George Sand

Horace
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[Illustration: C'était la vraie fille de Lucifer.]

Cette mortification cruelle ne pouvait arriver dans un plus fâcheux
moment. Son second roman venait de paraître, et il n'était pas bon.
Horace avait épuisé dans le premier la petite somme de talent qu'il
avait amassée, parce qu'il y avait dépensé la petite somme d'émotion
qu'il avait reçue. Il eût fallu, pour produire un nouvel ouvrage, que
sa vie intérieure fût renouvelée assez rapidement pour réchauffer et
l'inspirer une seconde fois. Il avait forcé son cerveau à un enfantement
qui avortait. En essayant de peindre Léonie et son amour pour elle, il
avait été froid et faux comme son modèle et comme son propre sentiment.
Il eût pu avoir néanmoins un certain succès dans un certain monde avec
ce mauvais ouvrage, s'il eût désigné clairement la vicomtesse à la
méchanceté du public des salons, et s'il eût fourni à ses élégants
lecteurs l'appât d'un petit scandale. Mais Horace avait un trop noble
coeur pour chercher ce genre de vogue. Il avait tellement poétisé son
héroïne, qu'elle n'était pas vraie, et que personne ne pouvait la
reconnaître. Incapable de garder un secret d'amour, il était également
incapable de le proclamer froidement et par vengeance.

Le même jour où il fut congédié par la prudente veuve, il perdit au jeu
ses derniers louis, et rentra chez lui dans une disposition d'esprit
assez tragique. Il trouva sur sa cheminée une lettre de son éditeur, en
réponse à un billet qu'il lui avait écrit la veille pour lui demander de
nouvelles avances en retour de la promesse d'un nouveau roman. «Odieux
métier! s'écria-t-il en décachetant la lettre; il faudra donc écrire
encore, écrire toujours, quelle que soit ma disposition d'esprit; être
léger de style avec une cervelle appesantie de fatigue, tendre de
sentiments avec une âme desséchée de colère, frais et fleuri de
métaphores avec une imagination flétrie par le dégoût!» Il brisa
convulsivement le cachet, et, à sa grande surprise, lut un refus
très-net en style d'éditeur mécontent, qui appelle un chat, un chat, et
un succès manqué un _bouillon_. Le digne homme en était pour ses frais.
Depuis quinze jours que l'ouvrage était publié, il ne s'en était pas
vendu trente exemplaires. Et puis il était si court! Le volume était
plat, les libraires ne prenaient cette _galette_ qu'au rabais. Si Horace
avait voulu le croire, il aurait allongé le dénoûment. Deux feuilles de
plus, et son livre gagnait cinquante centimes par exemplaire. Et puis le
titre n'était pas assez _ronflant_, la donnée n'était pas _morale_, il
y avait _trop de réflexions_; et mille autres causes de non-succès qui
firent sauter au plancher le pauvre auteur outré de colère et rempli de
désespoir.

Quand on n'a pour toute fortune que de belles paroles, des bottes
percées et un habit râpé, on ne se décourage pas pour un refus
d'éditeur; on se met en campagne, et de rebuffades en rebuffades, on
finit par en trouver un plus confiant ou plus riche. Mais courir
en tilbury et suivi de son groom, de porte en porte, pour demander
l'aumône, ce n'est pas aussi facile. Horace l'essaya pourtant dès le
lendemain. Partout il fut reçu avec beaucoup de politesse, mais avec
un sourire d'incrédulité pour son avenir littéraire. Son premier roman
avait eu un succès d'estime plutôt qu'un succès d'argent. Le second
avait fait un _fiasco_ complet. L'un lui demandait une préface d'Eugène
Sue, l'autre une lettre de recommandation de M. de Lamartine, un
troisième exigeait qu'on lui assurât un feuilleton de Jules Janin. Tous
s'accordaient pour ne point faire les frais de l'édition, et aucun
n'entendait débourser la moindre avance de fonds. Horace les envoya tous
au diable, petits et gros, et revint chez lui la mort dans l'âme.

Le lendemain il vendit son cheval pour payer et congédier son
domestique; le surlendemain il vendit sa montre pour avoir quelques
pièces d'or, et pouvoir jouer encore un jour le rôle d'un homme riche.
Il alla voir Louis de Méran, qui jouait au whist avec ses amis. Horace
gagna quelques louis, les perdit, les regagna, et se retira vers trois
heures du matin endetté de cinq cents francs, que, selon les lois de
ce monde-là, il devait payer dans un délai de trois jours à un de ses
meilleurs amis, riche de trente mille livres de rente, sous peine d'être
méprisé et taxé de gueuserie. Après s'être en vain mis en quatre pour se
les procurer chez un éditeur, le soir du troisième jour, il se décida
à les emprunter à Louis de Méran, non sans un trouble mortel; car il
savait qu'à moins d'un nouveau bonheur au jeu, il ne pourrait pas les
rendre, et l'insouciance qu'il avait eue naguère s'était changée en
méfiance et en terreur depuis qu'il avait connu les âpres jouissances
de la possession et les soucis amers de la ruine. Cette souffrance fut
d'autant plus grande, qu'il lui sembla voir dans le regard et dans
tout l'extérieur de son ami quelque chose de froid et de contraint qui
contrastait avec son empressement et sa confiance habituels. Jusque-là
ce jeune homme avait paru, en lui prêtant de l'argent, le remercier
plutôt que l'obliger, et il est certain que jusque-là Horace le lui
avait scrupuleusement restitué. Depuis qu'il se faisait passer pour
riche, il payait exactement, non ses anciennes dettes, mais celles qu'il
contractait dans son nouvel entourage. Ce jour-là il lui sembla que
Louis de Méran lui faisait l'aumône avec un déplaisir contenu par la
politesse. Aurait-il deviné que ce jour-là, pour la première fois,
Horace n'avait pas le moyen de s'acquitter? Mais comment eût-il pu le
deviner? Horace avait réformé son équipage et quitté le joli appartement
garni qu'il occupait, sous prétexte d'un prochain voyage en Italie
annoncé depuis longtemps, projet à la faveur duquel il s'était dispensé
d'acheter des meubles et de s'installer conformément à sa prétendue
aisance. Il feignit d'être encore retenu pour quelques jours par des
affaires imprévues, espérant que, durant ce peu de jours, la fortune
du jeu, et même celle de l'amour, changeraient en sa faveur, et lui
permettraient de reculer indéfiniment son voyage.

Néanmoins, ce froid visage de son noble ami, et une sorte d'affectation
qu'il crut remarquer en lui de ne pas l'accompagner à l'Opéra, lui
causèrent une profonde inquiétude. Il craignit d'avoir laissé soupçonner
sa position fâcheuse par l'air soucieux qu'il avait depuis quelques
jours, et résolut d'effacer ces doutes en se montrant le soir en public
avec son dandysme accoutumé. Il alla trouver au fond de la Cité un
brocanteur auquel il avait eu affaire autrefois, et il lui vendit à
grande perte son épingle en brillants; mais il eut une centaine de
francs dans sa poche, loua une remise, mit le meilleur habit qui
lui restât, passa une rose magnifique dans sa boutonnière, et alla
s'installer à l'avant-scène de l'Opéra, dans une de ces loges en
évidence qu'on appelle aujourd'hui, je crois, _cages aux lions_. A cette
époque-là, les élégants du Café de Paris ne portaient pas encore ce nom
bizarre; mais je crois bien que c'était la même espèce de dandys, ou peu
s'en faut. Horace était enrôlé dans cette variété de l'espèce humaine,
et faisait profession de se montrer. Il avait ses entrées dans cette
loge, où Louis de Méran payait une part de location, et l'emmenait une
ou deux fois par semaine. Il y était toujours accueilli par les autres
occupants avec cordialité; car on l'aimait, et son esprit animait ce
groupe flâneur et ennuyé. Mais ce soir-là on tourna à peine la tête
lorsqu'il entra, et personne ne se dérangea pour lui faire place. Il est
vrai que Nourrit chantait avec madame Damoreau le duo de Guillaume Tell:

  O Mathilde, idole de ma vie, etc.

