ni
en arrière, et sans même prévoir que l'exécution d'un pareil contrat
soulèverait peut-être de terribles difficultés.
--Maintenant, me dit-il en me faisant entrer dans la cour du château,
qui était vaste et superbe, il faut que je commence par te conduire chez
notre marquis.... Puis il ajouta en riant: car ce n'est pas sérieusement
que tu as demandé, hier au soir, chez qui nous étions ici?
--Si j'ai fait une sotte question, répondis-je, c'est de la meilleure
foi du monde. J'étais trop bouleversé et trop enivré de me retrouver au
milieu de vous pour m'inquiéter d'autre chose, et je ne me suis pas même
tourmenté, en venant ici, de l'idée que je pourrais être indiscret ou
mal venu à me présenter chez un personnage que je ne connais pas. A
la vie que vous menez chez lui, je ne m'attendais même pas à le voir
aujourd'hui. Sous quel titre et sous quel prétexte vas-tu donc me
présenter?
--Oh! mais tu es fort amusant, répondit Célio en me faisant monter
l'escalier en spirale et garni de tapis d'une grande tour. Voilà une
mystification que nous pourrions prolonger longtemps; mais tu t'y jettes
de trop bonne foi, et je ne veux pas en abuser.
En parlant ainsi, il ouvrit la double porte d'une salle ronde qui
servait de cabinet de travail au marquis, et il cria très-haut:--Eh!
mon cher marquis de Balma, voici Adorno Salentini qui persiste à vous
prendre pour un mythe, et qui ne veut être désabusé que par vous-même.
Le marquis, sortant du paravent qui enveloppait son bureau, vint à
ma rencontre en me tendant les deux mains, et j'éclatai de rire en
reconnaissant ma simplicité.
«_Les enfants_ pensaient, dit-il, que c'était un jeu de votre part;
mais, moi, je voyais bien que vous ne pouviez croire à l'identité du
vieux malheureux Boccaferri de Vienne et du facétieux Leporello de cette
nuit avec le marquis de Balma. Cela s'explique en quatre mots: j'ai eu
des écarts de jeunesse. Au lieu de les réparer et de me ramener ainsi
à la raison, mon père m'a banni et déshérité. Mes prénoms sont
Pierre-Anselme _Boccadiferro_. Ce nom de _Bouche de fer_ est dans ma
famille le partage de tous les cadets, comme celui de Crisostomo,
_Bouche d'or_, est celui de tous les aînés. Je pris pour tout titre mon
nom de baptême en le modifiant un peu, et je vécus, comme vous savez,
errant et malheureux dans toutes mes entreprises. Ce n'était ni le
courage ni l'intelligence qui me manquaient pour me tirer d'affaire;
mais j'étais un homme à illusions comme tous les hommes à idées. Je ne
tenais pas assez compte des obstacles. Tout s'écroulait sur moi, au
moment où, plein de génie et de fierté, j'apportais la clé de voûte à
mon édifice. Alors, criblé de dettes, poursuivi, forcé de fuir, j'allais
cacher ailleurs la honte et le désespoir de ma défaite; mais, comme je
ne suis pas homme à me décourager, je cherchais dans le vin une force
factice, et quand un certain temps consacré à l'ivresse, à l'ivrognerie,
si vous voulez, m'avait réchauffé le coeur et l'esprit, j'entreprenais
autre chose. On m'a donc qualifié très-généreusement en mille endroits
de _canaille_ et d'_abruti_, sans se douter le moins du monde que je
fusse par goût l'homme le plus sobre qui existât. Pour tomber dans cette
disgrâce de l'opinion, il suffit de trois choses: être pauvre, avoir
du chagrin, et rencontrer un de ses créanciers le jour où l'on sort du
cabaret.
«J'étais trop fier pour rien demander à mon frère aîné, après avoir
essuyé son premier refus. Je fus assez généreux pour ne pas le faire
rougir en reprenant mon nom et en parlant de lui et de son avarice.
J'oubliai même avec un certain plaisir que j'étais un patricien pour
m'affermir dans la vie d'artiste, pour laquelle j'étais né. Deux anges
m'assistèrent sans cesse et me consolèrent de tout, la mère de Célio et
ma fille. Honneur à ce sexe! il vaut mieux que nous par le coeur.
«J'étais à Vienne avec la Cécilia, il y a deux mois, lorsque je reçus
une lettre qui me fit partir à l'heure même. J'avais conservé en secret
des relations affectueuses avec un avocat de Briançon qui faisait les
affaires de mon frère. Dans cette lettre, il me donnait avis de l'état
désespéré où se trouvait mon aîné. Il savait qu'il n'existait pas de
titre qui pût me déshériter. Il m'appelait chez lui, où il me donna
l'hospitalité jusqu'à la mort du marquis, laquelle eut lieu deux jours
après sans qu'une parole d'affection et de souvenir pour moi sortît de
ses lèvres. Il n'avait qu'une idée fixe, la peur de la mort. Ce qui
adviendrait après lui ne l'occupait point.
