Après le douloureux silence où nous plongea ce récit, nous nous livrâmes
à diverses conjectures. Horace était persuadé que Marthe ne pouvait pas
survivre à cette séparation, et que si elle avait emporté ses hardes,
c'était pour donner à son départ un air de voyage, et mieux cacher son
projet de suicide. Je ne partageais plus sa terreur. Il me semblait voir
dans toute la conduite de Marthe un sentiment de devoir et un instinct
d'amour maternel qui devaient nous rassurer. Quant à Arsène, après que
nous eûmes passé la journée en courses et en recherches minutieuses
autant qu'inutiles, il se sépara d'Horace, en lui serrant la main d'un
air contraint, mais solennel. Horace était désespéré. «Il faut, lui dit
Arsène, avoir plus de confiance en Dieu. Quelque chose me dit au fond
de l'âme qu'il n'a pas abandonné la plus parfaite de ses créatures, et
qu'il veille sur elle.»
Horace me supplia de ne pas le laisser seul. Étant obligé de remplir mes
devoirs envers les victimes de l'épidémie, je ne pus passer avec lui
qu'une partie de la nuit. Laravinière avait couru toute la journée, de
son côté, pour retrouver quelque indice de Marthe. Nous attendions avec
impatience qu'il fût rentré. Il rentra à une heure du matin sans avoir
été plus heureux que nous; mais il trouva chez lui quelques lignes
de Marthe, que la poste avait apportées dans la soirée. «Vous m'avez
témoigné tant d'intérêt et d'amitié, lui disait-elle, que je ne veux pas
vous quitter sans vous dire adieu. Je vous demande un dernier service:
c'est de rassurer Horace sur mon compte, et de lui jurer que ma position
ne doit lui causer d'inquiétude, ni au physique ni au moral. Je crois en
Dieu, c'est ce que je puis dire de mieux. Dites-le aussi à _mon frère_
Paul. Il le comprendra.»
Ce billet, en rendant à Horace une sorte de tranquillité, réveilla ses
agitations sur un autre point. La jalousie revint s'emparer de lui. Il
trouva dans les derniers mots que Marthe avait tracés un avertissement
et comme une promesse détournée pour Paul Arsène. «Elle a eu, en
s'unissant à moi, dit-il, une arrière-pensée qu'elle a toujours
conservée et qui lui revenait dans tous les mécontentements que je lui
causais. C'est cette pensée qui lui a donné la force de me quitter. Elle
compte sur Paul, soyez-en sûrs! Elle conserve encore pour notre liaison
un certain respect qui l'empêchera de se confier tout de suite à un
autre. J'aime à croire, d'ailleurs, que Paul n'a pas joué la comédie
avec moi aujourd'hui, et qu'en m'aidant à chercher Marthe jusqu'à la
Morgue, il n'avait pas au fond du coeur l'égoïste joie de la savoir
vivante et résignée.
--Vous ne devez pas en douter, répondis-je avec vivacité; Arsène
souffrait le martyre, et je vais tout de suite, en passant, lui faire
part de ce dernier billet, afin qu'il repose en paix, ne fût-ce qu'une
heure ou deux.
--J'y vais moi-même, dit Laravinière; car son chagrin m'intéresse plus
que tout le reste.» Et sans faire attention au regard irrité que lui
lançait Horace, il lui reprit le billet des mains, et sortit.
«Vous voyez bien qu'ils sont tous d'accord pour me jouer! s'écria Horace
furieux. Jean est l'âme damnée de Paul, et l'entremetteur sentimental
de cette chaste intrigue. Paul, qui doit si bien comprendre, au dire de
Marthe, comment et pourquoi elle _croit en Dieu_ (mot d'ordre que
je comprends bien aussi, allez!...), Paul va courir en quelque lieu
convenu, où il la trouvera; ou bien il dormira sur les deux oreilles,
sachant qu'après deux ou trois jours donnés aux larmes qu'elle croit me
devoir, l'infidèle orgueilleuse l'admettra à offrir ses consolations.
Tout cela est fort clair pour moi, quoique arrangé avec un certain art.
Il y a longtemps qu'on cherchait un prétexte pour me répudier, et il
fallait me donner tort. Il fallait qu'on pût m'accuser auprès de mes
amis, et se rassurer soi-même contre les reproches de la conscience.
On y est parvenu; on m'a tendu un piège en feignant, c'est-à-dire en
_feignant de feindre_ une grossesse. Vous avez été innocemment le
complice de cette belle machination; on connaissait mon faible: on
savait que cette éventualité m'avait toujours fait frémir. On m'a fourni
l'occasion d'être lâche, ingrat, criminel... Et quand on a réussi à me
rendre odieux aux autres et à moi-même, on m'abandonne avec des airs de
victime miséricordieuse! C'est vraiment ingénieux! Mais il n'y aura que
moi qui n'en serai pas dupe; car je me souviens comment on a abandonné
le _Minotaure_, et comment on s'est tenu caché pour laisser passer
la première bourrasque de colère et de chagrin. Lui aussi, le pauvre
imbécile, a cru à un suicide! lui aussi, il a été à la police et à la
Morgue! lui aussi, sans doute, a trouvé un billet d'adieu et de belles
phrases de pardon au bout d'une trahison consommée avec Paul Arsène! Je
pense que c'est un billet tout pareil au mien; le même peut servir dans
toutes les circonstances de ce genre!...»
Horace parla longtemps sur ce ton avec une âcreté inouïe. Je le trouvai
en cet instant si absurde et si injuste, que, n'ayant pas le courage
de le blâmer hautement, mais ne partageant nullement ses soupçons, je
gardai le silence. Après tout, comme j'étais forcé de le laisser à
lui-même jusqu'au lendemain, j'aimais mieux le voir ranimé par des
dispositions amères que terrassé par l'inquiétude insupportable de
la journée. Je le quittai sans lui rien dire qui pût influencer son
jugement.
XXIV.
Lorsque je revins le revoir dans l'après-midi, je le trouvai au lit avec
un peu de fièvre et une violente agitation nerveuse. Je m'efforçai de le
calmer par des remontrances assez sévères; mais je cessai bientôt, en
voyant qu'il ne demandait qu'à être contredit afin d'exhaler tout son
ressentiment. Je lui reprochai d'avoir plus de dépit que de douleur.