Probablement on écoutait dans ce moment avec plus d'attention. Horace,
un instant effrayé, se rassura; et bientôt il reprit tout son aplomb,
lorsqu'à la fin de l'acte un de ces messieurs l'engagea à venir souper
chez lui, avec les autres, après le spectacle. Il s'efforça d'être
enjoué, et il vint à bout d'avoir énormément d'esprit. Cependant, de
temps à autre, il lui semblait remarquer un sourire de mépris échangé
autour de lui. Un nuage alors passait devant ses yeux, ses oreilles
bourdonnaient, il n'entendait plus l'orchestre, il ne voyait plus
flotter dans la salle qu'une assemblée de fantômes qui le regardaient,
le montraient au doigt, ricanaient affreusement; et des spectres de
femmes qui se disaient les uns aux autres des mots étranges derrière
leur éventail: _aventurier, aventurier! hâbleur, fanfaron! homme de
rien! homme de rien!_ Alors il était prêt à s'évanouir, et quand, revenu
à lui-même, il s'assurait que ce n'était qu'une hallucination, il
faisait de violents efforts pour cacher son angoisse. Une fois un de ses
compagnons lui demanda pourquoi il était si pâle. Horace, encore plus
troublé par cette remarque, répondit qu'il était souffrant. _Peut-être
avez-vous faim?_ lui dit un antre. Horace perdit tout à fait contenance.
Il crut voir dans ce mot insignifiant une atroce épigramme. Il songea à
se retirer, à se cacher, à ne jamais reparaître.

Et puis il se dit qu'il ne fallait pas abandonner ainsi la partie, qu'il
devait aborder une explication, affronter l'attaque, afin de se défendre
avec audace, et de savoir à tout prix s'il était victime d'une secrète
persécution, ou en proie à un mauvais rêve. Il suivit la bande joyeuse
chez l'amphitryon de la nuit, tour à tour glacé ou rassuré par l'air
froid ou bienveillant des convives.

La dame du logis était une fille entretenue, fort belle, fort
intelligente, fort railleuse, et méchante à l'excès. Horace l'avait
toujours haïe et redoutée, quoiqu'elle lui eût fait des avances.
Elle avait ce jour-là une robe de satin écarlate, ses cheveux blonds
flottants, et un certain air plus impertinent que de coutume. Ses yeux
brillaient d'un éclat diabolique: c'était la vraie fille de Lucifer.
Elle accueillit Horace avec des grâces de chat, le plaça auprès d'elle à
table, et lui versa de sa belle main les vins du Rhin les plus capiteux.
On s'égaya beaucoup, on traita Horace aussi bien que de coutume, on lui
fit réciter des vers, on l'applaudit, on le flatta, et on parvint à
l'enivrer, non pas jusqu'à perdre la raison, mais jusqu'à reprendre
confiance en lui-même.

Alors un des convives lui dit:

«A propos de femmes, apprenez-nous donc, mon cher, pourquoi la
vicomtesse de Chailly vous en veut si fort. Est-il vrai qu'à un déjeuner
au Café de Paris, avec B... et A..., vous l'ayez compromise?

--Le diable m'emporte si je m'en souviens, répondit Horace; mais je ne
crois pas l'avoir fait.

--Alors vous devriez vous justifier auprès d'elle, car on lui a dit
que vous vous étiez vanté de ce dont un homme d'honneur ne se vante
jamais...

--A jeun! reprit un autre. Mais _in vino veritas_, n'est ce pas, Horace?

--En ce cas, répondit Horace, quelque gris que j'aie pu être, je n'ai dû
me vanter de rien.

--Il veut dire par là, observa Proserpine (c'est ainsi qu'Horace
appelait ce soir-là la maîtresse de son hôte), qu'il n'y aurait pas
de quoi se vanter, et c'est mon avis. Votre vicomtesse est sèche,
reluisante et anguleuse comme un coquillage.

--Elle a beaucoup d'esprit, reprit-on. Avouez, Horace, que vous en avez
été amoureux.

--Pourquoi non? Mais si je l'ai été, je ne m'en souviens pas davantage.

--On dit pourtant que vous vous en êtes souvenu au point de raconter des
choses étranges sur votre séjour à la campagne, l'été dernier?

--Que signifient toutes ces questions? dit Horace en levant la tête.
Suis-je devant un jury?

--Oh! non, dit Proserpine: c'est tout au plus de la police
correctionnelle. Allons, mon beau poëte, vous allez nous dire cela entre
amis. La vicomtesse ne vous haïrait pas tant si elle ne vous avait pas
tant aimé.

--Et depuis quand m'honore-t-elle de sa haine?

--Depuis que vous lui avez été infidèle, bel inconstant!

--Si je ne l'ai pas été, c'est votre faute, belle inhumaine, répondit
Horace du même ton moqueur.

--Vous avouez donc, reprit-elle, que vous lui aviez juré fidélité
jusqu'au tombeau?

--Cela va-t-il durer longtemps de la sorte? dit Horace en riant.

--Il est certain, dit quelqu'un, que vous causez un violent dépit à la
vicomtesse, et qu'elle dit beaucoup de mal de vous.

--Et quel mal peut-elle dire de moi, s'il vous plaît?

--Tenez vous à le savoir?

--Un peu.

--Eh bien! elle prétend que vous êtes pauvre, et que vous vous faites
passer pour riche; que vous êtes un enfant, et que vous faites semblant
d'être un homme; que vous êtes éconduit par toutes les femmes, et que
vous jouez le rôle de vainqueur.»

Nous y voilà, pensa Horace; le moment est venu de braver l'orage.

«Si la vicomtesse se plaît à débiter de pareilles impertinences,
répondit-il avec fermeté, comme je ne sais pas le moyen de me venger
d'une femme, je me bornerai à dire qu'elle se trompe; mais si un homme
me le répétait avec le moindre doute sur ma loyauté, je lui répondrais
qu'il en a menti.»

L'interlocuteur à qui s'adressait cette réponse fit un mouvement
de colère. Son voisin le retint, et se hâta de dire d'un ton assez
équivoque:

«Personne ne doute ici de votre loyauté. Si vous avez trahi le secret de
vos amours avec une femme, dans un de ces _après-boire_ où vraiment la
vérité nous échappe sans que nous en ayons conscience, la vicomtesse
pousse trop loin sa vengeance en vous calomniant. Mais si vous l'aviez
calomniée, vous? si, par dépit de ses refus, vous aviez menti, il
faudrait l'excuser d'user de représailles.

--Mais vous-même, Monsieur, dit Horace, vous paraissez incertain? Je
désirerais savoir votre opinion sur mon compte.

--Mon opinion, c'est que vous avez été son amant, que vous l'avez conté
à quelqu'un dans les fumées du champagne, et que vous avez fait là une
grave imprudence.

--Que vous en semble? dit Proserpine en remplissant le verre d'Horace;
prononcez, messieurs du tribunal.

--Cela mérite tout au plus deux jours d'emprisonnement au secret dans
l'oratoire de madame de ***.»

