Cette pauvre femme avait eu cependant un ami dans sa vie, et elle
l'avait conservé. C'était le marquis de Vernes, qui, à l'âge de
cinquante ans, avait été son premier amant. Il y avait de cela une
vingtaine d'années, et le monde ne l'avait pas su, ou n'en avait jamais
été certain. Ami de la maison, ce roué habile avait profité des premiers
sujets de dépit que l'infidélité du vicomte de Chailly avait donnés à sa
femme. Il avait été le confident des chagrins de Léonie, et il en avait
abusé pour séduire une enfant sans expérience, qui le regardait comme un
père et se fiait à lui. Jusque-là cette infortunée n'avait eu d'autre
défaut que la vanité; cet affreux début dans la vie, avec un vieux
libertin, développa des vices dans son coeur et dans son intelligence.
Elle eut horreur de sa chute, se sentit avilie, et se crut perdue à
jamais, si, à force de science et de coquetterie, elle ne parvenait à
s'en relever. Le marquis l'y aida; non qu'il fût accessible au remords,
mais parce que, dans l'espèce de morale qu'il s'était faite de ses
vices, il tenait à honneur de ne pas flétrir une femme aux yeux du monde
et aux siens propres. C'était un homme singulier, mystérieux, profond en
ruses, et d'une dissimulation froide, au milieu de laquelle régnait une
sorte de loyauté. Né pour la diplomatie, mais éloigné de cette carrière
par les événements de sa vie, il avait fait servir sa puissance secrète
à satisfaire ses passions, non sans vanité, du moins sans scandale. Par
exemple, il se piquait d'être ce que les femmes du monde appellent un
_homme sûr_; et bien qu'à son regard doucereusement cynique, à ses
propos délicatement obscènes, à son ton finement dogmatique en matière
de galanterie, on reconnût en lui le libertin supérieur, le débauché de
premier ordre, jamais le nom d'une de ses maîtresses, fût-elle morte
depuis quarante ans en odeur de sainteté, ne s'était échappé de ses
lèvres; jamais une femme n'avait été compromise par lui. Éconduit, il
ne s'était jamais plaint; trahi, il ne s'était jamais vengé. Aussi le
nombre de ses conquêtes avait été fabuleux, quoiqu'il eût toujours été
fort laid. N'aimant point par le coeur, et sachant bien qu'il ne devait
ses triomphes qu'à son adresse, il n'avait jamais été aimé; mais partout
il s'était rendu nécessaire, et avait conservé ses droits plus longtemps
que ne le font les hommes qu'on aime, et qui nuisent à la réputation et
au repos. Tant qu'il désirait, il était le persécuteur le plus dangereux
du monde, et fascinait par une audace persévérante et glacée. Dès qu'il
possédait, il redevenait non-seulement inoffensif, mais encore utile
et précieux. Il se conduisait généreusement, faisait les actes du
dévouement le plus délicat, travaillait à réparer l'existence de la
femme qu'il avait souillée, en un mot, relevait en public, par sa tenue,
ses discours et sa conduite, la réputation de celle qu'il avait perdue
en secret. Il faisait tout cela froidement, systématiquement, soumettant
toutes ses intrigues à trois phases bien distinctes, tromper, soumettre
et conserver. Au premier acte, il inspirait la confiance et l'amitié; au
second, le honte et la crainte; au troisième, la reconnaissance et même
une sorte de respect: bizarre résultat de l'amour à la fois le plus
déloyal et le plus chevaleresque qui soit jamais passé par une cervelle
humaine.
La vicomtesse Léonie avait été une des dernières victimes du marquis.
Désormais elle était la femme à laquelle il se montrait le plus dévoué.
Le drame immonde de la séduction avait été aussi plus sérieux pour lui,
avec elle, qu'avec la plupart des autres. Il n'avait pas trouvé chez
elle le moindre entraînement, et il avait été forcé d'attaquer et de
flatter sa vanité, plus ingénieusement et plus patiemment peut-être
qu'il ne l'avait fait de sa vie. Sa triste victoire avait excité chez
Léonie un dégoût profond, un ressentiment amer, voisin de la haine et de
la fureur. Elle l'avait menacé de dévoiler sa conduite à sa famille, de
demander vengeance à son mari, même de se faire justice elle-même en le
poignardant. Cette réaction violente n'était pas chez elle l'effet de la
vertu outragée, mais celui de la vanité blessée et humiliée. Elle, si
hautaine et si éprise d'elle-même, appartenir à un homme vieux, laid et
froid! Elle en faillit mourir, et ce fut là le le plus grand chagrin de
sa vie. Le marquis en fut effrayé, lui qui ne l'avait jamais été; aussi
travailla-t-il à la rassurer et à la relever à ses propres yeux avec
un soin et un zèle qui dépassaient tous ses miracles précédents en
ce genre. Pour rien au monde il n'eût voulu laisser dans une âme si
dédaigneuse et si vindicative un souvenir odieux. Il alla jusqu'à jouer
le remords, le désespoir et la passion, et il le fit si bien, que la
vicomtesse crut être le premier amour de ce vieillard blasé. Son premier
soin fut de lui trouver et de lui donner un amant qui consolât son
amour-propre, et il y parvint sans que cet homme se doutât de son plan
et s'aperçût de son concours. Léonie ne savait pas que le marquis avait
agi ainsi avec toutes les femmes dont il avait voulu rester l'ami; et
puis il fit pour elle cette différence, qu'avec les autres il avait
parlé en philosophe du dix-huitième siècle, et qu'avec elle il parla
en héros du dix-neuvième. Il feignit de se sacrifier, de s'arracher le
coeur en se donnant un rival; et comme elle aimait à se croire capable
d'inspirer un sentiment sublime, elle accepta le rôle nouveau qu'il
venait de créer pour elle. De son côté, il y goûta le plaisir d'inspirer
une reconnaissance exaltée; et ils jouèrent ensemble cette comédie tout
le reste de leur vie. Il fut le confident résigné de tous ses caprices
et l'entremetteur sentimental de toutes ses intrigues. Trop vieux
désormais pour prétendre au partage, il s'en consola en se voyant prôné
et cajolé ouvertement par une femme qui eût rougi d'avouer l'origine de
leur intimité, mais qui le déclarait l'homme le plus remarquable,
le plus grand esprit, et le plus beau caractère qu'elle eût jamais
rencontré. Les femmes de seconde et de troisième jeunesse, qui avaient
connu le marquis à leurs dépens, n'étaient pas dupes de cette amitié
filiale; mais elles ne se vantaient pas d'en avoir deviné la cause; et
lorsqu'il arrivait à quelqu'une d'entre elles de dire _amen_ à tous les
éloges que décernait Léonie au marquis, c'était quelque chose d'assez
curieux que la contenance chaste et calme de ces deux femmes qui
espéraient se tromper réciproquement, et qui savaient très-bien l'amer
secret l'une de l'autre.
