George Sand

Le château des Désertes
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Elle sourit à Célio, me tendit la main, et referma le paravent pour
achever sa besogne.

«Vous voilà donc dans notre secret, reprit le marquis. Je ne puis le
placer en de meilleures mains; je n'ai pas voulu attendre un seul jour
pour en faire part à Célio et aux autres enfants de la Floriani. J'ai dû
tant à leur mère! mais ce n'est pas avec de l'argent seulement que je
puis m'acquitter envers celle qui ne m'a pas secouru seulement avec
de l'argent; elle m'a aidé et soutenu avec son coeur, et mon coeur
appartient à ce qui survit d'elle, à ces nobles et beaux enfants qui
sont désormais les miens. La Floriani n'avait laissé qu'une fortune
aisée. Entre quatre enfants, ce n'était pas un grand développement
d'existence pour chacun. Puisque la Providence m'en fournit les moyens,
je veux qu'ils aient les coudées plus franches dans la vie, et je les ai
tout de suite appelés à moi pour qu'ils ne me quittent que le jour où
ils seront assez forts pour se lancer sur la grande scène de la vie
comme artistes; car c'est la plus haute des destinées, et, quelle que
soit la partie que chacun d'eux choisira, ils auront étudié la synthèse
de l'art dans tous ses détails auprès de moi.

«Passez-moi cette vanité; elle est innocente de la part d'un homme qui
n'a réussi à rien et qui n'a pas échoué à demi dans ses tentatives
personnelles. Je crois qu'à force de réflexions et d'expériences je suis
arrivé à tenir dans mes mains la source du beau et du vrai. Je ne me
fais point illusion; je ne suis bon que pour le conseil. Je ne suis pas
cependant un _professeur de profession_. J'ai la certitude qu'on ne fait
rien avec rien, et que l'enseignement n'est utile qu'aux êtres richement
doués par la nature. J'ai le bonheur de n'avoir ici que des élèves de
génie, qui pourraient fort bien se passer de moi; mais je sais que je
leur abrégerai des lenteurs, que je les préserverai de certains écarts,
et que j'adoucirai les supplices que l'intelligence leur prépare. Je
manie déjà l'âme de Stella, je tâte plus délicatement Salvator et
Béatrice, et, quant à Célio, qu'il réponde si je ne lui ai pas fait
découvrir en lui-même des ressources qu'il ignorait.

--Oui, c'est la vérité, dit Célio, tu m'as appris à me connaître. Tu
m'as rendu l'orgueil en me guérissant de la vanité. Il me semble que,
chaque jour, ta fille et toi vous faites de moi un autre homme. Je me
croyais envieux, brutal, vindicatif, impitoyable: j'allais devenir
méchant parce que j'aspirais a l'être; mais vous m'avez guéri de cette
dangereuse folie, vous m'avez fait mettre la main sur mon propre coeur.
Je ne l'eusse pas fait en vue de la morale, je l'ai fait en vue de
l'art, et j'ai découvert que c'est de là (et en parlant ainsi Célio
frappa sa poitrine) que doit sortir le talent.

J'étais vivement ému; j'écoutais Célio avec attendrissement; je
regardais le marquis de Balma avec admiration. C'était un autre homme
que celui que j'avais connu; ses traits même étaient changés. Était-ce
là ce vieux ivrogne trébuchant dans les escaliers du théâtre, accostant
les gens pour les assommer de ses théories vagues et prolixes,
assaisonnées d'une insupportable odeur de rhum et de tabac? Je voyais en
face de moi un homme bien conservé, droit, propre, d'une belle et noble
figure, l'oeil étincelant de génie, la barbe bien faite, la main blanche
et soignée. Avec son linge magnifique et sa robe de chambre de velours
doublée de martre, il me faisait l'effet d'un prince donnant audience à
ses amis, ou, mieux que cela, de Voltaire à Ferney; mais non, c'était
mieux encore que Voltaire, car il avait le sourire paternel et le coeur
plein de tendresse et de naïveté. Tant il est vrai que le bonheur est
nécessaire à l'homme, que la misère dégrade l'artiste, et qu'il faut un
miracle pour qu'il n'y perde pas la conscience de sa propre dignité!

--Maintenant, mes amis, nous dit le marquis de Balma, allez voir si
les autres enfants sont prêts pour déjeuner; j'ai encore une lettre à
terminer avec ma fille, et nous irons vous rejoindre. Vous me promettez
maintenant, monsieur Salentini, de passer au moins quelques jours chez
moi.

J'acceptai avec joie; mais je ne fus pas plus tôt sorti de son cabinet
que je fis un douloureux retour sur moi-même. Je crois que je suis
fou tout de bon depuis que j'ai mis les pieds ici, dis-je à Célio en
l'arrêtant dans une galerie ornée de portraits de famille. Tout le temps
que le marquis me racontait son histoire et m'expliquait sa position, je
ne songeais qu'à me réjouir de voir la fortune récompenser son mérite
et celui de sa fille. Je ne pensais pas que ce changement dans leur
existence me portait un coup terrible et sans remède.

--Comment cela? dit Célio d'un air étonné.

--Tu me le demandes, répondis-je. Tu ne vois pas que j'aimais la
Boccaferri, cette pauvre cantatrice à trois ou quatre mille francs
d'appointements par saison, et qu'il m'était bien permis, à moi
qui gagne beaucoup plus, de songer à en faire ma femme, tandis que
maintenant je ne pourrais aspirer à la main de mademoiselle de Balma,
héritière de plusieurs millions, sans être ridicule en réalité et en
apparence méprisable?

--Je serais donc méprisable, moi, d'y aspirer aussi? dit Célio en
haussant les épaules.

--Non, lui répondis-je après un instant de réflexion. Bien que tu ne
sois pas plus riche que moi, je pense, ta mère a tant fait pour le
pauvre Boccaferri, que le riche Balma peut et doit se considérer
toujours comme ton obligé. Et puis le nom de la mère est une gloire;
Cécilia a voué un culte à ce grand nom. Tu as donc mille raisons pour te
présenter sans honte et sans crainte. Moi, si je surmontais l'une,
je n'en ressentirais pas moins l'autre; ainsi, mon ami, plains-moi
beaucoup, console-moi un peu, et ne me regarde plus comme ton rival. Je
resterai encore un jour ici pour prouver mon estime, mon respect et
mon dévouement; mais je partirai demain et je tâcherai de guérir. Le
sentiment de ma fierté et la conscience de mon devoir m'y aideront.
Garde-moi le secret sur les confidences que je t'ai faites, et que
mademoiselle de Balma ne sache jamais que j'ai élevé mes prétentions
jusqu'à elle.



XIII.

STELLA.