Alors il me soutint qu'il était au désespoir; et à force de parler de
son chagrin, il en ressentit de violents accès: la colère fit place aux
sanglots. En cet instant Arsène entra. Le généreux jeune homme, sans
s'inquiéter des soupçons injurieux d'Horace, que Laravinière ne lui
avait pas cachés, venait tâcher de lui faire un peu de bien en les
dissipant. Il y mit tant de grandeur et de dignité, qu'Horace se jeta
dans son sein, le remercia avec enthousiasme, et, passant de l'aversion
la plus puérile à la tendresse la plus exaltée, le pria d'être _son
frère, son consolateur, son meilleur ami, le médecin de son âme malade
et de son cerveau en délire_.
Quoique nous sentissions bien, Arsène et moi, qu'il y avait de
l'exagération dans tout cela, nous fûmes attendris des paroles
éloquentes qu'il sut trouver pour nous intéresser à son malheur, et nous
voulûmes passer le reste de la journée avec lui. Comme il n'avait plus
de fièvre, et qu'il n'avait rien pris la veille, je l'emmenai dîner avec
Arsène chez le brave Pinson. Nous rencontrâmes Laravinière en chemin, et
je l'emmenai aussi. D'abord notre repas fut silencieux et mélancolique
comme le comportait la circonstance; mais peu à peu Horace s'anima. Je
le forçai de boire un peu de vin pour réparer ses forces et rétablir
l'équilibre entre le principe sanguin et le principe nerveux. Comme il
était ordinairement sobre dans ses boissons, il éprouva plus rapidement
que je ne m'y attendais les effets de deux ou trois verres de bordeaux,
et alors il devint expansif et plein d'énergie. Il nous témoigna à
tous trois un redoublement d'amitié que nous accueillîmes d'abord
avec sympathie, mais qui bientôt déplut un peu à Paul, et beaucoup à
Laravinière. Horace ne s'en aperçut pas, et continua à s'enthousiasmer,
à les prôner l'un et l'autre sans qu'ils sussent trop à propos de quoi.
Insensiblement le souvenir de Marthe venant se mêler à son effusion, il
se livra à l'espérance de la retrouver, jeta au ciel ce brûlant défi, se
vanta de l'apaiser, de la rendre heureuse, et, pour nous faire partager
sa confiance, nous entretint de la passion qu'il avait su lui inspirer
et nous en peignit l'ardeur et le dévouement avec un orgueil peu
convenable. Arsène pâlit plusieurs fois en entendant parler de la beauté
et des grâces ineffables de Marthe en style de roman, avec une chaleur
pleine de vanité. Le fait est qu'Horace, retenu jusqu'alors par le peu
d'encouragement et d'approbation que nous avions donné à son triomphe
sur Marthe, avait souffert de le savourer toujours en silence.
Maintenant qu'un intérêt commun nous avait fortuitement conduits à lui
parler à coeur ouvert, à l'interroger, à l'écouter et à discuter avec
lui sur ce sujet délicat, maintenant qu'il voyait toute l'estime
et toute l'affection que nous portions à celle qu'il avait si mal
appréciée, il éprouvait une vive satisfaction d'amour-propre à nous
entretenir d'elle, et à repasser en lui-même la valeur du trésor qu'il
venait de perdre. C'était un prétexte pour faire briller ce trésor
devant nous sans fatuité coupable, et il était facile de voir qu'il
était à demi consolé de son désastre par le droit qu'il en prenait de
rappeler son bonheur. Quoique Arsène fût au supplice, il l'écouta, et
l'aida même à cet épanchement imprudent avec un courage étrange. Quoique
le sang lui montât au visage à chaque instant, il semblait être résolu à
étudier Marthe dans l'imagination d'Horace comme dans un miroir qui la
lui révélait sous une face nouvelle. Il voulait surprendre le secret de
cet amour que son rival avait eu le bonheur d'inspirer. Il savait
bien comment il l'avait perdu, car il connaissait le côté sérieux du
caractère de Marthe; mais ce côté romanesque qui s'était laissé dominer
par la passion d'un insensé, il l'analysait et le commentait dans sa
pensée en l'entendant dépeindre par cet insensé lui-même. Plusieurs fois
il pressa le bras de Laravinière pour l'empêcher d'interrompre Horace,
et quand il en eut assez appris, il lui dit adieu sans amertume et sans
mépris, quoique tant de légèreté et de forfanterie déplacée lui inspirât
bien quelque secrète pitié.
A peine nous eut-il quittés, que Laravinière, cédant à une indignation
longtemps comprimée, fit à Horace quelques observations d'une franchise
un peu dure. Horace était, comme on dit, tout à fait monté. Il avalait
du café mêlé de rhum, quoique je me plaignisse de cet excès de zèle à
outrepasser ma prescription. Il leva la tête avec surprise en voyant la
muette attention de Laravinière se changer en critiques assez sèches.
Mais il n'était déjà plus d'humeur à supporter humblement un reproche:
l'accès de repentir et de modestie était passé, la gloriole avait repris
le dessus. Il répondit au froid dédain de Laravinière par des sarcasmes
amers sur l'amour ridicule et malavisé qu'il lui supposait pour Marthe;
il eut de l'esprit, il acheva de s'enivrer avec la verve de ses réponses
et de ses attaques. Il devint blessant; il prit de la colère en
s'efforçant de rire et de dénigrer. Ce dîner eût fini fort mal si je ne
fusse intervenu pour couper court à une discussion des plus envenimées.
--Vous avez raison, me dit Laravinière en se levant, j'oubliais que je
parlais à un fou.
Et, après m'avoir serré la main, il lui tourna le dos. Je ramenai
Horace chez lui: il était complètement gris, et ses nerfs plus irrités
qu'avant. Il eut un nouvel accès de fièvre, et comme j'étais forcé
d'aller encore à mes malades, je craignis de le laisser seul. Je
descendis chez Laravinière, qui venait de rentrer de son côté, et le
priai de monter chez Horace.
--Je le veux bien, dit-il; je le fais pour vous, et puis aussi pour
Marthe, qui me le recommanderait si elle le savait tant soit peu malade.
Quant à lui personnellement, voyez-vous, il ne m'inspire pas le moindre
intérêt, je vous le déclare. C'est un fat qui se drape dans sa douleur,
et qui en a infiniment moins que vous et moi.
Aussitôt que je fus sorti, Jean s'installa auprès du lit de son malade,
et le regarda attentivement pendant dix minutes. Horace pleurait,
criait, soupirait, se levait à demi, déclamait, appelait Marthe tantôt
avec tendresse, tantôt avec fureur. Il se tordait les mains, déchirait
ses couvertures et s'arrachait presque les cheveux. Jean le regardait
toujours sans rien dire et sans bouger, prêt à s'opposer aux actes d'un
délire sérieux, mais résolu de n'être pas dupe d'une de ces scènes de
drame qu'il lui attribuait la faculté de jouer froidement au milieu de
ses malheurs les plus réels.
