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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES
NOTICE
Le _Château des Désertes_ est une analyse de quelques idées d'art plutôt
qu'une analyse de sentiments. Ce roman m'a servi, une fois de plus, à me
confirmer dans la certitude que les choses réelles, transportées dans
le domaine de la fiction, n'y apparaissent un instant que pour y
disparaître aussitôt, tant leur transformation y devient nécessaire.
Durant plusieurs hivers consécutifs, étant retirée à la campagne avec
mes enfants et quelques amis de leur âge, nous avions imaginé de jouer
la comédie sur scénario et sans spectateurs, non pour nous instruire en
quoique ce soit, mais pour nous amuser. Cet amusement devint une passion
pour les enfants, et peu à peu une sorte d'exercice littéraire qui ne
fut point inutile au développement intellectuel de plusieurs d'entre
eux. Une sorte de mystère que nous ne cherchions pas, mais qui résultait
naturellement de ce petit vacarme prolongé assez avant dans les nuits,
au milieu d'une campagne déserte, lorsque la neige ou le brouillard nous
enveloppaient au dehors, et que nos serviteurs même, n'aidant ni à nos
changements de décor, ni à nos soupers, quittaient de bonne heure la
maison où nous restions seuls; le tonnerre, les coups de pistolet, les
roulements du tambour, les cris du drame et la musique du ballet, tout
cela avait quelque chose de fantastique, et les rares passants qui en
saisirent de loin quelque chose n'hésitèrent pas à nous croire fous ou
ensorcelés.
Lorsque j'introduisis un épisode de ce genre dans le roman qu'on va
lire, il y devint une étude sérieuse, et y prit des proportions si
différentes de l'original, que mes pauvres enfants, après l'avoir lu,
ne regardaient plus qu'avec chagrin le paravent bleu et les costumes de
papier découpé qui avaient fait leurs délices. Mais à quelque chose sert
toujours l'exagération de la fantaisie, car ils firent eux-mêmes un
théâtre aussi grand que le permettait l'exiguïté du local, et arrivèrent
à y jouer des pièces qu'ils firent, eux-mêmes aussi, les années
suivantes.
Qu'elles fussent bonnes ou mauvaises, là n'est point la question
intéressante pour les autres: mais ne firent-ils pas mieux de s'amuser
et de s'exercer ainsi, que de courir cette bohème du monde réel, qui se
trouve à tous les étages de la société?
C'est ainsi que la fantaisie, le roman, l'oeuvre de l'imagination, en un
mot, a son effet détourné, mais certain, sur l'emploi de la vie. Effet
souvent funeste, disent les rigoristes de mauvaise foi ou de mauvaise
humeur. Je le nie. La fiction commence par transformer la réalité; mais
elle est transformée à son tour et fait entrer un peu d'idéal, non pas
seulement dans les petits faits, mais dans les grands sentiments de la
vie réelle.
GEORGE SAND.
NOHANT 17 janvier 1853
A M. W.-G. MACREADY.
Ce petit ouvrage essayant de remuer quelques idées sur l'art dramatique,
je le mets sous la protection d'un grand nom et d'une honorable amitié.
GEORGE SAND.
Nohant, 30 avril 1847.
I.
LA JEUNE MÈRE.
Avant d'arriver à l'époque de ma vie qui fait le sujet de ce récit, je
dois dire en trois mots qui je suis.
Je suis le fils d'un pauvre ténor italien et d'une belle dame française.
Mon père se nommait Tealdo Soavi; je ne nommerai point ma mère. Je ne
fus jamais avoué par elle, ce qui ne l'empêcha point d'être bonne et
généreuse pour moi. Je dirai seulement que je fus élevé dans la maison
de la marquise de..., à Turin et à Paris, sous un nom de fantaisie.
La marquise aimait les artistes sans aimer les arts. Elle n'y entendait
rien et prenait un égal plaisir à entendre une valse de Strauss et une
fugue de Bach. En peinture, elle avait un faible pour les étoffes vert
et or, et elle ne pouvait souffrir une toile mal encadrée. Légère et
charmante, elle dansait à quarante ans comme une sylphide et fumait des
cigarettes de contrebande avec une grâce que je n'ai vue qu'à elle. Elle
n'avait aucun remords d'avoir cédé à quelques entraînements de jeunesse
et ne s'en cachait point trop, mais elle eût trouvé de mauvais goût de
les afficher. Elle eut de son mari un fils que je ne nommai jamais mon
frère, mais qui est toujours pour moi un bon camarade et un aimable ami.
Je fus élevé comme il plut à Dieu; l'argent n'y fut pas épargné. La
marquise était riche, et, pourvu qu'elle n'eût à prendre aucun souci
de mes aptitudes et de mes progrès, elle se faisait un devoir de ne me
refuser aucun moyen de développement. Si elle n'eût été en réalité
que ma parente éloignée et ma bienfaitrice, comme elle l'était
officiellement, j'aurais été le plus heureux et le plus reconnaissant
des orphelins; mais les femmes de chambre avaient eu trop de part à ma
première éducation pour que j'ignorasse le secret de ma naissance. Dès
que je pus sortir de leurs mains, je m'efforçai d'oublier la douleur et
l'effroi que leur indiscrétion m'avait causés. Ma mère me permit de voir
le monde à ses côtés, et je reconnus à la frivolité bienveillante de son
caractère, au peu de soin mental qu'elle prenait de son fils légitime,
que je n'avais aucun sujet de me plaindre. Je ne conservai donc point
d'amertume contre elle, je n'en eus jamais le droit mais une sorte de
mélancolie, jointe à beaucoup de patience, de tolérance extérieure et de
résolution intime, se trouva être au fond de mon esprit, de bonne heure
et pour toujours.
J'éprouvais parfois un violent désir d'aimer et d'embrasser ma mère.
Elle m'accordait un sourire en passant, une caresse à la dérobée. Elle
me consultait sur le choix de ses bijoux et de ses chevaux; elle me
félicitait d'avoir du _goût_, donnait des éloges à mes instincts de
savoir-vivre, et ne me gronda pas une seule fois en sa vie; mais jamais
aussi elle ne comprit mon besoin d'expansion avec elle. Le seul mot
maternel qui lui échappa fut pour me demander, un jour qu'elle s'aperçut
de ma tristesse, si j'étais jaloux de son fils, et si je ne me trouvais
pas aussi bien traité que l'_enfant de la maison_. Or, comme, sauf le
plaisir très-creux d'avoir un nom et le bonheur très-faux d'avoir dans
le monde une position toute faite pour l'oisiveté, mon frère n'était
effectivement pas mieux traité que moi, je compris une fois pour toutes,
dans un âge encore assez tendre, que tout sentiment d'envie et de dépit
serait de ma part ingratitude et lâcheté. Je reconnus que ma mère
m'aimait autant qu'elle pouvait aimer, plus peut-être qu'elle n'aimait
mon frère, car j'étais l'enfant de l'amour, et ma figure lui plaisait
plus que la ressemblance de son héritier avec son mari.
