George Sand

Horace
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«Est-ce qu'il est mort?

--Qui donc? demanda Marthe.

--L'_enfant_, répondit-il, l'enfant qui ne crie plus! il faut cacher
l'enfant, les brigands triomphent, ils le tueront. Donne-moi l'enfant
que je le sauve; je vais l'emporter sur les toits, et ils ne le
trouveront pas. Sauvons l'enfant: vois-tu, tout le reste n'est rien,
mais un enfant, c'est sacré.»

Et ainsi en proie à un délire où l'idée du devoir et du dévouement
dominait toujours, il répéta cent fois: «L'_enfant_, l'enfant est sauvé,
n'est-ce pas?... Oh! sois tranquille pour l'enfant, nous le sauverons
bien.»

Quand il revenait à lui-même, il le regardait, et ne disait plus rien.
Enfin cette agitation se calma, et il dormit pendant une heure. Marthe,
épuisée, avait replacé l'enfant sur le lit, à côté du moribond. Assise
sur une chaise, d'un de ses bras elle entourait son fils pour le
préserver, de l'autre elle soutenait la tête de Paul; la sienne était
tombée sur le même coussin; et ces trois infortunés reposèrent ainsi
sous l'oeil de Dieu, leur seul refuge, isolés du reste de l'humanité par
le danger, la misère et l'agonie.

Mais bientôt ils furent réveillés par une sourde rumeur qui se faisait
autour d'eux. Marthe entendit des voix inconnues, des pas lourds et
pressés qui lui glacèrent le coeur d'épouvante. Des agents de police
visitaient les mansardes, cherchant des victimes. On approchait de la
sienne. Elle jeta les couvertures sur Arsène, nivela le lit avec ses
hardes, qu'elle cacha sous les draps, et, plaçant son enfant sur Arsène
lui-même, elle alla ouvrir la porte avec la résolution et la force que
donnent les périls extrêmes. Les débris du châssis de sa fenêtre avaient
été cachés dans un coin de la chambre; elle avait attaché son tablier en
guise de rideau devant cette fenêtre brisée pour voiler le dégât. Une
voisine charitable, chez qui on venait de faire des perquisitions,
suivit les sbires jusqu'au seuil de Marthe.

«Ici, mes bons messieurs, leur dit-elle, il n'y a qu'une pauvre femme à
peine relevée de couches, et encore bien malade. Ne lui faites pas peur,
mes bons messieurs, elle en mourrait.»

Cette prière ne toucha guère les êtres sans coeur et sans pitié auxquels
elle s'adressait; mais le sang-froid avec lequel Marthe se présenta
devant eux leur ôta tout soupçon. Un coup d'oeil jeté dans sa chambre
trop petite et trop peu meublée pour receler une cachette, leur persuada
l'inutilité d'une recherche plus exacte. Ils s'éloignèrent sans
remarquer des traces de sang mal effacées sur le carreau, et ce fut
encore un des miracles qui concoururent au salut d'Arsène. La vieille
voisine était une digne et généreuse créature qui avait assisté Marthe
dans les douleurs de l'enfantement. Elle l'aida à cacher le proscrit,
se chargea de lui apporter des aliments et quelques remèdes; mais, ne
connaissant aucun médecin dont les opinions pussent lui garantir le
silence, et terrifiée par les rigueurs vraiment inquisitoriales qui
furent déployées à l'égard des victimes du cloître Saint-Méry, elle se
borna aux secours insuffisants qu'elle pouvait fournir elle-même. Marthe
n'osait faire un pas hors de sa chambre, dans la crainte qu'on ne revint
l'explorer en son absence. D'ailleurs Arsène était devenu si calme que
l'inquiétude s'était dissipée, et qu'elle comptait sur une prompte
guérison.

Il n'en fut pas ainsi. La faiblesse se prolongea au point que, pendant
plus d'un mois, il lui fut impossible de sortir du lit. Marthe coucha
tout ce temps sur une botte de paille, qu'elles était procurée sous
prétexte de se faire une paillasse; mais elle n'avait pas le moyen d'en
acheter la toile. La vieille voisine était dans une indigence complète.
L'état du malade et son propre accablement ne permettaient pas à Marthe
de travailler, encore moins de sortir pour chercher de l'ouvrage. Depuis
deux mois qu'elle s'était séparée d'Horace, résolue de n'être à charge
à personne en devenant mère, elle avait vécu du prix de ses derniers
effets vendus ou engagés au Mont-de-Piété; sa délivrance ayant été plus
longue et pus pénible qu'elle ne l'avait prévu, elle avait épuisé cette
faible ressource, et se trouvait dans un dénûment absolu. Arsène n'était
pas plus heureux. Depuis quelque temps; prévoyant, d'après les discours
de Laravinière, un bouleversement dans Paris, et voulant être libre de
s'y jeter, il avait donné toutes ses petites épargnes à ses soeurs, et
les avait renvoyées en province. Croyant n'avoir plus qu'à mourir, il
n'avait rien gardé. La situation de ces deux êtres abandonnés était donc
épouvantable. Tous deux malades, tous deux brisés; l'un cloué sur un
lit de douleur, l'autre allaitant un enfant, ne vivant que de pain et
dormant sur la paille, n'étant pas même abritée dans cette mansarde dont
elle n'osait pas faire réparer la fenêtre, puisqu'un secret de mort
était lié à cette trace d'effraction, et n'ayant d'ailleurs pas la force
de faire un pas. Et puis, ajoutez à ces empêchements une sorte d'apathie
et d'impuissance morale, causée par les privations, l'épuisement, une
habitude de fierté outrée, et l'isolement qui paralyse toutes les
facultés: et vous comprendrez comment, pouvant avertir Eugénie et moi
avec quelques précautions et un peu moins d'orgueil, ils se laissèrent
dépérir en silence durant plusieurs semaines.

L'enfant fut le seul qui ne souffrit pas trop de cette détresse. Sa mère
avait peu de lait; mais la voisine partageait avec le nourrisson celui
de son déjeuner, et chaque jour elle allait le promener dans ses bras
au soleil du quai aux Fleurs. Il n'en faut pas davantage à un enfant de
Paris pour croître comme une plante frêle, mais tenace, le long de ces
murs humides où la vie se développe en dépit de tout, plus souffreteuse,
plus délicate, et cependant plus intense qu'à l'air pur des champs.

