George Sand

Horace
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Au milieu de nos dissertations romantiques, on sonna à la porte. Eugénie
m'en avertit en frappant un petit coup contre la vitre, et j'allai
ouvrir. C'était un élève en peinture de l'école d'Eugène Delacroix,
nommé Paul Arsène, surnommé _le petit Masaccio_ à l'atelier où j'allais
tous les jours faire un cours d'anatomie à l'usage des peintres.

«Salut au signor Masaccio, lui dis-je en le présentant à Horace, qui
jeta un regard glacial sur sa blouse malpropre et ses cheveux mal
peignés. Voici un jeune maître qui ira loin, à ce qu'on assure, et qui
vient en attendant me chercher pour la leçon.

--Non pas encore, me répondit Paul Arsène; vous avez plus d'une heure
devant vous; je venais pour vous parler de choses qui me concernent
particulièrement. Auriez-vous le loisir de m'écouter?

--Certainement, répondis-je; et si mon ami est de trop, il retournera
fumer sur le balcon.

--Non, reprit le jeune homme, je n'ai rien de secret à vous dire, et,
comme deux avis valent mieux qu'un, je ne serai pas fâché que monsieur
m'entende aussi.

--Asseyez-vous, lui dis-je en allant chercher une quatrième chaise dans
l'autre chambre.

[Illustration: C'était le type peuple incarné dans un individu.]

--Ne faites pas attention,» dit le rapin en grimpant sur la commode;
et, ayant mis sa casquette entre son coude et son genou, il essuya d'un
mouchoir à carreaux sa figure inondée de sueur et parla en ces
termes, les jambes pendantes et le reste du corps dans l'altitude du
_Pensieroso_:

«Monsieur, j'ai envie de quitter la peinture et d'_entrer dans la
médecine_, parce qu'on me dit que c'est un meilleur état; je viens donc
vous demander ce que vous en pensez.

--Vous me faites une question, lui dis-je, à laquelle il est plus
difficile de répondre que vous ne pensez. Je crois toutes les
professions très-encombrées, et par conséquent tous les états, comme
vous dites, très-précaires. De grandes connaissances et une grande
capacité ne sont pas des garanties certaines d'avenir; enfin je ne vois
pas en quoi la médecine vous offrirait plus de chances que les arts. Le
meilleur parti à prendre c'est celui que nos aptitudes nous indiquent;
et puisque vous avez, assure-t-on, les plus remarquables dispositions
pour la peinture, je ne comprends pas que vous en soyez déjà dégoûté.

--Dégoûté, moi! oh! non, répliqua le Masaccio; je ne suis dégoûté de
rien du tout, et si l'on pouvait gagner sa vie à faire de la peinture,
j'aimerais mieux cela que toute autre chose; mais il paraît que c'est si
long, si long! Mon patron dit qu'il faudra dessiner le modèle pendant
deux ans au moins avant de manier le pinceau. Et puis, avant d'exposer,
il paraît qu'il faut encore travailler la peinture au moins deux ou
trois ans. Et quand on a exposé, si on n'est pas refusé, on n'est
souvent pas plus avancé qu'auparavant. J'étais ce matin au Musée, je
croyais que tout le monde allait s'arrêter devant le tableau de mon
patron; car enfin c'est un maître, et un fameux, celui-là! Eh bien! la
moitié des gens qui passaient ne levaient seulement pas la tête, et ils
allaient tous regarder un monsieur qui s'était fait peindre en habit
d'artilleur et qui avait des bras de bois et une figure de carton. Passe
pour ceux-là: c'étaient de pauvres ignorants; mais voilà qu'il est venu
des jeunes gens, élèves en peinture de différents ateliers, et que
chacun disait son mot: ceux-ci blâmaient, ceux-là admiraient; mais pas
un n'a parlé comme j'aurais voulu. Pas un ne comprenait. Je me suis dit
alors: A quoi bon faire de l'art pour un public qui n'y voit et qui n'y
entend goutte. C'était bon _dans les temps!_ Moi je vais prendre un
autre métier pourvu que ça me rapporte de L'argent.

[Illustration: Au premier feu de la troupe, mon pauvre Jean tombe.]

--Voilà un sale crétin! me dit Horace en se penchant vers mon oreille.
Son âme est aussi crasseuse que sa blouse!»

Je ne partageais pas le mépris d'Horace. Je ne connaissais presque pas
le Masaccio, mais je le savais intelligent et laborieux. M. Delacroix en
faisait grand cas, et ses camarades avaient de l'estime et de l'amitié
pour lui. Il fallait qu'une pensée que je ne comprenais pas fût cachée
sous ces manifestations de cupidité ingénue; et comme il avait déclaré,
en commençant, n'avoir rien de secret à me dire, je prévoyais bien que
ce secret ne sortirait pas aisément. Il ne fallait, pour se convaincre
de l'obstination du Masaccio, et en même temps pour pressentir en lui
quelque motif non vulgaire, que regarder sa figure et observer ses
manières.

C'était le type peuple incarné dans un individu; non le peuple robuste
et paisible qui cultive la terre, mais le peuple artisan, chétif, hardi,
intelligent et alerte. C'est dire qu'il n'était pas beau. Cependant il
était de ceux dont les camarades d'atelier disent: «Il y a quelque chose
de fameux à faire avec cette tête-là!» C'est qu'il y avait dans sa tête,
en effet, une expression magnifique, sous la vulgarité des traits. Je
n'en ai jamais vu de plus énergique ni de plus pénétrante. Ses yeux
étaient petits et même voilés, sous une paupière courte et bridée;
cependant ces yeux là lançaient des flammes, et le regard était si
rapide qu'il semblait toujours prêt à déchirer l'orbite. Le nez était
trop court, et le peu de distance entre le coin de l'oeil et la narine
donnait au premier aspect l'air commun et presque bas à la face entière;
mais cette impression ne durait qu'un instant. S'il y avait encore de
l'esclave et du vassal dans l'enveloppe, le génie de l'indépendance
couvait intérieurement et se trahissait par des éclairs. La bouche
épaisse, ombragée d'une naissante moustache noire, irrégulièrement
plantée; la figure large, le menton droit, serré et un peu fendu au
milieu; les zygomas élevés et saillants; partout des plans fermes et
droits, coupés de lignes carrées, annonçaient une volonté peu commune
et une indomptable droiture d'intention. Il y avait à la commissure
des narines des délicatesses exquises pour un adepte de Lavater; et le
front, qui était d'une structure admirable dans le sens de la statuaire,
ne l'était pas moins au point de vue phrénologique. Pour moi, qui étais
dans toute la ferveur de mes recherches, je ne me lassais point de
le regarder; et lorsque je faisais mes démonstrations anatomiques à
l'atelier, je m'adressais toujours instinctivement à ce jeune homme, qui
était pour moi le type de l'intelligence, du courage et de la bonté.