Célio allait me répondre lorsque Béatrice, accourant du fond de la
galerie, vint se jeter à son cou et folâtrer autour de nous en me
demandant avec malice si j'avais été présenté à _M. le marquis_.
Quelques pas plus loin, nous rencontrâmes Stella et Benjamin, qui
m'accablèrent des mêmes questions; la cloche du déjeuner sonna à grand
bruit, et la belle Hécate, qui était fort nerveuse, accompagna d'un long
hurlement ce signal du déjeuner. Le marquis et sa fille vinrent les
derniers, sereins et bienveillants comme des gens qui viennent de faire
leur devoir. Je vis là combien Cécilia était adorée des jeunes filles et
quel respect elle inspirait à toute la famille. Je ne pouvais m'empêcher
de la contempler, et même, quand je ne la regardais ou ne l'écoutais
pas, je voyais tous ses mouvements, j'entendais toutes ses paroles. Elle
agissait et parlait peu cependant; mais elle était attentive à tout ce
qui pouvait être utile ou agréable à ses amis. On eût dit qu'elle avait
eu toute sa vie deux cent mille livres de rentes, tant elle était aisée
et tranquille dans son opulence, et l'on voyait qu'elle ne jouirait de
rien pour elle-même, tant elle restait dévouée au moindre besoin, au
moindre désir des autres.

On ne parla point de comédie pendant la déjeuner. Pas un mot ne fut dit
devant les domestiques qui pût leur faire soupçonner quelque chose à cet
égard. Ce n'est pas que de temps en temps Béatrice, qui n'avait autre
chose en tête, n'essayât de parler de la précédente et de la prochaine
soirée; mais Stella, qui était toujours à ses côtés et qui s'était
habituée à être pour elle comme une jeune mère, la tenait en bride.
Quand le repas fut terminé, le marquis prit le bras de sa fille et
sortit.

--Ils vont, pendant deux heures, s'occuper d'un autre genre d'affaires,
me dit Célio. Ils donnent cette partie de la journée aux besoins des
gens qui les environnent; ils écoutent les demandes des pauvres, les
réclamations des fermiers, les invitations de la commune. Ils voient
le curé ou l'adjoint; ils ordonnent des travaux, ils donnent même des
consultations à des malades; enfin, ils font leurs devoirs de châtelains
avec autant de conscience et de régularité que possible. Stella et
Béatrice sont chargées de veiller, à l'intérieur, sur le détail de la
maison; moi, ordinairement, je lis ou fais de la musique, et, depuis que
mon frère est ici, je lui donne des leçons; mais, pour aujourd'hui, il
ira s'exercer tout seul au billard. Je veux causer avec vous.

Il m'emmena dans le jardin, et là, me serrant la main avec effusion:--Ta
tristesse me fait mal, dit-il, et je ne saurais la voir plus longtemps.
Écoute, mon ami, j'ai eu un mauvais mouvement quand tu m'as dit, il y a
une heure, que tu renonçais à Cécilia par délicatesse. J'ai failli te
dire que c'était ton devoir et t'encourager à partir: je ne l'ai pas
fait; mais, quand même je l'aurais fait, je me rétracterais à cette
heure. Tu te montres trop scrupuleux, ou tu ne connais pas encore
Cécilia et son père. Ils n'ont pas cessé d'être artistes, je crois même
qu'ils le sont plus que jamais depuis qu'ils sont devenus seigneurs.
L'alliance d'un talent tel que le tien ne peut donc jamais leur sembler
au-dessous de leur condition. Quant à te soupçonner coupable d'ambition
et de cupidité, cela est impossible, car ils savent qu'il y a deux mois
tu étais amoureux de la pauvre cantatrice à trois mille francs par
saison, et que tu aspirais sérieusement à l'épouser, même sans rougir du
vieux ivrogne.

--Ils le savent! Tu l'as dit, Célio?

--Je le leur ai dit le jour même où j'en ai reçu de toi la confidence,
et ils en avaient été fort touchés.

--Mais ils avaient refusé parce que, ce jour-là même, ils recevaient la
nouvelle de leur héritage?

--Non; même en recevant cette nouvelle ils n'avaient pas refusé.
Ils avaient dit: _Nous verrons!_ Depuis, quoique je me sentisse ému
moi-même, j'ai eu le courage de tenir la parole que je t'avais presque
donnée: j'ai reparlé de toi.

--Et qu'a-t-_elle_ dit?

--Elle a dit: «Je suis si reconnaissante de ses bonnes intentions pour
moi dans un temps où j'étais pauvre et obscure, que, si j'étais décidée
à me marier, je chercherais l'occasion de le voir et de le connaître
davantage.» Et puis nous avons été à Turin secrètement ces jours-ci,
comme je te l'ai dit, pour les affaires de son père, et pour ramener
en même temps notre Benjamin. Là, j'ai étudié avec un peu d'inquiétude
l'effet que produisait sur elle la bruit de tes amours avec la duchesse.
Elle a été triste un instant, cela est certain. Tu vois, ami, je ne te
cache rien. Je lui ai offert d'aller te voir pour t'amener en secret
à notre hôtel. J'avais du dépit, elle l'a vu, et elle a refusé, parce
qu'elle est bonne pour moi comme un ange, comme une mère; mais elle
souffrait, et quand, la nuit suivante, nous avons passé à pied devant ta
porte pour aller chercher notre voiture, que nous ne voulions pas faire
venir devant l'hôtel, nous avons vu ton voiturin, nous avons reconnu
Volabù. Nous l'avons évité, nous ne voulions pas être vus; mais Cécilia
a eu une inspiration de femme. Elle a dit à Benjamin (que cet homme
n'avait jamais vu) de s'approcher de lui, et de lui demander si son
voiturin était disponible pour Milan.--Je vais à Milan, en effet,
répondit-il, mais je ne puis prendre personne.--Qui donc conduisez-vous?
dit l'enfant; ne pourrais-je m'arranger avec votre voyageur pour
aller avec lui?--Non, c'est un peintre. Il voyage seul.--Comment
s'appelle-t-il? peut-être que je le connais?--Ce voiturin a dit ton
nom: c'est tout ce que nous voulions savoir. On nous avait dit que la
duchesse était retournée à Milan. Cécilia pâlit, sous prétexte qu'elle
avait froid; puis, comme j'en faisais l'observation à demi-voix, elle se
mit à sourire avec cet air de souveraine mansuétude qui lui est propre.
Elle approcha de ta fenêtre en me disant:--Tu vas voir que je vais lui
adresser un adieu bien amical et par conséquent bien désintéressé. C'est
alors qu'elle chanta ce maudit _Vedrai carino_ qui t'a arraché aux
griffes de Satan. Allons, il y a dans tout cela une fatalité! Je crois
qu'elle t'aime, bien que ce soit fort difficile à constater chez une
personne toujours maîtresse d'elle-même, et si habituée à l'abnégation
qu'on peut à peine deviner si elle souffre en se sacrifiant. A l'heure
qu'il est, elle ne sait plus rien de toi, et je confesse que je n'ai pas
eu le courage de lui dire que tu as renoncé à la duchesse et que tu lui
dois ton salut. Je me suis engagé à ne pas te nuire; mais ce serait
pousser l'héroïsme au-delà de mes facultés que d'aller faire la cour
pour toi. Seulement je te devais la vérité, la voilà tout entière. Reste
donc ou parle; attends et espère, ou agis et éclaire-toi. De toute
façon, tu es dans ton droit, et personne ne peut te supposer amoureux
des millions, puisque, ce matin encore, tu ne voulais pas comprendre que
le marquis de Balma était le père Boccaferri.