Pendant cette dure épreuve, la patience d'Arsène ne se démentit pas
un instant; il ne proféra pas une seule plainte, quoiqu'il souffrît
beaucoup, non de ses blessures, qui ne s'envenimèrent plus et se
fermèrent peu à peu sans symptômes alarmants, mais d'une violente
irritation du cerveau qui revenait sans cesse et faisait place à de
profonds accablements. Entre l'exaltation et l'affaissement, il eut
peu d'intervalles pour s'entretenir avec Marthe. Dans la fièvre, il
s'imposait un silence absolu, et Marthe ignorait alors combien il était
malade. Dans le calme, il ménageait à dessein ses forces, afin de
pouvoir lutter contre le retour de la crise. Il résulta de cette
résolution stoïque une guérison dont la lenteur surprit Marthe, parce
qu'elle ne comprenait pas la gravité du mal, et dont la rapidité me
parut inexplicable, lorsque, par la suite, je tins de la bouche d'Arsène
le détail de tout ce qu'il avait souffert. Par instants, malgré la
confiance qu'il avait su lui donner, Marthe s'effrayait pourtant de
l'espèce d'indifférence avec laquelle il semblait attendre sa guérison
sans la désirer. Elle pensait alors que ses facultés mentales avaient
reçu une grave atteinte, et craignait qu'il n'en retrouvât jamais
complètement la vigueur. Mais tandis qu'elle s'abandonnait à cette
sinistre conjecture, Arsène, plein de persistance et de détermination,
comptait les jours et les heures; et sentant les accès de son mal
diminuer lentement, il en concluait avec raison qu'une grave rechute
était imminente, à moins qu'il ne gardât les rênes de sa volonté
toujours également tendues. Il voulait donc s'abstenir de toute émotion
violente, de tout découragement puéril, et semblait ne pas voir
l'horreur de la situation que Marthe partageait avec lui.

Un jour qu'il avait les yeux fermés et semblait dormir, il entendit la
vieille voisine exprimer de l'intérêt à Marthe, selon la portée de ses
idées et de ses sentiments bons et humains sans doute, mais bornés et
un peu grossiers. «Savez-vous, mon coeur, lui disait-elle, que c'est un
grand malheur pour vous d'avoir été forcée de recueillir cet homme-là?
Vous étiez déjà bien assez dépourvue, et voilà que vous êtes obligée de
partager avec lui un pauvre morceau de pain quotidien qui vous ferait du
lait pour votre enfant!

--Que ne puis-je partager, en effet, ma bonne amie! répondit Marthe avec
un triste sourire; mais il ne mange pas une once de pain par jour dans
sa soupe. Et quelle soupe! une goutte de lait dans une pinte d'eau; je
ne comprends pas qu'il vive ainsi.

--Aussi cela va durer éternellement, cette maladie! répondit la vieille;
il ne pourra jamais retrouver ses forces avec un pareil régime. Vous
aurez beau faire, vous vous épuiserez sans pouvoir le sauver.

--J'aimerais mieux mourir avec lui que de l'abandonner, dit Marthe.

--Mais si vous faites mourir votre enfant? dit la vieille.

--Dieu ne le permettra pas! s'écria Marthe épouvantée.

--Je ne dis pas que cela arrive, reprit la vieille avec douceur; je ne
dis pas non plus que votre dévouement pour ce réfugié soit poussé trop
loin. Je sais ce qu'on doit à son prochain; mais ce serait à lui de
comprendre qu'il ne se sauve de l'échafaud que pour vous conduire avec
lui à l'hôpital. Le pauvre jeune homme ne peut pas savoir combien il
vous nuit. Il ne voit pas qu'à dormir sur la paille, comme vous faites,
avec une fenêtre ouverte sur le dos, vous ne pouvez pas durer longtemps.
La maladie lui ôte la réflexion, c'est tout simple; mais si vous me
permettiez de lui parler, je vous assure que le jour même il prendrait
son parti de se traîner dehors comme il pourrait. Tenez, à nous deux, en
le soutenant bien, nous le conduirions à l'hôpital; il y serait mieux
qu'ici.

--A l'hôpital! s'écria Marthe en pâlissant. N'avez-vous pas entendu dire
(et ne me l'avez-vous pas répété), qu'il était enjoint aux médecins de
livrer les blessés qui se confieraient à leurs soins, et que chaque
malade accueilli dans un hospice était désigné à l'examen de la police
par un écriteau placé au-dessus de son lit? Comment! la délation est
imposée (sous peine d'être accusés de complicité) aux hommes dont les
fonctions sont les plus saintes; et vous voulez que j'abandonne cette
victime à la vengeance d'une société où de tels ordres sont acceptés de
tous sans révolte, et peut-être sans horreur de la part de beaucoup de
gens? Non, non, si le monde est devenu un coupe-gorge, du moins il reste
dans le coeur des pauvres femmes, et sous les tuiles de nos mansardes,
un peu de religion et d'humanité, n'est-ce pas, bonne voisine?

--Allons! répondit la voisine en essuyant ses yeux avec le coin de son
tablier, voilà que vous faites de moi ce que vous voulez. Je ne sais pas
où vous prenez ce que vous dites, mon enfant; mais vous parlez selon
Dieu et selon mon coeur. Je vais vous chercher un peu de lait et de
sucre pour votre malade, et aussi pour ce cher trésor, ajouta-t-elle en
embrassant l'enfant suspendu au sein de sa mère.

--Non, ma chère amie, dit Marthe, ne vous dépouillez pas pour nous;
vous avez déjà assez fait. Il n'est pas juste qu'à votre âge vous vous
condamniez à souffrir. Nous sommes jeunes, nous autres, et nous avons la
force de nous priver un peu.

--Et si je veux me priver, si je veux souffrir, moi! s'écria la bonne
femme tout en colère; me prenez-vous pour un mauvais coeur, pour une
avare, pour une égoïste? Avez-vous le droit de me refuser, d'ailleurs,
quand il s'agit d'un _amour d'enfant_ comme le vôtre, et d'un malheureux
que le bon Dieu nous confie?

--Eh bien, j'accepte, répondit Marthe en jetant ses bras amaigris et
couverts de haillons au cou de la vieille femme; j'accepte avec joie. Un
jour viendra, qui n'est pas loin peut-être, où nous vous rendrons tout
le bien que vous nous faites maintenant; car Dieu aussi nous rendra la
force et la liberté!