Il ne fallut qu'une journée au marquis pour deviner le penchant de la
vicomtesse pour Horace. Comme, au point de vue de la prudence, qui est
toute la morale du monde, il ne lui avait jamais donné que de bons
conseils, il vit d'abord cette inclination d'un mauvais oeil. Il
ne pouvait pas suivre la chasse; mais il lut sur le front du jeune
roturier, lorsqu'au retour celui-ci aida la vicomtesse à descendre de
cheval, que ses espérances avaient couru le grand galop. Il pénétra dans
les appartements de Léonie pendant qu'elle se faisait coiffer par une de
ces soubrettes comme il en reste peu, devant lesquelles on ne se gêne
pas. Assister à la toilette des dames était un privilège de l'ancien
régime auquel l'âge du marquis l'autorisait encore.
«Ah ça! ma chère enfant, dit-il à Léonie, j'espère que si vous vous
coiffez pour ce beau brun qui nous est tombé des nues, vous n'allez pas
du moins vous coiffer de lui. C'est un garçon de bonne mine, et qui
cause bien, j'en tombe d'accord; mais c'est un homme qui ne vous
convient pas.
--Comme je suis habituée à vos plaisanteries, je ne me défendrai pas
de cette supposition, répondit la vicomtesse en riant; mais dites-moi
toujours pourquoi cet homme-là ne me conviendrait pas.
--Vous le savez bien, vous la femme la plus clairvoyante et la plus
perspicace de la terre.
--Ma perspicacité ne m'a rien dit; car je n'ai pas fait à lui la moindre
attention.
--En ce cas, je vais vous le dire, reprit le marquis, à qui ce mensonge
n'en imposait nullement: ce monsieur-là est un homme de rien, un être
commun, une _espèce_ en un mot.
--Cher ami, ceci n'a pas de sens pour moi, dit la vicomtesse; vous
oubliez toujours que je date mes opinions et mes idées d'après la
révolution.
--Je date d'auparavant, et je n'ai cependant pas plus de préjugés que
vous, ma chère vicomtesse; mais il y a des faits, et je les observe. Les
gens d'une certaine classe peuvent avoir des qualités qui nous manquent;
mais ils ont aussi des défauts que nous n'avons pas, et qui ne peuvent
pas transiger avec les nôtres. Je ne leur refuse ni le talent, ni
l'instruction, ni l'énergie; mais je leur refuse positivement le
savoir-vivre.
--Est-ce que ce garçon en a manqué? dit la vicomtesse d'un air distrait;
je n'y ai pas pris garde.
--Il n'en a pas manqué encore; il n'en manquera pas, tant qu'il ne
s'agira que de se tenir parmi vos humbles serviteurs. Il ne pourrait,
dans cette situation, que manquer parfois d'usage, et vous savez que je
n'attache pas d'importance à de telles misères; mais si vous releviez à
une hauteur pour laquelle il n'est point fait, vous le verriez bientôt,
comme tous ses pareils en pareil cas, manquer de tact, de réserve, de
goût et de tenue, et vous auriez bientôt à rougir de lui.
--Mais vraiment, s'écria la vicomtesse avec un rire forcé, vous en
parlez comme d'une chose arrêtée dans ma pensée, et je n'ai pas
seulement songé à regarder comment il a le nez fait.»
Horace avait dans le marquis un dangereux adversaire, et, s'il s'en fût
douté, il l'aurait certainement indisposé encore plus par sa hauteur et
ses bravades. Mais le pauvre enfant était trop candide pour soupçonner
l'empire qu'exerçait le vieux roué sur l'esprit de sa belle vicomtesse.
Il s'en méfiait si peu, qu'il céda à cette bienveillante admiration que
lui inspiraient les gens de qualité. Malgré tout son républicanisme,
Horace était aristocrate dans l'âme. On pouvait lui appliquer le mot
pittoresque du Misanthrope: «_La qualité l'entête_.» Il éprouvait pour
ce monde-là une tolérance politique sans bornes, une sympathie de
nature. Il ne pouvait voir un crime dans les habitudes d'élévation et
de grandeur, lui qui était dévoré du besoin de ces choses, et qui
se sentait fait pour en prendre sa part. Il admirait donc la bonne
compagnie sans la respecter; il désirait s'y mettre à l'unisson par ses
manières, et il s'y essayait avec la pleine confiance d'y réussir bien
vite. Cette facilité à se transformer, cette absence de raideur et de
crainte, lui donnaient véritablement un grand charme. Il faisait vingt
gaucheries dont pas une ne déplaisait, parce qu'il s'en apercevait le
premier et en riait de bonne grâce, ne demandant pas pardon d'ignorer ce
qu'on ne lui avait pas appris, déclarant à qui voulait l'entendre qu'il
n'avait jamais vu le monde, et ne montrant ni fausse honte ni sot
orgueil. Le laisser-aller de la campagne venait à son secours. La
vicomtesse affectait de pousser ce sans-gêne aussi loin qu'il était
possible, et de friser le mauvais ton dans son enjouement avec une
mesure toujours exquise. Elle riait de tout son coeur des maladresses du
nouveau venu, après les avoir bien provoquées; mais elle n'en riait que
devant lui et avec lui; et il mettait de son côté tant de bonhomie et
d'ouverture de coeur, que, malgré toutes les préventions de l'entourage,
il gagna en un jour toutes les sympathies, même celle du comte de
Meilleraie, qui ne prit de lui aucun ombrage, se confiant dans la
supériorité de ses belles manières. Par malheur, le comte attribuait à
ces manières une importance dont la vicomtesse ne faisait plus aucun cas
depuis douze heures. Horace était cent fois plus aimable, avec sa tenue
étourdie et dégagée, que le comte avec son dandysme et son dandinage. Ce
dernier mot fut celui dont elle se servit pour expliquer à Horace, qui
le lui demandait naïvement, ce que signifiait littéralement le premier.
