De son côté, tout en habillant les actrices et en assistant dans la
coulisse aux représentations, Marthe s'était familiarisée avec la scène.
Sa vive intelligence avait saisi les côtés faibles et forts du métier.
Elle retenait, comme malgré elle, des scènes entières, et, rentrée
dans son grenier, elle en causait avec Arsène, analysait la pièce avec
supériorité, critiquait l'exécution avec justesse, et, après avoir
contrefait avec malice et enjouement la méchante manière des actrices,
elle disait leur rôle comme elle le sentait, avec naturel, avec
distinction, et avec une émotion touchante, qui plusieurs fois humecta
les paupières d'Arsène et fit sangloter la vieille voisine, tandis que
l'enfant, étonné des gestes et des inflexions de voix de sa mère, se
rejetait en criant dans le sein de la vieille Olympe. Un jour Arsène
s'écria: «Marthe, si tu voulais, tu serais une grande actrice.
--J'essaierais, répondit-elle, si j'étais sûre de conserver ton estime.
--Et pourquoi la perdrais-tu? répondit-il; ne suis-je pas, moi, un
ex-mauvais acteur?»
Marthe protégée par la _grande coquette_, qui voulait faire pièce à une
_ingénue_, sa rivale et son ennemie, débuta dans un premier rôle, et
elle eut un succès éclatant. Elle fut engagée quinze jours après, avec
cinq cent francs d'appointements, non compris les costumes, et trois
mois de congé. C'était une fortune; l'aisance et la sécurité vinrent
donc relever ce pauvre ménage. La mère Olympe fut associée au bien-être;
et, tout enflée de la brillante condition de ses jeunes amis, elle
promenait l'enfant dans les rues pittoresques de Belleville, d'un air de
triomphe, cherchant des promeneurs ou des commères à qui elle put dire,
en l'élevant dans ses bras: «C'est le fils de madame Arsène!»
Tout en portant le nom de son ami, tout en habitant sous le même toit,
tout en laissant croire autour d'elle qu'elle était unie à lui, Marthe
n'était cependant ni la femme ni la maîtresse de Paul Arsène. Il y a
des conditions où un pareil mensonge est un acte d'impudence ou
d'hypocrisie. Dans celle où se trouvait Marthe, c'était un acte de
prudence et de dignité, sans lequel elle n'eût pas échappé aux malignes
investigations et aux prétentions insultantes de son entourage. Le
couple modeste et résigné avait reconnu l'impossibilité où il était de
se soutenir dans la dure mais honorable classe des travailleurs. Certes,
il ne répugnait ni à l'un ni à l'autre de persévérer dans la voie
péniblement tracée par ses pères; certes, ni l'un ni l'autre ne se
sentait porté par goût et par ambition vers la vocation vagabonde de
l'artiste bohémien; mais il est certain que le domaine de l'art était le
seul où ils pussent trouver un refuge pour leur existence matérielle,
un milieu pour le développement de leur vie intellectuelle. Dans la
hiérarchie sociale, toutes les positions s'acquièrent encore par
droit d'hérédité. Celles qui s'enlèvent par droit de conquête sont
exceptionnelles. Dans le prolétariat, comme dans les autres classes,
elles exigent certains talents particuliers qu'Arsène n'avait pas et ne
pouvait pas avoir. Oublieux de son propre avenir, et occupé seulement de
procurer quelque bien-être aux objets de son affection, il n'avait pas
songé à se perfectionner dans une spécialité quelconque. Il eût fait
volontiers quelque dur et patient apprentissage, s'il eût été seul au
monde; mais, toujours chargé d'une famille, il avait été au plus pressé,
acceptant toute besogne, pourvu qu'elle fût assez lucrative pour remplir
le but généreux qu'il s'était proposé. Par surcroît de malheur, la force
physique lui avait manqué au moment où elle lui eût été plus nécessaire.
Il fallait donc qu'il allât grossir le nombre, énorme déjà, des enfants
perdus de cette civilisation égoïste qui a oublié de trouver l'emploi
des pauvres maladifs et intelligents. A ceux-là le théâtre, la
littérature, les arts, dans tous leurs détails brillants ou misérables,
offrent du moins une carrière, où, par malheur, beaucoup se précipitent
par mollesse, par vanité ou par amour du désordre, mais où, en général,
le talent et le zèle ont des chances d'avenir. Arsène avait de
l'aptitude et l'on peut même dire du génie pour toutes choses. Mais
toutes choses lui étaient interdites, parce qu'il n'avait ni argent ni
crédit. Pour être peintre, il fallait de trop longues études, et il
ne pouvait pas s'y consacrer. Pour être administrateur, il fallait
de grandes protections, et il n'en avait pas. La moindre place de
bureaucrate est convoitée par cinquante aspirants. Celui qui remportera
ne le devra ni à l'estime de son mérite, ni à l'intérêt qu'inspireront
ses besoins, mais à la faveur du népotisme. Arsène ne pouvait donc
frapper qu'à cette porte, dont le hasard et la fantaisie ont les clefs,
et qui s'ouvre devant l'audace et le talent, la porte du théâtre. C'est
parfois le refuge de ce que la société aurait de plus grand, si elle ne
le forçait pas à être souvent ce qu'il y a plus de vil. C'est là que
vont les plus belles et les plus intelligentes femmes, c'est là que
vont des hommes qui avaient peut-être reçu d'en haut le don de la
prédication. Mais l'homme qui aurait pu, dans un siècle de foi,
faire les miracles de la parole; mais la femme qui, dans une société
religieuse et poétique, devrait être prêtresse et initiatrice, s'il faut
qu'ils descendent au rôle d'histrion pour amuser un auditoire souvent
grossier et injuste, parfois impie et obscène, quelle grandeur, quelle
conscience, quelle élévation d'idées et de sentiments peut-on exiger
d'eux, chassés qu'ils sont de leur voie et faussés dans leur impulsion?