--Tu as raison, Marthe, dit Arsène d'une voix faible et mesurée, lorsque
la voisine fut sortie. La liberté nous sera rendue, et la force nous
reviendra. Ta pitié me sauve, et j'aurai mon tour. Va, ma pauvre Marthe,
conserve ton courage, comme j'entretiens le mien dans le silence et la
soumission. Il m'en faut plus qu'à toi pour te voir souffrir comme tu
fais, et pour songer sans désespoir que non-seulement je ne puis te
soulager, mais que encore j'augmente ta misère. Durant les premiers
jours, je me suis souvent demandé si je ne ferais pas mieux de remonter
sur les toits, et de m'en aller mourir dans quelque gouttière, comme un
pauvre oiseau dont on a brisé l'aile; mais j'ai senti, à ma tendresse
pour toi, que je surmonterais cette maladie; qu'à force de vouloir vivre
je vivrais, et qu'en acceptant ton appui, je t'assurais le mien pour
l'avenir. Vois-tu, Marthe, Dieu sait bien ce qu'il fait! Dans ta fierté,
tu t'étais éloignée et cachée de moi. Tu voulais passer ta vie dans
l'isolement, dans la douleur et dans le besoin, plutôt que d'accepter
mon dévouement. A présent que la destinée m'a envoyé ici pour profiler
du tien, tu ne pourras plus me repousser, tu n'auras plus le droit de
refuser mon appui. Je ne t'offre rien que mon coeur et mes bras, Marthe;
car je ne possède ni or, ni argent, ni vêtement, ni asile, ni talent, ni
protection; mais mon coeur te chérit, et mes bras pourront te nourrir,
toi et _ce cher trésor_, comme dit la voisine.»

En parlant ainsi, Paul prit l'enfant et l'embrassa; c'était la première
marque d'affection qu'il lui donnait. Jusqu'à ce jour, il l'avait
souvent soutenu et bercé sur ses genoux pour soulager la mère; il
l'avait endormi toutes les nuits à plusieurs reprises dans ses bras,
et réchauffé contre sa poitrine, mais en lui donnant ces soins, il ne
l'avait jamais caressé. En cet instant, une larme de tendresse coula de
ses yeux sur le visage de l'enfant, et Marthe l'y recueillit avec ses
lèvres. «Ah! mon Paul, ah! mon frère! s'écria-t-elle, si tu pouvais
l'aimer, ce cher et douloureux trésor!

--Tais-toi, Marthe, ne parlons pas de cela, répondit-il en lui rendant
son fils. Je suis encore trop faible; je ne t'ai pas encore dit un mot
là-dessus. Nous en parlerons, et tu seras contente de moi, je l'espère.
En attentant, souffrons encore, puisque c'est la volonté divine. Je vois
bien que tu jeûnes, je vois bien que tu couches sur le carreau avec
une poignée de paille sous ta tête, et je n'ose pas seulement te dire:
Reprends ton lit, et laisse-moi m'étendre sur cette litière; car, à
cette idée-là, tu te révoltes, et tu m'accables d'une bonté qui me fait
trop de mal et trop de bien. Il faut que je reste là, que je subisse la
vue de tes fatigues, et que je sois calme, et que je dise: _Tout est
bien!_ Hélas! mon Dieu, faites que je remporte cette victoire jusqu'au
bout!

«Pourvu, Marthe, lui dit-il dans un autre moment de calme qu'il eut le
lendemain, que tu n'ailles pas oublier ce que tu fais pour moi, et que
tu ne viennes pas me dire un jour, quand je te le rappellerai, que tu
n'as pas autant souffert que je veux bien le prétendre! C'est que je te
connais, Marthe: tu es capable de cette perfidie-là.»

Un pâle sourire effleura leurs lèvres à tous les deux; et, Marthe, se
penchant sur lui, imprima un chaste baiser sur le front de son ami.
C'était la première caresse qu'elle osait lui donner depuis cinq
semaines qu'ils étaient enfermés ensemble tête à tête le jour et la
nuit. Durant tout ce temps, chaque fois que Marthe, dans une effusion
de douleur et d'effroi pour sa vie, s'était approchée de lui pour
l'embrasser comme pour lui dire adieu, il l'avait toujours repoussée
vivement, en lui disant avec une sorte de colère: «Laisse-moi. Tu veux
donc me tuer?» C'étaient les seuls moments où le souvenir de sa passion
avait paru se réveiller. Hors de ces émotions rapides et rares, que
Marthe avait appris à ne plus provoquer par son élan fraternel, ils
n'avaient pas échangé un mot qui fit allusion aux malheurs précédents.
On eût dit qu'entre la paisible amitié de leur enfance et la tragique
journée du cloître Saint-Méry il ne s'était rien passé, tant l'un
mettait de délicatesse à détourner le souvenir des temps intermédiaires,
tant l'autre éprouvait de honte et d'angoisse à les rappeler! Ce jour-là
seulement tous deux y songèrent sans trouble au même moment, et tous
deux comprirent que cette pensée pouvait cesser d'être amère. Paul, loin
de repousser le baiser de Marthe, le rendit à son enfant avec plus de
tendresse encore qu'il n'avait fait la veille, et il ajouta avec une
sorte de gaieté mélancolique: «Sais-tu, Marthe, que cet enfant est
charmant? On dit que ces petits êtres sont tous laids à cet âge-là;
mais ceux qui parlent ainsi n'en ont jamais regardé un avec des yeux de
père!»



XXVIII.

Horace nous avait fait pressentir, dès les premiers jours de son
assiduité au château de Chailly, les vues qu'il avait sur la vicomtesse
et les espérances qu'il avait conçues. Eugénie l'avait raillé de sa
fatuité; et moi, qui ne regardais point son succès comme impossible, je
ne l'avais pas félicité de cette entreprise. Loin de là: je lui avais
dit sans ambiguïté le peu de cas que je faisais du caractère de Léonie.
Notre manière d'accueillir ses confidences lui avait déplu, et il ne
nous en faisait plus depuis longtemps, lorsque le jour de sa victoire
arriva, et le remplit d'un orgueil impossible à réprimer. Ce jour-là, en
soupant avec nous, il ne put s'empêcher de ramener à tout propos, dans
la conversation, les grâces imposantes, l'esprit supérieur, le tact
exquis, toutes les séductions qu'il voulait nous faire admirer chez la
vicomtesse. Eugénie, qui avait été sa couturière, et qui avait vu
sa beauté, ses belles manières et son grand esprit en déshabillé,
s'obstinait à ne pas partager cet enthousiasme et à déclarer cette
femme hautaine dans sa familiarité, sèche et blessante jusque dans ses
intentions protectrices. Le souvenir de Marthe, l'indignation qu'Eugénie
éprouvait secrètement de la voir oubliée si lestement, rendirent ses
contradictions un peu amères. Horace s'emporta, et la traita comme
une péronnelle, qui devait du respect à madame de Chailly, et qui
l'oubliait. Il affecta de lui dire qu'elle ne pouvait pas comprendre le
charme d'une femme de cette condition et de ce mérite. «Mon cher Horace,
lui répondit Eugénie avec la plus parfaite douceur, ce que vous dites là
ne me fâche pas. Je n'ai jamais eu la prétention de lutter dans votre
estime contre qui que ce soit. Si, en vous disant mon opinion avec
franchise, je vous ai blessé, mon excuse est dans l'intérêt que je vous
porte et dans la crainte que j'ai de vous voir tourmenté et humilié par
cette belle dame, qui a joué beaucoup d'hommes aussi fins que vous, et
qui s'en vante même devant ses _habilleuses_; ce que j'ai trouvé, quant
à moi, de mauvais goût et de mauvais ton.»