Je m'attachai donc à lui complaire, en prenant mieux que lui les leçons
qu'elle payait pour nous deux avec une égale libéralité, une égale
insouciance. Un beau jour, elle s'aperçut que j'avais profité, et
que j'étais capable de me tirer d'affaire dans la vie. «Et mon fils?
dit-elle avec un sourire; il risque fort d'être ignorant et paresseux,
n'est-ce pas?...» Puis elle ajouta naïvement: «Voyez comme c'est
heureux, que ces deux enfants aient compris chacun sa position!» Elle
m'embrassa au front, et tout fut dit. Mon frère n'essuya aucun reproche
de sa part. Sans s'en douter, et grâce à ses instincts débonnaires,
elle avait détruit entre nous tout levain d'émulation, et l'on conçoit
qu'entre un fils légitime et un bâtard l'émulation eût pu se changer
fort aisément en aversion et en jalousie.
Je travaillai donc pour mon propre compte, et je pus me livrer sans
anxiété et sans amour-propre maladif au plaisir que je trouvais
naturellement à m'instruire. Entouré d'artistes et de gens du monde, mon
choix se fit tout aussi naturellement. Je me sentais artiste, et, si
j'eusse été maltraité par ceux qui ne l'étaient pas, je me serais élancé
dans la carrière avec une sorte d'âpreté chagrine et hautaine. Il
n'en fut rien. Tous les amis de ma mère m'encourageaient de leur
bienveillance, et moi, ne me sentant blessé nulle part, j'entrai dans la
voie qui me parut la mienne avec le calme et la sérénité d'une âme qui
prend librement possession de son domaine.
Je portai dans l'étude de la peinture toutes les facultés qui étaient
en moi, sans fièvre, sans irritation, sans impatience. A vingt-cinq ans
seulement, je me sentis arrivé au premier degré de développement de ma
force, et je n'eus pas lieu de regretter mes tâtonnements.
Ma mère n'était plus; elle m'avait oublié dans son testament, mais
elle était morte en me faisant écrire un billet fort gracieux pour me
féliciter de mes premiers succès, et en donnant une signature à son
banquier pour payer les premières dettes de mon frère. Elle avait fait
autant pour moi que pour lui, puisqu'elle nous avait mis tous les deux
à même de devenir des hommes. J'étais arrivé au but le premier; je ne
dépendais plus que de mon courage et de mon intelligence. Mon frère
dépendait de sa fortune et de ses habitudes; je n'eusse pas changé son
sort contre le mien.
Depuis quelques années, je ne voyais plus ma mère que rarement. Je lui
écrivais à d'assez longs intervalles. Il m'en coûtait de l'appeler,
conformément à ses prescriptions, _ma bonne protectrice_. Ses lettres ne
me causaient qu'une joie mélancolique, car elles ne contenaient guère
que des questions de détail matériel et des offres d'argent relativement
à mon travail. «_Il me semble_, écrivait-elle, qu'il y a _quelque temps_
que vous ne m'avez rien demandé, et je vous supplie de ne point faire de
dettes, puisque ma bourse est toujours à votre disposition. Traitez-moi
toujours en ceci comme votre véritable amie.»
Cela était bon et généreux, sans doute, mais cela me blessait chaque
fois davantage. Elle ne remarquait pas que, depuis plusieurs années, je
ne lui coûtais plus rien, tout en ne faisant point de dettes. Quand
je l'eus perdue, ce que je regrettai le plus, ce fut l'espérance que
j'avais vaguement nourrie qu'elle m'aimerait un jour; ce qui me
fit verser des larmes, ce fut la pensée que j'aurais pu l'aimer
passionnément, si elle l'eût bien voulu. Enfin, je pleurais de ne
pouvoir pleurer vraiment ma mère.
Tout ce que je viens de raconter n'a aucun rapport avec l'épisode de ma
vie que je vais retracer. Il ne se trouvera aucun lien entre le souvenir
de ma première jeunesse et les aventures qui en ont rempli la seconde
période. J'aurais donc pu me dispenser de cette exposition; mais il
m'a semblé pourtant qu'elle était nécessaire. Un narrateur est un être
passif qui ennuie quand il ne rapporte pas les faits qui le touchent
à sa propre individualité bien constatée. J'ai toujours détesté les
histoires qui procèdent par _je_, et si je ne raconte pas la mienne à
la troisième personne, c'est que je me sens capable de rendre compte de
moi-même, et d'être, sinon le héros principal, du moins un personnage
actif dans les événements dont j'évoque le souvenir.
J'intitule ce petit drame du nom d'un lieu où ma vie s'est révélée
et dénouée. Mon nom, à moi, c'est-à-dire le nom qu'on m'a choisi en
naissant, est Adorno Salentini. Je ne sais pas pourquoi je ne me serais
pas appelé _Soavi_, comme mon père. Peut-être que ce n'était pas non
plus son nom. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il mourut sans savoir
que j'existais. Ma mère, aussi vite épouvantée qu'éprise, lui avait
caché les conséquences de leur liaison pour pouvoir la rompre plus
entièrement.
Pour toutes les causes qui précèdent, me voyant et me sentant doublement
orphelin dans la vie, j'étais tout accoutumé à ne compter que sur
moi-même. Je pris des habitudes de discrétion et de réserve en raison
des instincts de courage et de fierté que je cultivais en moi avec soin.
Deux ans après la mort de ma mère, c'est-à-dire à vingt-sept ans,
j'étais déjà fort et libre au gré de mon ambition, car je gagnais un
peu d'argent, et j'avais très-peu de besoins; j'arrivais à une certaine
réputation sans avoir eu trop de protecteurs, à un certain talent sans
trop craindre ni rechercher les conseils de personne, à une certaine
satisfaction intérieure, car je me trouvais sur la route d'un progrès
assuré, et je voyais assez clair dans mon avenir d'artiste. Tout ce qui
me manquait encore, je le sentais couver en silence dans mon sein, et
j'en attendais l'éclosion avec une joie secrète qui me soutenait, et une
apparence de calme qui m'empêchait d'avoir des ennemis. Personne encore
ne pressentait en moi un rival bien terrible; moi, je ne me sentais pas
de rivaux funestes. Aucune gloire officielle ne me faisait peur. Je
souriais intérieurement de voir des hommes, plus inquiets et plus
pressés que moi, s'enivrer d'un succès précaire. Doux et facile à vivre,
je pouvais constater en moi une force de patience dont je savais bien
être incapables les natures violentes, emportées autour de moi comme des
feuilles par le vent d'orage. Enfin j'offrais à l'oeil de celui qui voit
tout, ce que je cachais au regard dangereux et trouble des hommes: le
contraste d'un tempérament paisible avec une imagination vive et une
volonté prompte.