Et cependant, à mesure que l'horreur du préjugé s'efface et ne vient
plus ajouter le découragement, la révolte et l'isolement à ces causes de
démoralisation déjà si puissantes, on voit, par de nombreux exemples,
que si l'honneur et la dignité ne sont pas faciles, ils sont du moins
possibles dans cette classe d'artistes. Je ne parle pas seulement des
grandes célébrités, existences qui sont passées au rang de sommité
sociale; mais parmi les plus humbles et les plus obscures, il en est de
chastes, de laborieuses et de respectables. Celle de Marthe en fut une
nouvelle preuve. Délicate de corps et d'esprit, portée à l'enthousiasme,
douée d'une intelligence plutôt saisissante que créatrice; trop peu
instruite pour tirer des oeuvres d'art de son propre fonds, mais capable
de comprendre les sentiments les plus élevés et prompte à les bien
exprimer; ayant dans sa personne un charme extrême, une beauté
accompagnée de grâce et de distinction innée, elle ne pouvait pas,
sans souffrir, concentrer toutes ces facultés, anéantir toute cette
puissance. Elle le faisait pourtant sans amertume et sans regret depuis
qu'elle était au monde; elle ignorait même la cause de ces langueurs
et de ces exaltations soudaines, de ces accablements profonds et de ce
continuel besoin d'enthousiasme et d'admiration qu'elle ressentait. Son
amour pour Horace avait été la conséquence de ces dispositions excitées
et non satisfaites par la lecture et la rêverie. Le théâtre lui ouvrit
une carrière de fatigues nécessaires, d'études suivies et d'émotions
vivifiantes. Arsène comprit qu'à cette âme tendre et agitée il fallait
un aliment, et il encouragea ses tentatives. Il ne se dissimula pas
certains dangers, et il ne les craignit guère. Il sentait qu'un grand
calme était descendu dans le coeur de Marthe, et qu'une grande force
avait ranimé le sien propre, depuis que l'un et l'autre avaient un but
indiqué. Celui de Marthe était d'assurer à son enfant, par son travail,
les bienfaits de l'éducation; celui d'Arsène était de l'aider à
atteindre ce résultat, sans entraver son indépendance et sans
compromettre sa dignité. C'est que jusque là, en effet, la dignité de
Marthe avait souffert de cette position d'obligée et de protégée, qui
fait de la plupart des femmes les inférieures de leurs maris ou de
leurs amants. Depuis qu'au lieu de subir l'assistance d'autrui, elle se
sentait mère et protectrice efficace et active à son tour d'un être plus
faible qu'elle, elle éprouvait un doux orgueil, et relevait sa tête
longtemps courbée et humiliée sous la domination de l'homme. Ce
bien-être nouveau éloigna ce que l'idée d'être encore une fois protégée
avait eu pour elle de pénible au commencement de son union avec Arsène,
Elle s'habitua à ne plus s'effrayer de son dévouement, et à l'accepter
sans remords, maintenant qu'elle pouvait s'en passer. Elle ne vit plus
en lui le mari qu'elle devait accepter pour soutien de son enfant,
l'amant qu'elle devait écouter pour payer la dette de la reconnaissance.
Arsène fut à ses yeux un frère, qui s'associait par pure affection, et
non plus par pitié généreuse, à son sort et à celui de son fils. Elle
comprit que ce n'était pas un bienfaiteur qui venait lui pardonner le
passé, mais un ami qui lui demandait, comme une grâce, le bonheur
de vivre auprès d'elle. Cette situation imprévue soulagea son coeur
craintif et satisfit sa juste fierté. Elle le sentit d'autant mieux
qu'Arsène ne lui avait pas adressé un seul mot d'amour depuis la
rencontre miraculeuse du 6 juin. Chaque jour, elle avait attendu
avec crainte l'explosion de cette tendresse longtemps comprimée, et
cependant, au lieu d'y céder, Arsène semblait l'avoir vaincue: car il
était calme, respectueux dans sa familiarité, enjoué dans sa mélancolie.
Il n'y avait eu d'autre explication entre eux que la demande réitérée de
la part d'Arsène de ne pas être exilé d'auprès d'elle durant les mauvais
jours. Quand la prospérité fut assurée de part et d'autre, Arsène parla
enfin, mais avec tant de noblesse, de force et de simplicité, que, pour
toute réponse, Marthe se jeta dans ses bras, en s'écriant: «A toi, à toi
tout entière et pour toujours! J'y suis résolue depuis longtemps, et je
craignais que tu n'y eusses renoncé.--Mon Dieu, tu as eu enfin pitié de
moi! dit Arsène avec effusion en levant ses bras vers le ciel.--Mais mon
enfant? ajouta Marthe en se jetant sur le berceau de son fils; songe,
Arsène qu'il faut aimer mon enfant comme moi-même.--Ton enfant et toi,
c'est la même chose, répondit Arsène. Comment pourrais-je vous séparer
dans mon coeur et dans ma pensée? A ce propos, écoute, Marthe, j'ai une
question importante à te faire. Il faut te résigner à prononcer un nom
qui n'a pas seulement effleuré nos lèvres depuis longtemps. Maintenant
que tu vas être à moi, et moi à toi, il faut que cet enfant soit à nous
deux, et il ne faut pas qu'un autre ait des droits sur ce que nous
aurons de plus cher au monde. Depuis que tu t'es séparée d'Horace, as-tu
eu quelque relation avec lui?--Aucune, répondit Marthe; j'ai toujours
ignoré où il était, à quoi il songeait; j'ai désiré quelquefois le
savoir, je te l'avoue, et, bien que je n'aie plus pour lui aucun
sentiment d'affection, j'ai éprouvé malgré moi des mouvements de pitié
et d'intérêt. Mais je les ai toujours étouffés, et j'ai résisté au désir
de t'adresser une seule question sur son compte.
--Que veux-tu faire? quelle conduite as-tu résolu de tenir à son égard?
--Je n'ai rien résolu. J'ai désiré de ne jamais le revoir, et j'espère
que cela n'arrivera pas.
--Mais s'il venait un jour te réclamer son enfant, que lui
répondrais-tu?
--Son enfant! son enfant! s'écria Marthe épouvantée; un enfant qu'il ne
connaît pas, dont il ignore même l'existence? un enfant qu'il n'a pas
désiré, qu'il a engendré dans mon sein malgré lui, et dont il a détesté
en moi l'espérance? un enfant qu'il m'aurait défendu de mettre au monde
si cela eût été en notre pouvoir? Non, ce n'est pas son enfant, et ce
ne le sera jamais! Ah! Paul! comment n'as-tu pas compris que je pouvais
pardonner à Horace de m'humilier, de me briser, de me haïr; mais que,
pour avoir haï et maudit l'enfant de mes entrailles, il ne lui serait
jamais pardonné? Non, non! cet enfant est à nous, Arsène, et non pas à
Horace. C'est l'amour, le dévouement et les soins qui constituent la
vraie paternité. Dans ce monde affreux, où il est permis à un homme
d'abandonner le fruit de son amour sans passer pour un monstre, les
liens du sang ne sont presque rien. Et quant à moi, j'ai profité à cet
égard de la faculté que me donnait la loi, pour rompre entièrement le
lien qui eût uni mon fils à Horace. La mère Olympe l'a porté à la mairie
sous mon nom, et à la place de celui de son père, on a écrit celui
d'_inconnu_. C'est toute la vengeance que j'ai tirée d'Horace: elle
serait sanglante, s'il avait assez de coeur pour la sentir.