Horace était de plus en plus irrité. Je tâchai de le calmer en insistant
sur la vérité des assertions d'Eugénie, et en le suppliant pour la
dernière fois de bien réfléchir avant de s'exposer aux railleries de la
vicomtesse. Ce fut alors que, blessé de cette idée, et ne pouvant plus
se contenir, il nous ferma la bouche en nous annonçant dans des
termes fort clairs, qu'il ne courait plus le risque d'être éconduit
honteusement, et que si la vicomtesse prenait fantaisie d'ajouter une
dépouille à la brochette de victimes qu'elle portait à l'épingle de
son fichu, il pourrait bien, lui aussi, attacher ses couleurs à la
boutonnière de son habit.

«Vous ne le feriez pas, répliqua Eugénie froidement: car un homme
d'honneur ne se vante pas de ses bonnes fortunes.»

Horace se mordit les lèvres; puis, il ajouta, après un moment de
réflexion:

«Un homme d'honneur ne se vante pas de ses bonnes fortunes tant qu'il
en est fier; mais quelquefois il s'en accuse, quand on le force à en
rougir. C'est ce que je ferais, n'en doutez pas, envers la femme qui me
pousserait à bout.

--Ce n'est pas le système de votre ami le marquis de Vernes, lui
répondis-je.

--Le système du marquis, reprit Horace (et c'est un homme qui en sait
plus que vous et moi sur ce chapitre), est d'empêcher qu'on se moque
jamais de lui. Je n'ai pas la prétention de me faire son imitateur en
adoptant les mêmes moyens. Chacun a les siens, et tous sont bons s'ils
arrivent au même but.

--Je ne sais pas ce que pense là-dessus le marquis de Vernes, dit
Eugénie; mais, quant à moi, je suis sûre de ce que vous penseriez si
vous vous trouviez dans un cas pareil.

--Vous plait-il de me le dire? demanda Horace.

--Le voici, répondit-elle. Vous pèseriez, dans un esprit de raison et de
justice, les torts qu'on aurait eus envers vous, et ceux que vous seriez
tenté d'avoir. Vous compareriez le tort qu'une femme peut vous faire
en se vantant de vous avoir repoussé, et celui que vous lui feriez
immanquablement en vous vantant de l'avoir vaincue; et vous verriez que
ce serait vous venger tout au plus d'un ridicule par un outrage. Car le
monde (oui, j'en suis sûre, le grand monde comme l'opinion populaire)
respecte la femme qui est respectée par son amant, et méprise celle que
son amant méprise. On lui fait un crime de s'être trompée; et il faut
reconnaître que, sous ce rapport, les femmes sont fort à plaindre,
puisque les plus prudentes et les plus habiles sont encore exposées à
être insultées par l'homme qui les implorait la veille. Voyons, n'en
est-il pas ainsi, Horace? ne riez pas et répondez. Pour être écouté
de la vicomtesse elle-même, que je ne crois pas très farouche, ne
seriez-vous pas obligé d'être bien assidu, bien humble, bien suppliant
pendant quelque temps? Ne vous faudrait-il pas montrer de l'amour ou en
faire le semblant? Dites!

--Eugénie, ma chère, répliqua Horace, demi-troublé, demi-satisfait de
ce qu'il prenait pour une interrogation détournée, vous faites des
questions fort indiscrètes; et je ne suis pas forcé de vous rendre
compte de ce qui a pu ou de ce qui pourrait se passer entre la
vicomtesse et moi.

--Je ne vous fais que des demandes auxquelles vous pouvez répondre sans
compromettre personne, et je ne vous pose qu'une question de principes.
N'est-il pas certain que vous ne feriez pas la cour à une femme qui se
livrerait sans combats?

--Vous le savez, je ne conçois pas qu'on s'adresse à d'autres femmes
qu'à celles qui se défendent, et dont la conquête est périlleuse et
difficile.

--Je connais votre fierté à cet égard, et je dis qu'en ce cas vous
n'aurez jamais le droit de trahir aucune femme, parce que vous n'en
posséderez aucune à qui vous n'ayez juré respect, dévouement et
discrétion. La diffamer après, serait donc une lâcheté et un parjure.

--Ma chère amie, reprit Horace, je sais que vous avez cultivé la
controverse à la salle Taitbout; je sais par conséquent que toutes vos
conclusions seront toujours à l'avantage des droits féminins. Mais
quelque subtile que soit votre argumentation, je vous répondrai que je
n'acquiesce pas à cette domination que les femmes doivent s'arroger
selon vous. Je ne trouve pas juste que vous ayez le droit de nous faire
passer pour des sots, pour des impertinents ou pour des esclaves,
sans que nous puissions invoquer l'égalité. Eh quoi! une coquette
m'attirerait à ses pieds, m'agacerait durant des semaines entières,
triompherait de ma prudence, me donnerait enfin sur elle, en échange
de sa victoire, les droits d'un époux et d'un maître, et puis elle
recommencerait le lendemain avec un autre, et se débarrasserait de moi
en disant à mon successeur, à ses amis, à ses femmes de chambre: «Vous
voyez bien ce paltoquet? il m'a obsédée de ses désirs; mais je l'ai
remis à sa place, et j'ai rabattu son sot amour-propre!» Ce serait un
peu trop fort, et, par ma foi, je ne suis pas disposé à me laisser jouer
ainsi. Je trouve qu'un ridicule est aussi sérieux qu'aucune autre honte.
C'est même peut-être en France, à l'heure qu'il est, la pire de
toutes; et la femme qui me l'infligera peut s'attendre à de franches
représailles, dont elle se souviendra toute sa vie. C'est la peine du
talion qui régit nos codes.

--Si vous acceptez cette peine-là comme juste et humaine, répondit
Eugénie, je n'ai plus rien à dire. En ce cas, vous souscrivez à la
peine de mort et à toutes les autres institutions barbares, au-dessus
desquelles je pensais que votre coeur s'était élevé. Du moins, je
vous l'avais entendu affirmer; et j'aurais cru que, dans ces actes de
conduite personnelle où nous pouvons tous corriger l'ineptie et la
cruauté des lois, dans vos rapports avec l'opinion, par exemple, vous
chercheriez plus de grandeur et de noblesse que vous n'en professez en
ce moment. Mais, ajouta-t-elle en se levant de table, j'espère que tout
ceci est, comme on dit dans ma classe de bonnes gens, l'_histoire de
parler_, et que dans l'occasion vos actions vaudront mieux que vos
paroles.»