A vingt-sept ans, je n'avais pas encore aimé, et certes ce n'était pas
faute d'amour dans le sang et dans la tête; mais mon coeur ne s'était
jamais donné. Je le reconnaissais si bien, que je rougissais d'un
plaisir comme d'une faiblesse, et que je me reprochais presque ce qu'un
autre eût appelé ses bonnes fortunes. Pourquoi mon coeur se refusait-il
à partager l'enivrement de ma jeunesse? Je l'ignore. Il n'est point
d'homme qui puisse se définir au point de n'être pas, sous quelque
rapport, un mystère pour lui-même. Je ne puis donc m'expliquer ma
froideur intérieure que par induction. Peut-être ma volonté était-elle
trop tendue vers le progrès dans mon art. Peut-être étais-je trop fier
pour me livrer avant d'avoir le droit d'être compris. Peut-être encore,
et il me semble que je retrouve cette émotion dans mes vagues souvenirs,
peut-être avais-je dans l'âme un idéal de femme que je ne me croyais pas
encore digne de posséder, et pour lequel je voulais me conserver pur de
tout servage.
Cependant mon temps approchait. A mesure que la manifestation de ma vie
me devenait plus facile dans la peinture, l'explosion de ma puissance
cachée se préparait dans mon sein par une inquiétude croissante. A
Vienne, pendant un rude hiver, je connus la duchesse de... noble
italienne, belle comme un camée antique, éblouissante femme du monde,
et _dilettante_ à tous les degrés de l'art. Le hasard lui fit voir une
peinture de moi. Elle la comprit mieux que toutes les personnes qui
entouraient. Elle s'exprima sur mon compte en des termes qui caressèrent
mon amour-propre. Je sus qu'elle me plaçait plus haut que ne faisait
encore le public, et qu'elle travaillait à ma gloire sans me connaître,
par pur amour de l'art. J'en fus flatté; la reconnaissance vint
attendrir l'orgueil dans mon sein. Je désirai lui être présenté: je fus
accueilli mieux encore que je ne m'y attendais. Ma figure et mon langage
parurent lui plaire, et elle me dit, presque à la première entrevue,
qu'en moi l'homme était encore supérieur au peintre. Je me sentis plus
ému par sa grâce, son élégance et sa beauté, que je ne l'avais encore
été auprès d'aucune femme.
Une seule chose me chagrinait: certaines habitudes de mollesse,
certaines locutions d'éloges officiels, certaines formules de sympathie
et d'encouragement, me rappelaient la douce, libérale et insoucieuse
femme dont j'avais été le fils et le _protégé_. Parfois j'essayais de me
persuader que c'était une raison de plus pour moi de m'attacher à elle;
mais parfois aussi je tremblais de retrouver, sous cette enveloppe
charmante, la femme du monde, cet être banal et froid, habile dans l'art
des niaiseries, maladroit dans les choses sérieuses, généreux de fait
sans l'être d'intention, aimant à faire le bonheur d'autrui, à la
condition de ne pas compromettre le sien.
J'aimais, je doutais, je souffrais. Elle n'avait pas une réputation
d'austérité bien établie, quoique ses faiblesses n'eussent jamais fait
scandale. J'avais tout lieu d'espérer un délicieux caprice de sa part.
Cela ne m'enivrait pas. Je n'étais plus assez enfant pour me glorifier
d'inspirer un caprice; j'étais assez homme pour aspirer à être l'objet
d'une passion. Je brûlais d'un feu mystérieux trop longtemps comprimé
pour ne pas m'avouer que j'allais être en proie moi-même à une passion
énergique; mais, lorsque je me sentais sur le point d'y céder, j'étais
épouvanté de l'idée que j'allais donner tout pour recevoir peu...
peut-être rien. J'avais peur, non pas précisément de devenir dans
le monde une dupe de plus; qu'importe, quand l'erreur est douce et
profonde? mais peur d'user mon âme, ma force morale, l'avenir de mon
talent, dans une lutte pleine d'angoisses et de mécomptes. Je pourrais
dire que j'avais peur enfin de n'être pas complètement dupe, et que je
me méfiais du retour de ma clairvoyance prête à m'échapper.
Un soir, nous allâmes ensemble au théâtre. Il y avait plusieurs jours
que je ne l'avais vue. Elle avait été malade; du moins sa porte avait
été fermée, et ses traits étaient légèrement altérés. Elle m'avait
envoyé une place dans sa loge pour assister avec moi et un autre de ses
amis, espèce de sigisbée insignifiant, au début d'un jeune homme dans un
opéra italien.
J'avais travaillé avec beaucoup d'ardeur et avec une sorte de dépit
fiévreux durant la maladie feinte ou réelle de la duchesse. Je n'étais
pas sorti de mon atelier, je n'avais vu personne, je n'étais plus au
courant des nouvelles de la ville.
--Qui donc débute ce soir? lui demandai-je un instant avant l'ouverture.
--Quoi! vous ne le savez pas? me dit-elle avec un sourire caressant,
qui semblait me remercier de mon indifférence à tout ce qui n'était pas
elle.
Puis elle reprit d'un air d'indifférence:
--C'est un tout jeune homme, mais dont on espère beaucoup. Il porte un
nom célèbre au théâtre; il s'appelle Célio Floriani.
--Est-il parent, demandai-je, de la célèbre Lucrezia Floriani, qui est
morte il y a deux ou trois ans?
--Son propre fils, répondit la duchesse, un garçon de vingt-quatre ans,
beau comme sa mère et intelligent comme elle.
Je trouvai cet éloge trop complet; l'instinct jaloux se développait en
moi; à mon gré la duchesse se hâtait trop d'admirer les jeunes talents.
J'oubliai d'être reconnaissant pour mon propre compte.
--Vous le connaissez? lui dis-je avec d'autant plus de calme que je me
sentais plus ému.
--Oui, je le connais un peu, répondit-elle en dépliant son éventail; je
l'ai entendu deux fois depuis qu'il est ici.