--Bon et grand Célio, m'écriai-je, comment te remercier! Je ne sais plus
que faire. Il me semble que tu aimes Cécilia autant que moi, et que tu
es plus digne d'elle. Non, je ne puis lui parler. Je veux qu'elle ait le
temps de te connaître et de t'apprécier sous la face nouvelle que ton
caractère a prise depuis quelque temps. Il faut qu'elle nous examine,
qu'elle nous compare et qu'elle juge. Il m'a semblé parfois qu'elle
t'aimait, et peut-être que c'est toi qu'elle aime! Pourquoi nous hâter
de savoir notre sort? Qui sait si, à l'heure qu'il est, elle-même n'est
pas indécise? Attendons.

--Oui, c'est vrai, dit Célio, nous risquons d'être refusés tous les deux
si nous brusquons sa sympathie. Moi, je suis fort gêné aussi, car je
n'étais pas amoureux d'elle à Vienne, et l'idée de l'être ne m'est venue
que quand j'ai vu ton amour. J'ai un peu peur à présent qu'elle ne me
croie influencé par ses millions, car je suis plus exposé que toi à
mériter ce soupçon. Je n'ai pas fait mes preuves à temps comme tu les as
faites. D'un autre côte, l'adoration qu'elle avait pour ma mère, et qui
domine encore toutes ses pensées, est de force et de nature à lui faire
sacrifier son amour pour toi dans la crainte de me rendre malheureux.
Elle est ainsi faite, cette femme excellente; mais je ne jouirai pas de
son sacrifice.

--Ce sacrifice, repris-je, serait prompt et facile aujourd'hui. Si elle
m'aime, ce ne peut être encore au point de devenir égoïste. Dans mon
intérêt, comme dans le tien, je demande l'aide et le conseil du temps.

--C'est bien dit, répliqua Célio; ajournons. Eh! tiens, prenons une
résolution: c'est de ne nous déclarer ni l'un ni l'autre avant de nous
être consultés encore; jusque-là, nous n'en reparlerons plus ensemble,
car cela me fait un peu de mal.

--Et à moi aussi. Je souscris à cet accord; mais nous ne nous
interdisons pas l'un à l'autre de chercher à lui plaire.

--Non, certes, dit-il. Il se mit à fredonner la romance de don Juan;
puis peu à peu il arriva à la chanter, à l'étudier tout en marchant à
mon côté, et à frapper la terre de son pied avec impatience dans les
endroits où il était mécontent de sa voix et de son accent.--Je ne suis
pas don Juan, s'écria-t-il en s'interrompant, et c'est pourtant dans ma
voix et dans ma destinée de l'être sur les planches. Que diable! je ne
suis pas un ténor, je ne peux pas être un amoureux tendre; je ne peux
pas chanter _Il mio tesoro intante_ et faire la cadence du Rimini...
Il faut que je sois un scélérat puissant ou un honnête homme qui fait
_fiasco_! Va pour la puissance!... Après tout, ajouta-t-il en passant la
main sur son front, qui sait si j'aime? Voyons! Il chanta _Quando del
vino_, et il le chanta supérieurement.--Non! non! s'écria-t-il satisfait
de lui-même, je ne suis pas fait pour aimer! Cécilia n'est pas ma mère.
Il peut lui arriver d'aimer demain quelqu'un plus que moi, toi, par
exemple! Fi donc! moi, amoureux d'une femme qui ne m'aimerait point!
j'en mourrais de rage! Je ne t'en voudrais pas, à toi, Salentini; mais
elle? je la jetterais du haut de son château sur le pavé pour lui faire
voir le cas que je fais de sa personne et de sa fortune!

Je fus effrayé de l'expression de sa figure. Le Célio que j'avais connu
à Vienne reparaissait tout entier et me jetait dans une stupéfaction
douloureuse. Il s'en aperçut, sourit et me dit:--Je crois que je
redeviens méchant! Allons rejoindre la famille, cela se dissipera.
Parfois mes nerfs me jouent encore de mauvais tours. Tiens, j'ai froid!
Allons-nous-en. Il prit mon bras et rentra en courant.

A deux heures, toute la famille se réunit dans le grand salon. Le
marquis donna, comme de coutume, à ses gens, l'ordre qu'on ne le
dérangeât plus jusqu'au dîner, à moins d'un motif important, et que,
dans ce cas, on sonnât la cloche du château pour l'avertir. Puis il
demanda aux jeunes filles si elles avaient pris l'air et surveillé la
maison; à Benjamin, s'il avait travaillé, et, quand chacun lui eut rendu
compte de l'emploi de sa matinée:--C'est bien, dit-il; la première
condition de la liberté et de la santé morale et intellectuelle, c'est
l'ordre dans l'arrangement de la vie; mais, hélas! pour avoir de
l'ordre, il faut être riche. Les malheureux sont forcés de ne jamais
savoir ce qu'ils feront dans une heure! A présent, mes chers enfants,
vive la joie! La journée d'affaires et de soucis est terminée; la soirée
de plaisir et d'art commence. Suivez-moi.

Il tira de sa poche une grande clé, et l'éleva en l'air, aux rires et
aux acclamations des enfants. Puis, nous nous dirigeâmes avec lui
vers l'aile du château où était situé le théâtre. On ouvrit la _porte
d'ivoire_, comme l'appelait le marquis, et on entra dans le sanctuaire
des songes, après s'y être enfermés et barricadés d'importance.