Malgré la fatigue de la journée, on veilla longtemps au salon; à minuit
on prit le thé, et à deux heures du matin on causait encore avec
animation autour de la table chargée de fruits et de friandises
sur lesquels Horace faisait main basse sans cérémonie. Le comte de
Meilleraie, qui savait combien Léonie était romantique (au point de
déclarer que lord Byron, qu'elle n'avait jamais vu, était le seul homme
qu'elle eût aimé), se réjouissait de voir celui qui l'avait inquiété le
matin se présenter sous un aspect aussi prosaïque. Il le bourrait de
pâtisseries et de confitures, enchanté de voir la vicomtesse rire aux
éclats de cette voracité d'écolier, et plein d'amicale gratitude pour
Horace, qui se prêtait si bien à ce rôle d'homme sans conséquence. Mais
la vicomtesse riait pour la première fois de sa vie sans ironie;
elle comprenait qu'Horace se dévouait à la divertir pour être admis,
n'importe à quel prix, dans son intimité. Elle l'avait entendu parler
mieux qu'aucun des hommes par lesquels il se laissait maintenant
plaisanter; elle l'avait vu à la chasse franchir des fossés et des
barrières devant lesquels tous avaient reculé, parce qu'il y avait en
effet dix chances contre une de s'y briser. Elle savait donc qu'il était
supérieur à eux tous en esprit et en courage. Avec ces avantages-là,
accepter le dernier rôle pour lui faire plaisir, c'était, selon elle, un
acte de dévouement admirable et la preuve d'un amour sans bornes.
XXVI.
Mais celui qui, après elle, se laissa le plus gagner à l'apparente
bonhomie d'Horace, fut son antagoniste déclaré, le vieux marquis
de Vernes. Avec celui-là, Horace ne joua pas de rôle; il s'engoua
sur-le-champ de ce caractère de grand seigneur, de ces gravelures
princières, et de cette insolence leste et brillante qui lui apportaient
un reflet des moeurs d'autrefois. Pour quiconque n'a vu les marquis du
bon temps que sur la scène, voir poser dans la vie réelle un échantillon
de cette race perdue est une véritable bonne fortune. Horace, sans
songer que les courtisans de la royauté absolue avaient dégénéré dans
leur genre, tout aussi bien que les preux de la féodalité, crut voir un
Lauzun ou un Créqui dans le marquis de Vernes. Peu s'en fallut qu'il
n'y vît, en d'autres moments, un duc de Saint-Simon. Ce qu'il y a de
certain, c'est qu'il se prit pour lui d'un respect et d'une admiration
qui se résumaient dans le désir de l'égaler et de le copier autant
que possible. Horace avait une telle mobilité d'esprit, il était si
impressionnable, qu'il ne pouvait se défendre de l'imitation. Il n'y
avait pas trois jours qu'il allait au château, que déjà il s'essayait
devant nous à prononcer du bord des lèvres comme le marquis, et qu'il me
conjura de lui donner une des tabatières de mon père afin de s'exercer à
semer élégamment du tabac sur sa chemise, copiant l'indolence gracieuse
du vieillard, aussi bien que pouvait le faire un étudiant de seconde
année, c'est-à-dire de la façon la plus ridicule du monde. Eugénie l'en
avertit, et le mortifia beaucoup; car il avait oublié que le modèle
était assez près de nous pour ôter à son plagiat toute apparence
d'originalité. Mais il n'en resta pas moins décidé à singer le marquis
devant tous ceux qui ne pourraient pas faire, comme nous, la comparaison
du maître avec l'écolier.
Grâce à une des anomalies nombreuses de son caractère, tandis qu'il nous
rendait témoins de ses tentatives d'affectation, à un quart de lieue de
là, sous les yeux de la vicomtesse, il déployait tous les charmes de
la simplicité. Qui eût pu deviner que c'était là encore un rôle, et
toujours une manière d'être arrangée pour l'effet? Horace avait, certes,
une ingénuité réelle; mais il s'en servait et s'en débarrassait suivant
l'occurrence. Quand elle lui réussissait, il s'y laissait aller, et il
était _lui-même_, c'est-à-dire adorable. Quand elle lui nuisait, il
entrait dans n'importe quel rôle, avec une facilité inconcevable, et il
dominait quand il n'avait pas affaire à trop forte partie. Ce jeu-là eût
été bien dangereux avec le vieux marquis, qui en savait plus long que
lui, et encore plus avec la vicomtesse, élève du vieux roué, et capable
de lutter avec avantage contre son maître lui-même. Aussi Horace,
prenant le parti d'être naturel, les séduisit tous deux. Le marquis
n'aimait pas les jeunes gens, bien que, dans la société des femmes
auxquelles il s'était voué, il fût forcé de vivre sans cesse au
milieu d'eux; mais Horace lui témoigna tant de sympathie, l'écouta si
avidement, s'égaya de si grand coeur à ses vieilles anecdotes, lui fit
tant de questions, lui demanda tant de conseils, en un mot le prit si
aveuglément pour guide et pour arbitre, que le vieillard, plus vain
encore que méchant, s'engoua de lui à son tour, et déclara, même à la
vicomtesse, que c'était là le plus aimable, le plus spirituel et le
meilleur jeune homme de toute la génération nouvelle.
Horace, se voyant goûté, se livra entièrement. Il prit le marquis pour
confident, et le conjura de lui enseigner à plaire à la vicomtesse.
Alors il se passa dans l'esprit du maître quelque chose d'assez étrange;
il devint pensif, sérieux, presque mélancolique, et frappant sur
l'épaule de son élève;
«Jeune homme, lui dit-il, vous me mettez là dans une situation bien
délicate. Donnez-moi quelques heures pour y songer, et jusqu'à ce soir
pour vous répondre.»
Le ton solennel du marquis, auquel il était loin de s'attendre,
enflamma la curiosité d'Horace. D'où vient que cet homme qui, dans les
épanchements railleurs, faisait si bon marché de toute morale, prenait
un air grave quand il s'agissait de Léonie? Était-elle donc une femme à
part, même aux yeux de ce contempteur de toute pudeur humaine? Jusque-là
elle lui avait semblé dégagée de préjugés (c'est ainsi qu'elle appelait
ce que d'autres appellent principes), et Horace, qui n'en avait aucun
en fait d'amour, goûtait fort cette manière de voir. Mais de ce qu'elle
n'imposait aucun frein à ses penchants, était-ce à dire qu'elle pût en
avoir d'assez prononcés pour favoriser un nouveau venu au milieu d'une
phalange d'aspirants mieux fondés en titre? N'avait-elle point fait un
choix parmi ceux-là? Le comte de Meilleraie n'était-il pas son amant?
Était-il possible de le supplanter, et toutes ces avances qu'on semblait
lui faire n'étaient-elles pas un piège qu'on lui tendait pour le forcer
à se ranger au plus vite parmi les amants rebutés?
Pendant qu'Horace interrogeait ainsi sa destinée, le marquis rêvait
de son côté à la conduite qu'il tracerait à son jeune ami. Dans ce
moment-là, le vieux diplomate était complètement dupe de son disciple.