Ici on nomma la belle veuve qu'Horace avait espéré d'épouser.

«Ah! est-ce qu'il y a aussi un acte d'accusation par rapport à
celle-là?» dit Proserpine en regardant Horace d'un air de reproche à lui
donner des vertiges de vanité.

Quoique Horace fût un peu animé, il comprit qu'il avait besoin de toute
sa tête, et il s'abstint de vider son verre; il chercha à deviner dans
les regards des convives si cette petite guerre était un piège perfide
ou une taquinerie amicale. Il crut n'y rien trouver de malveillant, et
il soutint toutes les interrogations avec enjouement. Tout ce qu'on lui
disait l'éclairait sur un point jusqu'alors mystérieux pour lui: c'est
que la vicomtesse l'avait desservi auprès de la veuve. Il voyait en
outre qu'elle avait tâché de le desservir dans l'opinion de ses amis,
et la manière dont on présentait les choses donnait à penser que cette
guerre cruelle était le résultat de l'amour offensé. Il trouvait tout le
monde disposé à le juger ainsi, et à l'absoudre, dans ce cas, des doutes
injurieux élevés contre lui par une femme irritée et jalouse. Il ne
pouvait se justifier qu'en avouant son intimité avec elle; mais il ne
pouvait l'avouer sans encourir le reproche de fatuité, qu'il repoussait
depuis un quart d'heure. Il n'avait qu'un parti à prendre, c'était de se
griser tout à fait, et il le fit de son mieux, afin d'être autorisé à
parler comme malgré lui.

Mais par une de ces bizarreries de la raison humaine, qui ne nous quitte
que lorsque nous voulons la retenir, et qui s'obstine à nous rester
fidèle lorsque nous la voulons écarter, plus il buvait, moins il se
sentait gris. Il avait la migraine, sa paupière était lourde, sa langue
embarrassée; mais jamais son cerveau n'avait été plus lucide. Cependant
il fallait déraisonner, hélas! et Horace déraisonna. Il me l'a confessé
depuis, pressé par un sévère interrogatoire: il joua l'ivresse n'étant
pas ivre, et, feignant d'avoir perdu la raison, il donna, avec beaucoup
de discernement, des preuves irrécusables de la vérité. Il le fit avec
une certaine jouissance de ressentiment contre la méchante créature qui
avait voulu le déshonorer, et il crut avoir savouré le plaisir funeste
de la vengeance; car il vit son auditoire convaincu applaudir à ses
aveux, et les enregistrer comme pour démasquer la prudence de son
ennemie.

Mais tout à coup son hôte, se levant pour recevoir les adieux de la
compagnie, qui se retirait, lui dit ces paroles cyniques avec une
froideur méprisante: «Allez vous coucher, Horace; car, bien que vous ne
soyez pas plus gris que moi, vous êtes _soûl comme un_...»

Horace n'entendit pas le dernier mot, et je me garderai bien de le
répéter. Il eut comme un éblouissement; et ses jambes ne pouvant plus le
soutenir, sa langue ne pouvant plus articuler un mot, on l'entraîna, et
on le jeta, plutôt qu'on ne le déposa à la porte de Louis de Méran, chez
lequel, depuis le jour où il avait quitté son logement, il avait accepté
un gîte provisoire. Ce qu'il souffrit lorsqu'il se trouva seul ne
saurait être apprécié que par ceux qui auraient d'aussi misérables
fautes à se reprocher. En proie à d'horribles douleurs physiques, et ne
pouvant se traîner jusqu'à son lit, il passa le reste de la nuit sur un
fauteuil, à mesurer l'horreur de sa position; car, pour son supplice, sa
raison était parfaitement éclaircie, et il ne se faisait plus illusion
sur le blâme, la méfiance et le mépris de ces hommes qu'il avait voulu
éblouir et tromper, et qui, malgré la supériorité de son esprit,
venaient de le faire tomber dans un piège grossier. Maintenant il
comprenait l'épreuve à laquelle on l'avait soumis, et la conduite qu'il
eût dû tenir pour en sortir justifié. S'il eût affronté dignement
les imputations de Léonie, en persistant à respecter le secret de sa
faiblesse, et en acceptant le soupçon au lieu de l'écarter au moyen
d'une lâche vengeance, quoique ses juges ne fussent ni très-éclairés, ni
très-délicats sur de telles matières, ils auraient eu assez d'instinct
généreux dans l'âme pour lui tout pardonner. Ils auraient estimé la
noblesse et la bonté de son coeur, tout en blâmant la vanité de son
caractère. Ces jeunes gens frivoles, qui ne valaient pas mieux que lui
à beaucoup d'égards, avaient du moins reçu du grand monde une sorte
d'éducation chevaleresque qui les eût rendus magnanimes, si Horace eût
su leur en donner l'exemple. Faute d'avoir pris son rôle de haut, il
retombait plus bas qu'il ne méritait d'être.

Il n'en pouvait plus douter. En le ramenant dans leur voiture, quatre ou
cinq jeunes gens, feignant de le croire endormi, comme il feignait de
l'être, avaient fait entendre à ses oreilles des paroles terribles de
sécheresse et d'ironie. Il avait été condamné à ne pas les relever,
parce qu'il s'était condamné à ne pas paraître les entendre. Il avait
eu envie de crier; des convulsions furieuses avaient passé par tous ses
membres, et, pour la première fois de sa vie, au lieu de céder à son
exaspération nerveuse, il avait eu la force de la réprimer, parce qu'il
voyait qu'on n'y croirait pas et qu'on serait impitoyable pour son
délire. Vraiment c'était un châtiment trop rude pour un jeune homme qui
n'était que vain, léger et maladroit.