Le premier soin fut de ranger le théâtre, d'y remettre de l'ordre et
de la propreté, de réunir, de secouer et d'étiqueter les costumes
abandonnés à la hâte, la nuit précédente, sur des fauteuils. Les hommes
balayaient, époussetaient, donnaient de l'air, raccommodaient les
accrocs faits au décor, huilaient les ferrures, etc. Les femmes
s'occupaient des habits; tout cela se fit avec une exactitude et une
rapidité prodigieuses, tant chacun de nous y mit d'ardeur et de gaieté.
Quand ce fut fait, le marquis réunit sa couvée autour de la grande table
qui occupait le milieu du parterre, et l'on tint conseil. On remit les
manuscrits de _Don Juan_ à l'étude, on y fit rentrer des personnages et
des scènes éliminés la veille; on se consulta encore sur la distribution
des rôles. Célio revint à celui de don Juan, il demanda que certaines
scènes fussent chantées. Béatrice et son jeune frère demandèrent à
improviser un pas de danse dans le bal du troisième acte. Tout fut
accordé. On se permettait d'essayer de tout; mais, à mesure qu'on
décidait quelque chose, on le consignait sur le manuscrit, afin que
l'ordre de la représentation ne fût pas troublé.

Ensuite Célio envoya Stella lui chercher diverses perruques à longs
cheveux. Il voulait assombrir un peu son caractère et sa physionomie.
Il essaya une chevelure noire.--Tu as tort de le faire brun, si tu veux
être méchant, lui dit Boccaferri (qui reprenait son ancien nom derrière
la _porte d'ivoire_). C'est un usage classique de faire les traîtres
noirs et à tous crins, mais c'est un mensonge banal. Les hommes pâles de
visage et noirs de barbe sont presque toujours doux et faibles. Le vrai
tigre est fauve et soyeux.

--Va pour la peau du lion, dit Célio en prenant sa perruque de la
veille, mais ces noeuds rouges m'ennuient; cela sent le tyran de
mélodrame. Mesdemoiselles, faites-moi une quantité de canons couleur de
feu. C'était le type du roué au temps de Molière.

--En ce cas, rends-nous ton noeud cerise, ton _beau noeud d'épée_! dit
Stella.

--Qu'en veux-tu faire?

--Je veux le conserver pour modèle, dit-elle en souriant avec malice,
car c'est toi qui l'as fait, et toi seul au monde sais faire les noeuds.
Tu y mets le temps, mais quelle perfection! N'est-ce pas? ajouta-t-elle
en s'adressant à moi et en me montrant ce même noeud cerise que j'avais
ramassé la veille, comment le trouvez-vous?

Le ton dont elle me fit cette question et la manière dont elle agita
ce ruban devant mon visage me troublaient un peu. Il me sembla qu'elle
désirait me voir m'en emparer, et je fus assez vertueux pour ne pas le
faire. La Boccaferri me regardait. Je vis rougir la belle Stella; elle
laissa tomber le noeud et marcha dessus, comme par mégarde, tout en
feignant de rire d'autre chose.

Célio était brusque et impérieux avec ses soeurs, quoiqu'il les adorât
au fond de l'âme, et qu'il eût pour elles mille tendres sollicitudes. Il
avait vu aussi ce singulier petit épisode.--Allons donc, paresseuses!
cria-t-il à Stella et à Béatrice, allez me chercher trente aunes de
rubans couleur de feu! J'attends!--Et quand elles furent entrées dans le
magasin, il ramassa le noeud cerise, et me la donna à la dérobée, en
me disant tout bas:--Garde-le en mémoire de Béatrice; mais si l'une ou
l'autre est coquette avec toi, corrige-les et moque-toi d'elles. Je te
demande cela comme à un frère.

Les préparatifs durèrent jusqu'au dîner, qui fut assez sérieux. On
reprenait de la gravité devant les domestiques, qui portaient le deuil
de l'ancien marquis sur leurs habits, faute de le porter dans le coeur.
Et d'ailleurs, chacun pensait à son rôle, et M. de Balma disait une
chose que j'ai toujours sentie vraie: les idées s'éclaircissent et
s'ordonnent durant la satisfaction du premier appétit.

Au reste on mangeait vite et modérément à sa table. Il disait
familièrement que l'artiste qui mange est _à moitié cuit_. On savourait
le café et le cigare, pendant que les domestiques levaient le couvert et
effectuaient leur sortie finale des appartements et de la maison. Alors
on faisait une ronde, on fermait toutes les issues. Le marquis criait:
Mesdames les actrices, à vos loges! On leur donnait une demi-heure
d'avance sur les hommes; mais Cécilia n'en profitait pas. Elle resta
avec nous dans le salon, et je remarquai qu'elle causait tout bas dans
un coin avec Célio.

Il me sembla qu'au sortir de cet entretien, Célio était d'une gaieté
arrogante, et Cécilia d'une mélancolie résignée; mais cela ne prouvait
pas grand'chose: chez lui, les émotions étaient toujours un peu forcées;
chez elle, elles étaient si peu manifestées, que la nuance était presque
insaisissable.

A huit heures précises, la pièce commença. Je craindrais d'être
fastidieux en la suivant dans ses détails, mais je dois signaler que, à
ma grande surprise, Cécilia fut admirable et atroce de jalousie dans
le rôle d'Elvire. Je ne l'aurais jamais cru; cette passion semblait si
ennemie de son caractère! J'en fis la remarque dans un entr'acte.--Mais
c'est peut-être pour cela précisément, me dit-elle.... Et puis,
d'ailleurs, que savez-vous de moi?

Elle dit ce dernier mot avec un ton de fierté qui me fit peur. Elle
semblait mettre tout son orgueil à n'être pas devinée. Je m'attachai à
la deviner malgré elle, et cela assez froidement. Boccaferri loua Célio
avec enthousiasme; il pleurait presque de joie de l'avoir vu si bien
jouer. Le fait est qu'il avait été le plus froid, le plus railleur, le
plus pervers des hommes.--C'est grâce à toi, dit-il à la Boccaferri; tu
es si irritée et si hautaine, que tu me rends méchant. Je me fais de
glace devant tes reproches, parce que je me sens poussé à bout et prêt
à éclater. Tiens! _ma vieille_, tu devrais toujours être ainsi; je
reprendrais les forces que m'ôtent ta bonté et ta douceur accoutumées.

--Eh bien, répondit-elle, je ne te conseille pas de jouer souvent ces
rôles-là avec moi: je t'y rendrais des points.

[Illustration 009.png: Ce personnage du temps passé.... (Page 107.)]

Il se pencha vers elle, et, baissant la voix:--Serais-tu capable d'être
la femelle d'un tigre? lui dit-il.

--Cela est bon pour le théâtre, répondit-elle (et il me sembla qu'elle
parlait exprès de manière à ce que je ne perdisse pas sa réponse). Dans
la vie réelle, Célio, je mépriserai un usage si petit, si facile et si
niais de ma force. Pourquoi suis-je si méchante, ici dans ce rôle? C'est
que rien n'est plus aisé que l'affectation. Ne sois donc pas trop vain
de ton succès d'aujourd'hui. La force dans l'excitation, c'est le _pont
aux ânes_! La force dans le calme.... Tu y viendras peut-être, mais tu
n'y es pas encore. Essaie de faire Ottavio, et nous verrons!