Il le jugeait si candide, si passionné, si généreux, qu'il était effrayé
des conséquences de son amour pour une femme aussi habile, aussi froide,
aussi personnelle que l'était la vicomtesse. Il craignait des orages
qu'il ne pourrait plus conjurer; et comme toute la tactique enseignée
par lui à Léonie consistait à se préserver toujours du scandale, il ne
savait comment concilier l'espèce d'affection qu'il avait réellement
pour elle, et la vive sympathie que l'amour-propre flatté lui avait fait
concevoir pour Horace.
Pour la première fois de sa vie peut-être, il prit le parti d'être
sincère, comme si la franchise d'Horace eût exercé sur lui le même
magnétisme que sa propre rouerie exerçait sur ce jeune homme.
«Tenez, lui dit-il en parcourant avec lui, au clair de la lune, les
allées désertes du jardin anglais, je vais vous parler net. Je crois, de
toute mon âme, que vous êtes épris de la vicomtesse, et je ne crois pas
impossible qu'elle vienne à vous écouter. Mais si, malgré vos agitations
(et vos espérances, que je devine fort bien), vous êtes encore capable
d'écouter un bon conseil, vous renoncerez à pousser votre pointe dans ce
coeur-là.
--J'y renoncerai si vous avez de bonnes raisons à me donner, répondit
Horace; et vous n'en devez pas manquer, monsieur le marquis, car vous
avez pesé les vôtres toute la journée.
--Vous ne voulez pas me croire sur parole, et vous abstenir, sauf à
deviner plus tard mes raisons vous-même?
--Comment pouvez-vous me demander pareille chose, vous qui connaissez si
bien le coeur humain? Plein de foi en vous, je vous promettrais en vain
ce que je ne pourrais pas tenir.
--Eh bien, je vais tâcher de vous convaincre. Avez-vous déjà aimé?
--Oui.
~-Quelle espèce de femme?
--Une femme obscure comme moi, mais belle, intelligente et dévouée.
--Fidèle?
--Je le crois.
--Fûtes-vous jaloux?
--Comme un fou, ou, pour mieux dire, comme un sot.
--Comment l'avez-vous quittée?
--Ne me le demandez pas; j'ai été ridicule ou odieux, je ne sais pas
lequel.
--Mais est-ce fini avec elle?
--Vous voulez me forcer à vous dire une chose dont le souvenir me navre,
et dont vous ne me conseillerez pas de rire, j'en suis certain: elle
s'est suicidée.
--Ah! voilà qui est bien, très-bien, dit le marquis avec beaucoup de
sérieux; je vous félicite. Cela ne m'est jamais arrivé. Un suicide!
C'est superbe cela, mon cher, à votre âge. Qu'on le sache, et toutes
les femmes sont à vous. Oui-da! vous êtes appelé à une belle carrière!
Puisqu'il en est ainsi, je vous conseille de prendre votre temps et de
choisir. Dites-moi: comment avez-vous pris ce suicide? avez-vous été
très-frappé?
--Monsieur le marquis, dit Horace, ceci passe la plaisanterie. Je
ne conçois pas que vous m'interrogiez sur un sujet si délicat; mais
dussiez-vous me mépriser pour ma faiblesse, je vous dirai que j'ai été
bien près de me brûler la cervelle. Riez maintenant, si vous voulez.
--Mais vous ne l'avez pas fait? continua le marquis poursuivant toujours
son interrogatoire avec le plus grand sang-froid. Vous n'avez pas pris
des pistolets? Vous ne vous êtes pas blessé? Allons, dites, vous n'avez
pas fait une pareille niaiserie?»
Horace resta interdit, partagé entre l'indignation que lui inspirait
le calme cynique de son maître, et le besoin de voir excuser sa propre
légèreté. Le marquis reprit avec la même aisance:
«Vous étiez donc bien amoureux?
--Au contraire, répondit Horace, je ne l'étais pas assez. C'était une
femme trop parfaite: je m'ennuyais de la vie avec elle.
--Et elle s'est tuée pour vous rattacher à l'existence? C'est bien beau
de sa part. Ah çà! exigez-vous qu'à l'avenir on se tue pour vous?»
Horace, qui n'avait fait cet aveu amplifié du suicide de Marthe que
par un mouvement de vanité, sentit qu'il avait fait là une sottise; le
marquis l'en avertissait par ses railleries. Confus et irrité, il se
laissa accabler quelques instants en silence. Enfin, n'y pouvant plus
tenir.
«Monsieur le marquis, dit-il, j'espérais mieux de votre supériorité.
Il n'y a pas de gloire à écraser un pauvre diable quand on est grand
seigneur, et un enfant quand on a des cheveux blancs. Vous me trouvez
fat et ridicule d'aspirer à la vicomtesse. Eh bien, si vous êtes
autorisé à vous moquer de moi...
--Que feriez-vous dans ce cas-là? dit le marquis vivement.
--Que pourrais-je faire vis-à-vis d'une femme et d'un...
--Et d'un vieillard? dit le marquis en achevant la phrase d'Horace avec
calme. Eh bien, voyons! vous vous retireriez tout penaud?
--Peut-être que non, monsieur le marquis, répondit Horace avec énergie;
peut-être accepterais-je le défi, sauf à en sortir vaincu; mais du moins
je ne céderais pas sans combattre.
--A la bonne heure, dit le marquis en lui tendant la main. Voilà comme
j'aime à entendre parler. Maintenant écoutez-moi. Je ne me moque pas, je
vous estime, et je vous plains; car vous avez encore trop d'illusions et
de fougue pour ne pas jouer à vos dépens la comédie, ou, si vous voulez
que je parle d'une façon plus moderne, le _drame_ des passions. Vous
n'avez pas d'expérience, mon cher ami.
--Je le sais bien, et c'est pour cela que je vous demandais conseil.
--Eh bien, je vous conseille de vous en tenir encore pendant cinq ou six
ans aux femmes enthousiastes et folles qui se tuent par amour ou par
dépit. Quand vous en aurez détruit ou désolé une douzaine, vous
serez mûr pour la grande entreprise, conçue par vous témérairement
aujourd'hui, d'attaquer une femme du monde.
--C'est une leçon? je l'accepte; mais je la veux entière et sérieuse
afin d'en pouvoir profiter. Voyons, sans dédain, sans méchanceté,
Monsieur, une femme du monde est donc bien forte, bien invincible pour
un homme qui n'est pas du monde?
--Tout au contraire. Rien n'est si facile que de vaincre comme vous
l'entendez la plus forte de ces femmes-là. Vous voyez que je ne suis ni
dédaigneux, ni méchant pour vous.
--En ce cas... achevez, dites tout.
--Vous le voulez? Apprenez donc qu'il est facile de triompher des désirs
et de la curiosité d'une femme. Ceci n'est rien. Sans jeunesse, sans
beauté, avec quelque esprit seulement, on y parvient tous les jours.