Malgré la résistance d'Horace, les nobles sentiments d'Eugénie firent
impression sur lui. Quand elle fut sortie, il me dit avec un généreux
entraînement:

«Ton Eugénie est une créature supérieure, et je crois qu'elle a, sinon
autant d'esprit, du moins plus d'idées que ma vicomtesse.

--Elle est donc _tienne_ décidément, mon pauvre Horace? lui dis-je
en lui prenant la main. Eh bien! j'en suis réellement affligé, je te
l'avoue.

--Et pourquoi donc? s'écria-t-il avec un rire superbe. Vraiment, vous
êtes étonnants, Eugénie et toi, avec vos compliments de condoléances. Ne
dirait-on pas que je suis le plus malheureux des hommes, parce que je
possède la plus adorable et la plus séduisante des femmes? Je ne sais
pas si elle est une héroïne de roman parfaite, telle que vous la
voudriez; mais pour moi, qui suis plus modeste, c'est une belle
conquête, une maîtresse délirante.

--L'aimes-tu? lui demandai-je.

--Le diable m'emporte si je le sais, répondit-il d'un air léger. Tu m'en
demandes trop long. J'ai aimé, et je crois que ce sera pour la première
et la dernière fois de ma vie. Désormais, je ne peux plus chercher dans
les femmes qu'une distraction à mon ennui, une excitation pour mon coeur
à demi éteint. Je vais à l'amour comme on va à la guerre, avec fort peu
de sentiment d'humanité, pas une idée de vertu, beaucoup d'ambition et
pas mal d'amour-propre. Je t'avoue que ma vanité est caressée par cette
victoire, parce qu'elle m'a coûté du temps et de la peine. Quel mal y
trouves-tu? Vas-tu faire le pédant? Oublies-tu que j'ai vingt ans, et
que si mes sentiments sont déjà morts, mes passions sont encore dans
toute leur violence?

--C'est que tout cela me paraît faux et guindé, lui dis-je. Je te parle
dans la sincérité de mon coeur, Horace, sans aucun ménagement pour cette
vanité derrière laquelle tu te réfugies, et qui me paraît un sentiment
trop petit pour toi. Non, le grand sentiment, le grand amour n'est pas
mort dans ton sein; je crois même qu'il n'y est pas encore éclos, et que
tu n'as point aimé jusqu'ici. Je crois que de nobles passions, étouffées
longtemps par l'ignorance et l'amour-propre, fermentent chez toi, et
vont faire ton supplice, si elles ne font pas ton bonheur. Oh! mon
cher Horace, tu n'es pas, tu ne peux pas être le don Juan que décrit
Hoffmann, encore moins celui de Byron. Ces créations poétiques occupent
trop ton cerveau, et tu le manières pour les faire passer dans la
réalité de ta vie. Mais tu es plus jeune et plus puissant que ces
fantômes-là. Tu n'es pas brisé par la perte de ton premier amour; ce n'a
été qu'un essai malheureux. Prends garde que le second, en dépit de la
légèreté que tu veux y mettre, ne soit l'amour sérieux et fatal de ta
vie.

--Eh bien, s'il en est ainsi, répondit Horace, dont l'orgueil accepta
facilement mes suppositions, vogue la galère! Léonie est bien faite pour
inspirer une passion véritable; car elle l'éprouve, je n'en peux pas
douter. Oui, Théophile, je suis ardemment aimé, et cette femme est prête
à faire pour moi les plus grands sacrifices, les plus grandes folies.
Peut-être que cet amour éveillera le mien, et que nous aurons ensemble
des jours agités. C'est tout ce que je demande à la destinée pour sortir
de la torpeur odieuse où je me sentais plongé naguère.

--Horace, m'écriai-je, elle ne t'aime pas. Elle n'a jamais rien aimé, et
elle n'aimera jamais personne; car elle n'aime pas ses enfants.

--Absurdités, pédagogie que tout cela! répondit-il avec humeur. Je suis
charmé qu'elle n'aime rien, et qu'elle me livre un coeur encore vierge.
C'est plus que je n'espérais, et ce que tu dis là m'exalte au lieu de me
refroidir. Pardieu! si elle était bonne épouse et bonne mère, elle ne
pourrait pas être une amante passionnée. Tu me prends pour un enfant.
Crois-tu que je puisse me faire illusion sur elle, et que je n'aie pas
senti ses transports aujourd'hui? Ah! que ton ivresse était différente
du chaste abandon de Marthe! Celle-là était une religieuse, une sainte;
amour et respect à sa mémoire, à jamais sacrée! Mais Léonie! c'est une
femme, c'est une tigresse, un démon!

--C'est une comédienne, repris-je tristement. Malheur à toi, quand tu
rentreras avec elle dans la coulisse!

Si la vicomtesse avait eu auprès d'elle en ce moment un ami véritable,
il lui aurait dit les mêmes choses d'Horace que je disais d'elle à
celui-ci; mais livrée au désir exalté d'être aimée avec toute la fureur
romantique qu'elle trouvait dans les livres, et qu'aucun homme de sa
caste ne lui avait encore exprimée, elle n'eût pas mieux reçu un bon
conseil qu'Horace n'écouta les miens. Elle se livra à lui, croyant
inspirer une passion violente, et entraînée seulement par la vanité et
la curiosité. On peut donc dire qu'ils étaient à _deux de jeu_.

Je n'ai jamais compris, pour ma part, comment une femme aussi
pénétrante, formée de bonne heure par les leçons du marquis de Vernes à
la ruse envers les hommes et à la prévoyance devant les événements, put
se tromper sur le compte d'Horace, comme le fit la vicomtesse. Elle se
flatta de trouver en lui un dévouement romanesque que rien ne pourrait
ébranler, une admiration qui n'y regarderait pas de trop près, une
sorte de vanité modeste qui se tiendrait toujours pour honorée de la
possession d'une femme comme elle. Elle s'abusait beaucoup: Horace,
enivré durant quelques jours, devait bientôt, éclairé subitement dans
son inexpérience par les intérêts de son amour-propre, lutter avec force
contre celui de Léonie. Je ne puis m'expliquer l'erreur de cette femme,
sinon en me rappelant qu'elle s'était aventurée sur un terrain tout
à fait inconnu, en choisissant l'objet de son amour dans la classe
bourgeoise. Elle n'avait certainement aucun préjugé aristocratique. Elle
s'était donc fait un type de supériorité intellectuelle, et elle le
rêvait dans un rang obscur, afin de lui donner plus d'étrangeté, de
mystère, et de poésie. Elle avait l'imagination aussi vive que le coeur
froid, il ne faut pas l'oublier. Ennuyée de tout ce qu'elle connaissait,
et sachant d'avance par coeur toutes les phrases dont ses nobles
adorateurs articulaient les premières syllabes, elle trouva, dans
l'originale brusquerie d'Horace, la nouveauté dont elle avait soif.
Mais, en devinant le mérite de l'homme sans naissance, elle ne
pressentit pas les défauts de l'homme sans usage, sans _savoir-vivre_,
comme disait le vieux marquis avec une grande justesse d'expression.
Dans une société sans principes, le point d'honneur qui en tient lieu,
et l'éducation qui en fait affecter le semblant, sont des avantages plus
réels qu'on ne pense.