Au grand jour, Louis de Méran entra dans sa chambre avec un visage si
sévère, qu'Horace, ne pouvant soutenir cet accueil inusité, cacha sa
tête dans ses deux mains pour cacher ses larmes. Louis, désarmé par sa
douleur, prit une chaise, s'assit à côté de lui, et, s'emparant de ses
mains avec une bonté grave, lui parla avec plus de raison et d'élévation
d'idées qu'il ne paraissait susceptible d'en montrer. C'était un jeune
homme assez ignorant, élevé en enfant gâté, mais foncièrement bon; la
délicatesse du coeur élève l'intelligence quand besoin est. «Horace, lui
dit-il, je sais ce qui s'est passé cette nuit à ce souper où je n'ai pas
voulu me trouver, pour ne pas être témoin des humiliations qu'on vous
y ménageait. J'aurais malgré moi pris parti pour vous, et je me serais
fait quelque grave affaire avec des gens que, par droit d'ancienneté et
par suite d'un long échange de services, je suis forcé de préférer à
vous. J'ai fait mon possible pour vous engager à rester chez vous hier;
vous n'avez pas voulu me comprendre. Enfin vous vous êtes livré, et vous
avez empiré votre situation. Vous avez commis des fautes que, dans
la justice de ma conscience, je trouve assez pardonnables, mais pour
lesquelles vous ne trouverez aucune indulgence dans ce monde hautain et
froid que vous avez voulu affronter sans le connaître. Vous avez une
ennemie implacable, à qui vous pouvez rendre blessure pour blessure,
outrage pour outrage. C'est une méchante femme, dont j'ai appris à mes
dépens à me préserver. Mais elle est du monde, mais vous n'en êtes pas.
Les rieurs seront pour vous, les influents seront pour elle. Elle vous
fera chasser de partout, comme elle vous a fait congédier par madame
de ***. Croyez-moi, quittez Paris, voyagez, éloignez-vous, faites-vous
oublier; et si vous voulez reparaître absolument dans ce qu'on appelle,
très-arbitrairement sans doute, la bonne compagnie, ne revenez qu'avec
une existence assurée et un nom honorable dans les lettres. Vous avez eu
un tort grave: c'est de vouloir nous tromper. A quoi bon? Aucun de
nous ne vous eût jamais fait un crime d'être pauvre et d'une naissance
obscure. Avec votre esprit et vos qualités, vous vous seriez fait
accepter de nous, un peu plus lentement peut-être, mais d'une manière
plus solide. Vous avez voulu, partant d'une condition précaire, jouir
tout d'un coup des avantages de fortune et de considération que votre
travail et votre attitude fière et discrète vis-à-vis de nous eussent pu
seuls vous faire conquérir. Si j'avais su qu'au lieu de vingt-cinq ans
vous n'en aviez que vingt, je vous aurais guidé un peu mieux. Si j'avais
su que vous étiez le fils d'un petit fonctionnaire de province, et non
le petit-fils d'un conseiller au parlement, je vous aurais détourné de
l'idée puérile de falsifier votre nom. Enfin, si j'avais su que vous ne
possédiez absolument rien, je ne vous aurais pas lancé dans un train de
vie où vous ne pouviez que compromettre votre honneur. Le mal est fait.
Laissez au temps, qui efface les médisances et à mon amitié, qui vous
restera fidèle, le soin de le réparer. Vous avez du talent et de
l'instruction. Vous pouvez, avec de l'esprit de conduite, marcher un
jour de pair avec ces personnages brillants dont l'air dégagé vous a
séduit, et que vous regarderez peut-être alors en pitié. Vous allez
partir, promettez-le-moi, et sans chercher par aucun coup de tête à vous
venger des soupçons qu'on a conçus contre vous. Vous auriez dix duels,
que vous ne prouveriez pas que vous avez dit la vérité, et vous
donneriez à votre aventure un éclat qu'elle n'a pas encore. Vous avez
besoin d'argent pour voyager; en voici: trop peu à la vérité pour mener
en pays étranger le train d'un fils de famille, mais assez pour attendre
modestement le résultat de votre travail. Vous me le rendrez quand vous
pourrez. Ne vous en tourmentez guère; j'ai de la fortune, et je vous
proteste, Horace, que je n'ai jamais eu autant de plaisir à vous obliger
que je le fais en cet instant.»

Horace, pénétré de repentir et de reconnaissance, pressa fortement la
main de Louis, refusa obstinément le portefeuille qu'il lui présentait,
le remercia de ses bons conseils avec une grande douceur, lui promit de
les suivre, et quitta précipitamment sa maison. Louis de Méran m'écrivit
aussitôt, pour me mettre au courant de toutes ces choses, et pour
m'engager à faire accepter en mon nom à Horace les avances qu'il n'avait
pas voulu recevoir de lui, et qui lui étaient nécessaires pour se mettre
en voyage.

Malheureusement le dévouement de cet excellent jeune homme ne put être
aussi promptement efficace qu'il le souhaitait. Horace ne vint pas me
voir, et je le cherchai rendant plusieurs jours sans pouvoir découvrir
sa retraite.



XXXII.

Il passa donc trois ou quatre jours dans la solitude, en proie aux
angoisses de la honte et de la misère, ne sachant où fuir l'une et
comment arrêter les progrès de l'autre. Son âme avait reçu la plus
douloureuse atteinte qu'elle fût disposée à ressentir. Les chagrins de
l'amour, les tourments du remords, les soucis même de la pauvreté ne
l'avaient jamais sérieusement ébranlé; mais une profonde blessure portée
à sa vanité était plus qu'il ne fallait pour le punir. Malheureusement
ce n'était pas assez pour le corriger. Horace était sans force et sans
espoir de réaction contre l'arrêt qui venait de le frapper. Enfermé dans
un grenier, errant la nuit seul par les rues, il se tordait les mains
et versait des larmes comme un enfant. Le monde, c'est-à-dire la vie
d'apparat et de dissipation, cet Elysée de ses rêves, ce refuge contre
tous les reproches de sa conscience, lui était donc fermé pour jamais!
Les consolations que Louis de Méran avait essayé de lui donner lui
paraissaient illusoires. Il savait bien que les gens qui vivent de
prétentions, selon eux légitimes, sont sans pitié pour les prétentions
mal fondées d'autrui. Il avait assez de fierté pour ne vouloir pas
rentrer en grâce en cherchant à justifier sa conduite; et lors même
qu'il eût été assuré de sortir vainqueur aux yeux du monde d'une lutte
contre la vicomtesse, la seule pensée d'affronter des humiliations comme
celles qu'il venait de subir le faisait frémir de douleur et de dégoût.

Il avait fait tant d'étalage de sa courte prospérité, tant auprès de ses
anciens amis que dans sa correspondance avec ses parents, qu'il n'osait
plus, dans sa détresse, s'adresser à personne. Et à vrai dire il ne
pouvait s'arrêter à aucun projet. Il sentait bien que le plus court et
le plus sage était de retourner dans son pays, et d'y travailler à une
oeuvre littéraire, afin de payer ses dernières dettes et d'amasser de
quoi se mettre en route, à pied, pour l'Italie; mais il n avait pas ce
courage. Il savait que ses parents, abusés sur ses succès littéraires,
n'avaient pas manqué de les proclamer sur tous les toits de leur petite
ville, et il craignait qu'un beau jour une médisance, recueillie par
hasard au loin, n'y vint changer en mépris la considération qu'il
s'était faite. Six mois plus tôt, il eût emprunté gaiement et
insoucieusement un louis par semaine à différents camarades d'études.
Dans ce monde-là, nul ne rougit d'être pauvre, et l'on se conte l'un à
l'autre en riant qu'on n'a pas dîné la veille, faute de neuf sous pour
payer son écot chez Rousseau. Mais quand on a fréquenté les salons
fermés aux nécessiteux, quand on a éclaboussé de son équipage les amis
qui vont à pied, on cache son indigence comme un vice et sa faim comme
un opprobre.

Cependant, un soir, Horace se décida à monter chez moi, non sans être
revenu sur ses pas dix fois au moins. Son aspect était déchirant à
voir; sa figure était flétrie, ses joues creusées, ses yeux éteints.
Sa chevelure en désordre portait encore les traces de la frisure, et,
cherchant à reprendre son attitude naturelle, se dressait par mèches
raides et contournées autour de son front. Le courage de dissimuler sa
misère sous un essai de propreté lui avait manqué. On voyait dans toute
sa personne négligée et débraillée le découragement profond où il
s'était laissé tomber. Sa chemise fine et plissée avec recherche, était
sale et chiffonnée. Son habit, d'une coupe élégante, avait plusieurs
boutons emportés ou brisés, et l'on voyait que depuis plusieurs jours il
n'avait pas songé à le brosser. Ses bottes étaient couvertes d'une boue
sèche. Il n'avait pas de gants, et il portait, en guise de canne, un
gros bâton plombé, comme s'il eût été sans cesse en garde contre quelque
guet-apens.