--Vous êtes une comédienne fort acerbe et fort jalouse de son talent!
dit Célio en se mordant les lèvres si fort, que sa moustache rousse,
collée à sa lèvre, tomba sur son rabat de dentelle.

--Tu perds ton poil de tigre, lui dit tranquillement la Boccaferri en
rattrapant la moustache; tu as raison de faire une peau neuve!

--Vous croyez que vous opérerez ce miracle?

--Oui, si je veux m'en donner la peine, mais je ne le promets pas.

Je vis qu'ils s'aimaient sans vouloir se l'avouer à eux-mêmes, et je
regardai Stella, qui était belle comme un ange en me présentant un
masque pour la scène du bal. Elle avait cet air généreux et brave d'une
personne qui renonce à vous plaire sans renoncer à vous aimer. Un élan
de coeur, plein de vaillance, qui ne me permit pas d'hésiter, me fit
tirer de mon sein le noeud cerise que j'y avais caché, et je le lui
montrai mystérieusement. Tout son courage l'abandonna; elle rougit, et
ses yeux se remplirent de larmes. Je vis que Stella était une sensitive,
et que je venais de me donner pour jamais ou de faire une lâcheté. Dès
ce moment, je ne regardai plus en arrière, et je m'abandonnai tout
entier au bonheur, bien nouveau pour moi, d'être chastement et naïvement
aimé.

Je faisais le rôle d'Ottavio, et je l'avais fort mal joué jusque-là. Je
pris le bras de ma charmante Anna pour entrer en scène, et je trouvai
du coeur et de l'émotion pour lui dire mon amour et lui peindre mon
dévouement.

A la fin de l'acte, je fus comblé d'éloges, et Cécilia me dit en me
tendant la main:--Toi, Ottavio, tu n'as besoin des leçons de personne,
et tu en remontrerais à ceux qui enseignent.--Je ne sais pas jouer la
comédie, lui répondis-je, je ne le saurai jamais. C'est parce qu'on ne
la joue pas ici que j'ai dit ce que je sentais.

[Illustration 010.png: Célio entra brusquement.... (Page 115.)]



XIV.

CONCLUSION.

Je montai dans la loge des hommes pour me débarrasser de mon domino. A
peine y étais-je entré, que Stella vint résolument m'y rejoindre. Elle
avait arraché vivement son masque; sa belle chevelure blond-cendré,
naturellement ondée, s'était à demi répandue sur son épaule. Elle était
pâle, elle tremblait; mais c'était une âme éminemment courageuse,
quoique elle agît par expansion spontanée et d'une manière tout opposée,
par conséquent, à celle de la Boccaferri.

--Adorno Salentini, me dit-elle en posant sa main blanche sur mon
épaule, m'aimez-vous?

Je fus entièrement vaincu par cette question hardie, faite avec un
effort évidemment douloureux et le trouble de la pudeur alarmée.

Je la pris dans mes bras et je la serrai contre ma poitrine.

--Il ne faut pas me tromper, dit-elle en se dégageant avec force de mon
étreinte. J'ai vingt-deux ans; je n'ai pas encore aimé, moi, et je ne
dois pas être trompée. Mon premier amour sera le dernier, et, si je
suis trahie, je n'essaierai pas de savoir si j'ai la force d'aimer une
seconde fois: je mourrai. C'est là le seul courage dont je me sente
capable. Je suis jeune, mais l'expérience des autres m'a éclairée. J'ai
beaucoup rêvé déjà, et, si je ne connais pas le monde, je me connais du
moins. L'homme qui se jouera d'une âme comme la mienne, ne pourra être
qu'un misérable, et, s'il en vient là, il faudra que je le haïsse et que
je le méprise. La mort me semble mille fois plus douce que la vie, après
une semblable désillusion.

--Stella, lui répondis-je, si je vous dis ici que je vous aime, me
croirez-vous? Ne me mettrez-vous pas à l'épreuve avant de vous fier
aveuglément à la parole d'un homme que vous ne connaissez pas?

--Je vous connais, répondit-elle. Célio, qui n'estime personne, vous
estime et vous respecte; et, d'ailleurs, quand même je n'aurais pas ce
motif de confiance, je croirais encore à votre parole.

--Pourquoi?

--Je ne sais pas, mais cela est ainsi.

--Donc vous m'aimez, vous?

Elle hésita un instant, puis elle dit:

--Écoutez! je ne suis pas pour rien la fille de la Floriani. Je n'ai pas
la force de ma mère, mais j'ai son courage; je vous aime.

Cette bravoure me transporta. Je tombai aux pieds de Stella, et je les
baisai avec enthousiasme.--C'est la première fois, lui dis-je, que je me
mets aux genoux d'une femme, et c'est aussi la première fois que j'aime.
Je croyais pourtant aimer Cécilia, il y a une heure, je vous dois cette
confession; mais ce que je cherche dans la femme, c'est le coeur, et
j'ai vu que le sien ne m'appartenait pas. Le vôtre se donne à moi avec
une vaillance qui me pénètre et me terrasse. Je ne vous connais pas plus
que vous ne me connaissez, et voilà que je crois en vous comme vous
croyez en moi. L'amour, c'est la foi; la foi rend téméraire, et rien
ne lui résiste. Nous nous aimons, Stella, et nous n'avons pas besoin
d'autre preuve que de nous l'être dit. Voulez-vous être ma femme?

--Oui, répondit-elle, car moi, je ne puis aimer qu'une fois, je vous
l'ai dit.

--Sois donc ma femme, m'écriai-je en l'embrassant avec transport.
Veux-tu que je te demande à ton frère tout de suite?

--Non, dit-elle en pressant mon front de ses lèvres avec une suavité
vraiment sainte. Mon frère aime Cécilia, et il faut qu'il devienne digne
d'elle. Tel qu'il est aujourd'hui, il ne l'aime pas encore assez pour
la mériter. Laisse lui croire encore que tu prétends être son rival.
Sa passion a besoin d'une lutte pour se manifester à lui-même. Cécilia
l'aime depuis longtemps. Elle ne me l'a pas dit, mais je le sais bien.
C'est à elle que tu dois me demander d'abord, car c'est elle que je
regarde comme ma mère.

--J'y vais tout de suite, répondis-je.

--Et pourquoi tout de suite? Est-ce que tu crains de te repentir si tu
prends le temps de la réflexion?

--Je te prouverai le contraire, fille généreuse et charmante! je ne
ferai que ce que tu voudras.