A mes yeux (et je crois l'avoir connu aussi bien que possible), Horace
n'était pas, comme le croyait Jean, un froid égoïste. Il est bien vrai
qu'il était froid; mais il était passionné aussi. Il est bien vrai qu'il
avait de l'égoïsme; mais il avait en même temps un besoin d'amitié,
de soins et de sympathie qui dénotait bien l'amour des semblables. Ce
besoin était si puissant chez lui, qu'il était porté jusqu'à l'exigence
puérile, jusqu'à la susceptibilité maladive, jusqu'à la domination
jalouse. L'égoïste vit seul; Horace ne pouvait vivre un quart d'heure
sans société. Il avait de la personnalité, ce qui est bien différent de
l'égoïsme. Il aimait les autres par rapport à lui; mais il les aimait,
cela est certain, et on eût pu dire sans trop sophistiquer que, ne
pouvant s'habituer à la solitude, il préférait l'entretien du premier
venu à ses propres pensées, et que, par conséquent, il préférait en un
certain sens les autres à lui-même.
Lorsque Horace avait du chagrin, il n'avait qu'un moyen de s'étourdir,
et ce moyen était également bon pour ramener à lui les coeurs qu'il
avait blessés, et pour dissiper sa propre souffrance: il se fatiguait.
Cette fatigue singulière, qui agissait sur le moral aussi bien que
sur le physique, consistait à donner à son chagrin un violent essor
extérieur par les paroles, par les larmes, les cris, les sanglots, même
par les convulsions et le délire. Ce n'était pas une comédie, comme le
croyait Laravinière; c'était une crise vraiment rude et douloureuse dans
laquelle il entrait à volonté. On ne peut pas dire qu'il en sortît de
même. Elle se prolongeait quelquefois au delà du moment où il en avait
senti le ridicule ou la fatigue; mais il suffisait d'un très petit
accident extérieur pour la faire cesser. Un reproche ferme, une menace
de la personne qu'il prenait pour consolateur ou pour victime, l'offre
subite d'un divertissement, une surprise quelconque, une petite
contusion ou une mince écorchure attrapée en gesticulant ou en se
laissant tomber, c'en était assez pour le ramener de la plus violente
exaltation à la tranquillité la plus docile, et c'était là pour moi la
meilleure preuve que ces émotions n'étaient pas jouées; car dans le cas
où il eût été aussi grand acteur que Jean le prétendait, il eût ménagé
plus habilement le passage de la feinte à la réalité. Laravinière était
impitoyable avec lui, comme les gens qui se gouvernent et se possèdent
le sont avec ceux qui s'exaltent et s'abandonnent. S'il eût exercé les
fonctions de médecin ou d'infirmier, il eût vite appris qu'il est entre
les enfants et les fous une variété d'hommes à la fois ardents et
faibles, irritables et dociles, énergiques et indolents, affectés et
naïfs, en un mot froids et passionnés, comme je l'ai dit plus haut,
et comme je tiens à le dire encore pour constater un fait dont
l'observation n'est pas rare, bien qu'il soit communément regardé comme
invraisemblable. Ces hommes-là sont souvent médiocres, et ils sont
parfois d'une intelligence supérieure. C'est en général l'organisation
nerveuse et compliquée des artistes qui présente plus ou moins ces
phénomènes. Quoiqu'ils s'épuisent à ce fréquent abus de leurs facultés
exubérantes, on les voit rechercher avec une sorte d'avidité fatale
tous les moyens possibles d'excitation, et provoquer volontairement ces
orages qui n'ont que trop de véritable violence. C'est ainsi qu'Horace
faisait usage du délire et du désespoir, comme d'autres font usage
d'opium et de liqueurs fortes. «Il n'a qu'à se secouer un peu, disait
Jean, aussitôt la fureur vient comme par enchantement, et vous le
croiriez possédé de mille passions et de dix mille diables. Mais
menacez-le de le quitter, et vous le verrez se calmer tout à coup comme
un enfant que sa bonne menace de laisser sans chandelle.» Jean ne
songeait pas qu'il y a à Bicètre des fous furieux qui se tueraient si on
les laissait faire, et que la menace d'un peu d'eau froide sur la tête
rend tout à coup craintifs et silencieux.
«Mais, disait-il, Horace fait tout ce bruit-là pour qu'on l'entende, et
quand personne ne se dérange, il prend son parti de dormir ou d'aller se
promener.» C'était malheureusement la vérité, et, sous ce rapport, le
pauvre enfant était inexcusable. Ses crises lui faisaient du bien: elles
attiraient à lui l'intérêt, les soins, le dévouement; et alors les
personnes qui lui étaient attachées faisaient mille efforts et
trouvaient mille moyens de le distraire et de le consoler. L'un le
flattait, et relevait par là son orgueil blessé; un autre le plaignait
et le rendait intéressant à ses propres yeux; un troisième le menait
au spectacle malgré lui, et remédiait par les amusements qu'il lui
procurait à l'ennui que lui imposait son dénûment. Enfin, il aimait à
être malade, comme font les petits collégiens pour aller à l'infirmerie
prendre du repos et des friandises, et, comme un conscrit qui se mutile
pour ne pas aller à l'armée, il se fût fait beaucoup de mal pour se
soustraire à un devoir pénible.
Malheureusement pour lui, il eut affaire cette nuit-là au plus sévère de
ses gardiens. Il le savait, mais il se flattait de le vaincre et de
le dominer par un grand déploiement de souffrance. Il augmenta
volontairement sa fièvre et se rendit aussi malade qu'il lui fut
possible. Laravinière fut cruel. «Écoutez, lui dit-il d'un ton glacial,
je n'ai aucune pitié de vous. Vous avez mérité de souffrir, et vous ne
souffrez pas autant, que vous le méritez. Je blâme toute votre conduite,
et je méprise des remords tardifs. Vous avez des flatteurs, des séides,
je le sais; mais je sais aussi que s'ils vous avaient vu d'aussi près
que moi, au lieu de passer la nuit à vous veiller, comme je fais, ils
iraient faire des gorges chaudes. Moi qui vous maltraite tout en vous
gardant le secret de vos misères, je vous rends de plus grands services
que tous ces niais qui vous gâtent en vous admirant. Mais écoutez bien
un dernier avis. Ces gens-là apprendront à vous connaître, et ils
vous mépriseront; et vous serez le but de leurs quolibets si vous ne
commencez bien vite à être un homme et à vous conduire en conséquence;
car il ne sied pas à un homme de pleurer et de se ronger les poings pour
une femme qui le quitte. Vous avez autre chose à faire, et vous n'y
songez pas. Une révolution se prépare, et si vous êtes las de la vie
comme vous le dites, il y a là un moyen très-simple de mourir avec
honneur et avec fruit pour les autres hommes. Voyez si vous voulez
vous asphyxier comme une grisette abandonnée, ou vous battre comme un
généreux patriote.»