--Mon amie, reprit Arsène, parlons sans amertume et sans ressentiment
d'un homme plus faible que mauvais, et plus malheureux que coupable. Ta
vengeance a été bien sévère, et il pourrait arriver que tu en eusses
regret par la suite. Horace n'est qu'un enfant, il le sera peut-être
encore pendant plusieurs années; mais enfin il deviendra un homme, et
il abjurera peut-être les erreurs de son coeur et de son esprit. Il se
repentira du mal qu'il a fait sans le comprendre, et tu seras dans sa
vie un remords cuisant. S'il revoit un jour ce bel enfant, qui, grâce
à toi, sera sans doute adorable, et si tu lui refuses le droit de le
serrer sur son coeur...
--Arsène, ta générosité t'abuse, interrompit Marthe avec une énergie
douloureuse; Horace n'aimera jamais son enfant. Il n'a pas senti
cet amour à l'âge où le coeur est dans toute sa puissance; comment
l'éprouverait-il dans l'âge de l'égoïsme et de l'intérêt personnel?
Si son fils avait de quoi le rendre vain, il s'en amuserait peut-être
pendant quelques jours; mais sois sûr qu'il ne lui donnerait pas des
préceptes et des exemples selon mon coeur. Je ne veux donc pas qu'il lui
appartienne. Oh! jamais! en aucune façon!
--Eh bien, dit Arsène, es-tu bien décidée à cela? et veux-tu t'arrêter
sans retour à cette détermination?
--Je le veux, répondit Marthe.
--En ce cas, reprit-il, il y a un moyen bien simple. Cet enfant passe
pour être mon fils, parce que personne dans notre entourage actuel ne
sait nos relations passées ou présentes. On nous croit époux ou amants.
Il n'entre guère dans les moeurs du théâtre de demander à un couple
quelconque la preuve légale de son association. Nous avons laissé cette
opinion se former; nous l'avons jugée nécessaire à notre sécurité.
Il n'y a que la mère Olympe qui pourrait dire que cet enfant ne
m'appartient pas, et elle est trop discrète et trop dévouée pour trahir
nos intentions. Jusqu'ici rien de plus simple: il ne s'agit que de
laisser subsister un fait déjà établi. Mais quand nous retrouverons nos
anciens amis (car lors même que nous les éviterions, il nous serait
impossible de ne pas en rencontrer quelqu'un; un jour ou l'autre cela
doit arriver), dis-moi, Marthe, que leur dirons-nous?»
Marthe, interdite et comme affligée, réfléchit un instant; puis, prenant
son parti, elle répondit avec beaucoup de fermeté: «Nous leur dirons ce
que nous avons dit aux autres, que cet enfant est le tien.
--Songes-tu aux conséquences de ce mensonge, ma pauvre Marthe?
Souviens-toi que la jalousie d'Horace était bien connue de ses amis:
tous ne te connaissaient pas assez pour être sûrs qu'elle n'était pas
fondée... Ils croiront donc que tu le trompais; et cette accusation
injuste, que tu n'as pu supporter dans la bouche d'Horace, elle sera
donc dans la bouche de tout le monde, même dans celle des amis qui
n'avaient jamais douté de toi, comme Théophile, Eugénie, et quelques
autres!»
Marthe pâlit.
«Cela me fera souffrir beaucoup, répondit-elle. J'ai été si fière! j'ai
montré tant d'indignation d'être soupçonnée! L'on pensera maintenant que
j'ai été impudente et que j'ai menti avec effronterie. Mais, après tout,
qu'importe? On ne pourra m'accuser que de sottise et de vaine gloire;
car on saura bien que je n'ai pas présenté cet enfant à Horace comme le
sien, et que je me suis éloignée de lui au moment de devenir mère.
--On dira qu'il t'a chassée, que tu as essayé de le tromper, mais qu'il
s'est aperçu de ton infidélité; et il sera complètement justifié aux
yeux des autres et aux siens propres.
--Aux siens propres! s'écria Marthe, frappée d'une idée qui ne lui était
pas encore venue. Oh! cela est bien vrai! Ce serait lui épargner la
punition que lui réserve la justice de Dieu! Ce serait lui ôter la
honte qu'il doit éprouver en voyant comment tu as rempli à sa place les
devoirs qu'il a méconnus. Non! je ne veux pas qu'il ignore ta grandeur
et la pureté de ton amour! Je veux qu'il en soit humilié jusqu'au fond
de son âme, et qu'il soit forcé de se dire: Marthe a eu bien raison de
se réfugier dans le sein d'Arsène!
--Ceci importe peu, reprit Arsène; mais ce qui m'importe, à moi, c'est
que cet homme aveugle et violent ne s'arroge pas le droit de te mépriser
et d'aller crier chez tes véritables amis: «Vous voyez! j'avais bien
raison de me méfier de Marthe. Elle était la maîtresse d'Arsène en
même temps que la mienne. J'avais bien raison de maudire sa grossesse.
L'enfant qu'elle voulait me donner a eu deux pères, et je ne sais auquel
des deux il appartient.»
--Tu as raison, répondit Marthe. Eh bien, nous ne mentirons pas à nos
anciens amis; et si jamais j'ai le malheur de rencontrer Horace, j'aurai
le courage de lui dire à lui-même: «Vous n'avez pas voulu de votre
enfant; un autre est fier de s'en charger, et par là il a mérité d'être
mon époux, mon amant, mon frère à jamais.»
Marthe, en parlant ainsi, se précipita dans les bras d'Arsène, et
couvrit son visage de baisers et de larmes. Puis elle prit l'enfant
dans son berceau, et le lui donna solennellement. Paul l'éleva dans ses
mains, prit Dieu témoin, et consacra à la face du ciel cette adoption,
plus sainte et plus certaine qu'aucune de celles que les lois ratifient
à la face des hommes.
XXX.
A la fin de l'été, la vicomtesse avait hâté son départ de la campagne,
sous prétexte d'affaires pressantes, mais en réalité pour fuir Horace,
qu'elle n'aimait plus, et que même elle commençait à détester. Pour se
débarrasser de cet amant dangereux, elle avait écrit à son vieux ami le
marquis de Vernes, et lui avait demandé conseil comme elle avait coutume
de le faire lorsqu'elle avait besoin de lui. Elle lui avait avoué en
même temps et son goût pour Horace et le dégoût qui l'avait suivi, le
mépris et le ressentiment que lui avaient causé ses indiscrétions, et la
crainte qu'elle éprouvait qu'il n'en commit de nouvelles. Elle lui
avait raconté comment, ayant essayé de le traiter d'un peu haut pour
l'habituer au respect, ce moyen avait échoué: Horace avait voulu faire
sentir ses droits, et, pour se faire craindre sans se rendre odieux,
il avait parlé de jalousie et de vengeance comme un héros de Calderon.
Léonie, épouvantée, demandait en grâce au marquis de venir à son secours
pour la délivrer de ce forcené. «J'avais bien prévu ce qui arrive, avait
répondu le marquis. Ce jeune homme m'a plu, et à vous encore d'avantage.