Horace sentait cette espèce de supériorité de ce qu'on appelle la bonne
compagnie. Amoureux de tout ce qui pouvait l'élever et le grandir, il
eût voulu se l'inoculer. Mais s'il y réussit dans les petites choses,
il ne put le faire dans les grandes. Le naturel et l'habitude furent
vaincus là où l'étiquette ne commandait que des sacrifices faciles;
mais lorsqu'elle ordonna celui de la vanité, elle fut impuissante, et
l'amour-propre un peu grossier, la présomption un peu déplacée, la
personnalité un peu âpre de l'homme _du tiers_, reprirent le dessus.
C'était tout le contraire de ce qu'eût souhaité la vicomtesse. Elle
aimait la gaucherie spirituelle et gracieuse d'Horace; elle trouva qu'il
la perdait trop vite. Elle espérait de sa part une grande abnégation,
une sorte d'héroïsme en amour; elle n'en trouva pas en lui le moindre
élan.

Cependant, comme le coeur de ce jeune homme n'était pas corrompu,
mais seulement faussé, il éprouva, durant les premiers jours, une
reconnaissance vraie pour la vicomtesse. Il le lui exprima avec talent,
et elle se crut enfin adorée, comme elle avait l'ambition de l'être. Il
y eut même une sorte de grandeur dans la manière dont Horace accepta
sans méfiance, sans curiosité, et sans inquiétude, le passé de sa
nouvelle maîtresse. Elle lui disait qu'il était le premier homme qu'elle
eût aimé. Elle disait vrai en ce sens qu'il était le premier homme
qu'elle eût aimé de cette manière. Horace n'hésitait point à la prendre
au mot. Il acceptait sans peine l'idée qu'aucun homme n'avait pu mériter
l'amour qu'il inspirait; et quant aux peccadilles dont il pensait bien
que la vie de Léonie n'était point exempte, il s'en souciait si peu,
qu'il ne lui fit à cet égard aucune question indiscrète. Il ne connut
point avec elle cette jalousie rétroactive qui avait fait de ses amours
avec Marthe un double supplice. D'une part, ses idées sur le mérite des
femmes s'étaient beaucoup modifiées dans la société de la vicomtesse
et à l'école du vieux marquis. Il ne cherchait plus cette chasteté
bourgeoise dont il avait fait longtemps son idéal, mais bien la
désinvolture leste et galante d'une femme à la mode. D'autre part,
il n'était pas humilié des prédécesseurs que lui avait donnés la
vicomtesse, comme il l'avait été de succéder dans le coeur de Marthe à
M. Poisson, le cafetier, et (selon ses suppositions) à Paul Arsène, le
garçon de café. Chez Léonie, c'était à des grands seigneurs sans doute,
à des ducs, à des princes peut-être, qu'il succédait; et cette brillante
avant-garde, qui avait ouvert et précédé sa marche triomphale, lui
paraissait un cortège dont on ne devait pas rougir. La pauvre Marthe,
pour avoir accepté avec douceur et repentance le reproche d'une seule
erreur, avait été accablée par l'orgueil ombrageux d'Horace. La fière
vicomtesse, prête à se vanter d'une longue série de fautes, fut
respectée, grâce à ce même orgueil.

Interrogée comme Marthe l'avait été, la vicomtesse n'eût pas daigné
répondre. L'eût-elle fait, elle n'eût caché aucune de ses actions. Elle
n'était pas hypocrite de principes. Tout au contraire, elle avait à cet
égard un certain cynisme voltairien qui donnait un démenti formel à ses
hypocrisies de sentiment. Elle n'avait pas la prétention d'être une
femme vertueuse, mais bien celle d'être une âme jeune, ardente,
ouverte aux passions qu'on saurait lui inspirer. C'était une sorte de
prostitution de coeur, car elle allait s'offrant à tous les désirs,
se faisant respecter par ce mot: «Je ne peux pas aimer;» se laissant
attaquer par cet autre qu'elle ajoutait pour certains hommes: «Je
voudrais pouvoir aimer.»

Lorsque Horace devint son amant, elle était à peu près seule avec lui
dans une sorte d'intimité au château de Chailly. Le comte de Meilleraie
s'était absenté, les adorateurs d'habitude s'étaient dispersés; le
choléra avait effrayé les uns, et apporté aux autres des héritages
précieux ou des pertes sensibles. Cependant le fléau s'éloignait de nos
contrées, et Léonie ne rappelait pas sa cour autour d'elle. Absorbée
par son nouvel amour, et embarrassée peut-être d'en faire accepter les
apparences à ses amis, elle écartait toutes les visites, en répondant
à toutes les lettres, qu'elle était à la veille de retourner à Paris.
Cependant, les semaines se succédaient, et Horace triomphait secrètement
(trop secrètement à son gré) de l'absence de ses rivaux.

Malgré ses affectations de franchise ordinaire, la vicomtesse, à cause
de sa belle-mère et de ses enfants, exigea d'Horace le plus profond
mystère. Grâce à l'aplomb de Léonie, plus encore qu'au voisinage des
habitations respectives et aux précautions prises, le secret de cette
liaison ne transpira point. Les moeurs de Léonie, ses discours, ses
prétentions, ses réticences, ses demi-aveux, tout son mélange de
franchise et de fausseté, avaient fait de sa vie à l'extérieur quelque
chose d'énigmatique, que les amants heureux s'étaient plu à voiler pour
rendre leur gloire plus piquante, et les amants rebutés à respecter,
pour adoucir la honte de leur position. Horace passa pour un intime de
plus, pour un de ces assidus dont on disait: Ils sont tous heureux, ou
bien il n'y en a pas un seul; tous sont également favorisés ou tenus à
distance. Ce n'était pas ainsi qu'Horace eût arrangé son rôle, si on lui
en eût laissé le choix; son principal sentiment auprès de Léonie avait
été le désir d'écraser tous ses rivaux dans l'apparence, sinon dans la
réalité, et de faire dire de lui: «Voilà celui qu'elle favorise; aucun
autre n'est écouté.» Il souffrit donc bien vite de l'obscurité de sa
position et du peu de retentissement de sa victoire. Il s'en consola
en la confiant sous le sceau du secret, non-seulement à moi, mais à
quelques autres personnes qu'il ne connaissait pas assez pour les
traiter avec cet abandon, et qui, le jugeant extrêmement fat, ne
voulurent pas croire à son succès.