Maie n'être pas culbuté le lendemain par ce coursier indocile qu'on
appelle la _réflexion_, voilà ce qui n'est pas donné à tous, et ce qui
demande un certain art. Vous pourriez dès cette nuit, par surprise,
obtenir ce qu'on répute la victoire. Mais vous pourriez bien aussi être
éconduit demain soir, et rencontrer après-demain votre conquête sans
qu'elle vous rendît seulement un salut.
--En est-il ainsi? sont-ce là leurs façons d'agir?
--Ce sont là leurs droits; qu'y trouvez-vous à redire? Nous les
obsédons; nous violentons leurs pensées, leur imagination, leur
conscience; à force de ruse et d'audace nous arrachons leur
consentement, et elles ne pourraient pas se raviser au moment où notre
désir perd son intensité avec sa puissance! Elles ne pourraient pas
se venger d'avoir été gagnées au jeu, et prendre leur revanche à
la première occasion! Allons donc! sommes-nous musulmans pour leur
interdire le jugement et la liberté?
--Vous avez raison, et je commence à comprendre. Mais quelle est donc
cette science mystérieuse sans laquelle on ne peut leur plaire plus d'un
jour?
--Eh mais, c'est la science de ne jamais déplaire! C'est une grande
science, croyez-moi.
--Enseignez-la-moi, je veux l'apprendre,» dit Horace.
Alors le vieux marquis, avec une complaisance secrète pour lui-même et
avec le pédantisme de sa vanité satisfaite par les sacrifices humiliants
et les intrigues puériles d'un demi-siècle de galanterie, exposa
longuement ses plans et sa doctrine à Horace. Il y mit la même solennité
que s'il se fût agi de léguer à un jeune adepte une science profonde, un
secret important à l'avenir des hommes. Horace l'écouta avec stupeur,
et se retira tellement bouleversé et brisé de tout ce qu'il venait
d'entendre, qu'il en fut malade toute la nuit. Il s'obstinait à admirer
le marquis; mais, malgré lui, il avait été saisi d'un tel dégoût à la
peinture de ces profanations de l'amour, et à l'idée de ces froides
machinations, qu'il ne put se décider à retourner au château le
lendemain. Il resta trois jours sous le coup de ces révélations
mortelles, ne croyant plus à rien, regrettant ses illusions avec
amertume, rougissant tantôt de ce monde où il s'était jeté avec tant
d'ardeur, tantôt de lui-même, qu'il sentait si inférieur, dans l'art du
mensonge, et ne songeant plus à la vicomtesse, qu'il voyait désormais, à
travers les analyses sèches et rebutantes du marquis, comme un cadavre
informe sortant d'un alambic.
Cette absence non préméditée lui fit faire à son insu bien du chemin
dans le coeur de la vicomtesse. Elle avait arrangé dans sa tête un roman
qu'elle ne voulait pas laisser au premier chapitre. D'une longue-vue
placée sur le perron élevé du château, elle voyait distinctement notre
maisonnette et les prairies environnantes. Elle distingua Horace
se promenant à quelque distance, dans un lieu découvert touchant à
l'extrémité du parc de Chailly. Elle alla s'y promener comme par hasard,
le rencontra, marcha longtemps avec lui, déploya toutes les grâces de
son esprit, et ne l'amena pourtant pas à lui faire une déclaration.
Horace avait été si frappé des instructions du marquis, il était si
épouvanté de la science qu'il lui avait donnée, que, malgré l'ivresse
de vanité où le plongeaient les avances sentimentales de Léonie, il
se sentit la force de résister. Il eut cette force bien longtemps,
c'est-à-dire environ trois semaines, phase immense entre deux êtres
qui se désirent mutuellement, et qui ne sont retenus par aucune
considération morale. Peut-être le courage de ce jeune homme eût offensé
et rebuté la vicomtesse s'il eût persisté davantage. Mais le marquis de
Vernes, qui craignait le choléra tout en feignant de le braver, ayant
ouï dire qu'un cas s'était manifesté sur la rive gauche de la rivière,
prétexta une lettre de son banquier qui le forçait de retourner à Paris,
et partit le jour même. Privé de son mentor, Horace n'eut plus de force.
La vicomtesse, piquée au vif, se voyant désirée, et ne pouvant concevoir
où un enfant sans expérience prenait l'énergie de suspendre des
poursuites d'abord si vives, avait résolu de vaincre, et chaque jour
elle imaginait de nouvelles séductions. Cent fois elle le vit prêt à
fléchir, et tout à coup il s'arrachait d'auprès d'elle, ému, bouleversé,
mais n'ayant pas dit un mot d'amour. On s'en tenait à la sympathie,
à l'amitié. La vicomtesse, au milieu de ses plus délicieux abandons,
savait reprendre à temps son sang-froid, et se tirer des mauvais pas
où elle s'était risquée, avec une présence d'esprit admirable. Horace
voyait bien que, tout en se jetant à sa tête, elle conservait tous ses
avantages. Il attendait vainement qu'elle n'eût plus la possibilité
d'une arrière-pensée; et, quoi qu'il fît, au bout de trois semaines de
coquetteries effrénées, elle ne lui avait pas dit une syllabe qu'elle
ne pût reprendre et interpréter en sens inverse, au premier caprice de
résistance qui lui passerait par l'esprit. Cette lutte misérable
le faisait horriblement souffrir, et cependant il ne pouvait s'y
soustraire. Il oubliait tout: il ne songeait plus à retourner à Paris;
il n'osait faire savoir à ses parents qu'il ne les avait quittés que
pour s'arrêter à mi-chemin, et, pour ne pas les affliger par cette
preuve d'indifférence, il les laissait en proie à l'inquiétude
d'attendre en vain de ses nouvelles et d'ignorer ce qu'il était devenu.
Quant à Marthe, il ne semblait pas qu'elle eût jamais existé pour
lui. Absorbé par une seule pensée, jouant avec stoïcisme son rôle
d'insouciant dans la société de la vicomtesse, s'entourant d'un mystère
sombre et bizarre dans ses tête-à-tête avec elle, et revenant chez
nous le soir, amer et taciturne, il était dévoré de mille furies, et
poursuivait, en faiblissant peu à peu, l'apprentissage de roué auquel il
s'était condamné pour ressembler au marquis de Vernes.
Après avoir longtemps cherché le côté vulnérable de cette cuirasse
merveilleuse, la vicomtesse trouva enfin le joint: c'était
l'amour-propre littéraire. Elle parvint à lui faire avouer qu'il était
poëte, et lui demanda à voir ses essais. Horace, n'ayant jamais rien
complété, eût été bien embarrassé de la satisfaire; mais elle manifesta
pour le talent d'écrire un tel enthousiasme, qu'il désira vivement
goûter le poison de ce nouveau genre de flatterie, et se mit à l'oeuvre.