Il a les qualités du talent et les travers de l'_homme de rien_. Il vous
aime, et il va bientôt vous haïr, parce que vous ne pouvez ni le
haïr, ni l'aimer comme il l'entend. Sa haine ou son amour vous seront
également funestes. Il n'y a qu'un moyen de vous en préserver: c'est de
travailler à le rendre indifférent. Pour cela, il faut bien vous garder
de lui témoigner de l'indifférence. Ce serait ranimer ses désirs,
éveiller son dépit, et le pousser aux dernières extrémités. Soyez
passionnée au contraire; renchérissez sur ses jalousies, sur ses
injustices, sur ses menaces. Effrayez-le, fatiguez-le d'émotions. Tâchez
de l'ennuyer à force d'exigences. Faites l'amante espagnole à votre
tour, et rendez-le si malheureux, qu'il désire vous quitter. Tâchez
qu'il fasse le premier pas vers une rupture, et qu'il le fasse
violemment; alors vous serez sauvée: il aura eu les premiers torts.
Votre empressement à en profiter pour l'abandonner sera de la fierté
légitime, la dignité d'un grand caractère, la colère implacable d'un
grand amour! Je vous réponds du reste. Je m'emparerai de lui quand
l'occasion sera venue; j'écouterai ses plaintes, je lui prouverai qu'il
est le seul coupable, et, tout en vous haïssant, il sera forcé de vous
respecter. Il vous importunera peut-être, il fera des folies pour
arriver jusqu'à vous. Soyez sans pitié. Peut-être se brûlera-t-il
la cervelle, mais seulement un peu; il a trop d'esprit pour vouloir
renoncer aux beaux romans dont son avenir est gros. Toutes les
extravagances qu'il pourra faire alors pour vous, loin de vous
compromettre, tourneront au triomphe de votre fierté. Tout le monde
saura peut-être que ce jeune homme vous adore; mais on saura aussi que
vous le réduisez au désespoir; et s'il lui arrive de se vanter du passé
dans sa colère, on le regardera comme un fat ou comme un fou. De tout
ceci, ma belle amie, il résultera pour vous un surcroît de gloire. Votre
puissance sera plus enviée que jamais par les femmes, et les hommes
viendront se prosterner par centaines à vos genoux.»
La vicomtesse suivit fidèlement le conseil de son mentor. Elle joua si
bien la passion, qu'Horace eu fut épouvanté. Des qu'elle le vit reculer,
elle avança, et ne craignit pas d'exiger de lui qu'il l'enlevât. Cette
idée sourit d'abord à Horace, à cause du retentissement qu'aurait une
pareille aventure, et de l'honneur que lui ferait, dans la province et
même dans le monde, la passion _échevelée_ d'une dame de ce rang et de
cet esprit. La vicomtesse frémit en le voyant irrésolu; mais, au bout
de vingt quatre heures, Horace s'effraya de l'idée de vivre avec une
maîtresse aussi jalouse et aussi impérieuse. Il songea à la souffrance
qu'il éprouverait lorsque les curieux, se précipitant sur ses pas pour
le voir passer avec sa conquête, l'un dirait: «Tiens! elle n'est pas
plus belle que cela?» l'autre: «Elle n'est, pardieu, pas jeune!» Et,
tout bien considéré, il refusa le sacrifice qu'elle lui offrait, sous
prétexte qu'il était pauvre, et qu'il ne pouvait se résoudre à faire
partager sa misère à une femme comme elle, bercée dans l'opulence. Ce
prétexte était d'ailleurs assez bien fondé. La vicomtesse feignit de
n'en tenir compte, de dédaigner les richesses, de vouloir braver le
monde, qu'elle prétendait haïr et mépriser. Mais dès qu'elle se fut
bien assurée de la répugnance sincère d'Horace à prendre ce parti, elle
l'accusa de ne point l'aimer; elle feignit d'être jalouse d'Eugénie;
elle inventa je ne sais quels sujets absurdes de soupçon et de
ressentiment. Elle pleura même, et s'arracha quelques faux cheveux.
Puis tout à coup elle chassa Horace de son boudoir, fit ses apprêts de
départ, refusa de recevoir ses excuses et ses adieux, et s'en retourna à
Paris, bien fatiguée du drame qu'elle venait de jouer, bien satisfaite
d'être enfin délivrée du sujet de ses terreurs. De ce moment, ainsi que
l'avait prédit le marquis, sa victoire fut assurée; et Horace, tout en
la plaignant de sa prétendue douleur, tout en se réjouissant de n'avoir
plus à en subir les violences, se sentit le plus faible, parce qu'il se
crut le plus froid.
Les jeunes gens nobles du pays qui avaient composé la cour ordinaire de
Léonie restèrent dans leurs châteaux pour s'y adonner au plaisir de la
chasse durant l'automne; et l'un d'eux, qui avait pris Horace en amitié,
et qui le tenait sérieusement pour un grand homme, l'invita à venir
achever la saison dans ses terres. Horace accepta cette offre avec
plaisir. Son hôte était riche et garçon. Il avait peu d'esprit, aucune
instruction, un bon coeur et de bonnes manières. C'était l'homme
qu'Horace pouvait éblouir de son érudition et charmer par le brillant de
son esprit, en même temps qu'il trouvait à profiter dans son commerce
pour se former aux habitudes aristocratiques, dont il était alors plus
que jamais infatué.
Son premier besoin fut d'oublier les semaines d'agitation pénible qu'il
venait de subir, et la maison de Louis de Méran lui fut un lieu de
délices. Avoir de beaux chevaux à monter, un tilbury à sa disposition,
des armes magnifiques et des chiens excellents pour la chasse, une bonne
table, de gais convives, voire quelques autres distractions dont il ne
se vanta pas à moi après tout le mépris qu'il avait témoigné pour ce
genre de plaisir, mais auxquelles il s'abandonna en voyant ses modèles
les dandys vanter et cultiver la débauche: c'en fut assez pour
l'étourdir et l'enivrer jusqu'aux approches de l'hiver. Comme il était
réellement supérieur par son intelligence à tous ses nouveaux amis,
il rachetait à force d'esprit le défaut de naissance, de fortune et
d'usage, dont, au reste, on ne lui eût fait un tort que s'il en eût fait
parade; mais il s'en garda bien. Il craignit tellement de voir l'orgueil
de ces jeunes gens s'élever au-dessus du sien, qu'il leur laissa croire
qu'il était d'une bonne famille de robe, et jouissait d'une honnête
aisance. L'exiguïté de sa valise donnait bien un démenti à ses
gasconnades: mais il était en voyage; c'était par hasard qu'il s'était
arrêté dans ce pays, où il était venu seulement avec l'intention de
passer quelques jours; et pour rendre excusable aux yeux de Louis de
Méran, la légèreté de sa bourse, qui était par trop évidente, il feignit
plusieurs fois de vouloir partir, afin, disait-il, d'aller chercher au
moins _chez son banquier_ l'argent qui lui manquait.