Ces indiscrétions tournèrent donc à la honte d'Horace et à la
glorification de la vicomtesse, qui les apprit et les démentit en
disant, avec un sang-froid admirable et une douceur angélique, que cela
était impossible, parce qu'Horace était un homme d'honneur, incapable
d'inventer et de répandre un fait contraire à la vérité. Mais
lorsqu'elle le revit tête à tête, elle lui fit sentir sa faute avec des
ménagements si cruels et une bonté si mordante, qu'il fut forcé, tout
en étouffant de rage, de se lancer auprès d'elle dans un système de
dénégations et de mensonges pour reconquérir sa confiance et son estime.
Mais c'en était fait déjà pour jamais. La curiosité de Léonie était
satisfaite; sa vanité était assouvie par toutes les louanges ampoulées
qu'Horace lui avait prodiguées, au lieu d'ardeur, dans ses épanchements,
au lieu d'affection, dans ses épîtres en prose et en vers. Il avait
épuisé pour elle tout son vocabulaire ébouriffant de l'amour à la mode;
il l'avait saturée d'épithètes délirantes, et ses billets étaient
criblés de points d'exclamation. Léonie en avait assez. En femme
d'esprit, elle s'était vite lassée de tout ce mauvais goût poétique.
En diplomate clairvoyant, elle avait reconnu que cet amour-là n'était
différent de celui qu'elle connaissait que par l'expression, et que
ce n'était pas la peine de s'exposer vis-à-vis du public à des propos
ridicules, pour écouter un jargon d'amour qui ne l'était pas moins.
Après un mois de cette expérience, chaque jour plus froide et plus
triste, Léonie résolut de se débarrasser peu à peu de cette intrigue,
afin de pouvoir, en attendant mieux, retourner au comte de Meilleraie,
qui était un homme d'excellent ton.

La vicomtesse, qui ne rougissait point de ses fautes, rougissait fort
souvent de ceux qui les lui avaient fait commettre; et de là venait
qu'en se confessant parfois avec beaucoup de candeur, il ne lui était
jamais arrivé de nommer personne. Elle avait douloureusement commencé à
nourrir cette honte mystérieuse en devenant la proie du vieux marquis.
Elle n'avait conservé avec lui que des relations filiales: mais elle
n'avait pas trouvé dans ses autres amours de quoi s'enorgueillir assez
pour effacer cette blessure, et laver cette tache à ses propres yeux.
Elle en avait gardé une haine et un mépris profonds pour les hommes qui
ne lui plaisaient pas, ou qui ne lui plaisaient plus; et même à l'égard
de ceux qui étaient en possession de lui plaire, elle nourrissait une
méfiance continuelle. Elle n'avait jamais ratifié leur puissance sur
elle par des confidences à ses amis (il faut en excepter le marquis,
à qui elle disait presque tout), encore moins par des démarches
compromettantes. En général, elle avait été secondée par la délicatesse
de leurs procédés et la froideur de leur rupture, parce que c'étaient
des hommes du monde, également incapables d'un regret et d'une
vengeance. Horace, pour qui elle avait failli abjurer sa prudence;
Horace, qu'elle avait jugé si pur, si épris, si naïf; Horace, dont elle
ne s'était pas défiée, lui parut le plus misérable de tous, lorsqu'il
voulut s'imposer à elle pour amant aux yeux d'autrui. Elle en fut si
révoltée, que non-seulement elle jura de l'éconduire au plus vite, mais
encore de se venger en ne laissant pas derrière elle la moindre trace de
ses bontés pour lui. «Tu seras puni par où tu as péché, lui disait-elle
en son âme ulcérée; tu as voulu passer pour mon maître, et, à la
première occasion, je te ferai passer pour mon bouffon. Ta fatuité
retombera sur ta tête; et où tu as semé la gloriole, tu ne recueilleras
que la honte et le ridicule.»

Horace pressentit cette vengeance, et une nouvelle lutte s'engagea entre
eux, non plus pour se dominer mutuellement, mais pour se détruire.



XXIX.

Cependant nous ignorions absolument le sort de trois personnes qui nous
intéressaient au plus haut point: Marthe, que nous étions déjà habitués
à regarder comme perdue à jamais pour nous; Laravinière, que ses amis
cherchaient sans pouvoir le retrouver; et Arsène, qui nous avait promis
de nous écrire, et dont nous ne recevions pas plus de nouvelles que des
deux autres. La disparition de Jean avait été complète. On présumait
bien qu'il était mort au cloître Saint-Méry, car les bousingots les plus
courageux l'avaient suivi durant toute la journée du 5 juin; mais dans
la nuit ils s'étaient dispersés pour chercher des armes, des munitions
et du renfort. Le 6 au matin, il leur avait été impossible de se réunir
aux insurgés, que la troupe, échelonnée sur tous les points, parquait
dans leur dernière retraite. Je ne saurais affirmer que ces étudiants
eussent tous mis une audace bien persévérante à opérer cette jonction;
mais il est certain que plusieurs la tentèrent, et qu'à la prise de la
maison où leur chef était retranché, ils profitèrent de la confusion
pour s'efforcer de le retrouver, afin d'aider à son évasion, ou tout au
moins de recueillir son cadavre. Cette dernière consolation leur fut
refusée. Louvet retrouva seulement sa casquette rouge, qu'il garda comme
une relique, et il ne put savoir si son ami était parmi les prisonniers.
Plus tard, le procès qu'on instruisait contre les victimes n'amena
aucune découverte, car il n'y fut pas fait mention de Laravinière. Ses
amis le pleurèrent, et se réunirent pour honorer sa mémoire par des
discours et des chants funèbres, dont l'un d'eux composa les paroles et
un autre la musique.

[Illustration: Il débuta par le rôle d'un valet fripon et battu.]

Ils m'écrivirent à cette occasion pour me demander si je n'avais pas
de nouvelles de Paul Arsène, et c'est ainsi que j'appris que lui aussi
avait disparu. J'écrivis à ses soeurs, qui n'étaient pas plus avancées
que moi. Louison nous répondit une lettre de lamentations où elle
exprimait assez ingénument sa tendresse intéressée pour son frère. Elle
terminait en disant: «Nous avons perdu notre unique soutien, et nous
voilà forcées de travailler sans relâche pour ne pas tomber dans la
misère.»