Heureusement nous étions prévenus, Eugénie et moi, et nous ne fîmes
paraître aucune surprise de le voir ainsi métamorphosé. Nous feignîmes
de ne pas nous en apercevoir, et, sans lui faire de questions, nous lui
proposâmes bien vite de dîner avec nous. Nous avions déjà dîné pourtant;
mais Eugénie, en moins d'un quart d'heure, nous organisa un nouveau
repas auquel nous fîmes semblant de toucher, et dont Horace avait trop
besoin pour s'apercevoir de la supercherie. Il était si affamé, qu'il
éprouva un accablement extraordinaire aussitôt qu'il se fut assouvi,
et tomba endormi sur sa chaise avant que la nappe fut enlevée.
L'appartement que Marthe avait occupé à côté du nôtre se trouvait par
hasard vacant. Nous y portâmes à la hâte un lit de sangle et quelques
chaises; puis, s'approchant d'Horace avec douceur, Eugénie lui dit:

«Vous êtes fort souffrant, mon cher Horace, et vous feriez, bien de vous
jeter sur un lit que nous avons pu offrir ces jours derniers à un ami
de province, et qui est encore là tout prêt. Profitez-en jusqu'à ce que
vous vous sentiez mieux.

--Il est vrai que je me sens tout à fait malade, répondit Horace; et si
je ne suis pas indiscret, j'accepte l'hospitalité jusqu'à demain.» Il se
laissa conduire dans la chambre de Marthe, et ne parut frappé d'aucun
souvenir pénible. Il était comme abruti, et cet état, si contraire à son
animation naturelle, avait quelque chose d'effrayant.

Il dormait encore le lendemain matin, lorsque Paul Arsène entra chez
nous, portant l'enfant de Marthe dans ses bras. «Je vous apporte votre
filleul, dit-il à Eugénie, qui avait pris ce gros garçon en affection,
et qui lui avait donné le nom d'Eugène. Sa mère est accablée de travail
aujourd'hui, et moi par conséquent. Elle débute ce soir au Gymnase, où
je suis reçu caissier comme vous savez. La mère Olympe est un peu malade
et perd la tête. Nous craignons que notre _trésor_ ne soit mal soigné.
Il faut que vous veniez à notre secours et que vous le gardiez toute la
journée, si vous pouvez le faire sans trop vous gêner.

--Donnez-moi bien vite le _trésor_, s'écria Eugénie en s'emparant
avec joie du marmot, que, dans sa tendresse naïve et grande, Arsène
n'appelait plus autrement.

--Le trésor est adorable, lui dis-je; mais songez-vous à l'entrevue qui
est inévitable tout à l'heure?...

--Arsène, dit Eugénie, prends ton courage et ton sang-froid à deux
mains: Horace est ici.»

Arsène pâlit, «N'importe, dit-il; d'après ce que vous m'aviez confié,
je devais bien m'attendre à l'y rencontrer un de ces jours. Le nom de
l'enfant n'est point écrit sur son front, et d'ailleurs, grâce à lui,
le _trésor_ est anonyme. Pauvre ange! ajouta-t-il en embrassant le fils
d'Horace; je vous le confie, Eugénie; ne le rendez pas à son possesseur
légitime.

--Il ne vous le disputera pas, soyez tranquille! répondit-elle avec un
soupir. Vous avertissez votre femme, afin qu'elle ne vienne pas ici
durant quelques jours. Horace ne peut pas rester à Paris, et il est
facile d'éviter cette rencontre.

--Je le désire beaucoup, dit Arsène; il me semble que cet homme ne peut
seulement pas la regarder sans lui faire du mal. Cependant, si elle
désire le voir, que sa volonté soit faite! Jusqu'ici elle dit qu'elle ne
le veut pas. Adieu. Je reviendrai chercher mon enfant ce soir.»

«Ah! vous avez un enfant? dit Horace avec indifférence, lorsqu'il entra
chez nous vers dix heures pour déjeuner.

--Oui, nous avons un enfant, répondit Eugénie avec un sentiment secret
de malice austère. Comment le trouvez-vous?»

Horace le regarda. «Il ne vous ressemble pas, dit-il avec la même
indifférence. Il est vrai que ces poupons-là ne ressemblent à rien,
ou plutôt ils se ressemblent tous: je n'ai jamais compris qu'on pût
distinguer un petit enfant d'un autre enfant du même âge. Combien a
celui-là? un mois? deux mois?

--On voit bien que vous n'en avez jamais regardé un seul! dit Eugénie.
Celui-ci a huit mois, et il est superbe pour son âge. Vous ne trouvez
pas que ce soit un bel enfant?

--Je ne m'y connais pas du tout. Je le trouverai _délirant_ si cela vous
fait plaisir... Mais j'y songe! il est impossible que vous soyez sa
mère. Je vous ai vue il y a huit mois... Allons donc! cet enfant n'est
pas à vous.

--Non, dit Eugénie brusquement. Je me moquais de vous, c'est l'enfant de
mon portier, c'est mon filleul.

--Et cela vous amuse, de le porter sur vos bras, tout en faisant votre
ménage?

--Voulez-vous le tenir un peu, dit-elle en le lui présentant, pendant
que je servirai le déjeuner?

--Si cela nous fait déjeuner un peu plus vite, je le veux bien; mais je
vous assure que je ne sais comment toucher à _cela_, et que s'il lui
prend fantaisie de crier, je ne saurai pas faire autre chose que de le
poser par terre. Fi! puisque vous n'êtes pas sa mère, je puis bien vous
dire, Eugénie, que je le trouve fort laid avec ses grosses joues et ses
yeux ronds!

--Il est plus beau que vous, s'écria Eugénie avec une colère ingénue, et
vous n'êtes pas digne d'y toucher.

--Tenez, le voilà qui piaille, dit Horace: permettez-moi de le reporter
dans la loge de ses chers parents.»

L'enfant, effrayé de la grosse barbe noire d'Horace, s'était rejeté, en
criant, dans le sein d'Eugénie.

«Et moi, dit-elle en le caressant pour l'apaiser, moi qui serais si
heureuse d'avoir un enfant comme toi, mon pauvre trésor!»

Horace sourit dédaigneusement, et, s'enfonçant dans un fauteuil, il
devint rêveur. Le passé sembla enfin se réveiller dans sa mémoire, et il
me dit avec abattement, lorsque Eugénie, ayant déposé l'enfant sur mes
genoux, passa dans la chambre voisine: «Jamais Eugénie ne me pardonnera
de n'avoir pas compris les joies de la paternité: vraiment, les femmes
sont injustes et impitoyables. J'y ai beaucoup réfléchi, depuis _mon
malheur_; et j'ai eu beau chercher comment les délices de la famille
pouvaient être appréciables à un homme de vingt ans, je ne l'ai pas
trouvé. Si un enfant pouvait venir au monde à l'âge de dix ans, au
développement de sa beauté et de son intelligence (en supposant
gratuitement qu'il ne fût ni laid, ni roux, ni bossu, ni idiot), je
comprendrais, jusqu'à un certain point, qu'on pût s'intéresser à lui.
Mais soigner ce petit être malpropre, rechigné, stupide, et pourtant
despotique, c'est le fait des femmes, et Dieu leur a donné pour cela des
entrailles différentes des nôtres.

--Cela n'est vrai que jusqu'à un certain point, répondis-je. Les femmes
les aiment plus délicatement, et s'entendent mieux à les élever durant
les premières années; mais je n'ai jamais compris, moi, qu'en présence
de cet être faible et mystérieux qui porte en lui un passé et un avenir
inconnus, on pût éprouver, pour tout sentiment, la répugnance. Les
hommes du peuple sont meilleurs que nous, Horace. Ils aiment leurs
petits avec une admirable naïveté. N'avez-vous jamais été saisi de
respect et d'attendrissement à la vue d'un robuste ouvrier portant le
soir dans ses bras nus, encore tout noircis par le travail, son marmot
sur le seuil de la porte, pour l'égayer et soulager sa mère?