Il y avait bien trois mois qu'il n'avait trempé une plume dans l'encre
pour coudre deux phrases ou deux vers ensemble. Lorsqu'il fouilla dans
les limbes de son cerveau, il n'y trouva qu'une impression tant soit peu
vive et complète: la disparition de Marthe et son suicide présumé. Il
ne faut pas oublier que cette présomption était passée à l'état de
certitude chez Horace, depuis qu'il avait fait de l'effet sur deux ou
trois personnes, en leur confiant le tragique secret qui était censé
avoir brisé son âme et désenchanté sa vie. Le sujet était dramatique; il
s'en inspira heureusement. Il fit d'assez beaux vers, et me les lut
avec une émotion qui les faisait valoir. J'en fus très-ému moi-même.
J'ignorais que c'était la première fois, depuis six semaines, qu'il
pensait à Marthe; il ne m'avait pas confié ses affaires de coeur avec
la vicomtesse; en un mot, j'étais loin de deviner que les larmes qui
coulaient de ses yeux sur son élégie n'étaient qu'une répétition de la
scène qu'il se ménageait avec Léonie.
Le lendemain marqua son triomphe littéraire et sa défaite diplomatique
auprès de la vicomtesse. Il lui récita ses vers, qu'il prétendit
avoir faits deux ans auparavant; car il est bon de vous dire qu'il se
vieillissait de quelques années pour ne pas paraître trop enfant dans ce
monde-là. En outre, cette douleur antidatée lui donnait un aspect plus
byronien. Il déclama avec plus de talent encore qu'il ne m'en avait
montré; les sanglots lui coupèrent la voix au dernier hémistiche. La
vicomtesse faillit s'évanouir, tant elle se donna de peine pour pleurer!
Elle en vint à son honneur, et versa des larmes... de véritables larmes.
Hélas! oui, on pleure par affectation aussi bien que par émotion
vraie. Cela se voit tous les jours, et c'est encore une découverte
physiologico-psychologique acquise à la science du dix-neuvième siècle,
découverte que j'ai niée longtemps, mais dont j'ai vu des preuves
éclatantes, incontestables, atroces.
Ce qu'il y a d'étrange chez les sujets doués de cette faculté, c'est
qu'ils sont facilement dupés quand ils rencontrent des natures
analogues. Horace savait bien qu'il pleurait sur Marthe sans la
regretter; il ne vit pas qu'il faisait pleurer la vicomtesse sans
l'avoir attendrie. Quand il contempla l'effet qu'il venait de produire
sur elle, la tête lui tourna: il oublia toutes ses résolutions, toutes
les leçons du marquis. Il se jeta aux pieds de Léonie, et lui exprima
sa passion avec une grande éloquence; car il était en verve; tous les
ressorts de son intelligence étaient tendus. Il avait encore l'oeil
humide, la voix éteinte, les cheveux agités et les lèvres pâles. La
vicomtesse se crut adorée, et la joie du triomphe la rendit belle et
jeune pendant quelques instants. Mais elle n'était pas femme à céder un
jour trop tôt. Elle voulait, après avoir pris tant de peine pour être
attaquée, faire sentir le prix de sa prétendue défaite, et prolonger
le plus grand plaisir que connaissent les coquettes, celui de se faire
implorer.
Elle sembla tout à coup faire sur elle-même un puissant effort, et
s'arrachant des bras d'Horace avec toute la mimique de l'effroi, de la
surprise et de la honte, elle le laissa consterné dans son boudoir, où
cette scène venait d'être jouée, et courut s'enfermer dans sa chambre.
Peut-être croyait-elle qu'Horace forcerait sa porte. Il n'eut ni cet
esprit ni cette sottise. Il quitta le château, mortellement blessé, se
croyant joué, outragé, et en proie à une sorte de fureur. La vicomtesse
ne prit point cette susceptibilité pour une maladresse. Elle l'observa
comme une preuve d'orgueil immense, et ne se trompa guère. Elle se
félicita donc de son inspiration, voyant bien qu'il fallait briser cet
orgueil pièce à pièce, si elle ne voulait exposer le sien à de graves
atteintes.
Ce jeu égoïste et de mauvaise foi dura encore plusieurs jours. Horace
avait perdu tous ses avantages. Il bouda; on le ramena, toujours au nom
de l'amitié. On consentit à l'écouter, après l'avoir forcé à parler. On
lui imposa silence quand il eut dit tout ce qu'on désirait entendre. On
le nourrit de refus et d'espérances. On joua la candeur d'une amitié
fraternelle prise à l'improviste, et bouleversée par l'étonnement,
l'inquiétude, la tendre compassion, le désir généreux et timide de
fermer une blessure qu'on semblait avoir faite involontairement. Léonie
s'en donna à coeur joie; mais, prise dans ses propres filets, elle
fut tout aussi ridiculement trompée que perfidement hypocrite. Elle
s'imagina lutter avec un amour sérieux, combattre avec un remords encore
saignant, triompher d'un passé terrible. La pauvre Marthe servit d'enjeu
à cette partie. La vicomtesse crut effacer son souvenir, et ne se douta
pas que ce n'était là qu'une fiction pour l'attirer dans le piège. Qui
fut trompé d'Horace ou de Léonie? Ils le furent tous deux; et le jour où
ils succombèrent l'un à l'autre, leur amour, si tant est qu'ils eussent
ressenti des feux dignes d'un si beau nom, était épuisé déjà par les
fatigues et les ennuis de la guerre.
XXVII.
Ce jour de _bonheur_, mémorable et funeste entre tous dans la vie
d'Horace, fut enregistré d'une manière plus sérieuse et plus solennelle
dans l'histoire. C'était le 5 juin 1832; et quoique j'aie passé ce jour
et le lendemain dans l'ignorance complète de la tragédie imprévue dont
Paris était le théâtre, et où plusieurs de mes amis furent acteurs,
j'interromprai le récit des bonnes fortunes d'Horace pour suivre Arsène
et Laravinière au milieu du drame sanglant d'une révolution avortée. Ma
tâche n'est pas de rappeler des événements dont le souvenir est encore
saignant dans bien des coeurs. Je n'ai rien su de particulier sur ces
événements, sinon la part que mes amis y ont prise. J'ignore même
comment Laravinière y fut mêlé, s'il les avait prévus, ou s'il s'y jeta
inopinément, poussé par les provocations de la force militaire au convoi
de l'illustre Lamarque, et par le désordre encore mal expliqué de cette
déplorable journée. Quoi qu'il en soit, cette lutte ne pouvait passer
devant lui sans l'entraîner. Elle entraîna aussi Arsène, qui n'en
espérait point le succès; mais qui, désirant la mort, et voyant son cher
Jean la chercher derrière les barricades, s'attacha à ses pas, partagea
ses dangers, et subit l'héroïque et sombre enivrement qui gagna les
défenseurs désespérés de ces nouvelles Thermopyles. A l'heure dernière
de ces martyrs, comme la troupe envahissait le cloître Saint-Méry,
Laravinière, déjà criblé, tomba frappé d'une dernière Balle.