Je ne répondis rien. Je fis faire un détour à la conversation, pour
obtenir, par surprise, l'aveu que je redoutais. Au bout de cinq minutes
de propos oiseux en apparence, j'appris que la duchesse avait entendu
chanter deux fois dans son salon le jeune Célio Floriani, pendant que la
porte m'était fermée, car ce débutant n'était arrivé à Vienne que depuis
cinq jours.
Je renfermai ma colère, mais elle fut devinée, et la duchesse s'en tira
aussi bien que possible. Je n'étais pas encore assez _lié_ avec elle
pour avoir le droit d'attendre une justification. Elle daigna me
la donner assez satisfaisante, et mon amertume fit place à la
reconnaissance. Elle avait beaucoup connu la fameuse Floriani et vu son
fils adolescent auprès d'elle. Il était venu naturellement la saluer
à son arrivée, et, croyant lui devoir aide et protection, elle avait
consenti à le recevoir et à l'entendre, quoique malade et séquestrée.
Il avait chanté pour elle devant son médecin, elle l'avait écouté par
ordonnance de médecin. «Je ne sais si c'est que je m'ennuyais d'être
seule, ajouta-t-elle d'un ton languissant, ou si mes nerfs étaient
détendus par le régime; mais il est certain qu'il m'a fait plaisir et
que j'ai bien auguré de son début. Il a une voix magnifique, une belle
méthode et un extérieur agréable; mais que sera-t-il sur la scène? C'est
si différent d'entendre un virtuose à huis clos! Je crains pour ce
pauvre enfant l'épreuve terrible du public. Le nom qu'il porte est un
rude fardeau à soutenir; on attend beaucoup de lui: noblesse oblige!
--C'est une cruauté, Madame, dit le marquis R., qui se tenait au fond
de la loge, le public est bête; il devrait savoir que les personnes
de génie ne mettent au monde que des enfants bêtes. C'est une loi de
nature.
--J'aime à croire que vous vous trompez, ou que la nature ne se trompe
pas toujours si sottement, répondit la duchesse d'un air narquois. Votre
fille est une personne charmante et pleine d'esprit.»--Puis, comme pour
atténuer l'effet désagréable que pouvait produire sur moi cette repartie
un peu vive, elle me dit tout bas, derrière son éventail: «J'ai choisi
le marquis pour être avec nous ce soir, parce qu'il est le plus bête de
tous mes amis.»
Je savais que le marquis s'endormait toujours au lever du rideau; je me
sentis heureux et tout disposé à la bienveillance pour le débutant.
--Quelle voix a-t-il? demandai-je.
--Qui? le marquis? reprit-elle en riant.
--Non, votre protégé!
--_Primo basso cantante_. Il se risque dans un rôle bien fort, ce soir.
Tenez, on commence; il entre en scène! voyez. Pauvre enfant! comme il
doit trembler!
Elle agita son éventail. Quelques claques saluèrent l'entrée de Célio.
Elle y joignit si vivement le faible bruit de ses petites mains, que
son éventail tomba. «Allons, me dit-elle, comme je le ramassais,
applaudissez aussi le nom de la Floriani, c'est un grand nom en Italie,
et, nous autres Italiens, nous devons le soutenir. Cette femme a été une
de nos gloires.
--Je l'ai entendue dans mon enfance, répondis-je; mais c'est donc depuis
qu'elle était retirée du théâtre que vous l'avez particulièrement
connue? car vous êtes trop jeune...
Ce n'était pas le moment de faire une circonlocution pour apprendre si
la duchesse avait vu la Floriani une fois ou vingt fois en sa vie. J'ai
su plus tard qu'elle ne l'avait jamais vue que de sa loge, et que Célio
lui avait été simplement recommandé par le comte Albani. J'ai su bien
d'autres choses... Mais Célio débitait son récitatif, et la duchesse
toussait trop pour me répondre. Elle avait été si enrhumée!
II.
LE VER LUISANT.
Il y avait alors au théâtre impérial une chanteuse qui eût fait quelque
impression sur moi, si la duchesse de... ne se fût emparée plus
victorieusement de mes pensées. Cette chanteuse n'était ni de la
première beauté, ni de la première jeunesse, ni du premier ordre de
talent. Elle se nommait Cécilia Boccaferri; elle avait une trentaine
d'années, les traits un peu fatigués, une jolie taille, de la
distinction, une voix plutôt douce et sympathique que puissante; elle
remplissait sans fracas d'engouement, comme sans contestation de la part
du public, l'emploi de _seconda donna_.
Sans m'éblouir, elle m'avait plu hors de la scène plutôt que sur les
planches. Je la rencontrais quelquefois chez un professeur de chant qui
était mon ami et qui avait été son maître, et dans quelques salons où
elle allait chanter avec les premiers sujets. Elle vivait, disait-on,
fort sagement, et faisait vivre son père, vieux artiste paresseux et
désordonné. C'était une personne modeste et calme que l'on accueillait
avec égard, mais dont on s'occupait fort peu dans le monde.
Elle entra en même temps que Célio, et, bien qu'elle ne s'occupât jamais
du public lorsqu'elle était à son rôle, elle tourna les yeux vers la
loge d'avant-scène où j'étais avec la duchesse. Il y eut dans ce regard
furtif et rapide quelque chose qui me frappa: j'étais disposé à tout
remarquer et à tout commenter ce soir-là.
Célio Floriani était un garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, d'une
beauté accomplie. On disait qu'il était tout le portrait de sa mère, qui
avait été la plus belle femme de son temps. Il était grand sans l'être
trop, svelte sans être grêle. Ses membres dégagés avaient de l'élégance,
sa poitrine large et pleine annonçait la force. La tête était petite
comme celle d'une belle statue antique, les traits d'une pureté délicate
avec une expression vive et une couleur solide; l'oeil noir étincelant,
les cheveux épais, ondés et plantés au front par la nature selon toutes
les règles de l'art italien; le nez était droit, la narine nette et
mobile, le sourcil pur comme un trait de pinceau, la bouche vermeille et
bien découpée, la moustache fine et encadrant la lèvre supérieure par
un mouvement de frisure naturelle d'une grâce coquette; les plans de la
joue sans défaut, l'oreille petite, le cou dégagé, rond, blanc et fort,
la main bien faite, le pied de même, les dents éblouissantes, le sourire
malin, le regard très-hardi... Je regardai la duchesse... Je la regardai
d'autant mieux, qu'elle n'y fit point attention, tant elle était
absorbée par l'entrée du débutant.