Ce furent là les seules consolations qu'Horace reçut du président des
bousingots, et il fallut bien les accepter. Il était trop tard pour en
nier la logique et l'opportunité; car avant la fuite de Marthe, avant
ce grand désespoir qu'il en ressentait, il s'était engagé, soit par
amour-propre, soit par ennui, soit par ambition, à prendre part à la
première affaire. Au dire de Jean, cette occasion ne tarderait pas à
se présenter. Horace l'appela hautement de ses voeux; et Jean, dont le
faible était de tout pardonner, à la condition qu'on prendrait un fusil
pour moyen d'expiation, lui rendit promptement son estime, sa confiance
et son dévouement. Il consentit pendant plusieurs jours à le soigner, à
le promener, à l'exciter par les préparatifs de cette grande journée que
chaque jour il lui promettait pour le lendemain, et Horace, recommençant
les apprêts de sa mort, cessa de pleurer Marthe, et n'osa plus parler
d'elle.
Un mois s'était écoulé depuis la disparition de cette jeune femme. Aucun
de nous n'avait rien découvert sur son compte; et ce profond silence
de sa part, dont Eugénie et Arsène surtout s'étaient flattés d'être
exceptés, nous rejeta dans une morne épouvante. Je commençai à croire
qu'elle avait été cacher loin de Paris un suicide, ou tout au moins une
maladie grave, une mort douloureuse, et je n'osai plus me livrer avec
mes amis aux commentaires que je faisais intérieurement. Je crois que le
même découragement s'était emparé des autres. Je ne voyais presque plus
Arsène. Horace ne prononçait plus le nom de l'infortunée, et semblait
nourrir des projets sinistres qu'il me faisait entrevoir d'un air
tragique et sombre. Eugénie pleurait souvent à la dérobée. Laravinière
était plus conspirateur que jamais, et la politique l'absorbait
entièrement.
Sur ces entrefaites, madame de Chailly la mère m'écrivit que le choléra
venait de faire irruption dans la petite ville que ses propriétés
avoisinaient. Elle tremblait, non pour elle-même (elle n'y songeait
seulement pas), mais pour ses amis, pour sa famille, pour ses paysans,
et m'engageait de la manière la plus pressante et la plus affectueuse
à venir passer dans le pays cette triste époque. Il n'y avait pas de
médecin dans nos campagnes; le choléra cessait à Paris. Je vis un devoir
d'humanité et d'amitié en même temps à remplir, car tous les anciens
amis de mon père étaient menacés. Je me disposai à partir et à emmener
Eugénie.
Horace vint à plusieurs reprises me faire ses adieux. Il me félicitait
de pouvoir quitter _cette affreuse Babylone_. Il enviait mon sort à tous
les égards; il eût bien désiré pouvoir _s'en aller_ avec moi. Enfin,
je vis qu'il avait besoin de s'épancher; et, suspendant pour quelques
heures mes apprêts de départ, je l'emmenai au Luxembourg, et le priai
de s'expliquer. Il se fit prier beaucoup, quoiqu'il mourût d'envie de
parler. Enfin il me dit:
«Eh bien, il faut vous ouvrir mon coeur, quoiqu'un serment terrible me
lie. Je ne puis agir en aveugle dans une circonstance aussi grave; il
me faut un bon conseil, et vous seul pouvez me le donner. Voyons!
mettez-vous à ma place: si vous étiez engagé sur la vie, sur l'honneur,
sur tout ce qu'il y a de sacré, à partager les convictions et à seconder
les efforts d'un homme en matière politique, et si tout à coup vous
aperceviez que cet homme se trompe, qu'il va commettre une faute,
compromettre sa cause... je dis plus, si vos idées avaient dépassé
les siennes, et que ses principes fussent devenus absurdes à vos
yeux dessillés, pensez-vous qu'il aurait le droit de vous mépriser;
pensez-vous que quelqu'un au monde aurait celui de vous blâmer, pour
avoir délaissé l'entreprise et rompu avec ses moteurs à la veille d'y
mettre la main? Dites, Théophile: ceci est bien sérieux. Il y va de ma
réputation, de ma conscience, de tout mon avenir.
--D'abord, lui dis-je, je suis heureux de vous entendre parler de votre
avenir; car il y a un mois que je m'effraie de vos idées sombres et de
vos continuelles pensées de mort. Maintenant vous me prenez pour
arbitre à propos d'un fait ou d'un sentiment politique. Me voilà bien
embarrassé; vous savez combien ma position est fausse sur ce terrain-là:
fils de gentilhomme, ami et parent de légitimistes, j'ai une sorte de
dignité extérieure assez délicate à garder. Bien que mes principes, mes
certitudes, ma foi, mes sympathies soient encore plus démocratiques
peut-être que ceux de Laravinière et consorts, je ne puis, chose étrange
et pénible, leur donner la main pour faire un seul pas avec eux.
J'aurais l'air d'un transfuge; je serais méprisé dans le camp où j'ai
été élevé; je serais repoussé avec méfiance de celui où je viendrais
me présenter. Mon sort est celui d'un certain nombre de jeunes gens
sincères qui ne peuvent désavouer du jour au lendemain la religion de
leurs pères, et qui pourtant ont le coeur chaud et le bras solide. Ils
sentent que la cause du passé est perdue, qu'elle ne mérite pas d'être
disputée plus longtemps, que la victoire des novateurs est juste et
sainte. Ils voudraient pouvoir arborer les couleurs nouvelles de
l'égalité, qu'ils aiment et qu'ils pratiquent. Mais il y a là une
question de convenances qu'on ne leur permet pas de violer, et que, de
toutes parts, on les force à respecter, quoique, de toutes parts, on
sache aussi bien qu'eux qu'elle est arbitraire, vaine et injuste. Je
suis donc forcé de m'abstraire de tout concours à l'action politique; et
quand je serai électeur, j'ignore absolument s'il me sera possible de
voter avec l'impartialité et le discernement que je voudrais apporter
à cette noble fonction. En un mot, je me suis retranché jusqu'à nouvel
ordre, et qui sait pour combien d'années, dans un jugement philosophique
des hommes et des choses de mon temps. C'est une souffrance profonde
parfois, quand je me souviens que j'ai vingt-cinq ans, et que j'ai
l'ardeur et le courage de ma jeunesse; c'est aussi une jouissance
infinie quand je considère que les passions politiques, avec leurs
erreurs, leurs égarements, leurs crimes involontaires, me sont pour
longtemps interdites, et que je puis garder sans lâcheté ma religion
sociale dans toute sa candeur. Mais comment voulez-vous qu'un homme
ainsi séparé de vos mouvements et isolé de vos agitations vous montre
la direction que vous devez prendre, vous, républicain de nature, de
position, et pour ainsi dire de naissance?