«Dès que je me vis en possession de mon titre et de mes biens, grâce aux
conseils de mon digne ami, l'avocat de Briançon, je me tins coi, je fis
le mort; je ne révélai à personne ma nouvelle situation, et je restai
enfermé, quasi caché dans mon château, sans faire savoir sous quel nom
j'avais été connu ailleurs. Je continuerai à agir ainsi jusqu'à ce que
j'aie payé toutes les dettes que j'ai contractées durant cinquante
années de ma vie; alors en même temps qu'on dira: «Cette vieille brute
de Boccaferri est devenu marquis et quatre fois millionnaire,» on pourra
dire aussi: «Après tout, ce n'était pas un malhonnête homme; car il n'a
fait banqueroute à personne, pas même à ses amis.»
«J'avoue que je n'avais jamais perdu l'espoir de recouvrer ma liberté
et mon honneur en m'acquittant de la sorte. Je ne comptais pas sur
l'héritage de mon frère. Il me haïssait tant que j'aurais juré qu'il
avait trouvé un moyen de me dépouiller après sa mort; mais moi, toujours
artiste et toujours poète, je n'avais pas cessé de me flatter que le
succès couronnerait enfin mes entreprises. Aussi je n'avais jamais fait
une dette ni une banqueroute sans en consigner le chiffre et sans en
conserver le détail et les circonstances. Dans les dernières années,
comme j'étais de plus en plus malheureux, je buvais davantage et
j'aurais bien pu perdre ou embrouiller toutes ces notes, si ma fille ne
les eût rangées et tenues avec soin.
«Aussi maintenant sommes-nous à même de nous réhabiliter. Nous
consacrons à ce travail, ma fille et moi, une heure tous les jours,
avant le déjeuner. Tandis que notre avocat de Briançon vend une partie
de nos immeubles et prépare la liquidation générale, nous tenons la
correspondance au nom de Boccaferri, et, dans toutes les contrées où
nous avons vécu, nous cherchons nos créanciers. Il y en a peu qui ne
répondent à notre appel. Ceux qui m'ont obligé avec la pensée de le
faire gratuitement sont remboursés aussi malgré eux. Dans un mois, je
crois que nous aurons terminé ce fastidieux travail et que notre tâche
sera accomplie. C'est alors seulement qu'on saura la vérité sur mon
compte. Il nous restera encore une fortune très-considérable, et dont
j'espère que nous ferons bon usage. Si j'écoutais mon penchant, je
donnerais à pleines mains, sans trop savoir à qui; mais j'ai trop
fréquenté les paresseux et les débauchés, j'ai eu trop affaire aux
escrocs de toute espèce pour ne pas savoir un peu distinguer. Je dois
mon aide aux mauvaises têtes, mais non aux mauvais coeurs.
«D'ailleurs, ma fille a pris la gouverne de ma fortune, et, pour ne plus
faire de folies, je lui ai tout abandonné. Elle fera aussi des folies
généreuses, mais elle n'en fera pas de sottes et de nuisibles. Tenez,
ajouta-t-il en tirant deux ailes du paravent qui nous cachait la moitié
de la table, voyez: voici la femme de coeur et de conscience entre
toutes! Rien ne la rebute, et cette âme d'artiste sait s'astreindre au
métier de teneur de livres pour sauver l'honneur de son père!»
Nous vîmes la Cécilia penchée sur le bureau, écrivant, rangeant,
cachetant et pliant avec rapidité, sans se laisser distraire par ce
qu'elle entendait. Elle était pâle de fatigue, car cette double vie
d'artiste et d'administrateur devait briser ce corps frêle et généreux;
mais elle était calme et noble, comme une vraie châtelaine, dans sa robe
de soie verte. Je m'aperçus qu'elle avait coupé tout de bon ses longs
cheveux noirs. Elle avait fait gaiement ce sacrifice pour pouvoir jouer
les rôles d'homme, et cette chevelure, bouclée sur le cou et autour du
visage, lui donnait quelque chose d'un jeune apprenti artiste de la
renaissance; elle avait trop de mélancolie dans l'habitude de la
physionomie pour rappeler le page espiègle ou le seigneur enfant du
manoir. L'intelligence et la fierté régnaient sur ce front pur, tandis
que le regard modeste et doux semblait vouloir abdiquer tous les droits
du génie et tous les rêves de la gloire.