--Ce sont des vertus inconciliables avec la propreté,» répondit Horace
sur un ton de persiflage dédaigneux, et sans songer que dans ce
moment-là il était fort malpropre lui-même. Puis, passant la main sur
son front, comme pour rassembler ses idées: «Je vous remercie de m'avoir
hébergé cette nuit, dit-il; mais je ne sais si c'est pour réveiller en
moi un remords salutaire que vous m'avez mis dans cette chambre fatale;
j'y ai fait des rêves affreux, et il faut, puisque me voilà décidément
dans la position d'esprit la plus sinistre, que je vous fasse une
question pénible et délicate. Avez-vous jamais su, Théophile, ce
qu'était devenue l'infortunée dont j'ai si affreusement brisé le coeur
par un crime vraiment étrange, pour n'avoir pas été enchanté de l'idée
d'être père à vingt ans, et lorsque j'étais dans l'indigence!

--Horace, lui dis-je, ne faites-vous cette question avec le sentiment
que vous avez, en ce moment, sur le visage, c'est-à-dire avec une
curiosité assez indolente, ou avec celui que vous devez avoir dans le
coeur?

--Mon visage est pétrifié, mon pauvre Théophile, répondit-il avec un
accent qui redevenait peu à peu déclamatoire, et j'ignore si je pourrai
jamais pleurer ou sourire désormais. Ne m'en demandez pas la cause,
c'est mon secret. Quant à mon coeur, c'est sa destinée d'être méconnu;
mais vous qui avez toujours été meilleur et plus indulgent pour moi que
tous les autres, comment pouvez-vous l'outrager à ce point d'ignorer
qu'il saignera éternellement par cette blessure? Si j'étais sûr que
Marthe vécût et qu'elle se fût consolée, je serais peut-être soulagé
aujourd'hui d'une des montagnes qui oppressent tout le passé de ma vie,
tout mon avenir peut-être!

--En ce cas, lui dis-je, je vous répondrai la vérité: Marthe n'est pas
morte; Marthe n'est pas malheureuse, et vous pouvez l'oublier.»

Horace ne reçut pas cette nouvelle avec l'émotion que j'en attendais. Il
eut plutôt l'air d'un homme qui respire en jetant bas son fardeau, que
d'un coupable qui rentre en grâce avec le ciel.

«Dieu soit loué!» dit-il sans penser à Dieu le moins du monde; et il
retomba dans sa rêverie, sans ajouter une seule question.

Cependant il y revint dans la journée, et voulut savoir où elle était et
comment elle vivait.

«Je ne suis autorisé à vous donner aucune espèce d'explication à cet
égard, lui répondis-je, et je vous conseille pour votre repos et pour
le sien, de n'en point chercher; il serait trop tard pour réparer vos
fautes, et il doit vous suffire d'apprendre qu'elles n'ont aucun besoin
de réparation.»

Horace me répondit avec amertume: «Du moment que Marthe m'a quitté sans
regrets et sans les projets de suicide dont je m'effrayais; du moment
qu'elle n'a point été malheureuse, et qu'elle s'est débarrassée de son
amour par lassitude ou par inconstance, je ne vois pas que mes fautes
soient si graves et que ni elle ni personne ait le droit de me les
rappeler.

--Brisons là-dessus, lui dis-je. Le moment de s'en expliquer est
très-inopportun.»

Il prit de l'humeur et sortit; cependant il revint à l'heure du dîner.
Eugénie n'avait pas osé l'inviter, dans la crainte de paraître informée
de sa situation. Je ne voulais pas lui dire que je la connaissais, et
j'attendais qu'il m'en fit l'aveu. Il n'y paraissait pas encore disposé,
et il me dit en rentrant:

«C'est encore moi; nous nous sommes quittés tantôt assez froidement,
Théophile, et je ne puis rester ainsi avec toi.» Il me tendit la main.

«C'est bien, lui dis-je: mais, pour me prouver que tu ne m'en veux pas,
tu vas dîner avec nous.

--A la bonne heure, répondit-il, s'il ne faut que cela pour effacer mon
tort...»

Nous nous mîmes à table, et nous y étions encore, lorsque la mère Olympe
vint chercher l'enfant pour le mener coucher.

Au milieu des occupations multipliées de ce jour, Arsène et Marthe
avaient oublié de prévoir que la bonne femme pourrait rencontrer Horace
chez nous, et jaser devant lui. Elle aimait malheureusement à parler.
Elle était tout coeur et tout feu, comme elle disait elle-même, pour
ses jeunes amis; et ce jour-là, plus que de coutume, exaltée par
la splendeur de leur position nouvelle à un théâtre en vogue, elle
éprouvait le besoin impérieux de s'émouvoir en parlant d'eux. Eugénie
fit de vains efforts pour la renvoyer au plus vite avec son _trésor_,
pour l'emmener à la cuisine, pour lui faire baisser la voix: la mère
Olympe, ne comprenant rien à ces précautions, exhala sa joie et son
attendrissement en longs discours, en sonores exclamations, et prononça
plusieurs fois les noms de monsieur et de madame Arsène. Si bien
qu'Horace, qui d'abord la prenant pour la portière, n'avait pas
daigné prêter l'oreille à ses paroles, la regarda, l'observa, et
nous interrogea avidement dès qu'elle fut partie. De quel Arsène
parlait-elle? Le Masaccio était-il donc époux et père? Le prétendu
enfant du portier était donc le sien? Et pourquoi ne le lui avait-on pas
dit tout de suite? «J'aurais dû le deviner; au reste, ajouta-t-il,» son
poupard est déjà aussi laid et aussi camus que lui.

Tout ce dénigrement superbe impatientait Eugénie jusqu'à l'indignation.
Elle cassa deux assiettes, et je crois que, malgré sa douceur et la
dignité habituelle de ses manières, elle eut grande envie de jeter la
troisième à la tête d'Horace. Je la soulageai infiniment en prenant le
parti de dire tout de suite la verité. Puisque aussi bien Horace devait
l'apprendre tôt ou tard, il valait mieux qu'il l'apprît de nous et dans
un moment où nous pouvions en surveiller l'effet sur lui. Arsène m'avait
autorisé depuis plusieurs jours, et, pour son compte et de la part de
Marthe, à agir comme je le jugerais utile en cette circonstance.

«Comment se fait-il, Horace, lui dis-je, que vous n'ayez pas deviné déjà
que la femme de Paul Arsène est une personne très-connue de vous, et qui
nous est infiniment chère?»

Il réfléchit une minute en nous regardant alternativement avec des yeux
troublés. Puis, prenant tout à coup une attitude dégagée, imitée du
marquis de Vernes:

«Au fait, dit-il, ce ne peut être qu'_elle_, et je suis un grand sot de
n'avoir pas compris pourquoi vous étiez si embarrassés tout à l'heure
devant la vieille fée qui emportait l'enfant... Mais l'enfant?... Ah!
l'enfant!... j'y suis! la vieille a très-nettement dit _son père_ en
parlant d'Arsène... l'enfant de huit mois... car il a huit mois, vous
me l'avez dit ce matin, Eugénie!... et il y a neuf mois que Marthe m'a
quitté, si j'ai bonne mémoire... Vive Dieu! voilà un dénoûment sublime
et dont je ne m'étais pas avisé dans mon roman!»

Ici Horace se renversa sur une chaise avec un rire éclatant tellement
forcé, tellement âpre, qu'il nous fit mal comme le râle d'un homme à
l'agonie.