On nous appela pour commencer l'acte suivant. Célio, qui surveillait
ordinairement d'un oeil inquiet et jaloux le moindre mouvement de ses
soeurs, n'avait pas remarqué notre absence. Il était en proie à une
agitation extraordinaire. Son rôle paraissait l'absorber. Il le termina
de la manière la plus brillante, ce qui ne l'empêcha pas d'être sombre
et silencieux pendant le souper et l'intéressante causerie du marquis,
qui se prolongea jusqu'à trois heures du matin.

Je m'endormis tranquille, et je n'eus pas le moindre retour sur
moi-même, pas l'apparence d'inquiétude, d'hésitation ou de regret, en
m'éveillant. Je dois dire que, dès le matin du jour précédent, les deux
cent mille livres de rente de mademoiselle de Balma m'avaient porté
comme un coup de massue. Epouser une fortune ne m'allait point et
dérangeait les rêves et l'ambition de toute ma vie, qui était de faire
moi-même mon existence et d'y associer une compagne de mon choix, prise
dans une condition assez modeste pour qu'elle se trouvât riche de mon
succès.

D'ailleurs, je suis ainsi fait, que l'idée de lutter contre un rival
à chances égales me plaît et m'anime, tandis que la conscience de
la moindre infériorité dans ma position, sur un pareil terrain, me
refroidit et me guérit comme par miracle. Est-ce prudence ou fierté? je
l'ignore; mais il est certain que j'étais, à cet égard, tout l'opposé de
Célio, et, qu'au lieu de me sentir acharné, par dépit d'amour-propre, à
lui disputer sa conquête, j'éprouvais un noble plaisir à les rapprocher
l'un de l'autre en restant leur ami.

Cécilia vint me trouver dans la journée.--Je vais vous parler comme à un
frère, me dit-elle. Quelques mots de Célio tendraient à me faire croire
que vous êtes amoureux de moi, et moi, je ne crois pas que vous y
songiez maintenant. Voilà pourquoi je viens vous ouvrir mon coeur.

«Je sais qu'il y a deux mois, lorsque vous m'avez connue dans un état
voisin de la misère, vous avez songé à m'épouser. J'ai vu là la noblesse
de votre âme, et cette pensée que vous avez eue vous assure à jamais mon
estime! et, plus encore, une sorte de respect pour votre caractère.»

Elle prit ma main et la porta contre son coeur, où elle la tint pressée
un instant avec une expression à la fuis si chaste et si tendre, que je
pliai presque un genou devant elle.

--Écoutez, mon ami, reprit-elle sans me donner le temps de lui répondre,
je crois que j'aime Célio! voilà pourquoi, en vous faisant cet aveu, je
crois avoir le droit de vous adresser une prière humble et fervente
au nom de l'affection la plus désintéressée qui fut jamais: fuyez la
duchesse de ***; détachez-vous d'elle, ou vous êtes perdu!

--Je le sais, répondis-je, et je vous remercie, ma chère Cécilia, de me
conserver ce tendre intérêt; mais ne craignez rien, ce lien funeste n'a
pas été contracté; votre douce voix, une inspiration de votre coeur
généreux et quatre phrases du divin Mozart m'en ont à jamais préservé.

--Vous les avez donc entendues? Dieu soit loué!

--Oui, Dieu soit loué! repris-je, car ce chant magique m'a attiré
jusqu'ici à mon insu, et j'y ai trouvé le bonheur.

Cécilia me regarda avec surprise.

--Je m'expliquerai tout à l'heure, lui dis-je; mais, vous, vous avez
encore quelque chose à me dire, n'est-ce pas?

--Oui, répondit-elle, je vous dirai tout, car je tiens à votre estime,
et, si je ne l'avais pas, il manquerait quelque chose au repos de ma
conscience. Vous souvenez-vous qu'à Vienne, la dernière fois que nous
nous y sommes vus, vous m'avez demandé si j'aimais Célio?

--Je m'en souviens parfaitement, ainsi que de votre réponse, et vous
n'avez pas besoin de vous expliquer davantage, Cécilia. Je sais fort
bien que vous fûtes sincère en me disant que vous n'y songiez pas, et
que votre dévouement pour lui prenait sa source dans les bienfaits de
la Floriani. Je comprends ce qui s'est passé en vous depuis ce jour-là,
parce que je sais ce qui s'est passé en lui.

--Merci, ô merci! s'écria-t-elle attendrie; vous n'avez pas douté de ma
loyauté?

--Jamais.

--C'est le plus grand éloge que vous puissiez commander pour la vôtre;
mais, dites-moi, vous croyez donc qu'il m'aime?

--J'en suis certain.

--Et moi aussi, ajouta-t-elle avec un divin sourire et une légère
rougeur. Il m'aime, et il s'en défend encore; mais son orgueil pliera,
et je serai sa femme, car c'est là toute l'ambition de mon âme, depuis
que je suis _dama e comtessa garbata_. Lorsque vous m'interrogiez,
Salentini, je me croyais pour toujours obscure et misérable. Comment
n'aurais-je pas refoulé au plus profond de mon sein la seule pensée
d'être la femme du brillant Célio, de ce jeune ambitieux à qui l'éclat
et la richesse sont des éléments de bonheur et des conditions de succès
indispensables? J'aurais rougi de m'avouer à moi-même que j'étais émue
en le voyant; il ne l'aurait jamais su; je crois que je ne le savais pas
moi-même, tant j'étais résolue à n'y pas prendra garde, et tant j'ai
l'habitude et le pouvoir de me maîtriser.

«Mais ma fortune présente me rend la jeunesse, la confiance et le droit.
Voyez-vous, Célio n'est pas comme vous. Je vous ai bien devinés tous
deux. Vous êtes calme, vous êtes patient, vous êtes plus fort que lui,
qui n'est qu'ardent, avide et violent. Il ne manque ni de fierté ni
de désintéressement; mais il est incapable de se créer tout seul
l'existence large et brillante qu'il rêve, et qui est nécessaire au
développement de ses facultés. Il lui faut la richesse tout acquise,
et je lui dois cette richesse. N'est-ce pas, je dois cela au fils de
Lucrezia? et, quand même je vous aurais aimé, Salentini, quand même le
caractère effrayant de Célio m'inspirerait des craintes sérieuses pour
mon bonheur, j'ai une dette sacrée à payer.

--J'espère, lui dis-je, en souriant, que le sacrifice n'est pas trop
rude. En ce qui me concerne, il est nul, et votre supposition n'est
qu'une consolation gratuite dont je n'aurai pas la folie de faire mon
profit. En ce qui concerne Célio, je crois que vous êtes plus forte que
lui, et que vous caresserez le jeune tigre d'une main calme et légère.