«Qu'à cela ne tienne! lui dit son hôte, qui avait le malheur de
s'ennuyer lorsqu'il était seul dans son château, et pour qui Horace
était une société agréable, ma bourse est à votre disposition. Combien
vous faut-il? Voulez-vous une centaine de louis?
--Il ne me faut rien qu'une centaine de francs, s'écria Horace, à qui
une offre aussi magnifique fit ouvrir de grands yeux, et qui jusque-là
ne s'était tourmenté que de la manière dont il donnerait le _pourboire_
aux laquais de la maison en s'en allant.
--Vous n'y songez pas! lui dit son ami: nous allons avoir une grande
réunion de jeunes gens, à l'occasion d'une sorte de fête villageoise où
nous allons tous, et où nous passons quelquefois huit jours en parties
de plaisir. On y joue un jeu d'enfer. Il faudra que vous puissiez jeter
quelques poignées d'or sur la table, si vous ne voulez, vous, inconnu
dans la province, passer pour _une espèce._»
Bien qu'Horace sût parfaitement qu'il ne pourrait jamais rendre cet
argent, à moins d'être heureux au jeu, il n'eut pas plus tôt entrevu
cette chance de succès, qu'il s'y confia aveuglément, et accepta les
offres de son ami. Il n'avait jamais joué de sa vie, parce qu'il n'avait
jamais été à même de le faire, et il ignorait tous les jeux excepté le
billard, où il était de première force, ce qui lui avait valu l'estime
de plusieurs des graves personnages au milieu desquels il s'était lancé.
Il eut bientôt compris la bouillotte en les voyant s'y exercer, et le
jour de la fête, il débuta avec passion dans cette nouvelle carrière
d'émotions et de périls. Il eut, pour son malheur à venir, un bonheur
insolent ce jour-là. Avec cent louis il en gagna mille. Il se hâta de
restituer la somme première à Louis de Méran, mit de côté quatre cents
louis, et continua à jouer les jours suivants avec les cinq cents
autres. Il perdit, regagna, et, après plusieurs fluctuations de la
fortune, retourna enfin au château de Méran avec dix-sept mille francs
en or et en billets de banque dans sa valise. Pour un jeune homme qui
avait de grands besoins d'argent, et qui n'avait jamais connu qu'un sort
précaire, c'était une fortune. Il en pensa devenir fou de joie, et je
crois bien qu'à partir de là il le devint réellement un peu. Il vint
nous voir pour nous faire part de son bonheur, et ne songea pas à
me restituer cent cinquante louis qu'il me devait. Je n'osai le lui
rappeler, quoique je fusse assez gêné; je regardais comme impossible
qu'il l'oubliât. Cependant il ne s'en souvint jamais, et je le lui
pardonne de tout mon coeur, certain que sa volonté n'y fut pour rien.
L'empressement avec lequel il vint m'annoncer sa richesse en est la
meilleure preuve. Son premier soin fut d'envoyer cent louis à sa mère;
mais il n'osa pas lui dire que c'était l'argent du jeu: la bonne femme
s'en fût effrayée plus que réjouie. Il lui manda que c'était le prix de
travaux littéraires auxquels il se livrait dans mon ermitage, et qu'il
envoyait à Paris à un éditeur.
«Je prétends, me dit-il en riant, la réconcilier avec la profession
d'homme de lettres, qu'elle avait tant de regret à me voir embrasser, et
qu'elle va désormais regarder comme très-honorable. Dans quelques mois
je lui enverrai encore un millier de francs, ainsi de suite, tant que
j'aurai de l'argent. Que ne puis-je lui faire passer dès aujourd'hui la
somme entière! Je serais si heureux de pouvoir m'acquitter en un instant
des sacrifices qu'elle fait pour moi depuis que j'existe! Mais elle
comprendrait si peu ce qui m'arrive, qu'elle me demanderait des
explications impossibles; et les gens de ma province, qui sont aussi
judicieux que charitables, voyant la mère Dumontet remonter sa vaisselle
et acheter des robes à sa fille, en concluraient certainement que, pour
procurer à ma famille une telle opulence, il faut que j'aie assassiné
quelqu'un. Il est vrai que mon bon père, qui se pique un peu de
belles-lettres, voudra lire de ma prose imprimée. Je lui dirai que
j'écris sous un pseudonyme, et je couperai, dans un volume de quelque
poète mystique allemand nouvellement traduit, une centaine de pages que
je lui enverrai en lui disant qu'elles sont de moi. Il n'y verra que du
feu, et il les montrera à tous les beaux esprits de sa petite ville,
qui, n'y comprenant goutte, reconnaîtront enfin que je suis un homme
supérieur.»
En disant ces folies, Horace, qui se moquait parfois de lui-même de fort
bonne grâce, éclata de rire. C'était la vérité qu'il eût envoyé tout son
argent à sa mère s'il eût pu le faire à l'instant même sans l'effrayer.
Son coeur était généreux; et s'il se réjouissait tant d'être riche, ce
n'était pas tant à cause de la possession, qu'à cause de l'espèce
de victoire remportée sur ce qu'il appelait son mauvais destin.
Malheureusement il ne songea plus à ses résolutions le lendemain. Sa
mère ne reçut plus rien de lui, et tous ses créanciers de Paris furent
également oubliés. Il ne lui resta, de cet instant de dévouement
enthousiaste, qu'une sorte d'orgueil insensé et bizarre, qui consistait
à croire à son étoile en fait de succès d'argent, comme Napoléon croyait
à la sienne en fait de gloire militaire. Cette confiance absurde en une
providence occupée à favoriser ses caprices, et en un dieu disposé à
intervenir dans toutes ses entreprises, le rendit vain et téméraire. Il
commença à mener le train d'un jeune homme pour qui quinze mille francs
auraient été le semestre d'une pension de trente mille. Il acheta un
cheval, sema les pièces d'or à tous les valets de son hôte, écrivit à
Paris à son tailleur qu'il avait fait un héritage, et qu'il eût à lui
envoyer les modes les plus nouvelles. Quinze jours après, il se montra
équipé le plus ridiculement du monde. Ses amis se moquèrent de cet
accoutrement de mauvais goût, et lui conseillèrent de destituer son
tailleur du quartier latin pour une célébrité de la _fashion_. Il
distribua aussitôt sa nouvelle garde-robe aux piqueurs de ces messieurs,
et en commanda une autre à Humann, qui habillait Louis de Méran.
Recommandé par ce jeune homme élégant et riche, il eut chez ce prince
des tailleurs un crédit ouvert dont il ne s'inquiéta pas, et qui creusa
sous lui comme un gouffre invisible.