«Ah! finissez de rire, s'écria Eugénie en se levant d'un air courroucé
qui la rendait vraiment belle et imposante: cet enfant que Paul Arsène
élève et chérit comme le sien, c'est le vôtre, puisque vous voulez
le savoir. Vous l'avez trouvé laid, parce que, selon vous, il lui
ressemble: et lui le trouve beau, quoiqu'il ressemble, le pauvre
innocent, à l'homme le plus égoïste et le plus ingrat qui soit au
monde!»

Cet élan de sainte colère épuisa Eugénie: elle retomba sur sa chaise,
suffoquée et les joues ruisselantes de larmes. Horace, irrité de cette
sorte de malédiction jetée sur lui avec tant de véhémence, s'était levé
aussi; mais il retomba aussi sur sa chaise, comme foudroyé par le cri de
sa conscience, et cacha son visage dans ses deux mains.

Il resta ainsi plus d'une heure. Eugénie, essuyant ses yeux, avait
repris ses travaux de ménage, et j'attendais en silence l'issue du
combat que l'orgueil, le doute, le repentir, la honte, se livraient dans
le coeur d'Horace.

Enfin il sortit de cette orageuse méditation, en se levant et en
marchant dans la chambre à grands pas et avec de grands gestes.

«Eugénie, Théophile! s'écria-t-il en nous saisissant le bras à tous deux
et en nous regardant fixement, ne vous jouez pas de moi! Ceci est une
crise décisive dans ma vie; c'est ma porte ou mon salut que vous tenez
dans vos mains. Il s'agit de savoir si je suis le plus ridicule ou le
plus lâche des hommes. J'aimerais encore mieux être le plus ridicule, je
vous en donne ma parole d'honneur.

--Je le crois bien! répondit Eugénie avec mépris.

--Eugénie, dis-je à ma fière compagne, ayez de l'indulgence et de la
douceur avec Horace, je vous en supplie. Il est fort à plaindre parce
qu'il est fort coupable. Vous avez cédé à l'impétuosité de votre coeur
en l'accablant tout à l'heure d'un reproche bien grave. Mais ce n'est
pas ainsi qu'on doit traiter les infirmités de l'âme. Laissez-moi lui
parler, et fiez-vous à mon respect, à mon affection, à ma vénération
pour vos amis absents.

--Respect, vénération, reprit Horace, rien que cela!... c'est peu: ne
sauriez-vous inventer quelque terme d'idolâtrie plus digne du grand, du
divin Paul Arsène? Moi, je veux bien répondre _amen_ à vos litanies;
mais pas avant que vous m'ayez prouvé d'une manière irrécusable que je
suis bien le père, _le père unique_, entendez-vous? de cet enfant qu'on
veut maintenant me mettre sur le corps.

--On a des intention» très-différentes, lui dis-je avec une froide
sévérité. On désire que vous ne vous occupiez jamais de votre fils; on
ne vous l'a jamais présenté comme tel; on ne vous en a jamais parlé; et
si la fantaisie, vous venait de le réclamer un jour, comme la loi
ne vous donne aucun droit sur lui, on saurait le soustraire à une
protection tardive et usurpatrice. Ainsi n'outragez pas la noblesse et
le dévouement que vous ne pouvez pas comprendre. Ce serait vous avilir
à tous les yeux, et même aux vôtres, lorsque le voile grossier qui les
couvre sera tombé. Au reste, il ne s'agit pas d'autre chose dans ce
moment de crise décisive, comme vous l'appelez avec raison, que de
secouer ce voile funeste. Il faut que vous remportiez la victoire sur
des sentiments indignes de vous, et que vous ayez un repentir profond.
Il faut que vous sortiez d'ici plein de respect pour la mère de votre
fils, et de reconnaissance pour son père adoptif, entendez-vous bien?
Il faut que vous me disiez que vous vous êtes conduit comme un enfant,
comme un fou, ou bien que vous emportiez à tout jamais mon antipathie et
mon dégoût pour votre caractère.

--Fort bien, répondit-il en essayant de lutter encore contre mon arrêt,
il faut que je fasse amende honorable, parce que l'on m'a rendu père
d'un enfant dont je n'ai jamais entendu parler et qui se trouve devoir
être le mien! Quelle épreuve dois-je subir pour prouver combien je suis
repentant? quelle pénitence publique dois-je faire pour laver mon crime?

--Aucune! Toute cette histoire est un secret entre quatre personnes, et
vous êtes la cinquième. Mais si vous aviez la folie et le malheur de
la publier, de la raconter à votre manière, je serais forcé de dire la
vérité, et d'apprendre à tous ceux qui vous connaissent que vous en avez
menti. Vous demandez des preuves matérielles, qui soient irrécusables!
comme si l'on pouvait en fournir comme s'il y en avait d'autres que des
preuves morales C'est comme si vous déclariez que vous avez l'esprit
trop épais et l'âme trop basse pour croire à autre chose qu'au
témoignage direct de vos sens. Dans cette hypothèse, il n'y a pas un
homme sur la terre qui ne pût méconnaître et repousser ses enfants sous
prétexte qu'il n'a pas été témoin de tous les instants de l'existence de
sa femme.

--Qu'exigez-vous donc de moi? reprit-il avec une fureur concentrée. Que
j'apprenne mon secret à tout le monde, et que je proclame la vertu
de Marthe aux dépens de mon honneur? C'est un duel à mort entre la
réputation de cette femme et la mienne que vous me proposez!

--Nullement, Horace; nous ne sommes pas ici dans le monde que vous venez
de quitter. Vingt salons n'ont pas les yeux ouverts sur le secret de
votre vie domestique, et l'honneur de Marthe n'a pas besoin, comme celui
d'une certaine vicomtesse, que le vôtre soit compromis. Le milieu où ces
événements se sont accomplis est bien restreint et bien obscur. Tout au
plus quatre ou cinq anciens amis vous demanderont compte de vos amours
avec elle. Si vous leur répondez qu'elle a été une amante sans foi et
sans dignité, ce bruit pourra se répandre davantage et l'atteindre dans
la position plus évidente et plus enviée qu'elle est en train de se
faire. Mais vous pouvez garder votre dignité et la sienne, qui ne sont
point ici en lutte le moins du monde. Si vous ne comprenez pas la
conduite que vous devez tenir en cette circonstance, je vais vous la
dire. Vous refuserez d'entrer dans aucune explication; vous ne parlerez
jamais de l'enfant qu'Arsène reconnaît et déclare, par un pieux
mensonge, être le sien; vous direz, du ton ferme et bref qui convient
à un homme sérieux, que vous avez pour Marthe l'estime et le respect
qu'elle mérite; et croyez-moi, cette déclaration vous fera honneur, même
aux yeux de ceux qui soupçonneraient la vérité. Cela seul pourra leur
faire excuser et taire vos égarements... Si vous aviez agi ainsi, même à
l'égard d'une autre femme qui en est moins digne, vous seriez peut-être
réhabilité aujourd'hui dans l'estime de juges plus pointilleux et plus
exigeants que ne le seront vos anciens camarades.»

Cette insinuation éleva un autre sujet d'explication, et Horace,
consterné, reçut mes admonestations avec le silence de l'abattement.
Mais en ce qui concernait Marthe, il se débattit longtemps, et pendant
deux heures j'eus à lutter, non contre son incrédulité, elle était
feinte, mais contre son obstination et son dépit. Malgré sa résistance,
je voyais pourtant bien qu'il était ébranlé et que je gagnais du
terrain. A neuf heures du soir, il sortit, en me disant qu'il avait
besoin d'être seul, de respirer l'air et de réfléchir en marchant. «Je
reviendrai avant minuit, me dit-il, et je vous avouerai franchement le
résultat de mon examen de conscience. Nous causerons encore de tout
cela, si vous n'êtes pas horriblement las de moi.»