Aussi je souffrais, je l'avoue, de l'entendre parler d'une manière si
triviale.--Comment, Arsène, lui dis-je, vous quitteriez la peinture pour
un peu plus de profit dans une autre carrière?

--Oui, Monsieur, je le ferais comme je vous le dis, répondit-il sans le
moindre embarras. Si maintenant j'étais assuré de gagner mille francs
nets par an, je me ferais cordonnier.

--C'est un art comme un autre, dit Horace avec un sourire de mépris.

--Ce n'est point un art, répliqua froidement le Masaccio. C'est le
métier de mon père, et je n'y serais pas plus maladroit qu'un autre.
Mais cela ne me donnerait pas l'argent qu'il me faut.

--Il vous faut donc bien de l'argent, mon pauvre garçon? lui dis-je.

--Je vous le dis, il me faudrait gagner mille francs; et, au lieu de
cela, j'en dépense la moitié.

--Comment pouvez-vous songer en ce cas à étudier la médecine! Il vous
faudrait avoir une trentaine de mille francs devant vous, tant pour les
années où l'on étudie que pour celles où l'on attend la clientèle. Et
puis...

--Et puis vous n'avez pas fait vos classes, dit Horace, impatienté de ma
patience.

---Cela c'est vrai, dit Arsène; mais je les ferais, ou du moins je
ferais l'équivalent. Je me mettrais dans ma chambre avec une cruche
d'eau et un morceau de pain, et il me semble bien que j'apprendrais
dans une semaine ce que les écoliers apprennent dans un mois. Car les
écoliers, en général, n'aiment pas à travailler; et quand on est enfant,
on joue, et on perd du temps. Quand on a vingt ans, et plus de raison,
et quand d'ailleurs on est forcé de se dépêcher, on se dépêche. Mais
d'après ce que vous me dites du reste de l'apprentissage, je vois bien
que je ne puis pas être médecin. Et pour être avocat?

Horace éclata de rire.

«Vous allez vous faire mal à l'estomac, lui dit tranquillement le
Masaccio, frappé de l'affectation d'Horace en cet instant.

--Mon cher enfant, repris-je, éloignez tous ces projets, à votre âge ils
sont irréalisables. Vous n'avez devant vous que les arts et l'industrie.
Si vous n'avez ni argent ni crédit, il n'y a pas plus de certitude d'un
côté que de l'autre. Quelque parti que vous preniez, il vous faut du
temps, de la patience et de la résignation.»

Arsène soupira. Je me réservai de l'interroger plus tard.

«Vous êtes né peintre, cela est certain, continuai-je; c'est encore par
là que vous marcherez plus vite.

--Non, Monsieur, répliqua-t-il; je n'ai qu'à entrer demain dans un
magasin de nouveautés, je gagnerai de l'argent.

--Vous pouvez même être laquais, ajouta Horace, indigné de plus en plus.

--Cela me déplairait beaucoup, dit Arsène; mais s'il n'y avait que
cela!...

--Arsène! Arsène! m'écriai-je, ce serait un grand malheur pour vous et
une perte pour l'art. Est-il possible que vous ne compreniez pas qu'une
grande faculté est un grand devoir imposé par la Providence?

--Voilà une belle parole, dit Arsène, dont les yeux s'enflammèrent tout
à coup. Mais il y a d'autres devoirs que ceux qu'on remplit envers
soi-même. Tant pis! Allons, je m'en vais dire à l'atelier que vous
viendrez à trois heures, n'est-ce pas?»

Et il sauta à bas de la commode, me serra la main sans rien dire,
salua à peine Horace, et s'enfonça comme un chat dans la profondeur de
l'escalier, s'arrêtant à chaque étage pour faire rentrer ses talons dans
ses souliers délabrés.



IV.

Paul Arsène revint me voir; et quand nous fûmes seuls, j'obtins, non
sans peine, la confidence que je pressentais. Il commença par me faire
en ces termes le récit de sa vie:

«Comme je vous l'ai dit, Monsieur, mon père est cordonnier en province.
Nous étions cinq enfants; je suis le troisième. L'aîné était un homme
fait lorsque mon père, déjà vieux, et pouvant se retirer du métier avec
un peu de bien, s'est remarié avec une femme qui n'était ni belle ni
bonne, ni jeune ni riche, mais qui s'est emparée de son esprit, et
qui gaspille son honneur et son argent. Mon père, trompé, malheureux,
d'autant plus épris qu'elle lui donne plus de sujets de jalousie, s'est
_jeté dans le vin_, pour s'étourdir, comme on fait dans notre classe
quand on a du chagrin. Pauvre père! nous avons bien patienté avec lui,
car il nous faisait vraiment pitié. Nous l'avions connu si sage et si
bon! Enfin, un temps est venu où il n'était plus possible d'y tenir. Son
caractère avait tellement changé, que pour un mot, pour un regard, il se
jetait sur nous pour nous frapper. Nous n'étions plus des enfants, nous
ne pouvions pas souffrir cela. D'ailleurs nous avions été élevés avec
douceur, et nous n'étions pas habitués à avoir l'enfer dans notre
famille. Et puis, ne voilà-t-il pas qu'il a pris de la jalousie contre
mon frère aîné! Le fait est que la belle-mère lui avait fait des
avances, parce qu'il était beau garçon et bon enfant; mais il l'avait
menacée de tout raconter à mon père, et elle avait pris les devants,
comme dans la tragédie de _Phèdre_, que je n'ai jamais vu jouer depuis
sans pleurer. Elle avait accusé mon pauvre frère de ses propres
égarements d'esprit. Alors mon frère s'est vendu comme remplaçant, et
il est parti. Le second, qui prévoyait que quelque chose de semblable
pourrait bien lui arriver, est venu ici chercher fortune, en me
promettant de me faire venir aussitôt qu'il aurait trouvé un moyen
d'exister. Moi, je restais à la maison avec mes deux soeurs, et je
vivais assez tranquillement, parce que j'avais pris le parti de laisser
crier la méchante femme sans jamais lui répondre. J'aimais à m'occuper;
je savais assez bien ce que j'avais appris en classe; et quand
je n'aidais pas mon père à la boutique, je m'amusais à lire ou à
barbouiller du papier, car j'ai toujours eu du goùt pour le dessin. Mais
comme je pensais que cela ne me servirait jamais à rien, j'y perdais le
moins de temps possible. Un jour, un peintre qui parcourait le pays
pour faire des études de paysage, commanda chez nous une paire de gros
souliers, et je fus chargé d'aller lui prendre mesure. Il avait des
albums étalés sur la table de sa petite chambre d'auberge; je lui
demandai la permission de les regarder; et comme ma curiosité lui
donnait à penser, il me dit de lui faire, d'_idée_, un _bonhomme_ sur un
bout de papier qu'il me mit dans les mains ainsi qu'un crayon. Je pensai
qu'il se moquait de moi; mais le plaisir de charbonner avec un crayon si
noir sur un papier si coulant l'emporta sur l'amour-propre. Je fis ce
qui me passa par la tête; il le regarda, et ne rit pas. Il voulut même
le coller dans son album, et y écrire mon nom, ma profession et le nom
de mon endroit. «Vous avez tort de rester ouvrier, me dil-il: vous
êtes né pour la peinture. A votre place, je quitterais tout pour aller
étudier dans quelque grande ville.» Il me proposa même de m'emmener; car
il était bon et généreux, ce jeune homme-là. Il me donna son adresse à
Paris, afin que, si le coeur m'en disait, je pusse aller le trouver. Je
le remerciai, et n'osai ni le suivre ni croire aux espérances qu'il me
donnait. Je retournai à mes cuirs et à mes formes, et un an se passa
encore sans orage entre mon père et moi.