--Ce ne sera peut-être pas toujours aussi facile que vous croyez,
répondit-elle; mais je n'ai pas peur, voilà ce qui est certain. Il n'y
a rien de tel pour être courageux que de se sentir disposé, comme je le
suis, à faire bon marché de son propre bonheur et de sa propre vie; mais
je ne veux pas me faire trop valoir. J'avoue que je suis secrètement
enivrée, et que ma bravoure est singulièrement récompensée par l'amour
qui parle en moi. Aucun homme ne peut me sembler beau auprès de celui
qui est la vivante image de Lucrezia; aucun nom illustre et cher à
porter auprès de celui de Floriani.

--Ce nom est si beau en effet, qu'il me fait peur, répondis-je. Si
toutes celles qui le portent allaient refuser de le perdre!

--Que voulez-vous dire? je ne vous comprends pas.

Je lui fis alors l'aveu de ce qui s'était passé entre Stella et moi, et
je lui demandai la main de sa fille adoptive. La joie de cette généreuse
femme fut immense; elle se jeta à mon cou et m'embrassa sur les deux
joues. Je la vis enfin ce jour-là telle qu'elle était, expansive et
maternelle dans ses affections, autant qu'elle était prudente et
mystérieuse avec les indifférents.

--Stella est un ange, me dit-elle, et le ciel vous a mille fois béni en
vous inspirant cette confiance subite en sa parole. Je la connais bien,
moi, et je sais que, de tous les enfants de Floriani, c'est celle qui a
vraiment hérité de la plus précieuse vertu de sa mère, le dévouement. Il
y a longtemps qu'elle est tourmentée du besoin d'aimer, et ce n'est pas
l'occasion qui lui a manqué, croyez-le bien; mais cette âme romanesque
et délicate n'a pas subi l'entraînement des sens qui ferme parfois les
yeux aux jeunes filles. Elle avait un idéal, elle le cherchait et savait
l'attendre. Cela se voit bien à la fraîcheur de ses joues et à la pureté
de ses paupières; elle l'a trouvé enfin, celui qu'elle a rêvé! Charmante
Stella, exquise nature de femme, ton bonheur m'est encore plus cher que
le mien!

La Boccaferri prit encore ma main, la serra dans les siennes, et fondit
en larmes en s'écriant: «O Lucrezia! réjouis-toi dans le sein de Dieu!»

Célio entra brusquement, et, voyant Cécilia si émue et assise tout près
de moi, il se retira en refermant la porte avec violence. Il avait pâli,
sa figure était décomposée d'une manière effrayante. Toutes les furies
de l'enfer étaient entrées dans son sein.

--Qu'il dise après cela qu'il ne t'aime pas! dis-je à la Boccaferri.
Je la fis consentir à laisser subir encore un peu cette souffrance au
pauvre Célio, et nous allâmes trouver ma chère Stella pour lui faire
part de notre entretien.

Stella travaillait dans l'intérieur d'une tourelle qui lui servait
d'atelier. Je fus étrangement supris*[*surpris?*] de la trouver occupée
de peinture, et de voir qu'elle avait un talent réel, tendre, profond,
délicieusement vrai pour le paysage, les troupeaux, la nature pastorale
et naïve.--Vous pensiez donc, me dit-elle en voyant mon ravissement, que
je voulais me faire comédienne? Oh, non! je n'aime pas plus le public
que ne l'a aimé notre Cécilia, et jamais je n'aurais le courage
d'affronter son regard. Je joue ici la comédie comme Cécilia et son père
la jouent; pour aider à l'oeuvre collective qui sert à l'éducation
de Célio, peut-être à celle de Béatrice et de Salvator, car les deux
_Bambini_ ont aussi jusqu'à présent la passion du théâtre; mais vous
n'avez pas compris notre cher maître Boccaferri, si vous croyez qu'il
n'a en vue que de nous faire débuter. Non, ce n'est pas là sa pensée.
Il pense que ces essais dramatiques, dans la forme libre que nous leur
donnons, sont un exercice salutaire au développement synthétique (je me
sers de son mot) de nos facultés d'artiste, et je crois bien qu'il a
raison, car depuis que nous faisons cette amusante étude je me sens plus
peintre et plus poëte que je ne croyais l'être.

--Oui, il a mille fois raison, répondis-je, et le coeur aussi s'ouvre à
la poésie, à l'effusion, à l'amour, dans cette joyeuse et sympathique
épreuve: je le sens bien, ô ma Stella, pour deux jours que j'ai passés
ici! Partout ailleurs, je n'aurais point osé vous aimer si vite, et,
dans cette douce et bienfaisante excitation de toutes mes facultés,
je vous ai comprise d'emblée, et j'ai éprouvé la portée de mon propre
coeur.

Cécilia me prit par le bras et me fit entrer dans la chambre de Stella
et de Béatrice, qui communiquait avec cette même tourelle par un petit
couloir. Stella rougissait beaucoup, mais elle ne fit pas de résistance.
Cécilia me conduisit en face d'un tableau placé dans l'alcôve virginale
de ma jeune amante, et je reconnus une _Madoneta col Bambino_ que
j'avais peinte et vendue à Turin deux ans auparavant à un marchand de
tableaux. Cela était fort naïf, mais d'un sentiment assez vrai pour que
je pusse le revoir sans humeur. Cécilia l'avait acheté, à son dernier
voyage, pour sa jeune amie, et alors on me confessa que, depuis deux
mois, Stella, en entendant parler souvent de moi aux Boccaferri et
à Célio, avait vivement désiré me connaître. Cécilia avait nourri
d'avance, et sans le lui dire, la pensée que notre union serait un beau
rêve à réaliser. Stella semblait l'avoir deviné.

--Il est certain, me dit-elle, que lorsque je vous ai vu ramasser le
noeud cerise, j'ai éprouvé quelque chose d'extraordinaire que je ne
pouvais m'expliquer à moi-même; et que, quand Célio est venu nous dire,
le lendemain, que le _ramasseur de rubans_, comme il vous appelait,
était encore dans le village, et se nommait Adorno Salentini, je me suis
dit, follement peut-être, mais sans douter de la destinée, que la mienne
était accomplie.

Je ne saurais exprimer dans quel naïf ravissement me plongea ce jeune et
pur amour d'une fille encore enfant par la fraîcheur et la simplicité,
déjà femme par le dévouement et l'intelligence. Lorsque la cloche nous
avertit de nous rendre au théâtre, j'étais un peu fou. Célio vit mon
bonheur dans mes yeux, et ne le comprenant pas, il fut méchant et brutal
à faire plaisir. Je me laissai presque insulter par lui; mais le soir
j'ignore ce qui s'était passé. Il me parut plus calme et me demanda
pardon de sa violence, ce que je lui accordai fort généreusement.