--Tout ce que vous dites là, reprit Horace, me donne beaucoup à penser.
Il y a donc une autre manière d'aimer la république et d'en pratiquer
les principes, que de se jeter en aveugle et à corps perdu dans les
mouvements partiels qui préparent sa venue? Oui, certes, je le savais
bien, je le sentais bien, et il y a longtemps que j'y songe! il est une
région de persévérance et d'action philosophique au-dessus de ces orages
passagers! il est un point de vue plus vrai, plus pur, plus élevé que
toutes les déclamations et les conspirations émeutières!
--Je n'ai tranché ainsi la question, répondis-je, que par rapport à
moi et à cause de ma situation pour ainsi dire exceptionnelle dans le
mouvement présent. J'ignore ce que je ferais à votre place; cependant,
je puis vous dire que si j'étais royaliste, légitimiste et catholique,
comme la plupart des jeunes gens de ma caste, je n'hésiterais pas à me
joindre à la duchesse de Berri, comme à un principe.
--Vous feriez la guerre civile? dit Horace; eh bien, voilà ce qu'on me
propose, voilà où l'on veut m'entraîner. Et moi je répugne à de tels
moyens, et j'attends mieux de la Providence.
--A la bonne heure! En ce cas, vous renoncez à jouer un rôle actif;
car une révolution parlementaire ne peut manquer de durer au moins un
siècle, au point où en sont les choses.
--Un siècle! Le peuple n'attendra pas un siècle! s'écria Horace,
oubliant la question personnelle pour la question générale.
--Soyez donc d'accord avec vous-même, lui dis-je: ou il y aura des
révolutions violentes, et par conséquent des conflits rapides et
énergiques entre les citoyens, ou bien il y aura de longs débats de
paroles, une lutte patiente de principes, un progrès sûr, mais lent, où
nous n'aurons rien à faire, vous et moi, qu'à profiter pour notre
compte des enseignements de l'histoire. C'est déjà beaucoup, et je m'en
contente.
--Ce sera plus prompt que vous ne croyez, et pour ma part je compte bien
aider à l'oeuvre, soit par la parole, soit par les écrits, si je puis
trouver une tribune ou un journal.
--En ce cas, vous n'hésitez pas à vous retirer de toute émeute, et
j'approuve votre fermeté courageuse, car la tentation est forte, et
moi-même qui ne puis y prendre part, j'ai souvent de la peine à y
résister.
--Oui, sans doute, ce sera un grand courage, dit Horace avec un peu
d'emphase; mais je l'aurai, parce que je dois l'avoir. Ma conscience
me fait d'amers reproches de m'être laissé entraîner à ces projets
incendiaires; je lui obéis. Vous m'avez rendu un grand service,
Théophile, de m'avoir expliqué à moi-même. Je vous en remercie.»
Je ne voyais pas trop en quoi j'avais éclairci Horace sur un point
qu'il avait posé nettement dès le commencement de l'explication; et, le
trouvant si bien d'accord avec lui-même, j'allais le quitter, lorsqu'il
me retint.
«Vous n'avez pas répondu à ma question, me dit-il.
--Vous ne m'en avez point fait que je sache, répondis-je.
--Pardieu! reprit-il, je vous ai demandé si quelqu'un de mes amis ou
de mes prétendus coopinionnaires, si Jean le bousingot, par exemple,
pourrait s'arroger le droit de me blâmer en me voyant renoncer aux
folies de la conspiration émeutière, pour rentrer dans cette voie plus
large et plus morale dont je n'aurais jamais dû sortir.
--D'après ce que vous me dites, je vois, répondis-je, que vous avez
commis une faute. Vous vous êtes lié par des promesses à quelque
affiliation...
--C'est mon secret,» reprit-il précipitamment. Puis il ajouta: «Je ne
connais ni affiliation, ni conspiration; mais Laravinière est un fou, un
exalté, comme bien vous savez. Il n'en fait aucun mystère à ses amis,
et personne n'ignore qu'il est en avant dans toutes les bagarres de
faubourg. Vous devez bien pressentir que nous n'avons pas habité la
même maison pendant plusieurs mois, sans qu'il m'entretint de ses rêves
révolutionnaires. Dans un moment de désespoir de toutes choses et de
complet abandon de moi-même, j'ai désiré des émotions, des combats,
des dangers et, pourquoi ne l'avouerais-je pas, une mort tragique, à
laquelle se serait attachée quelque gloire. Je me suis livré comme un
enfant, et, si je m'arrête aujourd'hui, il ne manquera pas de dire que
je recule. Dans son héroïsme grossier, il m'accusera d'avoir peur, et je
serai forcé peut-être de me battre avec lui pour lui prouver que je ne
suis point un lâche.
--Dieu nous préserve d'un pareil incident! m'écriai-je. Il vous faut
éviter à tout prix la nécessité de vous couper la gorge avec un de vos
meilleurs amis. Mais je ne crois pas qu'il y mette la violence et la
brutalité que vous supposez. Une franche et loyale explication de vos
idées, de vos principes et de vos résolutions, lui fera juger plus
sainement de votre caractère.
--Malheureusement, reprit Horace, Jean n'a ni idées ni principes. Ses
résolutions ardentes sont le résultat de ses instincts belliqueux, de
son tempérament sanguin, comme vous diriez. Il ne me comprendra pas, et
il m'accusera, et puis il y a un danger beaucoup plus grave que celui de
l'irriter et de croiser l'épée avec lui: c'est le bruit qu'il va faire
de ma prétendue défection parmi ses compagnons, bousingots, braillards
et tracassiers, qui ne savent que déclamer dans les estaminets, détonner
_la Marseillaise_, échanger quelques horions avec les sergents de ville,
et se dissiper avec la fumée du premier coup de fusil. Je suppose que
leurs folles entreprises réussissent, que le peuple prenne parti pour
eux et avec eux un beau matin, que le gouvernement bourgeois soit
culbuté, et qu'un essai de république commence; ces jeunes gens-là,
véritables mouches du coche, vont se faire passer pour des héros. Il y
a tant de charlatanisme en ce monde, et les mouvements révolutionnaires
favorisent si bien cette sale puissance, qu'on les proclamera peut-être
les sauveurs de la patrie. Ils auront donc un pied à l'étrier; et moi je
serai rejeté bien loin, et taxé par eux de m'être caché dans les caves
au jour du danger. Voyez! les choses les plus bouffonnes ont parfois des
résultats sérieux. Savez-vous que les principaux chefs de l'opposition
de 1830 ont perdu beaucoup de leur influence sur les masses pour avoir
désavoué l'émeute au 27 juillet, et pour avoir à peine compris, le
28, que c'était une révolution? A plus forte raison, moi, jeune homme
obscur, qui n'ai encore pour m'étayer et me développer que ce misérable
noyau d'étudiants bousingots, serai-je entaché et comme flétri, au début
de ma carrière, par les souvenirs arrogants et les accusations stupides
de ces gens-là? Qu'en pensez-vous? Voilà ce que je vous demande.