«La belle-mère me haïssait: comme je lui cédais toujours, les querelles
n'allaient pas loin. Mais un beau jour elle remarqua que ma soeur
Louison, qui avait déjà quinze ans, devenait jolie, et que les gens du
quartier s'en apercevaient. La voilà qui prend Louison en haine, qui
commence à lui reprocher d'être une petite coquette, et pis que cela.
La pauvre Louison était pourtant aussi pure qu'un enfant de dix ans, et
avec cela, fière comme était notre pauvre mère. Louison, désespérée, au
lieu de filer doux comme je le lui conseillais, se pique, répond, et
menace de quitter la maison. Mon père veut la soutenir; mais sa femme
a bientôt pris le dessus. Louison est grondée, insultée, frappée,
Monsieur, hélas! et la petite Suzanne aussi, qui voulait prendre le
parti de sa sœur, et qui criait pour ameuter le voisinage. Alors je
prends un jour ma sœur Louison par un bras, et ma petite sœur Suzanne de
l'autre, et nous voilà partis tous les trois, à pied, sans un sou, sans
une chemise, et pleurant au soleil sur le grand chemin. Je vas trouver
ma tante Henriette, qui demeure à plus de dix lieues de notre ville, et
je lui dis d'abord:

«Ma tante, donnez-nous à manger et à boire, car nous mourons de faim et
de soif; nous n'avons pas seulement la force de parler. Et après que ma
tante nous eut donné à dîner, je lui dis:

--Je vous ai amené vos nièces: si vous ne voulez pas les garder, il
faut qu'elles aillent de porte en porte demander leur pain, ou qu'elles
retournent à la maison pour périr sous les coups. Mon père avait cinq
enfants, et il ne lui en reste plus. Les garçons se tireront d'affaire
en travaillant; mais si vous n'avez pas pitié des filles, il leur
arrivera ce que je vous dis.»

Alors ma tante répondit:--Je suis bien vieille, je suis bien pauvre;
mais plutôt que d'abandonner mes nièces, j'irai mendier moi-même.
D'ailleurs elles sont sages, elles sont courageuses, et nous
travaillerons toutes les trois. Cela dit et convenu, j'acceptai vingt
francs que la pauvre femme voulut absolument me donner, et je partis
sur mes jambes pour venir ici. Je fus tout de suite trouver mon second
frère, Jean, qui me fit donner de l'ouvrage dans la boutique où il
travaillait comme cordonnier, et ensuite j'allai voir mon jeune peintre
pour lui demander des conseils. Il me reçut très-bien, et voulut
m'avancer de l'argent que je refusai. J'avais de quoi manger en
travaillant; mais cette diable de peinture qu'il m'avait mise en tête
n'en était pas sortie, et je ne commençais jamais ma journée sans
soupirer en pensant combien j'aimerais mieux manier le crayon et le
pinceau que l'alène. J'avais fait quelques progrès, car, malgré moi, à
mes heures de loisir, le dimanche, j'avais toujours barbouillé quelques
figures ou copié quelques images dans un vieux livre qui me venait de
ma mère. Le jeune peintre m'encourageait, et je n'eus pas la force
de refuser les leçons qu'il voulut me donner gratis. Mais il fallait
subsister pendant ce temps-là, et avec quoi? Il connaissait un homme de
lettres qui me donna des manuscrits à copier. J'avais une belle main,
comme on dit, mais je ne savais pas l'orthographe. On m'essaya, et dans
les quatre ou cinq lignes qu'on me dicta, on ne trouva pas de fautes.
J'avais assez lu de livres pour avoir appris un peu la langue par
routine; mais je ne savais pas les principes, et je n'osais pas trop le
dire, de peur de manquer d'ouvrage. Je ne fis pourtant pas de fautes
dans mes copies, et ce fut à force d'attention. Cette attention me
faisait perdre beaucoup de temps, et je vis que j'aurais plus tôt fait
d'apprendre la grammaire et de m'exercer tout seul à faire des thèmes.
En effet, la chose marcha vite; mais, comme je pris beaucoup sur mon
sommeil, je tombai malade. Mon frère me retira dans son grenier, et
travailla pour deux. Le peu d'argent que j'avais gagné en copiant le
manuscrit de l'auteur servit à payer le pharmacien. Je ne voulus pas
faire savoir ma position à mon jeune peintre. J'avais vu par mes
yeux qu'il était lui-même souvent aux expédients, n'ayant encore ni
réputation, ni fortune. Je savais que son bon coeur le porterait à me
secourir; et comme il l'avait fait déjà malgré moi, j'aimais mieux
mourir sur mon grabat que de l'induire encore en dépense. Il me crut
ingrat, et, trouvant une occasion favorable pour faire le voyage
d'Italie, objet de tous ses désirs, il partit sans me voir, emportant de
moi une idée qui me fait bien du mal.

Quand je revins à la santé, je vis mon pauvre frère amaigri, exténué,
nos petites épargnes dépensées, et la boutique fermée pour nous; car,
pour me soigner, Jean avait manqué bien des journées. C'était au mois
de juillet de l'année passée, par une chaleur de tous les diables. Nous
causions tristement de nos petites affaires, moi encore couché et si
faible, que je comprenais à peine ce que Jean me disait. Pendant ce
temps-là, nous entendions tirer le canon, et nous ne songions pas même à
demander pourquoi. Mais la porte s'ouvre, et deux de nos camarades de
la boutique, tout échevelés, tout exaltés, viennent nous chercher pour
vaincre ou périr, c'était leur manière de dire. Je demande de quoi il
s'agit.