Les joyeux compagnons qui l'entouraient, dès qu'ils le virent
insolemment prodigue et revêtu d'un costume de dandy qui déguisait
incroyablement son origine plébéienne, l'adoptèrent tout à l'ait, et
firent de lui le plus grand cas. Ce n'est plus le temps, c'est l'argent
qui est un grand maître. Horace, n'étant plus retenu et contristé par
la misère, se livra à tous les élans de sa brillante gaieté et de son
audacieuse imagination. L'argent fit en lui des miracles; car il lui
rendit, avec la confiance en l'avenir et les jouissances du présent,
l'aptitude au travail, qu'il semblait avoir à jamais perdue. Il retrouva
toutes ses facultés, émoussées par les chagrins et les soucis de l'hiver
précédent. Son humeur redevint égale et enjouée. Ses idées, sans devenir
plus justes, se coordonnèrent et s'étendirent. Son style se forma tout à
coup. Il écrivit un petit roman fort remarquable, dont la triste Marthe
fut l'héroïne, et ses amours le sujet. Il s'y donna un plus beau rôle
qu'il ne l'avait eu dans la réalité; mais il y motiva et y poétisa ses
fautes d'une manière très-habile. L'on peut dire que son livre, s'il eût
eu plus de retentissement, eût été un des plus pernicieux de l'époque
romantique. C'était non pas seulement l'apologie, mais l'apothéose de
l'égoïsme. Certainement Horace valait mieux que son livre; mais il y mit
assez de talent pour donner à cet ouvrage une valeur réelle. Comme il
était riche alors, il trouva facilement un éditeur; et le roman, imprimé
à ses frais, et publié peu du temps après son retour à Paris, eut une
sorte de succès, surtout dans le monde élégant.
Cette vie de luxe, mêlée de travail intellectuel et d'activité physique,
était l'idéal et l'élément véritable d'Horace. Je remarquai que sa
parole et ses manières, d'abord ridicules lorsqu'il avait voulu les
transformer de bourgeoises en patriciennes, devinrent gracieuses et
dignes, lorsque fort de son propre mérite et riche de son propre argent,
il ne chercha plus, en se réformant, à imiter personne. A Paris, ses
nouveaux amis le présentèrent dans diverses maisons riches ou nobles, où
il vit l'ancienne bonne compagnie et le nouveau grand monde. Il vit les
fêtes des banquiers israélites, et les soirées moins somptueuses et plus
épurées de quelques duchesses. Il entra partout avec aplomb, certain
de n'être déplacé nulle part, après avoir été l'amant et l'élève de la
précieuse vicomtesse de Chailly.
Au bout de deux mois d'une telle vie, Horace fut complètement
transfiguré. Il vint nous voir un matin dans son tilbury, avec son groom
pour tenir son beau cheval. Il monta nos cinq étages comme s'il n'eût
fait autre chose de sa vie, et eut le bon goût de ne pas paraître
essoufflé. Sa mise était irréprochable; sa chevelure inculte avait enfin
été domptée par Boucherot, successeur de Michalon. Il avait la main
blanche comme celle d'une femme, les ongles taillés en biseau, des
bottes vernies et une canne Verdier. Mais ce qu'il y avait de plus
extraordinaire, c'est qu'il avait pris un ton parfaitement naturel, et
qu'il était impossible de deviner que tout cela fût le résultat d'une
étude. La seule chose qui trahit la nouveauté de sa métamorphose,
c'était l'espèce de joie triomphante qui éclairait son front comme une
auréole. Eugénie, à qui il baisa la main en arrivant (pour la première
fois de sa vie), eut un peu de peine d'abord à tenir son sérieux, et
finit par s'étonner autant que moi de la facilité avec laquelle ce jeune
papillon avait dépouille sa chrysalide. Il avait été à si bonne école,
qu'il avait appris non-seulement à se bien tenir, mais encore à bien
causer. Il ne parlait plus de lui; il nous questionnait sur tout ce
qui pouvait nous intéresser personnellement, et il avait l'air de s'y
intéresser lui-même. Nous avions vu ses premiers efforts pour atteindre
au type qu'il possédait enfin, et nous étions émerveillés qu'il eût déjà
perdu l'enflure et l'arrogance du parvenu. «Parle-moi donc de toi un
peu, lui dis-je. Tes affaires me paraissent florissantes. J'espère que
ta nouvelle fortune ne repose pas entièrement sur les cartes, mais bien
sur la littérature, où tu as fait un si joli début.--L'argent du jeu
tire à sa fin, me répondit-il naïvement; j'espère bien le renouveler
en puisant à la même source, et jusqu'ici mes essais ne sont pas
malheureux; mais comme il faut être en mesure de perdre, j'ai songé à
la littérature, comme à un fonds plus solide. Mon éditeur m'a versé ces
jours-ci trois mille francs pour un petit volume que je lui ferai en
une quinzaine de jours; et si le public reçoit celui-là avec autant
d'indulgence que l'autre, j'espère que je ne me trouverai plus à court
d'argent.» trois mille francs un petit volume, pensai-je, c'est un peu
cher; mais tout dépend des arrangements.
«Il faut, lui dis-je, que je te parle de ce roman que tu viens de
publier.--Oh! je t'en prie, s'écria-t-il, ne m'en parle pas. C'est si
mauvais, que je voudrais bien n'en entendre jamais parler.--Ce n'est pas
mauvais le moins du monde, repris-je: on peut même dire, au point de
vue de l'art, que c'est une paraphrase très-remarquable d'_Adolphe_,
ce petit chef-d'oeuvre littéraire de Benjamin Constant, que tu sembles
avoir pris pour modèle.»
Ce compliment ne plut pas beaucoup à Horace; sa figure changea tout d'un
coup.
«Tu trouves, me dit-il en s'efforçant de garder son air indifférent,
que mon livre est un pastiche? C'est bien possible: mais je n'y ai pas
songé, d'autant plus que je n'ai jamais lu _Adolphe_.
--Je te l'ai prêté cependant l'année dernière.
--Tu crois?
--J'en suis certain.
--Ah! je ne m'en souviens pas. Alors mon livre est une réminiscence.
--Il est impossible, repris-je, que le premier ouvrage d'un auteur de
vingt ans soit autre chose; mais comme le tien est bien fait, bien écrit
et intéressant, personne ne s'en plaint. Cependant, au risque d'être
pédant, je veux te gronder un peu quant au sujet. Tu as fait, ce me
semble, la réhabilitation de l'égoïsme...
--Ah! mon cher, laissons cela, je t'en prie, dit Horace avec un peu
d'ironie, tu parles comme un journaliste. Je te vois venir! tu vas
me dire que _mon livre est une mauvaise action_. J'ai lu au moins ce
mois-ci quinze feuilletons qui finissaient de même.»
J'insistai. Je lui fis un peu la guerre; je combattis ses théories de
_l'art pour l'art_ avec une sorte d'obstination dont je me faisais un
devoir d'amitié envers lui, mais contre laquelle ne tint pas longtemps
le vernis de modestie enjouée que l'élude du goût lui avait donné.