[Illustration: Et je me suis jeté à ses pieds.]

Il rentra vers une heure du matin avec un visage animé, bien que fort
pâle encore, et avec des manières affectueuses et communicatives. «Eh,
bien? lui dis-je en secouant la main qu'il me tendait.--Eh bien! me
répondit-il, j'ai remporté la victoire, ou plutôt c'est Marthe et vous
qui m'avez vaincu, et désormais vous ferez tous de moi ce que vous
voudrez. J'étais un fou, un malheureux tourmenté de mille doutes
poignants; mais vous autres, vous êtes des êtres forts, calmes et sages.
Vous m'aidez à retrouver la face de la vérité, quand elle se brouille
dans les nuages de mon imagination. Écoutez ce qui m'est arrivé; je veux
tout vous dire. En vous quittant, j'ai été au Gymnase; je voulais voir
Marthe, travestie en comédienne sur cette scène mesquine, débiter en
minaudant les gravelures sentimentales de nos petits drames bourgeois,
Oui, je voulais la voir ainsi, pour me guérir à jamais du dépit qu'elle
m'avait laissé dans l'âme, pour la mépriser intérieurement et me
mépriser moi-même de l'avoir aimée. Je n'étais pas assis depuis cinq
minutes, que je vois paraître un ange de beauté et que j'entends une
voix pure et touchante comme celle de mademoiselle Mars. C'était bien
la beauté, c'était bien la voix de ma pauvre Marthe; mais combien
poétisées, combien idéalisées par la culture de l'esprit et par le
travail sérieux de la séduction! Je vous le disais autrefois: une femme
qui n'est pas occupée avant tout du soin de plaire n'est pas une femme;
et dans ce temps-là, Marthe, en dépit de tous ses dons naturels, avait
une indolence mélancolique, une réserve humble et triste qui lui
faisaient perdre, la plupart du temps, tous ses avantages. Mais quelle
métamorphose, grand Dieu! s'est opérée en elle! quel luxe de beauté,
quelle distinction de manières, quelle élégance de diction, quel aplomb,
quelle grâce aisée! et tout cela sans perdre cet air simple, chaste et
doux, qui jadis me faisait rentrer en moi-même et tomber à genoux au
milieu de mes soupçons et de mes emportements! Elle a eu ce soir, je
vous l'assure, un succès, non pas éclatant, mais bien réel et bien
mérité. Son rôle était mauvais, faux, ridicule même; elle a su le rendre
vrai, noble et saisissant, sans grands effets, sans moyens téméraires.
On applaudissait peu; on ne disait pas: C'est sublime, c'est délirant!
mais chacun regardait son voisin et disait: Voilà qui est bien; comme
c'est bien! Oui, _bien_ est le mot qui convient. J'ai appris dans le
monde, où l'on apprend quelques bonnes choses au milieu d'un grand
nombre de mauvaises, que le bien est plus difficile à atteindre que le
beau; ou, pour mieux dire, le bien est une face du beau plus raffinée,
plus châtiée que toutes les autres. Ah! vraiment, je serai fort aise que
toutes ces impertinentes éventées qu'on appelle femmes du monde voient
comme cette pauvre grisette sait marcher, s'asseoir, tenir son bouquet,
causer, sourire, avec plus de convenance et de charme qu'elles toutes!
Mais où donc Marthe a-t-elle appris tout cela? Oh! que l'intelligence
est une force rapide et pénétrante! Sur mon honneur, je ne me serais
jamais douté que Marthe en eût autant; et cette pensée m'a fait ouvrir
les yeux. Combien je l'ai méconnue! me disais-je en la regardant. Je
l'ai crue si souvent bornée ou extravagante, et la voilà qui me donne un
démenti, et qui semble se venger de mon erreur, en se montrant accomplie
et triomphante, devant moi, à tout ce public, à tout Paris! car tout
Paris va bientôt parler d'elle, et se disputer le plaisir de la voir et
de l'applaudir! J'ai beaucoup rougi de moi, je vous l'avoue: et dès que
la pièce où elle jouait a été finie, j'ai couru à la porte des acteurs,
j'ai forcé toutes les consignes, j'ai mis en fureur tous les portiers et
tous les gardiens de cet étrange sanctuaire; j'ai cherché, j'ai trouvé
sa loge, j'ai poussé la porte après avoir frappé, et, sans attendre
qu'on vînt, selon l'usage, parlementer avec moi, j'ai osé pénétrer
jusqu'à elle. Elle était encore dans son élégant costume, mais elle
avait essuyé son fard; ses cheveux, dont elle avait ôté les fleurs,
tombaient plus longs, plus noirs, et plus beaux que jamais sur ses
épaules de reine. Elle était encore plus belle que sur la scène, et je
me suis jeté à ses pieds; j'ai pressé ses genoux contre ma poitrine, au
grand scandale de sa soubrette, qui m'a paru une villageoise bien naïve
pour une habilleuse de théâtre. Je savais que je ne trouverais pas
Arsène auprès d'elle; je me souvenais bien qu'il est caissier, qu'il est
occupé à la régie pendant que sa femme fait sa toilette. Mes amis, vous
me direz tout, ce que vous voudrez: elle est mariée, elle chérit son
mari, elle le respecte, elle l'estime; tout cela est bel et bon: mais
elle m'aime! oui, Marthe m'aime encore, elle m'aime toujours, et, bien
qu'elle m'ait dit tout le contraire, je n'en puis pas douter. Elle est
devenue, en me voyant, pâle comme la mort; elle a chancelé; elle serait
tombée évanouie si je ne l'eusse retenue dans mes bras et assise sur sa
causeuse. Elle a été cinq minutes sans pouvoir me dire un mot, et comme
égarée; et enfin, lorsqu'elle m'a parlé pour me vanter son bonheur, son
repos, son mariage... ses yeux humides et son sein haletant me disaient
tout autre chose; et moi, n'entendant que vaguement avec mes oreilles
les paroles de sa bouche, je comprenais avec tout mon être la voix de
son coeur, qui parlait bien plus haut et plus éloquemment. Elle voulait
que j'attendisse dans sa loge l'arrivée d'Arsène; je crois qu'elle
craignait ses soupçons, si elle eût semblé me recevoir comme en cachette
de lui. Mais M. Arsène m'a bien assez inquiété et tourmenté pendant un
an, pour que je ne me fasse pas grand scrupule de lui rendre la pareille
pendant une soirée. D'ailleurs, je ne me sentais pas du tout disposé à
voir cet être vulgaire et prosaïque tutoyer, embrasser et emmener celle
que je ne puis me déshabituer tout d'un coup de regarder comme ma
maîtresse et ma compagne. Je me suis esquivé en lui promettant de ne la
revoir que quand elle voudrait et, devant qui elle voudrait. Mais au
moins pendant une heure j'ai été agité, ému, et, puisqu'il faut tout
vous dire, épris comme je ne l'ai été de longtemps. Je vous l'ai dit
vingt fois au milieu de toutes mes folies, souvenez-vous-en, Théophile:
je n'ai jamais aimé que Marthe, et je sens bien que je n'aimerai jamais
qu'elle, en dépit de tout, en dépit d'elle et de moi-même.
                
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