«De renverser la royauté et d'établir la république,» me disent-ils. Je
saute à bas de mon lit: en deux secondes, je passe un mauvais pantalon
et une blouse en guenilles, qui me servait de robe de chambre. Jean me
suit. «Mieux vaut mourir d'un coup de fusil que de faim,» disait-il.
Nous voilà partis.

Nous arrivons à la porte d'un armurier, où des jeunes gens comme nous
distribuaient des fusils à qui en voulait. Nous en prenons chacun un, et
nous nous postons derrière une barricade. Au premier feu de la troupe,
mon pauvre Jean tombe roide mort à côté de moi. Alors je perds la
raison, je deviens furieux. Ah! je ne me serais jamais cru capable de
répandre tant de sang. Je m'y suis baigné pendant trois jours jusqu'à la
ceinture, je puis dire; car j'en étais couvert, et non pas seulement de
celui des autres, mais du mien qui coulait par plusieurs blessures; mais
je ne sentais rien. Enfin, le 2 août, je me suis trouvé à l'hôpital,
sans savoir comment j'y étais venu. Quand j'en suis sorti, j'étais plus
misérable que jamais, et j'avais le coeur navré; mon frère Jean n'était
plus avec moi, et la royauté était rétablie.

J'étais trop faible pour travailler, et puis ces journées de juillet
m'avaient laissé dans la tête je ne sais quelle fièvre. Il me semblait
que la colère et le désespoir pouvaient faire de moi un artiste; je
rêvais des tableaux effrayants; je barbouillais les murs de figures que
je m'imaginais dignes de Michel-Ange. Je lisais les _Iambes_ de Barbier,
et je les façonnais dans ma tête en images vivantes. Je rêvais, j'étais
oisif, je mourais de faim, et ne m'en apercevais pas. Cela ne pouvait
pas durer bien longtemps, mais cela dura quelques jours avec tant de
force, que je n'avais souci de rien autour de moi. Il me semblait que
j'étais contenu tout entier dans ma tête, que je n'avais plus ni jambes,
ni bras, ni estomac, ni mémoire, ni conscience, ni parents, ni amis.
J'allais devant moi par les rues, sans savoir où je voulais aller.
J'étais toujours ramené, sans savoir comment, au tour des tombes de
Juillet. Je ne savais pas si mon pauvre frère était enterré là, mais je
me figurais que lui ou les autres martyrs, c'était la même chose, et
que, presser cette terre de mes genoux, c'était rendre hommage à la
cendre de mon frère. J'étais dans un état d'exaltation qui me faisait
sans cesse parler tout haut et tout seul. Je n'ai conservé aucun
souvenir de mes longs discours; il me semble que le plus souvent je
parlais en vers. Cela devait être mauvais et bien ridicule, et les
passants devaient me prendre pour un fou. Mais moi, je ne voyais
personne, et je ne m'entendais moi-même que par instants. Alors je
m'efforçais de me taire, mais je ne le pouvais pas. Ma figure était
baignée de sueur et de larmes, et ce qu'il y a de plus étrange, c'est
que cet état de désespoir n'était pas sans quelque douceur. J'errais
toute la nuit, ou je restais assis sur quelque borne, au clair de la
lune, en proie à des rêves sans fin et sans suite, comme ceux qu'on fait
dans le sommeil. Et pourtant je ne dormais pas, car je marchais, et je
voyais sur les murs ou sur le pavé mon ombre marcher et gesticuler à
côté de moi. Je ne comprends pas comment je ne fus pas une seule fois
ramassé par la garde.

Je rencontrai enfin un étudiant que j'avais vu quelquefois dans
l'atelier de mon jeune peintre. Il ne fut pas fier, quoique j'eusse
l'air d'un mendiant, et il m'accosta le premier. Je n'y mis pas de
discrétion, je ne savais pas si j'étais bien ou mal mis. J'avais bien
autre chose dans la cervelle, et je marchai à côté de lui sur les quais,
lui parlant peinture; car c'était mon idée fixe. Il parut s'intéresser à
ce que je lui disais. Peut-être aussi n'était-il pas fâché de se montrer
avec un des _bras-nus_ des glorieuses journées, et de faire croire par
là aux badauds qu'il s'était battu. À cette époque-là, les jeunes gens
de la bourgeoisie tiraient une grande vanité de pouvoir montrer un sabre
de gendarme qu'ils avaient acheté à quelque _voyou_ après la _fête_,
ou une égratignure qu'ils s'étaient faite en se mettant à la fenêtre
précipitamment, pour regarder. Celui-là me parut un peu de la trempe des
vantards: il prétendait m'avoir vu et parlé à telle et telle barricade,
où je ne me souvenais nullement de l'avoir rencontré. Enfin, il me
proposa de déjeuner avec lui, et j'acceptai sans fierté; car il y avait
je ne sais combien de jours que je n'avais rien pris, et ma cervelle
commençait à déménager sérieusement. Après le déjeuner, il s'en allait
visiter le cabinet de M. Dusommerard, à l'ancien hôtel de Cluny; il me
proposa de l'accompagner, et je le suivis machinalement.

La vue de toutes les merveilles d'art et de rareté entassées dans cette
collection me passionna tellement que j'oubliai tous mes chagrins en
un instant. Il y avait dans un coin plusieurs élèves en peinture qui
copiaient des émaux pour la collection gravée que fait faire à ses frais
M. Dusommerard. Je jetai les yeux sur leur travail; il me sembla que
j'en pourrais bien faire autant, et même que je verrais plus juste que
quelques-uns d'entre eux. Dans ce moment, M. Dusommerard rentra, et fut
salué par mon introducteur l'étudiant, qui le connaissait un peu. Ils
se tinrent quelques minutes à distance de moi, et je vis bien à leurs
regards que j'étais l'objet de leur explication. Comme le déjeuner
m'avait rendu un peu de sang-froid, je commençais à comprendre que ma
mauvaise tenue était choquante, et que l'antiquaire aurait bien pu
me prendre pour un voleur, si l'autre ne lui eût répondu de moi. M.
Dusommerard est très-bon; il n'aime pas les _faiseurs d'embarras_, mais
il oblige volontiers les pauvres diables qui lui montrent du zèle et
du désintéressement. Il s'approcha de moi, m'interrogea; et voyant
mon désir de travailler pour lui, et prenant aussi sans doute en
considération le besoin que j'en avais, il me remit aussitôt quelque
argent pour acheter des crayons, à ce qu'il disait, mais en effet pour
me mettre en état de pourvoir aux premières nécessités. Il me désigna
les objets que j'aurais à copier. Dès le lendemain, j'étais habillé
proprement et installé à la place où je devais travailler. Je fis de mon
mieux, et si vite que M. Dusommerard fut content et m'employa encore.
J'ai eu beaucoup à m'en louer, et c'est grâce à lui que j'ai vécu
jusqu'à ce jour; car non-seulement il m'a fait faire beaucoup de copies
d'objets d'art, mais encore il m'a donné des recommandations moyennant
lesquelles je suis entré dans plusieurs boutiques de joaillier pour
peindre des fleurs et des oiseaux pour bijoux d'émail, et des têtes pour
imitation de camées.