--Je vous répondrai, mon cher Horace, que tout est possible, mais qu'il
y a un moyen sûr d'échapper à de pareilles accusations: c'est d'être
logique, et de ne prendre part à aucune action violente, le lendemain
beaucoup moins encore que la veille. Vous êtes philosophe comme moi, ou
révolutionnaire comme l'ami Jean. Il n'y a pas de terme moyen. Si vous
conservez vos rêves d'ambition, vous avez besoin de l'opinion des
masses. Vous n'avez encore pour milieu qu'une coterie; il faut plaire à
cette coterie, marcher avec elle, et lui obéir afin de la convaincre, de
l'éblouir et de la dominer plus tard. Si vous pensez comme moi, que le
moment n'est pas venu pour les hommes sérieux de voir réaliser leurs
principes; si vous croyez (comme vous l'avez dit en commençant cette
conversation) que les entreprises où l'on vous pousse compromettent la
cause de la liberté, il faut être bien résolu d'avance à ne pas chercher
des avantages personnels dans un résultat inespéré. Il faut remettre
votre carrière politique à des temps plus éloignés. Vous êtes jeune,
vous verrez peut-être arriver le triomphe de la civilisation par des
moyens conformes à vos principes de morale.»
[Illustration: Elle se costuma en amazone.]
Horace ne me répondit rien, et revint avec moi tout rêveur et tout
triste. En arrivant à ma porte, il me remercia de mes avis, les déclara
logiques et rationnels, et me quitta sans me dire à quel parti il
s'arrêtait. Je partais le lendemain matin.
Dans la soirée, inquiet de la manière dont nous nous étions séparés, et
craignant qu'il ne se portât à quelque résolution dangereuse, j'allai
chez lui, mais je ne le trouvai pas, et M. Chaignard me dit de l'air le
plus gracieux:
«M. Dumontet est parti pour là province depuis une heure, il a reçu une
lettre de ses parents; madame sa mère est à l'extrémité. Le pauvre jeune
homme est parti tout bouleversé. Il m'a laissé la moitié de ses effets
en dépôt. Sans doute il reviendra dans peu de jours.»
Je montai chez Laravinière. «Avez-vous vu Horace? lui demandai-je--Non,
me dit-il; mais Louvet l'a vu monter en diligence d'un air aussi peu
affligé que s'il allait hériter d'un oncle, au lieu d'enterrer sa mère.
--Vraiment, vous le haïssez trop, m'écriai-je; vous êtes cruel pour lui;
Horace est un bon fils, il adore sa mère.
--Sa mère! répondit Jean en levant les épaules; elle n'est pas plus
malade que vous et moi.»
Il ne voulut pas s'expliquer davantage.
XXV.
Le choléra fit assez de ravages dans la ville voisine de nos campagnes;
mais il ne passa point la rivière, et les habitants de la rive gauche,
desquels nous faisions partie, furent préservés. Dans l'attente d'une
irruption toujours possible, je restai dans ma petite propriété, voyant
tous les jours la famille de Chailly, dont le château était situé à
la distance d'un quart de lieue, et veillant avec sollicitude sur ma
vieille amie la comtesse, et sur ses petits-enfants dont elle était
beaucoup plus occupée que leur mère, la merveilleuse vicomtesse Léonie.
Cette dernière, quoique fort bienveillante pour moi dans ses manières,
me déplaisait de plus en plus. Ce n'est pas qu'elle manquât d'esprit, ni
de caractère. Elle avait certaines qualités brillantes à l'extérieur,
qui attiraient également les gens très-affectés et les gens
très-ingénus: ceux-ci, la prenant de bonne foi pour la femme supérieure
qu'elle voulait être, et ceux-là souscrivant à ses prétentions,
moyennant une convention tacite, passée avec elle, d'être reconnus pour
hommes supérieurs eux-mêmes. Elle avait à Chailly comme à Paris, une
petite cour assez ridicule, et même plus ridicule qu'à Paris; car elle
la recrutait de plusieurs gentilshommes campagnards, élégants frelatés
dont elle se moquait cruellement avec les élégants de meilleur aloi
qu'elle avait amenés de Paris. Ces pauvres jeunes gens du cru se
guindaient pour être à la hauteur de son bel esprit, et n'en étaient
que plus sots; mais ils montaient à cheval avec elle, la suivaient à
la chasse, bourdonnaient sur sa piste; où papillonnaient autour de son
étrier, sans s'apercevoir qu'ils n'étaient accueillis que pour faire
nombre au cortège, et afin que les femmes de la province eussent à dire,
avec dépit, que la vicomtesse accaparait tous les hommes du département.
[Illustration: Ils partirent en assez bonne intelligence]
La comtesse, habituée à la haute tolérance de la bonne compagnie, menait
une vie à part dans le château. Elle surveillait les enfants, les
précepteurs et gouvernantes, les travaux de la terre et l'ordre de
la maison. Alerte et vigilante, malgré son grand âge, elle était si
nécessaire à l'indolente Léonie, qu'elle en obtenait des égards et des
gracieusetés où l'affection n'entrait cependant pour rien. Le vicomte,
son fils, était un personnage fort nul, indulgent par insouciance, et
très-disposé à tout permettre à sa femme à condition qu'elle ne le
gênerait en rien. Riche et borné, il était plus occupé à dépenser son
bien avec des demoiselles de l'Opéra qu'à le faire prospérer avec sa
mère. Il était presque toujours à Paris, et, pour se faire pardonner
ses absences un peu équivoques, il s'acquittait scrupuleusement des
nombreuses emplettes de toilette dont le chargeait la vicomtesse.