Pendant que nous étions tous livrés à ces perplexités, auxquelles Horace
n'avait guère le loisir de prendre part, bien qu'il donnât des regrets
sincères à Jean et à Paul quand on l'y faisait songer, Paul entrait en
convalescence dans la mansarde ignorée de la pauvre Marthe. Celle-ci
commençait à sortir, et s'était assurée de la tranquillité qui régnait
enfin dans le quartier. Bien que les voisins des mansardes eussent
quelque soupçon d'un _patriote_ réfugié chez elle, ce secret fut
religieusement gardé, et la police ne surveilla pas ses mouvements.
Cependant il était bien important qu'Arsène, dès qu'il voudrait sortir,
changeât de quartier, et s'éloignât d'un lieu où certainement sa figure
avait été remarquée dans les barricades et dans la maison mitraillée. Il
ne pourrait se montrer trois fois dans les rues environnantes sans que
des témoins malveillants ou maladroits fissent sur lui tout haut des
remarques qu'une oreille d'espion pouvait saisir au passage. Il résolut
donc d'aller demeurer à l'autre extrémité de Paris. La difficulté
n'était pas de sortir de sa retraite: il commençait à marcher, et, en
descendant le soir avec précaution, il était facile de s'esquiver sans
être vu. Mais il n'osait pas abandonner Marthe, dans l'état de misère où
elle se trouvait, aux persécutions d'un propriétaire qu'elle ne
pouvait pas payer, et qui, en vérifiant l'état des lieux, remarquerait
certainement l'effraction de la fenêtre; alors ce créancier courroucé
livrerait peut-être Marthe aux poursuites de la police. Enfin, comme en
restant les bras croisés il ne détournerait pas ce péril, Paul se décida
à sortir de la maison avant le jour de l'échéance, et s'alla confier à
Louvet, qui sur-le-champ le mit en fiacre, l'installa à Belleville, et
alla porter à la vieille voisine l'argent nécessaire pour tirer
Marthe d'embarras. On chercha ensuite un ouvrier dévoué à la cause
républicaine: ce ne fut pas difficile à trouver; on lui fit réparer sans
bruit la lucarne, et Louvet amena Marthe, l'enfant et la voisine, qui ne
voulait plus les quitter, dans le pauvre local où il avait établi Arsène
sous son propre nom, en lui prêtant son passe-port. Ce Louvet était un
excellent jeune homme, le plus pauvre et par conséquent le plus généreux
de tous ceux qu'Arsène avait connus dans l'intimité de Laravinière. Paul
souffrait de ne pouvoir immédiatement lui rembourser les avances qu'il
lui faisait avec tant d'empressement; mais, à cause de Marthe, il était
forcé de les accepter. Louvet ne lui avait pas donné le temps de les
solliciter; en route il lui promit le secret sur toutes choses, et il le
garda si religieusement, que ce changement de situation me laissa dans
la même ignorance où j'étais sur le compte de Marthe et d'Arsène.

[Illustration: Son vieux ami le marquis de Vernes.]

A peine établi à Belleville, Paul chercha de l'ouvrage; mais il était
encore si faible, qu'il ne put supporter la fatigue, et fut renvoyé.
Il se reposa deux ou trois jours, reprit courage, et s'offrit pour
journalier à un maître paveur. Arsène n'avait pas de temps à perdre, et
pas de choix à faire. Le pain commençait à manquer. Il n'entendait rien
à la besogne qui lui était confiée; on le renvoya encore. Il fut tour
à tour garçon chez un marchand de vins, batteur de plâtre,
commissionnaire, machiniste au théâtre de Belleville, ouvrier
cordonnier, terrassier, brasseur, gâche, gindre, et je ne sais quoi
encore. Partout il offrit ses bras et ses sueurs, là où il trouva à
gagner un morceau de pain. Il ne put rester nulle part, parce que sa
santé n'était pas rétablie, et que, malgré son zèle, il faisait moins
de besogne que le premier venu. La misère devenait chaque jour plus
horrible. Les vêtements s'en allaient par lambeaux. La voisine avait
beau tricoter, elle ne gagnait presque rien. Marthe ne pouvait trouver
d'ouvrage; sa pâleur, ses haillons, et son état de nourrice, lui
nuisaient partout. Elle alla faire des ménages à six francs par mois.
Et puis elle réussit à être couturière des comparses du théâtre de
Belleville; et comme elle n'était pas souvent payée par ces dames, elle
se décida à solliciter à ce théâtre l'emploi d'ouvreuse de loges. On lui
prouva que c'était trop d'ambition, que la place était importante; mais
par pitié on lui accorda celle d'habilleuse, et les _grandes coquettes_
furent contentes de son adresse et de sa promptitude.

Ce fut alors que Paul, qui, dans son court emploi de machiniste, avait
écouté les pièces et observé les acteurs avec attention, songea à
s'essayer sur le théâtre. Il avait une mémoire prodigieuse. Il lui
suffisait d'entendre deux répétitions pour savoir tous les rôles par
coeur. On l'examina: on trouva qu'il ne manquait pas de dispositions
pour le genre sérieux; mais tous les emplois de ce genre étaient
envahis, et il n'y avait de vacant qu'un emploi de comique, où il
débuta par le rôle d'un valet fripon et battu. Arsène se traîna sur
les planches, la mort dans l'âme, les genoux tremblants de honte et de
répugnance, l'estomac affamé, les dents serrés de colère, de fièvre et
d'émotion. Il joua tristement, froidement, et fut outrageusement sifflé.
Il supporta cet affront avec une indifférence stoïque. Il n'avait pas
été braver ce public pour satisfaire un sot amour-propre: c'était une
tentative désespérée, entre vingt autres, pour nourrir sa femme et son
enfant; car il avait épousé Marthe dans son coeur, et adopté le fils
d'Horace devant Dieu. Le directeur, en homme habitué à ces sortes de
désastres, rit de la mésaventure de son débutant, et l'engagea à ne pas
se risquer davantage; mais il remarqua le sang-froid et la présence
d'esprit dont il avait fait preuve au milieu de l'orage, sa
prononciation nette, sa diction pure, sa mémoire infaillible, et son
entente du dialogue. Il conçut des espérances sur son avenir, et,
pour lui fournir les moyens de se former sans irriter le public de
Belleville, il lui donna l'emploi de souffleur, dont il s'acquitta
parfaitement. En peu de temps, Arsène montra qu'il s'entendait aussi aux
costumes et aux décors, qu'il croquait vite et bien, qu'il avait du goût
et de la science. Ce qu'il avait vu et copié chez M. Dusommerard lui
servit en cette occasion. La modestie de ses prétentions, sa probité,
son activité, son esprit d'ordre et d'administration, achevèrent de le
rendre précieux, et il devint enfin, après plusieurs mois de désespoir,
d'anxiétés, de souffrances et d'expédients, une sorte de factotum au
théâtre, avec des honoraires de quelques centaines de francs assurés et
bien servis.
                
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