Grâce à ces expédients, j'ai pu suivre ma vocation et entrer dans les
ateliers de M. Delacroix, pour qui je me suis senti de l'admiration et
de l'inclination à la première vue. Je ne suis pas demandeur, et jamais
je n'aurais songé à ce qu'il m'a accordé de lui-même. La première fois
que j'allai lui dire que je désirais participer à ses leçons, je crus
devoir en même temps lui porter quelques croquis. Il les regarda, et me
dit:--Ce n'est vraiment pas mal. On m'avait prévenu qu'il n'était pas
causeur, et que, s'il me disait cela, je devais me tenir pour bien
content. Aussi, je le fus, et je m'en allais, lorsqu'il me rappela pour
me demander si j'avais de quoi payer l'atelier. Je répondis que oui en
rougissant jusqu'au blanc des yeux. Mais soit qu'il devinât que ce ne
serait pas sans peine, soit que quelqu'un lui eût parlé de moi, il
ajouta: «C'est bien, vous paierez au massier.»

Cela voulait dire, comme je le sus bientôt, que je mettrais seulement à
la masse l'argent qui sert à payer le loyer de la salle et les modèles,
mais que le maître ne recevrait rien pour lui, et que j'aurais ses
leçons gratis. Aussi, je porte ce maître-là dans mon coeur, voyez-vous!

Voilà bientôt six mois que cela dure, et je me trouverais bien heureux
si cela pouvait durer toujours. Mais cela ne se peut plus; il faut que
ma position change, et qu'au lieu de marcher patiemment dans la plus
belle carrière, je me mette à courir au plus vite dans n'importe
laquelle.

Ici le Masaccio se troubla visiblement; il ne raconta plus dans
l'abondance et la naïveté de ses pensées. Il chercha des prétextes, et
il n'en trouva aucun de plausible pour motiver l'irrésolution où il
était tombé. Il me montra une lettre de sa sœur Louison, qui contenait
de fraîches nouvelles de la tante Henriette. Cette bonne vieille
parente était devenue tout à fait infirme, et ne servait plus que de
porte-respect à ses deux nièces, qui travaillaient à la journée pour la
faire vivre. Les médecins la condamnaient, et on ne pouvait espérer de
la conserver au delà de trois ou quatre mois.

«Quand nous l'aurons perdue, disait Paul Arsène, que deviendront mes
sœurs? Resteront-elles seules dans une petite ville où elles n'ont point
d'autres parents que la tante Henriette, exposées à tous les dangers
qui entourent deux jolies filles abandonnées? D'ailleurs mon père ne le
souffrirait pas; et il ne serait pas de son devoir de le souffrir; et
alors leur sort serait pire; car non-seulement elles seraient exposées
aux mauvais traitements de la belle-mère, mais encore elles auraient
sous les yeux les mauvais exemples de cette femme, qui n'est pas
seulement méchante. Le seul parti que j'aie à prendre est donc ou
d'aller rejoindre mes sœurs en province et de m'y établir comme ouvrier,
pour ne les plus quitter, ou de les faire venir ici, et de les y
soutenir jusqu'à ce qu'elles puissent, par leur travail, se soutenir
elles-mêmes.

--Tout cela est fort juste et fort bien pensé, lui dis-je; mais si vos
soeurs sont fortes et laborieuses comme vous le dites, elles ne seront
pas longtemps à votre charge. Je ne vois donc pas que vous soyez
forcé de vous créer un état qui donne des appointements fixes aussi
considérables que vous le disiez l'autre jour. Il ne s'agit que de
trouver l'argent nécessaire pour faire venir Louison et Suzanne, et pour
les aider un peu dans les commencements. Eh bien, vous avez des amis qui
pourront vous avancer cette somme sans se gêner, et moi-même...

--Merci, Monsieur, dit Arsène... Mais je ne veux pas... On sait quand on
emprunte, on ne sait pas quand on rendra. Je dois déjà trop aux bontés
d'autrui, et les temps sont durs pour tout le monde, je le sais;
pourquoi ferais-je peser sur les autres des privations que je peux
supporter? J'aime la peinture, je suis forcé de l'abandonner, tant pis
pour moi. Si vous faites un sacrifice pour que je continue à peindre,
vous vous trouverez peut-être empêché le lendemain d'en faire un pour un
homme plus malheureux que moi; car enfin, pourvu qu'on vive honnêtement,
qu'importe qu'on soit artiste ou manœuvre? Il ne faut pas être délicat
pour soi-même. Il y a tant de grands artistes qui se plaignent, à ce
qu'on dit: il faut bien qu'il y ait de pauvres savetiers qui ne disent
rien.»

Tout ce que je pus lui dire fut inutile; il demeura inébranlable. Il lui
fallait gagner mille francs par an et entrer en fonctions, fût-ce en
service comme laquais, le plus tôt possible. Il ne s'agissait plus pour
lui que de trouver sa nouvelle condition.

«Mais si je me chargeais, lui dis-je, de vous donner plus d'ouvrage à
domicile que vous n'en avez, soit en vous faisant copier encore des
manuscrits, soit en vous donnant des dessins à faire, persisteriez-vous
à quitter la peinture?

--Si cela se pouvait! dit-il ébranlé un instant; mais, ajouta-t-il, cela
vous donnera de la peine et cela ne sera jamais fixe.

--Laissez-moi toujours essayer, repris-je. Il me serra encore la main et
partit, emportant sa résolution et son secret.»



V.