Je dirai encore quelques mots de notre théâtre avant d'arriver au
dénoûment, que le lecteur sait d'avance. Presque tous les soirs nous
entreprenions un nouvel essai. Tantôt c'était un opéra: tous les
acteurs étant bons musiciens, même moi, je l'avoue humblement et sans
prétention, chacun tenait le piano alternativement. Une autre fois,
c'était un ballet; les personnes sérieuses se donnaient à la pantomime,
les jeunes gens dansaient d'inspiration, avec une grâce, un abandon
et un entrain qu'on eût vainement cherchés dans les poses étudiées du
théâtre. Boccaferri était admirable au piano dans ces circonstances. Il
s'y livrait aux plus brillantes fantaisies, et, comme s'il eût dicté
impérieusement chaque geste, chaque intention de ses personnages, il
les enlevait, les excitait jusqu'au délire ou les calmait jusqu'à
l'abattement, au gré de son inspiration. Il les soumettait ainsi au
scénario, car la pantomime dont il était le plus souvent l'auteur, avait
toujours une action bien nettement développée et suivie.

D'autres fois, nous tentions un opéra comique, et il nous arriva
d'improviser des airs, même des choeurs, qui le croirait? où l'ensemble
ne manqua pas, et où diverses réminiscences d'opéras connus se lièrent
par des modulations individuelles promptement conquises et saisies de
tous. Il nous prenait parfois fantaisie de jouer de mémoire une pièce
dont nous n'avions pas le texte et que nous nous rappelions assez
confusément. Ces souvenirs indécis avaient leur charme, et, pour les
enfants qui ne connaissaient pas ces pièces, elles avaient l'attrait de
la création. Ils les concevaient, sur un simple exposé préliminaire,
autrement que nous, et nous étions tout ravis de leur voir trouver
d'inspiration des caractères nouveaux et des scènes meilleures que
celles du texte.

Nous avions encore la ressource de faire de bonnes pièces avec de fort
mauvaises. Boccaferri excellait à ce genre de découvertes. Il fouillait
dans sa bibliothèque théâtrale, et trouvait un sujet heureux à exploiter
dans une vieillerie mal conçue et mal exécutée.

--Il n'est si mauvaise oeuvre tombée à plat, disait-il, où l'on ne
trouve une idée, un caractère ou une scène dont on peut tirer un bon
parti. Au théâtre, j'ai entendu siffler cent ouvrages qui eussent été
applaudis, si un homme intelligent eût traité le même sujet. Fouillons
donc toujours, ne doutons de rien, et soyez sûrs que nous pourrions
aller ainsi pendant dix ans et trouver tout les soirs matière à inventer
et à développer.

Cette vie fut charmante et nous passionna tous à tel point, que cela
eût semblé puéril et quasi insensé à tout autre qu'à nous. Nous ne nous
blasions point sur notre plaisir, parce que la matinée entière était
donnée à un travail plus sérieux. Je faisais de la peinture avec Stella;
le marquis et sa fille remplissaient assidûment les devoirs qu'ils
s'étaient imposés; Célio faisait l'éducation littéraire et musicale de
son jeune frère et de _notre_ petite soeur Béatrice, à laquelle aussi on
me permettait de donner quelques leçons. L'heure de la comédie arrivait
donc comme une récréation toujours méritée et toujours nouvelle. La
_porte d'ivoire_ s'ouvrait toujours comme le sanctuaire de nos plus
chères illusions.

Je me sentais grandir au contact de ces fraîches imaginations d'artistes
dont le vieux Boccaferri était la clé, le lien et l'âme. Je dois dire
que Lucrezia Floriani avait bien connu et bien jugé cet homme, le plus
improductif et le plus impuissant des membres de la société officielle,
le plus complet, le plus inspiré, le plus _artiste_ enfin des artistes.
Je lui dois beaucoup, et je lui en conserverai au delà du tombeau une
éternelle reconnaissance. Jamais je n'ai entendu parler avec autant de
sens, de clarté, de profondeur et de délicatesse sur la peinture.
En barbouillant de grossiers décors (car il peignait fort mal), il
épanchait dans mon sein un flot d'idées lumineuses qui fécondaient mon
intelligence, et dont je sentirai toute ma vie la puissance génératrice.

Je m'étonnai que Célio devant épouser Cécilia et devenir riche et
seigneur, les Boccaferri songeassent sérieusement à lui faire reprendre
ses débuts: mais je le compris, comme eux, en étudiant son caractère, en
reconnaissant sa vocation et la supériorité de talent que chaque jour
faisait éclore en lui.--Les grands artistes dramatiques ne sont-ils pas
presque toujours riches à une certaine époque de leur vie, me disait le
marquis, et la possession des terres, des châteaux et même des titres
les dégoûte-t-elle de leur art? Non. En général, c'est la vieillesse
seule qui les chasse du théâtre, car ils sentent bien que leur plus
grande puissance et leur plus vive jouissance est là. Eh bien, Célio
commencera par où les autres finissent; il fera de l'art en grand, à son
loisir; il sera d'autant plus précieux au public, qu'il se rendra plus
rare, et d'autant mieux payé, qu'il en aura moins besoin. Ainsi va le
monde.

Célio vivait dans la fièvre, et ces alternatives de fureur, d'espérance,
de jalousie et d'enivrement développèrent en lui une passion terrible
pour Cécilia, une puissance supérieure dans son talent. Nous lui
laissâmes passer deux mois dans cette épreuve brûlante qu'il avait la
force de supporter, et qui était, pour ainsi dire, l'élément naturel de
son génie.

Un matin, que le printemps commençait à sourire, les sapins à se parer
de pointes d'un vert tendre à l'extrémité de leurs sombres rameaux, les
lilas bourgeonnant sous une brise attiédie, et les mésanges semant les
fourrés de leurs petits cris sauvages, nous prenions le café sur la
terrasse aux premiers rayons d'un doux et clair soleil. L'avocat de
Briançon arriva et se jeta dans les bras de son vieux ami le marquis, en
s'écriant: _Tout est liquidé!_

Cette parole prosaïque fut aussi douce à nos oreilles que le premier
tonnerre du printemps. C'était le signal de notre bonheur à tous. Le
marquis mit la main de sa fille dans celle de Célio, et celle de Stella
dans la mienne. A l'heure où j'écris ces dernières lignes, Béatrice
cueille des camélias blancs et des cyclamens dans la serre pour les
couronnes des deux mariées. Je suis heureux et fier de pouvoir donner
tout haut le nom de soeur à cette chère enfant, et maître Volabù vient
d'entrer comme cocher au service du château.



FIN DU CHÂTEAU DES DÉSERTES.
                
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