La voix de Célio était magnifique, et il savait chanter; cela se jugeait
dés les premières mesures. Sa beauté ne pouvait pas lui nuire: pourtant,
lorsque je reportai mes regards de la duchesse à l'acteur, ce dernier me
parut insupportable. Je crus d'abord que c'était prévention de jaloux;
je me moquai de moi-même; je l'applaudis, je l'encourageai d'un de ces
_bravo_ à demi-voix que l'acteur entend fort bien sur la scène. Là je
rencontrai encore le regard de mademoiselle Boccaferri attaché sur la
duchesse et sur moi. Cette préoccupation n'était pas dans ses habitudes,
car elle avait un maintien éminemment grave et un talent spécialement
consciencieux.
Mais j'avais beau faire le dégagé: d'une part, je voyais la duchesse en
proie à un trouble inconcevable, à une émotion qu'elle ne pouvait plus
me cacher, on eût dit qu'elle ne l'essayait même pas; d'autre part,
je voyais le beau Célio, en dépit de son audace et de ses moyens,
s'acheminer vers une de ces chutes dont on ne se relève guère, ou tout
au moins vers un de ces _fiasco_ qui laissent après eux des années de
découragement et d'impuissance. En effet, ce jeune homme se présenta
avec un aplomb qui frisait l'outrecuidance. On eût dit que le nom qu'il
portait était écrit par lui sur son front pour être salué et adoré sans
examen de son individualité; on eût dit aussi que sa beauté devait faire
baisser les yeux, même aux hommes. Il avait cependant du talent et une
puissance incontestable: il ne jouait pas mal, et il chantait bien; mais
il était insolent dans l'âme, et cela perçait par tous ses pores. La
manière dont il accueillit les premiers applaudissements déplut au
public. Dans son salut et dans son regard, on lisait clairement cette
modeste allocution intérieure: «Tas d'imbéciles que vous êtes, vous
serez bientôt forcés de m'applaudir davantage. Je méprise le faible
tribut de votre indulgence; j'ai droit à des transports d'admiration.»
Pendant deux actes, il se maintint à cette hauteur dédaigneuse; et le
public incertain lui pardonna généreusement son orgueil, voulant voir
s'il le justifierait, et si cet orgueil était un droit légitime ou une
prétention impertinente. Je n'aurais su dire moi-même lequel c'était,
car je l'écoutais avec un désintéressement amer. Je ne pouvais plus
douter de l'engouement de ma compagne pour lui; je le lui disais,
même assez malhonnêtement, sans la fâcher, sans la distraire; elle
n'attendait qu'un moment d'éclatant triomphe de Célio pour me dire que
j'étais un fat et qu'elle n'avait jamais pensé à moi.
Ce moment de triomphe sur lequel tous deux comptaient, c'était un duo du
troisième acte avec la signora Boccaferri. Cette sage créature semblait
s'y prêter de bonne grâce et vouloir s'effacer derrière le succès du
débutant. Célio s'était ménagé jusque-là; il arrivait à un effet avec la
certitude de le produire.
Mais que se passa-t-il tout d'un coup entre le public et lui? Nul ne
l'eût expliqué, chacun le sentit. Il était là, lui, comme un magnétiseur
qui essaie de prendre possession de son sujet, et qui ne se rebute pas
de la lenteur de son action. Le public était comme le patient, à la fois
naïf et sceptique, qui attend de ressentir ou de secouer le charme pour
se dire: «Celui-ci est un prophète ou un charlatan.» Célio ne chanta
pourtant pas mal, la voix ne lui manqua pas; mais il voulut peut-être
aider son effet par un jeu trop accusé: eut-il un geste faux, une
intonation douteuse, une attitude ridicule? Je n'en sais rien. Je
regardai la duchesse prête à s'évanouir, lorsqu'un froid sinistre plana
sur toutes les têtes, un sourire sépulcral effleura tous les visages.
L'air fini, quelques amis essayèrent d'applaudir; deux on trois _chut_
discrets, contre lesquels personne n'osa protester, firent tout rentrer
dans le silence. Le _fiasco_ était consommé.
La duchesse était pâle comme la mort; mais ce fut l'affaire d'un
instant. Reprenant l'empire d'elle-même avec une merveilleuse dextérité,
elle se tourna vers moi, et me dit en souriant, en affrontant mon regard
comme si rien n'était changé entre nous:--Allons, c'est trois ans
d'étude qu'il faut encore à ce chanteur-là! Le théâtre est un autre
lieu d'épreuve que l'auditoire bienveillant de la vie privée. J'aurais
pourtant cru qu'il s'en serait mieux tiré. Pauvre Floriani, comme elle
eùt souffert si cela se fût passé de son vivant! Mais qu'avez-vous donc,
monsieur Salentini? On dirait que vous avez pris tant d'intérêt à ce
début, que vous vous sentez consterné de la chute?
--Je n'y songeais pas, Madame, répondis-je; je regardais et j'écoutais
mademoiselle Boccaferri, qui vient de dire admirablement bien une toute
petite phrase fort simple.
--Ah! bah! vous écoutez la Boccaferri, vous? Je ne lui fais pas tant
d'honneur. Je n'ai jamais su ce qu'elle disait mal ou bien.
--Je ne vous crois pas, Madame; vous êtes trop bonne musicienne et trop
artiste pour n'avoir pas mille fois remarqué qu'elle chante comme un
ange.
--Rien que cela! A qui en avez-vous, Salentini? Est-ce vraiment de la
Boccaferri que vous me parlez? J'ai mal entendu, sans doute.
--Vous avez fort bien entendu, Madame; Cecilia Boccaferri est une
personne accomplie et une artiste du plus grand mérite. C'est votre
doute à cet égard qui m'étonne.
--Oui-da! vous êtes facétieux aujourd'hui, reprit la duchesse sans se
déconcerter.
Elle était charmée de me supposer du dépit; elle était loin de croire
que je fusse parfaitement calme et détaché d'elle, ou au moment de
l'être.
--Non, Madame, repris-je, je ne plaisante pas. J'ai toujours fait grand
cas des talents qui se respectent et qui se tiennent, sans aigreur, sans
dégoût et sans folle ambition, à la place que le jugement public leur
assigne. La signora Boccaferri est un de ces talents purs et modestes
qui n'ont pas besoin de bruit et de couronnes pour se maintenir dans la
bonne voie. Son organe manque d'éclat, mais son chant ne manque jamais
d'ampleur. Ce timbre, un peu voilé, a un charme qui me pénètre. Beaucoup
de _prime donne_ fort en vogue n'ont pas plus de plénitude ou de
fraîcheur dans le gosier; il en est même qui n'en ont plus du tout.