Horace me fréquentait de plus en plus. Il me témoignait une sympathie à
laquelle j'étais sensible, quoique Eugénie ne la partageât point. Il
lui arriva plusieurs fois de rencontrer chez moi le petit Masaccio, et
malgré le bien que je lui disais de ce jeune homme, loin de partager
la bonne opinion que j'en avais, il éprouvait pour lui une antipathie
insurmontable. Cependant il le traitait avec plus d'égards depuis qu'il
l'avait vu essayer le portrait d'Eugénie, et que l'esquisse était si
bien venue, avec une ressemblance si noble et un dessin si large,
qu'Horace, engoué de toute supériorité intellectuelle, ne pouvait
s'empêcher de lui montrer une sorte de déférence. Mais il n'en était
que plus indigné de cette inexplicable absence d'ambition noble qui
contrastait avec l'exubérance de la sienne propre. Il s'emportait en
véhémentes déclamations à cet égard, et Paul Arsène, l'écoutant avec un
sourire contenu au bord des lèvres, se contentait, pour toute réponse,
de dire en se tournant vers moi:--Monsieur, votre ami parle bien!

Du reste, Paul ne manifestait ni bonne ni mauvaise disposition à son
égard. Il était de ces gens qui marchent si droit à leur but que
jamais ils ne s'arrêtent aux distractions du chemin. Il ne disait rien
d'inutile; il ne se prononçait presque sur rien, alléguant toujours son
ignorance, soit qu'elle fût réelle, soit qu'elle lui servît de prétexte
souverain pour couper court à toute discussion. Toujours renfermé en
lui-même, il ne faisait acte de volonté que pour calmer les autres sans
pédantisme, ou les obliger sans ostentation; et, en attendant qu'il prit
le parti qu'il roulait dans sa tête, il étudiait le modèle, apprenait
l'anatomie, et faisait des dessins pour porcelaine avec autant de soin
et de zèle que s'il n'eût pas songé à changer de carrière. Ce calme dans
le présent avec cette agitation pour l'avenir me frappait d'admiration.
C'est un des assemblages de facultés les plus rares qui soient dans
l'homme; la jeunesse surtout est portée à s'endormir dans le présent
sans souci du lendemain ou à dévorer le présent dans l'attente fiévreuse
de l'avenir.

Horace semblait l'antipode volontaire et raisonné de ce caractère. Peu
de jours m'avaient suffi pour me convaincre qu'il ne travaillait
pas, quoiqu'il prétendît réparer en quelques heures de veille toute
l'oisiveté de la semaine. Il n'en était rien. Il n'avait pas été trois
fois dans sa vie au cours de droit; il n'avait peut-être pas ouvert plus
souvent ses livres; et un jour que j'examinais les rayons de sa chambre,
je n'y trouvai que des romans et des poèmes. Il m'avoua que tous ses
livres de droit étaient vendus.

Cet aveu en entraîna d'autres. Je craignais que ce besoin d'argent ne
fût l'effet d'une conduite légère; il se justifia en me disant que ses
parents n'avaient aucune fortune; et sans me faire connaître le chiffre
du revenu qui lui était assigné, il m'assura que sa bonne mère était
dans une étrange illusion en se persuadant qu'elle lui envoyait de quoi
vivre à Paris.

Je n'osai pousser plus loin mon interrogatoire; mais je jetai un regard
involontaire sur la garde-robe élégante et bien fournie de mon jeune
ami: rien ne lui manquait. Il avait plus de gilets, d'habits et de
redingotes que moi, qui jouissais d'un héritage de trois mille francs
de rente. Je devinai que le tailleur allait devenir le fléau de cette
existence. Je ne me trompai pas. Bientôt je vis le front d'Horace se
rembrunir, sa parole devenir plus brève et son ton plus incisif. Il
fallut plus d'une semaine pour le confesser. Enfin je lui arrachai
l'aveu de son outrage. L'infâme tailleur s'était permis de présenter son
mémoire, le misérable! Cela méritait des coups de canne! C'était encore
un signe de vertu, que cette indignation; Horace n'en était pas au
degré de perversité où l'on se vante de ses dettes et où l'on rit avec
fanfaronnade à l'idée de voir fondre sur les parents une note de trois
ou quatre mille francs. D'ailleurs il chérissait profondément sa mère,
quoiqu'il la trouvât bornée; et il était bon fils, quoiqu'il eût un
secret mépris pour la dépendance où son père vivait à l'égard du
gouvernement.

Le voyant tomber dans le spleen, je pris sur moi de dire au tailleur
quelques mots qui le tranquillisèrent; et Horace, après m'avoir remercié
avec une effusion extrême, reprit sa sérénité.

Mais son oisiveté ne cessa point, et son genre de vie, pour n'avoir rien
que de très-ordinaire dans un étudiant, me causa une vive surprise à
mesure que je l'observai. Comment concilier, en effet, cette ardeur de
gloire, ces rêves d'activité parlementaire et de supériorité politique,
avec la profonde inertie et la voluptueuse nonchalance d'un tel
tempérament? Il semblait que la vie dût être cent fois trop longue pour
le peu qu'il y avait à faire. Il perdait les heures, les jours et les
semaines avec une insouciance vraiment royale. C'était quelque chose de
beau à contempler que ce fier jeune homme aux formes athlétiques, à la
noire chevelure, à l'oeil de flamme, couché du matin à la nuit sur le
divan de mon balcon, fumant une énorme pipe (dont il fallait tous les
jours renouveler la cheminée, parce qu'en la secouant sur les barreaux
du balcon, il ne manquait jamais de laisser tomber la capsule dans la
rue), et feuilletant un roman de Balzac ou un volume de Lamartine, sans
daigner lire un chapitre ou un morceau entier. Je le laissais là pour
aller travailler, et quand je revenais de la clinique ou de l'hôpital,
je le retrouvais assoupi à la même place, presque dans la même attitude.
Eugénie, condamnée à subir cet étrange tête-à-tête, et n'ayant, du
reste, pas à s'en plaindre personnellement, car il daignait à peine lui
adresser la parole (la regardant plutôt comme un meuble que comme une
personne), était indignée de cette paresse princière. Quant à moi, je
commençais à sourire lorsque, les yeux encore appesantis par une rêverie
somnolente, il reprenait ses divagations sur la gloire, la politique et
la puissance.

Cependant aucune idée de blâme ou de mépris ne se mêlait à mon doute.
Tous les jours, après le dîner, nous nous retrouvions, Horace et moi, au
Luxembourg, au café ou à l'Odéon, au milieu d'un groupe assez nombreux,
composé de ses amis et des miens; et là, Horace pérorait avec une rare
facilité. Sur toutes choses il était le plus compétent, quoiqu'il fût le
plus jeune; en toutes choses il était le plus hardi, le plus passionné,
le plus _avancé_, comme on disait alors, et comme on dit, je crois,
encore aujourd'hui. Ceux, même qui ne l'aimaient pas, parmi les
auditeurs, étaient forcés de l'écouter avec intérêt, et ses
contradicteurs montraient en général plus de méfiance et de dépit que
de justice et de bonne foi. C'est que là Horace reprenait tous ses
avantages: la discussion était sur son terrain; et chacun s'avouait
intérieurement que s'il n'était pas logicien infaillible, du moins il
était orateur fécond, ingénieux et chaud. Ceux qui ne le connaissaient
pas croyaient le renverser, en disant que c'était un homme sans fond,
sans idées, qui avait travaillé immensément, et dont toute l'inspiration
n'était que le résultat d'une culture minutieuse. Pour moi, qui savais
si bien le contraire, j'admirais cette puissance d'intuition, à laquelle
il suffisait d'effleurer chaque chose en passant pour se l'assimiler et
pour lui donner aussitôt toutes sortes de développements au hasard de
l'improvisation. C'était à coup sûr une organisation privilégiée, et
pour laquelle on pouvait augurer qu'il serait toujours temps, puisqu'il
lui en fallait si peu pour s'élargir et se compléter.