[Illustration: Arsène fut un de ceux qui s'échappèrent par un toit.]
«Je suis mort, dit-il à Arsène, et la partie est perdue. Mais tu peux
fuir encore; pars!
--Jamais, dit Arsène en se jetant sur lui; ils me tueront sur ton corps.
--Et Marthe! répondit Laravinière, Marthe qui existe peut-être, et qui
n'a que toi sur la terre! La dernière volonté d'un mourant est sacrée.
Je te lègue l'avenir de Marthe, et je t'ordonne de sauver ta vie pour
elle. Puisqu'il n'y a plus rien à faire ici, tu peux et tu dois te
soustraire à ces bourreaux qui s'approchent, ivres de vengeance et de
vin; pauvres soldats qui se croient vainqueurs cent contre un!»
Deux minutes après, l'intrépide Jean tomba inanimé sur le sein d'Arsène.
La maison, dernier refuge des insurgés, était envahie. Arsène fut un de
ceux qui s'échappèrent par un toit. Cette évasion tint du miracle, et
arracha malheureusement peu de braves à la furie des assaillants. Caché
à plusieurs reprises dans des cheminées, dans des lucarnes de greniers,
vingt fois aperçu et poursuivi, vingt fois soustrait aux recherches
avec un bonheur qui semblait proclamer l'intervention de la Providence,
Arsène, couvert de blessures, brisé par plusieurs chutes, se sentant
à bout de ses forces et de son courage, tenta un dernier effort pour
disputer une vie à laquelle une faible espérance le rattachait à peine.
Il s'agissait de sauter d'un toit à l'autre pour entrer dans une
mansarde par une fenêtre inclinée qu'il apercevait à quelques pieds de
distance. Ce n'était qu'un pas à faire, un instant de résolution et de
sang-froid à ressaisir; mais Arsène était mourant et à demi fou. Le sang
de Laravinière, mêlé au sien, était chaud sur sa poitrine, sur ses mains
engourdies, sur ses tempes embrasées. Il avait le vertige. La douleur
morale était si violente qu'elle ne lui permettait pas de sentir la
douleur physique; et cependant l'instinct de la conservation le guidait
encore, sans qu'il pût se rendre compte de l'épuisement qui augmentait
avec rapidité, sans qu'il eût connaissance de l'agonie qui commençait.
«Mon Dieu, pensa-t-il en s'approchant de la fente entre les deux toits,
si ma vie est encore bonne à quelque chose, conserve-la; sinon, permets
qu'elle s'éloigne bien vite!» Et penchant le corps en avant, il se
laissa tomber plutôt qu'il ne s'élança sur le bord opposé. Alors, se
traînant sur ses genoux et sur ses coudes, car ses pieds et ses
mains lui refusaient le service, il parvint jusqu'à la fenêtre qu'il
cherchait, l'enfonça en posant ses deux genoux sur le vitrage, et,
laissant porter sur ce dernier obstacle tout le poids de son corps,
s'abandonnant avec indifférence à la générosité ou à la lâcheté de ceux
qu'il allait surprendre dans cette misérable demeure, il roula évanoui
sur le carreau de la mansarde. En recevant ce dernier choc qu'il ne
sentit pas, il eut comme une réaction de lucidité qui dura à peine
quelques secondes. Ses yeux virent les objets; son cerveau les comprit
à peine, mais son coeur éprouva comme un dilatement de joie qui éclaira
son visage au moment où il perdit connaissance.
[Illustration: Elle se pencha sur cette tête meurtrie.]
Qu'avait-il donc vu dans cette mansarde? Une femme pâle, maigre, et
misérablement vêtue, assise sur son grabat et tenant dans ses bras un
enfant nouveau-né, qu'elle cacha avec épouvante derrière elle, en voyant
un homme tomber du toit à ses pieds. Arsène avait reconnu cette femme.
Pendant un instant aussi rapide que l'éclair, mais aussi complet qu'une
éternité dans sa pensée, il l'avait contemplée; et, oubliant tout ce
qu'il avait souffert comme tout ce qu'il avait perdu, il avait goûté
un bonheur que vingt siècles de souffrance n'eussent pu effacer. C'est
ainsi qu'il exprima par la suite cet instant ineffable dans sa vie, qui
lui avait ouvert une source de réflexions nouvelles sur la fiction
du temps créée par les hommes, et sur la permanence de l'abstraction
divine.
Marthe ne l'avait pas reconnu. Brisée, elle aussi, par la souffrance,
la misère et la douleur, elle n'était pas soutenue par une exaltation
fébrile qui pût la ranimer tout d'un coup et lui faire sentir la joie au
sein du désespoir. Elle fut d'abord effrayée; mais elle ne chercha pas
longtemps l'explication d'une visite aussi étrange. Toute la journée,
toute la nuit précédente, toute la veille, attentive aux bruits
sinistres du combat, dont le théâtre était voisin de sa demeure, elle
n'avait eu qu'une pensée: «Horace est là, se disait-elle, et chacun
de ces coups de fusil que j'entends peut avoir sa poitrine pour but.»
Horace lui avait fait pressentir cent fois qu'il se jetterait dans la
première émeute; elle le croyait capable de persister dans une telle
résolution. Elle avait pensé aussi à Laravinière, qu'elle savait ardent
et prêt à toutes ces luttes; mais elle avait entendu tant de fois Arsène
détester les tragiques souvenirs des journées de 1830, qu'elle ne le
supposait pas mêlé à celles-ci. Lorsqu'elle vit un homme tomber expirant
devant elle, elle comprit que c'était un fugitif, un vaincu, et, de
quelque parti qu'il fût, elle se leva pour le secourir. Ce ne fut qu'en
approchant sa lampe de ce visage noirci de poudre et souillé de sang,
qu'elle songea à Arsène; mais elle n'en crut pas ses yeux. Elle prit son
tablier pour étancher ce sang et pour essuyer cette poudre, sans peur
et sans dégoût: les malheureux ne sont guère susceptibles de telles
faiblesses. Elle se pencha sur cette tête meurtrie et défigurée, qu'elle
venait de poser sur ses genoux tremblants; et alors seulement elle fut
certaine que c'était là son frère dévoué, son meilleur ami. Elle le
crut mort, et, laissant tomber son visage sur cette face livide qui lui
souriait encore avec une bouche contractée et des yeux éteints, elle
l'embrassa à plusieurs reprises, et resta sans verser une larme, sans
exhaler un gémissement, plongée dans un désespoir morne, voisin de
l'idiotisme.