C'était là le véritable lien conjugal entre eux, et le secret de leur
bonne intelligence. Le pauvre homme aimait ses enfants instinctivement,
et sa mère avec plus de tendresse qu'il n'en avait jamais eu pour
personne; mais il ne la comprenait pas, et il était incapable de donner
à ses enfants une bonne direction. Tout dans cette famille respirait
extérieurement l'union et l'harmonie, quoique en réalité ce ne fût pas
une famille, et que, sans le dévouement absolu et infatigable de la
veille femme qui en était le chef et la providence, il n'eût pas été
possible aux autres de vivre vingt-quatre heures sous le même toit.
J'étais depuis peu de jours dans le pays, lorsque je reçus un billet
d'Horace, daté de sa petite ville, «Ma mère est sauvée, me disait-il. Je
retourne à Paris la semaine prochaine; je passe à vingt lieues de chez
vous. Si vous y êtes encore, je puis faire un détour et aller causer
avec vous quelques heures sous les tilleuls qui vous ont vu naître. Un
mot, et je trace mon itinéraire en conséquence.»
Eugénie fit une petite moue quand je lui dis que j'avais répondu à ce
billet par une invitation empressée; mais lorsque Horace arriva, elle
ne lui en fit pas moins les honneurs de notre humble manoir avec
l'obligeance digne et simple dont elle ne pouvait se départir.
Madame Dumontet n'avait pas été aussi gravement malade que son mari
l'avait écrit à Horace sous l'influence d'une première inquiétude. Le
choléra n'avait pas été par là, et Horace avait trouvé sa mère presque
rétablie; mais il n'avait pu s'arracher tout à coup des bras de ses
parents, et s'il eût voulu les croire, il aurait passé avec eux le reste
de l'été.
«Mais cette petite ville m'est devenue intolérable, dit-il, et j'ai
senti cette fois plus vivement que jamais que j'en ai fini avec mon
pauvre pays. Quelle existence, mon ami, que cette économie sordide à
l'abri de laquelle on végète là, sans honneur, sans jouissance et sans
utilité! Quelles gens que ces provinciaux, envieux, ignares, encroûtés
et vains! S'il me fallait rester parmi eux trois mois entiers, je vous
jure que je me brûlerais la cervelle.»
Le fait est que les habitudes modestes, l'esprit de contrôle un peu
taquin, et l'obscurité un peu forcée des petites villes, étaient
inconciliables avec les goûts et les besoins que l'éducation avait créés
à Horace. Ses bons parents avaient tout fait pour qu'il en fût ainsi, et
cependant ils étaient naïvement stupéfaits du résultat de leur ambition.
Ils ne comprenaient rien aux énormes dépenses de ce jeune homme qu'ils
voyaient si dédaigneux des plaisirs de leur endroit, le bal public, le
café, les actrices ambulantes, la chasse, etc. Ils s'affligeaient de
l'ennui mortel qui le gagnait auprès d'eux, et qu'il n'avait pas la
force de leur cacher. Son intolérance pour leur prudence en matière de
politique, son mépris acerbe pour leurs vieux amis, son dégoût devant
les caresses et les avances des parents campagnards, sa mélancolie sans
cause avouée, ses déclamations contre le siècle de l'argent (avec de si
grands besoins d'argent), son humeur sombre et inégale, ses mystérieuses
réticences lorsqu'il était question de femmes, d'amour ou de mariage,
c'étaient là autant de chagrins profonds et dévorants pour eux, et
surtout pour la pauvre mère, qui voulait découvrir en lui quelque cause
de malheur exceptionnel, inouï, ne voyant pas que les autres enfants de
sa province, élevés comme lui, maudissaient comme lui leur sort.
Quelques heures d'entretien avec Horace m'apprirent toute l'anxiété de
sa famille, tout l'ennui qu'il en avait ressenti, et tous les torts
qu'il avait eus, quoiqu'il ne me les avouât qu'en les présentant comme
des conséquences inévitables de sa position. Il était _obsédé_ des
questions inquiètes que son père s'était permis de lui faire sur ses
études et sur ses projets. Il était _supplicié_ par les recommandations
et les instances de sa mère, relativement à son travail et à sa dépense.
Enfin, après avoir récriminé, déclamé, pleuré de rage et de tendresse en
me peignant l'amour aveugle et inintelligent des chers et insupportables
auteurs de ses jours, il conclut à un besoin immodéré de se distraire,
afin de secouer tous ses dégoûts, et il me demanda de le mener au
château de Chailly, où il avait appris qu'une belle partie de chasse se
préparait.
Une heure après, il fut invité par la comtesse elle-même, qui vint, au
milieu de sa promenade, se reposer un instant chez moi, comme elle le
faisait souvent. Elle avait compris Eugénie au premier coup d'oeil, et
avait conçu pour elle une bienveillante sympathie. Horace fut frappé de
l'amicale familiarité avec laquelle cette grande dame s'assit auprès de
la fille du peuple, de la maîtresse du carabin, et lui parla simplement
et affectueusement. Il remarqua aussi le bon sens et la dignité
qu'Eugénie mit dans cet entretien avec la comtesse. A partir de ce jour
il eut pour elle un respect qui se démentit rarement, et abjura presque
toutes ses anciennes préventions.
L'arrivée d'Horace au château fut une bonne fortune pour la vicomtesse,
qui commençait à s'ennuyer de son entourage, et qui se souvenait d'avoir
trouvé de l'esprit et de l'originalité à ce jeune homme. Elle lui fit
d'agréables reproches de l'avoir négligée à Paris.
«Vous avez trouvé notre maison ennuyeuse, lui dit-elle avec ce ton où
la flatterie tenait de si près à la moquerie qu'il était difficile de
savoir jamais laquelle des deux l'emportait; nous le serons peut-être
moins ici; et d'ailleurs à la campagne, on est moins difficile.
--C'est cette considération qui m'a donné le courage de me présenter
devant vous, Madame,» répondit Horace avec une humilité impertinente qui
ne fut pas mal reçue.
La vicomtesse ne se connaissait pas plus en véritable esprit qu'en
véritable mérite. Elle ne cherchait dans un homme qu'une seule capacité,
celle qui consiste à savoir louer et aduler une femme. Au premier coup
d'oeil elle se rendait compte de l'effet qu'elle pouvait produire sur
l'esprit d'un nouveau venu; et s'il n'y avait pas de prise pour elle sur
cet esprit-là, elle ne se donnait point de peine inutile, et le traitait
tout de suite en ennemi. En cela consistait tout son tact. Elle ne
se compromettait vis-à-vis de personne, et ne reculait devant aucune
inimitié. Elle savait se faire assez de partisans pour ne pas craindre
les adversaires. Pour juger les hommes qui l'approchaient, elle n'avait
donc qu'un poids et qu'une mesure: quiconque ne l'appréciait pas était
tenu, sans retour et sans appel, pour un butor, un cuistre ou un sot;
quiconque la remarquait et cherchait à se faire remarquer par elle,
était noté et enrôlé d'avance dans la brigade de ses favoris ou de ses
protégés. Les manières timides, l'émotion d'un jeune adorateur, lui
plaisaient; mais l'audace d'un fat entreprenant lui plaisait davantage.