Sa présence assidue chez moi était un véritable supplice pour Eugénie.
Comme toutes les personnes actives et laborieuses, elle ne pouvait avoir
sous les yeux le spectacle de l'inaction prolongée, sans en ressentir
un malaise qui allait jusqu'à la souffrance. N'étant point actif par
nature, mais par raisonnement et par nécessité, je n'étais pas aussi
révolté qu'elle, d'ailleurs je me plaisais à croire que cette inaction
n'était qu'une défaillance passagère dans les forces de mon jeune ami,
et que bientôt il donnerait, comme il disait, un vigoureux coup de
collier.

Cependant, comme deux mois s'étaient écoulés sans apporter aucun
changement à cette manière d'être, je crus de mon devoir d'aider au
_réveil du lion_, et j'essayai un jour d'aborder ce point délicat, en
prenant le café avec lui chez Poisson. La journée avait été orageuse,
et de grands éclairs faisaient par intervalles bleuir la verdure des
marronniers du Luxembourg. La dame du comptoir était belle comme
à l'ordinaire, plus qu'à l'ordinaire peut-être; car la mélancolie
habituelle de son visage était en harmonie avec cette soirée pleine de
langueur et à demi sombre.

Horace tourna plusieurs fois les yeux vers elle, et revenant à moi: «Je
m'étonne, dit-il, qu'étant capable de devenir sérieusement épris d'une
femme de ce genre, vous n'ayez pas conçu une grande passion pour
celle-ci.

--Elle est admirablement belle, lui dis-je; mais j'ai le bonheur de ne
jamais avoir d'yeux que pour la femme que j'aime. Ce serait plutôt à
moi de m'étonner qu'ayant le coeur libre, vous ne fassiez pas plus
d'attention à ce profil grec et à cette taille de nymphe.

--La Polymnie du Musée est aussi belle, répondit Horace, et elle a sur
celle-ci de grands avantages. D'abord elle ne parle point, et celle-ci
me désenchanterait au premier mot qu'elle dirait. Ensuite celle du Musée
n'est pas limonadière, et en troisième lieu elle ne s'appelle point
madame Poisson. Madame Poisson! quel nom! Vous allez encore blâmer mon
aristocratie; mais vous-même, voyons! Si Eugénie s'était appelée Margot
ou Javotte...

--J'eusse mieux aimé Margot ou Javotte que Léocadie ou Phoedora. Mais
laissez-moi vous dire, Horace, que vous me cachez quelque chose: vous
devenez amoureux?»

Horace me tendit son bras.--Docteur, s'écria-t-il en riant, tâtez-moi
le pouls; ce doit être un amour bien tranquille, puisque je ne m'en
aperçois pas. Mais pourquoi avez-vous une pareille idée?

--Parce que vous ne songez plus à la politique.

--Où prenez-vous cela? J'y pense plus que jamais. Mais ne peut-on
marcher à son but que par une seule voie?

--Oh! quelle est donc celle où vous marchez? Je sais bien que pour moi
le _far-niente_ serait le bonheur. Mais pour qui aime la gloire...

--La gloire vient trouver ceux qui l'aiment d'un amour délicat et
fier. Pour moi, plus je réfléchis, plus je trouve l'étude du droit
inconciliable avec mon organisation, et le métier d'avocat impossible à
un homme qui se respecte; j'y ai renoncé.

--En vérité! m'écriai-je, étourdi de l'aisance avec laquelle il
m'annonçait une pareille détermination; et qu'allez-vous faire?

--Je ne sais, répondit-il d'un air indifférent; peut-être de la
littérature. C'est une voie encore plus large que l'autre; ou plutôt
c'est un champ ouvert où l'on peut entrer de toutes parts. Cela convient
à mon impatience et à ma paresse. Il ne faut qu'un jour pour se placer
au premier rang; et quand l'heure d'une grande révolution sonnera, les
partis sauront reconnaître dans les lettres, bien mieux que dans le
barreau, les hommes qui leur conviennent.

Comme il disait cela, je vis passer dans une glace une figure qui me
sembla être celle de Paul Arsène; mais, avant que j'eusse tourné la tête
pour m'en assurer, elle avait disparu.

«Et quelle partie choisirez-vous dans les lettres? demandai-je à Horace.

--Vers, prose, roman, théâtre, critique, polémique, satire, poëme, tonte
forme est à mon choix, et je n'en vois aucune qui m'effraie.

--La forme bien, mais le fond?

--Le fond déborde, répondit-il, et la forme est le vase étroit où il
faut que j'apprenne à contenir mes pensées. Soyez tranquille, vous
verrez bientôt que cette oisiveté qui vous effraie couve quelque chose.
Il y a des abîmes sous l'eau qui dort.»

Mes yeux, flottant autour de moi, retrouvèrent de nouveau Paul Arsène,
mais dans un accoutrement inusité. Cette fois sa chemise était fort
blanche et assez fine; il avait un tablier blanc, et pour achever la
métamorphose, il portait un plateau chargé de tasses.

«Voilà, dit Horace, dont les yeux avaient suivi la même direction que
les miens, un garçon qui ressemble effroyablement au Masaccio.»

Quoiqu'il eût coupé ses longs cheveux et sa petite moustache, il m'était
impossible de douter un seul instant que ce ne fût le Masaccio en
personne. J'eus le coeur affreusement serré, et faisant un effort,
j'appelai le garçon.

«_Voilà, Monsieur!_ répondit-il aussitôt; et, s'approchant de nous, sans
le moindre embarras, il nous présenta le café.

--Est-il possible! Arsène? m'écriai-je, vous avez pris ce parti?

--En attendant un meilleur, répondit-il, et je ne m'en trouve pas mal.

--Mais vous n'avez pas un instant de reste pour dessiner? lui dis-je,
sachant bien que c'était la seule objection qui pût l'émouvoir.