Elles appellent alors à leur aide l'_artifice_ au lieu de l'_art_,
c'est-à-dire le mensonge. Elles se créent une voix factice, une méthode
personnelle, qui consiste à sauver toutes les parties défectueuses
de leur registre pour ne faire valoir que certaines notes criées,
chevrotées, sanglotées, étouffées, qu'elles ont à leur service. Cette
méthode, prétendue dramatique et savante, n'est qu'un misérable tour de
gibecière, un escamotage maladroit, une fourberie dont les ignorants
sont seuls dupes; mais, à coup sûr, ce n'est plus là du chant, ce n'est
plus de la musique. Que deviennent l'intention du maître, le sens de la
mélodie, le génie du rôle, lorsqu'au lieu d'une déclamation naturelle,
et qui n'est vraisemblable et pathétique qu'à la condition d'avoir
des nuances alternatives de calme et de passion, d'abattement et
d'emportement, la cantatrice, incapable de rien _dire_ et de rien
_chanter_, crie, soupire et larmoie son rôle d'un bout à l'autre?
D'ailleurs, quelle couleur, quelle physionomie, quel sens peut avoir
un chant écrit pour la voix, quand, à la place d'une voix humaine et
vivante, le virtuose épuisé, met un cri, un grincement, une suffocation
perpétuels? Autant vaut chanter Mozart avec la _pratique_ de Pulcinella
sur la langue; autant vaut assister aux hurlements de l'épilepsie. Ce
n'est pas davantage de l'art, c'est de la réalité plus positive.
--Bravo, monsieur le peintre! dit la duchesse avec un sourire malin
et caressant; je ne vous savais pas si docte et si subtil en fait de
musique! Pourquoi est-ce la première fois que vous en parlez si bien?
J'aurais toujours été de votre avis... en théorie, car vous faites une
mauvaise application en ce moment. La pauvre Boccaferri a précisément
une de ces voix usées et flétries qui ne peuvent plus chanter.
--Et pourtant, repris-je avec fermeté, elle chante toujours, elle ne
fait que chanter; elle ne crie et ne suffoque jamais, et c'est pour cela
que le public frivole ne fait point d'attention à elle. Croyez-vous
qu'elle soit si peu habile qu'elle ne pût viser à l'_effet_ tout comme
une autre, et remplacer l'_art_ par l'_artifice_, si elle daignait
abaisser son âme et sa science jusque-là? Que demain elle se lasse de
passer inaperçue et qu'elle veuille agir sur la fibre nerveuse de son
auditoire par des cris, elle éclipsera ses rivales, je n'en doute
pas. Son organe, voilé d'habitude, est précisément de ceux qui
s'éclaircissent par un effort physique, et qui vibrent puissamment
quand le chanteur veut sacrifier le charme à l'étonnement, la vérité à
l'effet.
--Mais alors, convenez-en vous-même, que lui reste-t-il, si elle n'a ni
le courage et la volonté de produire l'effet par un certain artifice, ni
la santé de l'organe qui possède le charme naturel? Elle n'agit ni sur
l'imagination trompée, ni sur l'oreille satisfaite, cette pauvre fille!
Elle dit proprement ce qui est écrit dans son rôle; elle ne choque
jamais, elle ne dérange rien. Elle est musicienne, j'en conviens, et
utile dans l'ensemble; mais, seule, elle est nulle. Qu'elle entre,
qu'elle sorte, le théâtre est toujours vide quand elle le traverse de
ses bouts de rôle et de ses petites phrases perlées.
--Voilà ce que je nie, et, pour mon compte, je sens qu'elle remplit, non
pas seulement le théâtre de sa présence, mais qu'elle pénètre et anime
l'opéra de son intelligence. Je nie également que le défaut de plénitude
de son organe en exclue le charme. D'abord ce n'est pas une voix
malade, c'est une voix délicate, de même que la beauté de mademoiselle
Boccaferri n'est pas une beauté flétrie, mais une beauté voilée. Cette
beauté suave, cette voix douce, ne sont pas faites pour les sens
toujours un peu grossiers du public; mais l'artiste qui les comprend
devine des trésors de vérité sous cette expression contenue, où l'âme
tient plus encore qu'elle ne promet et ne s'épuise jamais, parce qu'elle
ne se prodigue point.
--Oh! mille et mille fois pardon, mon cher Salentini! s'écria la
duchesse en riant et en me tendant la main d'un air enjoué et
affectueux: je ne vous savais pas amoureux de la Boccaferri; si je m'en
étais doutée, je ne vous aurais pas contrarié en disant du mal d'elle.
Vous ne m'en voulez pas? vrai, je n'en savais rien!
Je regardai attentivement la duchesse. Qu'elle eût été sincère dans son
désintéressement, je redevenais amoureux; mais elle ne put soutenir mon
regard, et l'étincelle diabolique jaillit du sien à la dérobée.
--Madame, lui dis-je sans baiser sa main que je pressai faiblement, vous
n'aurez jamais à vous excuser d'une maladresse, et moi, je n'ai jamais
été amoureux de mademoiselle Boccaferri avant cette représentation, où
je viens de la comprendre pour la première fois.
--Et c'est moi qui vous ai aidé, sans doute, à faire cette découverte?
--Non, Madame, c'est Célio Floriani.
La duchesse frémit, et je continuai fort tranquillement:--C'est en
voyant combien ce jeune homme avait peu de conscience que j'ai senti le
prix de la conscience dans l'art lyrique, aussi clairement que je le
sens dans l'art de la peinture et dans tous les arts.
--Expliquez-moi cela, dit la duchesse affectant de reprendre parti pour
Célio. Je n'ai pas vu qu'il manquât de conscience, ce beau jeune homme;
il a manqué de bonheur, voilà tout.
--Il a manqué à ce qu'il y a de plus sacré, repris-je froidement; il a
manqué à l'amour et au respect de son art. Il a mérité que le public
l'en punit, quoique le public ait rarement de ces instincts de justice
et de fierté. Consolez-vous pourtant, Madame, son succès n'a tenu qu'à
un fil, et, en procédant par l'audace et le contentement de soi-même,
un artiste peut toujours être applaudi, faire des dupes, voire des
victimes; mais moi, qui vois très-clair et qui suis tout à fait
impartial dans la question, j'ai compris que l'absence de charme et de
puissance de ce jeune homme tenait à sa vanité, à son besoin d'être
admiré, à son peu d'amour pour l'oeuvre qu'il chantait, à son manque de
respect pour l'esprit et les traditions de son rôle. Il s'est nourri
toute sa vie, j'en suis sûr, de l'idée qu'il ne pouvait faillir et qu'il
avait le don de s'imposer. Probablement c'est un enfant gâté. Il est
joli, intelligent, gracieux; sa mère a dû être son esclave, et toutes
les dames qu'il fréquente doivent l'enivrer de voluptés. Celle de la
louange est la plus mortelle de toutes. Aussi s'est-il présenté devant
le public comme une coquette effrontée qui éclabousse le pauvre monde
du haut de son équipage. Personne n'a pu nier qu'il fût jeune, beau et
brillant; mais on s'est mis à le haïr, parce qu'on a senti dans son
maintien quelque chose de la coquette. Oui, coquette est le mot.