Froide et maladive, elle ne pouvait pas être tout à fait galante; mais
elle était coquette et dissolue à sa manière, et donnait de prétendus
droits sur son coeur, toutes sortes d'espérances, et du minces faveurs,
à plusieurs hommes à la fois, tout en ayant l'habileté de faire croire à
chacun, qu'il était le premier et le dernier qu'elle eût aimé ou qu'elle
dût aimer. Comme il n'est point de méchant caractère qui n'ait, comme on
dit, les qualités de ses défauts, on pouvait dire, à sa louange, qu'elle
n'avait pas d'hypocrisie avec le monde, et qu'elle n'affectait pas les
principes qu'elle n'avait pas. Elle montrait beaucoup d'indépendance
dans ses idées et d'excentricité dans sa conduite. Elle ne croyait à
aucune vertu; mais, ne blâmant aucun vice, elle parlait des autres
femmes avec plus de loyauté que ne le font ordinairement les femmes du
monde. Elle le faisait sans ménagement et sans malice, ne se piquant pas
de pudeur à cet égard, et n'en ayant pas plus que de passion.
Horace ne songea pas même à douter de cette supériorité féminine qui
recherchait son hommage. Il l'accepta d'emblée, non-seulement parce
qu'elle était riche, patricienne, courtisée et parée, et que tout
cela était neuf et séduisant pour lui, mais encore parce qu'il avait
absolument la même manière de juger les gens, et de les prendre, comme
elle, en affection ou en antipathie selon qu'il était goûté ou dédaigné.
Dès le premier jour où le regard de la vicomtesse avait croisé le sien,
ce mutuel besoin de l'admiration d'autrui qui les possédait s'était
manifesté. Leurs vanités réciproques s'étaient prises corps à corps,
se défiant et s'attirant comme deux champions avides de mesurer leurs
forces et de se glorifier aux dépens l'un de l'autre.
La vicomtesse songea toute la nuit aux trois toilettes qu'elle ferait le
lendemain. D'abord elle apparut dès le matin sur le perron, en robe de
chambre si blanche, si fine, si flottante, qu'elle rappelait Desdemona
chantant la romance du Saule. Puis, pendant qu'on apprêtait les chevaux,
elle se costuma en amazone du temps de Louis XIII, risquant une plume
noire sur l'oreille, qui eût été de mauvais goût au bois de Boulogne, et
qui était fort piquante et fort gracieuse au fond des bois de Chailly.
Au retour de la chasse, elle fit une toilette de campagne d'un goût
exquis, et se couvrit de tant de parfums qu'Horace en eut la migraine.
Quant à lui, il s'était levé avant le jour pour s'équiper en chasseur
convenable, et grâce à ma garde-robe, il s'improvisa un costume qui ne
sentait pas trop le basochien de Paris. Je le prévins que mon cheval
était un peu vif, et l'engageai à le traiter doucement. Ils partirent
en assez bonne intelligence; mais quand le cavalier fut sous le feu des
regards de la châtelaine, il ne tint compte de mes avis, et eut de rudes
démêlés avec sa monture. La galerie remarqua qu'il ne savait nullement
gouverner un cheval.
«Vous montez en casse-cou, mon cher, lui cria familièrement le comte
de Meilleraie, adorateur principal de la vicomtesse; vous vous ferez
écraser contre la muraille.»
Horace trouva la leçon de mauvais goût, et, pour prouver qu'il la
méprisait, il fit cabrer son cheval avec rage. Il était hardi et solide,
quoiqu'il eût peu de leçons de manège, et sachant bien qu'il ne pouvait
lutter d'art et de science avec les écuyers expérimentés et pédants
qui entouraient la vicomtesse, il voulut du moins les éclipser par son
audace. Il réussit à effrayer la dame de ses pensées, au point qu'elle
le supplia en pâlissant d'avoir plus de prudence. L'effet était produit,
et le triomphe d'Horace sur tous ses rivaux fut assuré. Les femmes
prisent plus le courage que l'adresse. Les hommes soutinrent que c'était
un genre détestable, et qu'aucun d'eux ne voudrait prêter son cheval
à un pareil fou; mais la vicomtesse leur dit qu'aucun d'eux n'oserait
faire de pareilles folies et risquer sa vie avec autant d'insouciance.
Comme elle voyait fort bien que toute cette crânerie d'Horace était en
son honneur, elle lui en sut un gré infini, et s'occupa de lui seul
tout le temps de la chasse. Horace l'y aida merveilleusement en ne la
quittant presque pas, et en montrant pour la chasse en elle-même toute
l'indifférence qu'il y portait. Il ne savait pas plus chasser que manier
un cheval, et comme il n'y eût fait que des fautes, il affecta un
profond mépris pour cette passion grossière.
«Pourquoi êtes-vous donc venu? lui dit madame de Chailly, qui voulait
provoquer une réponse galante.
--J'y viens pour être auprès de vous,» répondit-il sans façon.
C'était plus que n'avait attendu la vicomtesse. Mais les circonstances
servaient bien Horace; car cette brusque déclaration qu'il lui jetait
à la tête, et qu'un peu plus de savoir-vivre lui eût fait tourner plus
délicatement, sembla à celle qui la recevait l'effet d'une passion
violente et prête à tout oser. Cette femme, d'une beauté contestable et
d'un coeur problématique, n'avait jamais été aimée. On l'avait attaquée
et poursuivie par curiosité ou par amour-propre. Jamais on ne l'avait
désirée, et elle ne désirait rien tant elle-même que d'inspirer un amour
emporté, dût-il compromettre la réputation de délicatesse, de goût et de
fierté qu'elle avait travaillé à se faire. Elle espérait peut-être qu'un
tel amour éveillerait en elle les émotions d'un enthousiasme qu'elle ne
connaissait pas. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que son imagination
était satisfaite à tous autres égards; que sa vanité était blasée sur
les triomphes de l'esprit et de la coquetterie, et qu'elle n'avait
jamais éprouvé les transports que la beauté allume et que la passion
entretient. Elle était lasse d'adulations, de soins et de fadeurs. Elle
voulait voir faire des folies pour elle; elle voulait, non plus de
l'excitation, mais de l'enivrement, et Horace semblait tout disposé à ce
rôle d'amant furieux et téméraire dont la nouveauté devait faire cesser
la langueur et l'ennui des vulgaires amours.