Il s'impatienta, se défendit avec humeur, attaqua mes idées avec
amertume; et, perdant peu à peu toutes ses grâces et tout son calme
d'emprunt pour revenir à ses anciennes déclamations, à ses éclats de
voix, à ses gestes de théâtre, même à quelques-unes de ces locutions
de café-billard du quartier latin, il laissa le vieil homme sortir du
sépulcre mal blanchi où il avait prétendu l'enfermer. Quand il
s'aperçut de ce qui lui arrivait, il en fut si honteux et si courroucé
intérieurement, qu'il devint tout à coup sombre et taciturne. Mais ceci
n'était pas plus nouveau pour nous que sa colère bruyante: nous l'avions
si souvent vu passer de la déclamation à la bouderie!
«Tenez, Horace, lui dit Eugénie en lui posant familièrement ses deux
mains sur les épaules, tout charmant que vous étiez au commencement de
votre visite, et tout maussade que vous voilà maintenant, je vous aime
encore mieux ainsi. Au moins c'est vous, avec tous vos défauts, que nous
savons par coeur, et qui ne nous empêchent pas de vous aimer; au lieu
que, quand vous voulez être accompli, nous ne vous reconnaissons plus,
et nous ne savons que penser.
--Grand merci, ma belle,» dit Horace en cherchant à l'embrasser
cavalièrement pour la punir de son impertinence. Mais elle s'en préserva
en le menaçant d'une petite balafre de son aiguille au visage, ce qui
l'eût empêché de paraître le soir dans le monde, et il ne s'y exposa
point. Il essaya de reprendre son air aisé et ses manières distinguées
avant de nous quitter; mais il n'en put venir à bout, et, se sentant
gauche et guindé, il abrégea sa visite.
«Je crains que nous ne l'ayons fâché, et qu'il ne revienne pas de si
tôt, dis-je à Eugénie lorsqu'il fut parti.
--Nous le reverrons quand il aura gagné encore de l'argent, et qu'il
aura un coupé à deux chevaux à nous faire voir, répondit-elle.
--Pendant un quart d'heure je l'ai cru corrigé de tous ses défauts,
repris-je, et je m'en réjouissais.
--Et moi, je m'en affligeais, dit Eugénie; car il me semblait être
arrivé à l'impudence, qui est le pire de tous les vices. Heureusement,
voyez-vous, il ne pourra jamais s'empêcher d'être ridicule, parce
qu'en dépit de toutes ses affectations, il a un fonds de naïveté qui
l'emporte.»
Ce même jour, nous fûmes surpris et bouleversés par une visite autrement
agréable. Comme nous étions encore penchés sur le balcon pour suivre de
l'oeil le rapide tilbury d'Horace, nous remarquâmes qu'il faillit,
au détour du pont, écraser un homme et une femme qui venaient à sa
rencontre en se donnant le bras, et en causant la tête baissée, sans
faire attention à ce qui se passait autour d'eux. Horace cria: Gare
donc! d'une voix retentissante qui monta jusqu'à nous par-dessus tous
les bruits du dehors, et nous le vîmes fouetter son cheval fougueux avec
quelque intention d'effrayer ces gens malappris qui l'avaient forcé de
s'arrêter une seconde. Nos yeux suivirent involontairement ce couple
modeste qui venait toujours de notre côté, et qui semblait n'avoir
remarqué ni le dandy ni son équipage. Ils marchaient appuyés l'un sur
l'autre, et plus lentement que tous les gens affairés qui suivaient le
trottoir.
«As-tu jamais observé, me dit Eugénie, qu'on peut deviner, à l'allure de
deux personnes de sexe différent qui se donnent le bras, le sentiment
qu'elles ont l'une pour l'autre? Voici un couple qui s'adore, je le
parierais! ils sont jeunes tous deux, je lu vois à leur taille et à
leur démarche. La femme doit être jolie, du moins elle a une tournure
charmante; et à la manière dont elle s'appuie sur le bras de ce jeune
mari ou de ce nouvel amant, je vois qu'elle est heureuse de lui
appartenir.
--Voilà tout un roman dont ces deux passants ne se doutent peut-être
guère, répondis-je. Mais vois donc, Eugénie! à mesure que cet homme
s'approche, il me semble le reconnaître. Il a fait un geste comme
Arsène; il lève la tête vers notre balcon. Mon Dieu! si c'était lui?
--Je ne vois pas ses traits de si haut, dit Eugénie; mais quelle serait
donc cette femme qu'il accompagne? A coup sur, ce n'est ni Suzanne ni
Louison.
--C'est Marthe! m'écriai-je. J'ai de bons yeux; elle nous a regardés,
elle entre ici... Oui, Eugénie, c'est Marthe avec Paul Arsène!
--Ne me fais pas de pareils contes! dit Eugénie tout émue en s'arrachant
du balcon. Ce sont de fausses joies que tu me donnes.»
J'étais si sûr de mon fait, que je m'élançai sur l'escalier à la
rencontre de ces deux revenants, qui, un instant après, pressaient
Eugénie dans leurs bras entrelacés. Eugénie, qui les avait crus morts
l'un et l'autre, et qui les avait amèrement pleurés, faillit s'évanouir
en les retrouvant, et ne reprit la force de les embrasser qu'en les
arrosant de larmes. Cet accueil les toucha vivement, et ils passèrent
plusieurs heures avec nous, durant lesquelles ils nous informèrent
complaisamment des moindres détails de leur histoire et de leur vie
présente. Quand Eugénie sut que son amie était actrice, elle la regarda
avec surprise, et me dit en la montrant:
«Vois donc comme elle est toujours la même! elle a embelli, elle est
mise avec plus d'élégance; mais sa voix, son ton, ses manières, rien n'a
changé. Tout cela est aussi simple, aussi vrai, aussi aimable que par le
passé. Ce n'est pas comme...» Et elle s'arrêta pour ne pas prononcer un
nom que Marthe, dans son récit, avait répété cependant plusieurs fois
sans émotion pénible. Mais à chaque instant, Eugénie, en regardant Paul
et Marthe, et en poursuivant intérieurement son parallèle avec Horace,
ne pouvait s'empêcher de s'écrier:
«Mais ce sont eux! ils n'ont pas changé. Il me semble que je les ai
quittés hier.»
Marthe voulut avoir l'explication de ces réticences, et je jugeai qu'il
valait mieux lui parler ouvertement et naturellement d'Horace que de la
forcer à nous interroger sur son compte. Je lui racontai la visite qu'il
venait de nous faire, et tout ce qui devait expliquer cette opulence
soudaine. Je lui parlai même de ses relations avec la vicomtesse de
Chailly. Je crus devoir le faire pour mettre la dernière main, s'il
en était besoin, à la guérison de cette âme sauvée. Elle en sourit de
pitié, frémit légèrement, et, se jetant dans le sein de son époux, elle
lui dit avec un sourire doux et triste:
«Tu vois que je connaissais bien Horace!»