--Oh! cela, c'est un malheur! mais il est pour moi seul, répondit-il, ne
me blâmez pas, Monsieur. Ma vieille tante va mourir, et je veux faire
venir mes soeurs ici; car, voyez-vous quand on a tâté de ce coquin
de Paris, on ne peut plus s'en aller vivre en province. Au moins ici
j'entendrai parler d'art et de peinture aux jeunes étudiants: et quand
M. Delacroix exposera, je pourrai m'esquiver une heure pour aller voir
ses tableaux. Est-ce que les arts vont périr, parce que Paul Arsène ne
s'en mêle plus? Il n'y a que les tasses qui menacent ruine, ajouta-t-il
gaiement en retenant le plateau prêt à s'échapper de sa main encore mal
exercée.

--Ah çà, Paul Arsène, s'écria Horace en éclatant de rire, ou vous êtes
un petit juif, ou vous êtes amoureux de la belle madame Poisson.»

Il fit cette plaisanterie, selon son habitude, avec si peu de
précaution, que madame Poisson, dont le comptoir était tout près,
l'entendit et rougit jusqu'au blanc des yeux. Arsène devint pâle comme
la mort et laissa tomber le plateau; M. Poisson accourut au bruit, donna
un coup d'oeil au dégât, et alla au comptoir pour l'inscrire sur un
livre _ad hoc_. Le garçon de café est comptable de tout ce qu'il casse.
En voyant l'émotion de sa femme, nous entendîmes le patron lui dire
d'une voix âpre:

«Vous serez donc toujours prête à sauter et à crier au moindre bruit?
Vous avez des nerfs de marquise.»

Madame Poisson détourna la tête et ferma les yeux, comme si la vue de
cet homme lui eût fait horreur. Ce petit drame bourgeois se passa en
trois minutes; Horace n'y fit aucune attention: mais ce fut pour moi
comme un trait de lumière.

L'intérêt sincère et profond que j'éprouvais pour le pauvre Masaccio me
fit souvent retourner au café Poisson; j'y fis de plus longues séances
que de coutume, et j'y augmentai ma consommation, afin de ne point
éveiller désagréablement l'attention du maître, qui me parut jaloux et
brutal. Mais quoique je m'attendisse sans cesse à voir quelque tragédie
dans ce ménage, il se passa plus d'un mois sans que l'ordre farouche en
parût troublé. Arsène remplissait ses fonctions de valet avec une rare
activité, une propreté irréprochable, une politesse brusque et de bonne
humeur qui captivait la bienveillance de tous les habitués et jusqu'à
celle de son rude patron.

«Vous le connaissez?» me dit un jour ce dernier en voyant que je causais
un pou longuement avec lui. Arsène m'avait recommandé de ne point dire
qu'il eût été artiste, de peur de lui aliéner la confiance de son
maître, et conformément aux instructions qu'il m'avait données, je
répondis que je l'avais vu dans un restaurant où on le regrettait
beaucoup.

«C'est un excellent sujet, me répondit M. Poisson; parfaitement honnête,
point causeur, point donneur, point ivrogne, toujours content, toujours
prêt. Mon établissement a beaucoup gagné depuis qu'il est à mon service.
Eh bien! Monsieur, croiriez-vous que madame Poisson, qui est d'une
faiblesse et d'une indulgence absurdes avec tous ces gaillards-là, ne
peut point souffrir ce pauvre Arsène!»

M. Poisson parlait ainsi debout, à deux pas de ma petite table, le coude
appuyé, majestueusement sur la face externe du comptoir d'acajou où sa
femme trônait d'un air aussi ennuyé qu'une reine véritable. La figure
ronde et rouge de l'époux sortait de sa chemise à jabot de mousseline,
et son embonpoint débordait un pantalon de nankin ridiculement tendu sur
ses flancs énormes. Horace l'avait surnommé le Minautore. Tandis qu'il
déplorait l'injustice de sa femme envers ce pauvre Arsène, je crus voir
un imperceptible sourire errer sur les lèvres de celle-ci. Mais elle ne
répliqua pas un mot, et lorsque je voulus continuer cette conversation
avec elle, elle me répondit avec un calme imperturbable:

«Que voulez-vous, Monsieur? ces gens-là (elle parlait des garçons
de café en général) sont les fléaux de notre existence. Ils ont des
manières si brutales et si peu d'attachement! Ils tiennent à la maison
et jamais aux personnes. Mon chat vaut mieux, il tient à la maison et à
moi.»

Et parlant ainsi d'une voix douce et traînante, elle passait sa main de
neige sur le dos tigré du magnifique angora qui se jouait adroitement
parmi les porcelaines du comptoir.

Madame Poisson ne manquait point d'esprit, et je remarquai souvent
qu'elle lisait de bons romans. Comme habitué, j'avais acheté le droit
de causer avec elle, et mes manières respectueuses inspiraient toute
confiance au mari. Je lui fis souvent compliment du choix de ses
lectures; jamais je n'avais vu entre ses mains un seul de ces
ouvrages grivois et à demi obscènes qui font les délires de la petite
bourgeoisie. Un jour qu'elle terminait _Manon Lescaut_, je vis une larme
rouler sur sa joue, et je l'abordai en lui disant que c'était le plus
beau roman du coeur qui eût été fait en France. Elle s'écria:

«Oh! oui, Monsieur! c'est du moins le plus beau que j'aie lu. Ah!
perfide Manon! sublime Desgrieux!» et ses regards tombèrent sur Arsène,
qui déposait de l'argent dans sa sébile; fut-ce par hasard ou par
entraînement? il était difficile de prononcer. Jamais Arsène ne levait
les yeux sur elle; il circulait des tables au comptoir avec une
tranquillité qui aurait dérouté le plus fin observateur.



VI.

Peu à peu Horace, avait daigné faire attention à la beauté et aux bonnes
manières de Laure: c'était le petit nom que M. Poisson donnait à sa
femme.

«Si _cela_ était né sur un trône, disait-il souvent en la regardant, la
terre entière serait prosternée devant une telle majesté.

--A quoi bon un trône? lui répondis-je; la beauté est par elle-même une
royauté véritable.

--Ce qui la distingue pour moi des autres teneuses de comptoir,
reprenait-il, c'est cette dignité froide, si différente de leurs
agaceries coquettes. En général, elles vous vendent leurs regards pour
un verre d'eau sucrée; c'est à vous ôter la soif pour toujours. Mais
celle-ci est, au milieu des hommages grossiers qui l'environnent, une
perle fine dans le fumier; elle inspire vraiment une sorte de respect.
Si j'étais sûr qu'elle ne fût pas bête, j'aurais presque envie d'en
devenir amoureux.»
                
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