Savez-vous ce que c'est qu'une coquette, madame la duchesse?
--Je ne le sais pas, monsieur Salentini; mais vous, vous le savez, sans
doute?
--Une coquette, repris-je sans me laisser troubler par son air de
dédain, c'est une femme qui fait par vanité ce que la courtisane fait
par cupidité; c'est un être qui fait le fort pour cacher sa faiblesse,
qui fait semblant de tout mépriser pour secouer le poids du mépris
public, qui essaie d'écraser la foule pour faire oublier qu'elle
s'abaisse et rampe devant chacun en particulier; c'est un mélange
d'audace et de lâcheté, de bravade téméraire et de terreur secrète.... A
Dieu ne plaise que j'applique ce portrait dans toute sa rigueur à aucune
personne de votre connaissance! A Célio même, je ne le ferais pas sans
restriction. Mais je dis que la plupart des artistes qui cherchent le
succès sans conscience et sans recueillement sont un peu dans la voie
de la courtisane sans le savoir; ils feignent de mépriser le jugement
d'autrui, et ils n'ont travaillé toute leur vie qu'à l'obtenir
favorable; ils ne sont si irrités de manquer leur triomphe que parce
que le triomphe a été leur unique mobile. S'ils aimaient leur art pour
lui-même, ils seraient plus calmes et ne feraient pas dépendre leurs
progrès d'un peu plus ou moins de blâme ou d'éloge. Les courtisanes
affectent de mépriser la vertu qu'elles envient. Les artistes dont je
parle affectent de se suffire à eux-mêmes, précisément parce qu'ils se
sentent mal avec eux-mêmes. Célio Floriani est le fils d'une vraie,
d'une grande artiste. Il n'a pas voulu suivre les traditions de sa mère,
il en est trop cruellement puni! Dieu veuille qu'il profite de la leçon,
qu'il ne se laisse point abattre, et qu'il se remette à l'étude sans
dégoût et sans colère! Voulez-vous que j'aille le trouver de votre part,
Madame, et que je l'invite à souper chez vous au sortir du spectacle?
Il doit avoir besoin de consolation, et ce serait généreux à vous de
le traiter d'autant mieux qu'il est plus malheureux. Nous voici au
_finale_. J'ai mes entrées sur le théâtre, j'y vais et je vous l'amène.
--Non, Salentini, répondit la duchesse. Je ne comptais point souper ce
soir, et, si vous voulez prolonger la veillée, vous allez venir prendre
du thé avec moi et le marquis... dont la somnolence opiniâtre nous
laisse le champ libre pour causer. Il me semble que nous avons beaucoup
de choses à nous dire... à propos de Célio Floriani précisément.
Celui-ci serait de trop dans notre entretien, pour moi comme pour vous.
Elle accompagna ces paroles d'un regard plein de langueur et de passion,
et se leva pour prendre mon bras; mais j'esquivai cet honneur en me
plaçant derrière son sigisbée. Cette femme, qui n'aimait les _jeunes
talents_ que dans la prévision du succès, et qui les abandonnait si
lestement quand ils avaient échoué en public, me devenait odieuse tout
d'un coup; elle me faisait l'effet de ces enfants méchants et stupides
qui poursuivent le ver luisant dans les herbes, qui le saisissent,
le réchauffent et l'admirent tant que le phosphore l'illumine, puis
l'écrasent quand le toucher de leur main indiscrète l'a privé de sa
lumière. Parfois ils le torturent pour le ranimer, mais le pauvre
insecte s'éteint de plus en plus. Alors on le tue: il ne jette plus
d'éclat, il ne brille plus, il n'est plus bon à rien. «Pauvre Célio!
pensais-je, qu'as-tu fait de ton phosphore? Rentre dans la terre, ou
crains qu'on ne marche sur toi.... Mais à coup sûr ce n'est pas moi qui
profiterai du tête-à-tête qu'on t'avait ménagé pour cette nuit en cas
d'ovation. J'ai encore un peu de phosphore, et je veux le garder.»
--Eh bien, dit la duchesse d'un ton impérieux, vous ne venez pas?
--Pardon, Madame, répondis-je, je veux aller saluer mademoiselle
Boccaferri dans sa loge. Elle n'a pas eu plus de succès ce soir que
les autres fois, et elle n'en chantera pas moins bien demain. J'aime
beaucoup à porter le tribut de mon admiration aux talents ignorés ou
méconnus qui restent eux-mêmes et se consolent de l'indifférence de la
foule par la sympathie de leurs amis et la conscience de leur force. Si
je rencontre Célio Floriani, je veux faire connaissance avec lui. Me
permettez-vous de me recommander de Votre Seigneurie? Nous sommes tous
deux vos protégés.
La duchesse brisa son éventail et sortit sans me répondre. Je sentis que
sa souffrance me faisait mal; mais c'était le dernier tressaillement
de mon coeur pour elle. Je m'élançai dans les couloirs qui menaient au
théâtre, résolu, en effet, à porter mon hommage à Cécilia Boccaferri.
III.
CÉCILIA.
Mais il était écrit au livre de ma destinée que je retrouverais Célio
sur mon chemin. J'approche de la loge de Cécilia, je frappe, on vient
m'ouvrir: au lieu du visage doux et mélancolique de la cantatrice, c'est
la figure enflammée du débutant qui m'accueille d'un regard méfiant et
de cette parole insolente:--Que voulez-vous, Monsieur?
--Je croyais frapper chez la signora Boccaferri, répondis-je; elle a
donc changé de loge?
--Non, non, c'est ici! me cria la voix de Cécilia. Entrez, signor
Salentini, je suis bien aise de vous voir.
J'entrai, elle quittait son costume derrière un paravent. Célio se
rassit sur le sofa; sans me rien dire, et même sans daigner faire la
moindre attention à ma présence, il reprit son discours au point où je
l'avais interrompu. A vrai dire, ce discours n'était qu'un monologue. Il
procédait même uniquement par exclamations et malédictions, donnant au
diable ce lourd et stupide parterre d'Allemands, ces buveurs, aussi
froids que leur bière, aussi incolores que leur café. Les loges
n'étaient pas mieux traitées.--Je sais que j'ai mal chanté et encore
plus mal joué, disait-il à la Boccaferri, comme pour répondre à une
objection qu'elle lui aurait faite avant mon arrivée; mais soyez
donc inspiré devant trois rangées de sots diplomates et d'affreuses
douairières! Maudite soit l'idée qui m'a fait choisir Vienne pour le
théâtre de mes débuts! Nulle part les femmes ne sont si laides, l'air si
épais, la vie si plate et les hommes si bêtes! En bas, des abrutis qui
vous glacent; en haut, des monstres qui vous épouvantent! Par tous les
diables! j'ai été à la hauteur de mon public, c'est-à-dire insipide et
détestable!
La naïveté de ce dépit me réconcilia avec Célio. Je lui dis qu'en
qualité d'Italien et de compatriote, je réclamais contre son arrêt, que
je ne l'avais point écouté froidement, et que j'avais protesté contre la
rigueur du public.
A cette ouverture, il leva la tête, me regarda en face, et, venant à moi
la main ouverte: «Ah! oui! dit-il, c'est vous qui étiez à l'avant-scène,
dans la loge de la duchesse de.... Vous m'avez soutenu, je l'ai
remarqué; Cécilia Boccaferri, ma bonne camarade, y a fait attention
aussi.... Cette haridelle de duchesse, elle aussi m'a abandonné! mais
vous luttiez jusqu'au dernier moment. Eh bien, touchez là; je vous
remercie. Il paraît que vous êtes artiste aussi, que vous avez du
talent, du succès? C'est bien de vouloir garantir et consoler ceux qui
tombent! cela vous portera bonheur!»
Il parlait si vite, il avait un accent si résolu, une cordialité si
spontanée, que, bien que choqué de l'expression de corps de garde
appliquée à la duchesse, mes récentes amours, je ne pus résister à ses
avances, ni rester froid à l'étreinte de sa main. J'ai toujours jugé les
gens à ce signe. Une main froide me gêne, une main humide me répugne,
une pression saccadée m'irrite, une main qui ne prend que du bout des
doigts me fait peur; mais une main souple et chaude, qui sait presser la
mienne bien fort sans la blesser, et qui ne craint pas de livrer à une
main virile le contact de sa paume entière, m'inspire une confiance
et même une sympathie subite. Certains observateurs des variétés de
l'espèce humaine s'attachent au regard, d'autres à la forme du front,
ceux-ci à la qualité de la voix, ceux-là au sourire, d'autres enfin à
l'écriture, etc. Moi, je crois que tout l'homme est dans chaque détail
de son être, et que toute action ou aspect de cet être est un indice
révélateur de sa qualité dominante. Il faudrait donc tout examiner, si
on en avait le temps; mais, dès l'abord, j'avoue que je suis pris ou
repoussé par la première poignée de main.
Je m'assis auprès de Célio, et tâchai de le consoler de son échec en lui
parlant de ses moyens et des parties incontestables de son talent. «Ne
me flattez pas, ne m'épargnez pas, s'écria-t-il avec franchise. J'ai été
mauvais, j'ai mérité de faire naufrage; mais ne me jugez pas, je vous en
supplie, sur ce misérable début. Je vaux mieux que cela. Seulement je ne
suis pas assez vieux pour être bon à froid. Il me faut un auditoire qui
me porte, et j'en ai trouvé un ce soir qui, dès le commencement, n'a
fait que me supporter. J'ai été froissé et contrarié avant l'épreuve, au
point d'entrer en scène épuisé et frappé d'un sombre pressentiment. La
colère est bonne quelquefois, mais il la faut simultanée à l'opération
de la volonté. La mienne n'était pas encore assez refroidie, et elle
n'était plus assez chaude: j'ai succombé. O ma pauvre mère! si tu avais
été là, tu m'aurais électrisé par ta présence, et je n'aurais pas été
indigne de la gloire de porter ton nom! Dors bien sous tes cyprès,
chère sainte! Dans l'état où me voici, c'est la première fois que je me
réjouis de ce que tes yeux sont fermés pour moi!
Une grosse larme coula sur la joue ardente du beau Célio. Sa sincérité,
ce retour enthousiaste vers sa mère, son expansion devant moi,
effaçaient le mauvais effet de son attitude sur la scène. Je me sentis
attendri, je sentis que je l'aimais. Puis, en voyant de près combien sa
beauté était _vraie_, son accent pénétrant et son regard sympathique, je
pardonnai à la duchesse de l'avoir aimé deux jours; je ne lui pardonnai
pas de ne plus l'aimer.
Il me restait à savoir s'il était aimé aussi de Cécilia Boccaferri. Elle
sortit de sa toilette et vint s'asseoir entre nous deux, nous prit la
main à l'un et à l'autre, et, s'adressant à moi:--C'est la première fois
que je vous serre la main, dit-elle, mais c'est de bon coeur. Vous
venez consoler mon pauvre Célio, mon ami d'enfance, le fils de ma
bienfaitrice, et c'est presque une soeur qui vous en remercie. Au reste,
je trouve cela tout simple de votre part; je sais que vous êtes un
noble esprit, et que les vrais talents ont la bonté et la franchise
en partage.... Ecoute, Célio, ajouta-t-elle, comme frappée d'une idée
soudaine, va quitter ton costume dans ta loge, il est temps: moi, j'ai
quelques mots à dire à M. Salentini. Tu reviendras me prendre, et nous
partirons ensemble.
Célio sortit sans hésiter et d'un air de confiance absolue. Était-il
sûr, à ce point, de la fidélité de sa maîtresse?... ou bien n'était-il
pas l'amant de Cécilia? Et pourquoi l'aurait-il été? pourquoi en
avais-je la pensée, lorsque ni elle ni lui ne l'avaient peut-être jamais
eue?
Tout cela s'agitait confusément et rapidement dans ma tête. Je tenais
toujours la main de Cécilia dans la mienne, je l'y avais gardée; elle
ne paraissait pas le trouver mauvais. J'interrogeais les fibres
mystérieuses de cette petite main, assez ferme, légèrement attiédie et
particulièrement calme, tout en plongeant dans les yeux noirs, grands
et graves de la cantatrice; mais l'oeil et la main d'une femme ne se
pénètrent pas si aisément que ceux d'un homme. Ma science d'observation
et ma délicatesse de perceptions m'ont souvent trahi ou éclairé selon le
sexe.
Par un mouvement très-naturel pour relever son châle, la Boccaferri me
retira sa main dès que nous fûmes seuls, mais sans détourner son regard
du mien.