Ils furent forcés de nous quitter à quatre heures. Marthe jouait le
soir même. Nous allâmes l'entendre, et nous revînmes tout émus et tout
bouleversés de son talent, joyeux jusqu'aux larmes d'avoir retrouvé ces
deux êtres chéris, unis enfin et heureux l'un par l'autre.
XXXI.
Horace, lancé dans le monde avec une belle figure, une bonne tenue,
beaucoup d'esprit de conversation, un commencement de renommée
littéraire, les apparences d'une certaine fortune, et un nom qu'il
signait _Du Montet_, ne pouvait manquer d'être remarqué; et il y eût un
moment où, sans trop d'illusions, il put se flatter d'être appelé aux
plus grands succès auprès de ces belles poupées de salon qu'on appelle
femmes à la mode. Deux ou trois coquettes sur le retour l'eussent mis
en vogue, s'il eût voulu se laisser prôner par elles; mais il visa plus
haut, et cela le perdit. Il se mit dans l'esprit que ces passagères
amours étaient trop faciles, et qu'il pouvait aspirer à un brillant
mariage. Depuis qu'il avait tâté de la richesse, il lui semblait qu'il
n'y avait que cela de réel et de désirable. Il ne regardait plus le
talent et la gloire que comme des moyens de parvenir à la fortune, et il
comptait sur les dons qu'il avait reçus de la nature pour captiver le
coeur de quelque riche héritière. Avec de l'habileté, du temps et de la
prudence, qui sait si son rêve ne se serait pas réalisé? Mais il ne sut
pas ménager les ressources de sa position, et son trop de confiance
l'égara. Prompt à s'abuser sur les sentiments qu'il inspirait, il entama
une intrigue avec la fille d'un banquier, pensionnaire romanesque qui
répondit à ses billets, lui donna des rendez-vous, et concerta avec
lui un enlèvement et un mariage à Gretna-Green. Malheureusement Horace
n'avait pas assez d'argent pour faire cette équipée. Les deux ou trois
mille francs du second roman avaient été mangés avant d'être touchés, et
il commençait à devenir aussi malheureux au jeu qu'il se flattait d'être
heureux en amour. Il brusqua les choses, demanda la demoiselle à ses
parents d'un ton assez impératif, se vanta auprès d'eux de la passion
qu'elle avait pour lui, et leur donna même à entendre qu'il n'était plus
temps de la lui refuser. Ce dernier point était une ruse d'amour dont il
espérait rendre la jeune personne, complice; car il avait été, malgré
lui, plus délicat qu'il ne voulait l'avouer. Il avait respecté
l'imprudente petite héroïne de son roman, et même leurs relations
avaient été si chastes, qu'elle n'avait cru courir aucun danger auprès
de lui. Les parents, fins et prudents comme des gens qui ont fait
leur fortune eux-mêmes, eurent bientôt pénétré la vérité. Ils prirent
l'enfant par la douceur, lui peignirent Horace comme un fat, un homme
sans coeur, prêt à la compromettre pour s'enrichir en l'épousant. Ils
parlementèrent, suspendirent la correspondance, et les rendez-vous
mystérieux, gagnèrent du temps, parlèrent d'accorder la main et de
retenir la dot, et en peu de jours surent si bien dégoûter ces deux
amants l'un de l'autre, qu'Horace se retira furieux contre sa belle, qui
le repoussait de son côté avec mépris et aversion. Cette triste aventure
fut tenue secrète: on ne fut tenté de s'en vanter de part ni d'autre, et
Horace, par dépit, s'adressa précipitamment à une veuve de bonne maison,
qui jouissait d'une vingtaine de mille livres de rentes, et qui était
encore jeune et belle.
[Illustration: Comme nous étions encore penchés sur le balcon.]
Comme elle était dévote, sentimentale et coquette, il s'imagina qu'elle
ne lui appartiendrait que par le mariage, et il se trompa. Soit que la
veuve ne voulût faire de lui qu'un cavalier servant en tout bien tout
honneur, soit qu'elle fût moins scrupuleuse et voulût aimer sans perdre
sa liberté, il fut accueilli avec grâce, agacé avec art, et commença
à se sentir amoureux avant de savoir à quoi s'en tenir. J'ignore si,
malgré son extrême jeunesse, qu'il dissimulait dans sa barbe épaisse,
son nom roturier, qu'il avait arrangé sur ses cartes de visite, et
sa misère, qu'il pouvait encore cacher sous des habits neufs pendant
quelque temps, il eût satisfait son amour et son ambition. L'espérance
d'être un jour homme politique lui était revenue avec celle de devenir
éligible par contrat de mariage. Il se nourrissait des plus doux
projets, et attendait, pour avouer sa véritable situation, qu'il eût
inspiré un amour assez violent pour la faire accepter; mais il avait
une ennemie qui devait lui barrer le chemin, c'était la vicomtesse de
Chailly.
Quoiqu'elle n'eût plus d'amour pour lui, elle avait espéré le voir
ramper devant elle, conformément aux prédictions du marquis de Vernes,
aussitôt qu'elle l'aurait abandonné; mais le marquis, en jugeant Horace
orgueilleux en amour, s'était trompé. Horace n'était que vain, et son
inconstance, jointe à sa bonté naturelle, l'empêchait de concevoir un
dépit sérieux. Il vit bien que la vicomtesse était retournée au comte de
Meilleraie; mais comme elle le recevait avec une apparente bienveillance
et l'admettait au rang de ses amis, il se tint pour satisfait, et
continua à la voir sans amertume et sans prétention. C'eût été pour
tous deux le meilleur état de choses; mais Horace ne pouvait passer une
semaine sans commettre une faute grave. Il aimait à se griser, pour
étouffer peut-être quelques secrets remords. A la suite d'un déjeuner
au Café de Paris, il s'enivra, devint expansif, vantard, et se laissa
arracher l'aveu de ses succès auprès de la vicomtesse. Un de ceux qui
l'aidèrent perfidement à cette confession haïssait Léonie, et voyait
intimement le comte de Meilleraie. Dès le lendemain, ce dernier fut
informé de l'infidélité de sa maîtresse. Il lui fit, non pas une scène,
il ne l'aimait pas assez pour s'emporter, mais de piquants reproches,
qui la blessèrent profondément. Dès lors, Horace fut l'objet de la haine
implacable de cette femme. Elle connaissait assez particulièrement la
veuve qu'il courtisait, et déjà elle s'était aperçue de la tournure
que prenait cette liaison. Elle lui témoigna de l'amitié, gagna sa
confiance, et la dégoûta d'Horace en lui disant ce simple mot: C'est
un homme _qui parle_. Horace fut éconduit brusquement. Il lutta, et sa
défaite n'en fut que plus honteusement Consommée.