Quand elle eut recouvré quelque présence d'esprit, elle chercha dans le
battement des artères à retrouver quelque symptôme de vie. Il lui sembla
que le pouls battait encore; mais le sien propre était si gonflé,
qu'elle ne sentait pas distinctement et qu'elle ne put s'assurer de la
vérité. Elle marcha vers la porte pour appeler quelques voisins à
son aide; mais, se rappelant aussitôt que parmi ces gens, qu'elle ne
connaissait pas encore, un scélérat ou un poltron pouvait livrer le
proscrit à la vengeance des lois, elle tira le verrou de la porte,
revint vers Arsène, joignit les mains, et demanda tout haut à Dieu, son
seul refuge, ce qu'il fallait faire. Alors, obéissant à un instinct
subit, elle essaya de soulever ce corps inerte. Deux fois elle tomba à
côté de lui sans pouvoir le déranger; puis tout à coup, remplie d'une
force surnaturelle, elle l'enleva comme elle eût fait d'un enfant, et
le déposa sur son lit de sangle, à côté d'un autre infortuné, d'un
véritable enfant qui dormait là, insensible encore aux terreurs et aux
angoisses de sa mère. «Tiens, mon fils, lui dit-elle avec égarement,
voilà comme ta vie commence; voilà du sang pour ton baptême, et un
cadavre pour ton oreiller.» Puis elle déchira des langes pour essuyer et
fermer les blessures d'Arsène. Elle lava son sang collé à ses cheveux;
elle contint avec ses doigts les veines rompues, elle réchauffa ses
mains avec son haleine, elle pria Dieu avec ferveur du fond de son âme
désolée. Elle n'avait rien, et ne pouvait rien de plus.
Dieu vint à son secours, et Arsène reprit connaissance. Il fit un
violent effort pour parler.
«Ne prends pas tant de peine, lui dit-il; si mes blessures sont
mortelles, il est inutile de les soigner; si elles ne le sont pas,
il importe peu que je sois soulagé un peu plus tôt. D'ailleurs je ne
souffre pas; assieds-toi là, donne-moi seulement un peu d'eau à boire,
et puis laisse-moi ce mouchoir, j'arrêterai moi-même le sang qui coule
de ma poitrine. Laisse ta main sur ma tempe, je n'ai pas besoin d'autre
appareil. Dis-moi que je ne rêve pas, car je suis heureux!... Heureux?»
ajouta-t-il avec effroi en se ravisant, car le souvenir de Laravinière
venait de se réveiller. Mais en songeant que Marthe avait bien assez à
souffrir, il lui cacha l'horreur de cette pensée, et garda le silence.
Il but l'eau avec une avidité qu'il réprima aussitôt. «Ote-moi ce verre,
lui dit-il; quand les blessés boivent, ils meurent aussitôt. Je ne veux
pas mourir, Marthe; à cause de toi, il me semble que je ne dois pas
mourir.
Cependant il fut durant toute cette nuit entre la mort et la vie. Dévoré
d'une soif furieuse, il eut le courage de s'abstenir. Marthe était
parvenue à arrêter le sang. Les blessures, quoique profondes, ne
constituaient pas par elles-mêmes l'imminence du danger; mais
l'exaltation, le chagrin et la fatigue allumaient en lui une fièvre
délirante, et il sentait du feu circuler dans ses artères. S'il eût cédé
aux transports qui le gagnaient, il se fût ôté la vie; car il sentait
la rage de destruction qui l'avait possédé depuis deux jours se tourner
maintenant contre lui-même. Dans cet état violent, il conservait
cependant assez de force pour combattre son mal: son âme n'était pas
abattue. Cette âme puissante, aux prises avec la désorganisation de la
vie physique, ressentait un trouble cruel, mais se raidissait contre
ses propres détresses, et, par des efforts presque surhumains, elle
terrassait les fantômes de la fièvre et les suggestions du désespoir.
Vingt fois il se leva, prêt à déchirer ses blessures, à repousser
Marthe, que par instants il ne reconnaissait plus et prenait pour un
ennemi, à trahir le secret de sa retraite par des cris de fureur, à se
briser la tête contre les murs. Mais alors il se faisait en lui des
miracles de volonté. Son esprit, profondément religieux, conservait,
jusque dans l'égarement, un instinct de prière et d'espérance; et il
joignait les mains en s'écriant: «Mon Dieu! qu'est-ce que c'est? où
suis-je? que se passe-t-il en moi et hors de moi? M'abandonneriez-vous,
mon Dieu? ne me donnerez-vous pas du moins une fin pieuse et résignée?»
Puis, se tournant vers Marthe: «Je suis un homme, n'est-ce pas? lui
disait-il; je ne suis pas un assassin, je n'ai pas versé à dessein le
sang innocent! je n'ai pas perdu le droit de l'invoquer! Dis-moi que
c'est bien toi qui es là, Marthe! dis-moi que tu espères, que tu crois!
Prie, Marthe, prie pour moi et avec moi, afin que je vive ou que je
meure comme un homme, et non pas comme un chien.»
Puis il enfonçait son visage sur le traversin, pour étouffer les
rugissements qui s'échappaient de sa poitrine; il mordait les draps pour
empêcher ses dents de se broyer les unes contre les autres; et quand
les objets prenaient à ses yeux des formes chimériques, quand Marthe se
transformait dans son imagination en visions effrayantes, il fermait les
yeux, il rassemblait ses idées, il forçait les hallucinations à céder
devant la raison; et de la main écartant les spectres, il les exorcisait
au nom de la foi et de l'amour.
Cette lutte épouvantable dura près de douze heures. Marthe avait pris
son enfant dans ses bras; et lorsque Paul perdait courage et s'écriait
douloureusement: «Mon Dieu, mon Dieu! voilà que vous m'abandonnez
encore!» elle se prosternait et tendait à Arsène cette innocente
créature, dont la vue semblait lui imposer une sorte de respect
craintif. Arsène n'avait encore exprimé aucune pensée par rapport à cet
enfant. Il le voyait, il le regardait avec calme; il ne faisait
aucune question; mais dès qu'il avait, malgré lui, laissé échapper un
gémissement ou un sanglot, il se retournait vivement pour voir s'il ne
l'avait pas éveillé. Une fois, après un long silence et une immobilité
qui ressemblait à de l'extase, il dit tout à coup: