George Sand

Horace
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La vue de plusieurs jeunes gens qui, chaque jour, s'évertuaient à fixer
l'attention de la belle limonadière, et qui eussent vraiment fait des
folies pour elle, acheva de piquer l'amour-propre d'Horace; mais il ne
convenait pas à tant d'orgueil de suivre la même route que ces naïfs
admirateurs. Il ne voulait pas être confondu dans ce cortège: il lui
fallait, disait-il, emporter la place d'assaut au nez des assiégeants.
Il médita ses moyens, et jeta un soir une lettre passionnée sur le
comptoir; puis il resta jusqu'au lendemain sans se montrer, pensant que
cet air occupé, découragé ou dédaigneux, expliqué ensuite par lui selon
la circonstance, ferait un bon effet, par contraste avec l'obsession de
ses rivaux.

J'avais consenti à m'intéresser à cette folie, persuadé intérieurement
qu'elle servirait de leçon à la naissante fatuité d'Horace, et qu'il
en serait pour ses frais d'éloquence épistolaire. Le lendemain je fus
occupé plus que de coutume, et nous nous donnâmes rendez-vous le soir au
café Poisson. La dame n'était pas à son comptoir: Arsène remplissait à
lui seul les fonctions de maître et de valet, et il était si affairé,
qu'à toutes nos questions il ne répondit qu'un «je ne sais pas» jeté en
courant d'un air d'indifférence. M. Poisson ne paraissant pas davantage,
nous allions prendre le parti de nous retirer sans rien savoir, lorsque
Laravinière, le _président des bousingots_, entra bruyamment au milieu
de sa joyeuse phalange.

J'ai lu quelque part une définition assez étendue de l'_étudiant_, qui
n'est certainement pas faite sans talent, mais qui ne m'a point paru
exacte. L'étudiant y est trop rabaissé, je dirai plus, trop dégradé;
il y joue un rôle bas et grossier qui vraiment n'est pas le sien.
L'étudiant a plus de travers et de ridicules que de vices; et quand il
en a, ce sont des vices si peu enracinés, qu'il lui suffit d'avoir subi
ses examens et repassé le seuil du toit paternel, pour devenir calme,
positif, rangé; trop positif la plupart du temps, car les vices de
l'étudiant sont ceux de la société tout entière, d'une société où
l'adolescence est livrée à une éducation à la fois superficielle et
pédantesque, qui développe en elle l'outrecuidance et la vanité; où la
jeunesse est abandonnée, sans règle et sans frein, à tous les désordres
qu'engendre le scepticisme, où l'âge viril rentre immédiatement après
dans la sphère des égoïsmes rivaux et des luttes difficiles. Mais si les
étudiants étaient aussi pervertis qu'on nous les montre, l'avenir de la
France serait étrangement compromis.

Il faut bien vite excuser l'écrivain que je blâme, en reconnaissant
combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, de résumer en un
seul type une classe aussi nombreuse que celle des étudiants. Eh quoi!
c'est la jeunesse lettrée en masse que vous voulez nous faire connaître
dans une simple effigie? Mais que de nuances infinies dans cette
population d'enfants à demi hommes que Paris voit sans cesse se
renouveler, comme des aliments hétérogènes, dans le vaste estomac du
quartier latin! Il y a autant de classes d'étudiants qu'il y a de
classes rivales et diverses dans la bourgeoisie. Haïssez la bourgeoisie
encroûtée qui, maîtresse de toutes les forces de l'État, en fait un
misérable trafic; mais ne condamnez pas la jeune bourgeoisie qui sent
de généreux instincts se développer et grandir en elle. En plusieurs
circonstances de notre histoire moderne, cette jeunesse s'est montrée
brave et franchement républicaine. En 1830, elle s'est encore interposée
entre le peuple et les ministres déchus de la restauration, menacés
jusque dans l'enceinte où se prononçait leur jugement; ç'a été son
dernier jour de gloire.

Depuis, on l'a tellement surveillée, maltraitée et découragée, qu'elle
n'a pu se montrer ouvertement. Néanmoins, si l'amour de la justice, le
sentiment de l'égalité et l'enthousiasme pour les grands principes et
les grands dévouements de la révolution française ont encore un foyer
de vie autre que le foyer populaire, c'est dans l'âme de cette jeune
bourgeoisie qu'il faut aller le chercher. C'est un feu qui la saisit et
la consume rapidement, j'en conviens. Quelques années de cette noble
exaltation que semble lui communiquer le pavé brûlant de Paris, et puis
l'ennui de la province, ou le despotisme de la famille, ou l'influence
des séductions sociales, ont bientôt effacé jusqu'à la dernière trace du
généreux élan.

Alors on rentre en soi-même, c'est-à-dire en soi seul, on traite
de folies de jeunesse les théories courageuses qu'on a aimées et
professées; on rougit d'avoir été fouriériste, ou saint-simonien, ou
révolutionnaire d'une manière quelconque; on n'ose pas trop raconter
quelles motions audacieuses on a élevées ou soutenues dans les
_sociétés_ politiques, et puis on s'étonne d'avoir souhaité l'égalité
dans toutes ses conséquences, d'avoir aimé le peuple sans frayeur,
d'avoir voté la loi de fraternité sans amendement. Et au bout de peu
d'années, c'est-à-dire quand on est établi bien ou mal, qu'on soit
juste-milieu, légitimiste ou républicain, qu'on soit de la nuance des
_Débats_, de la _Gazette_ ou du _National_, on inscrit sur sa porte,
sur son diplôme ou sur sa patente, qu'on n'a, en aucun temps de sa vie,
entendu porter atteinte à la sacro-sainte propriété.

Mais ceci est le procès à faire, je le répète, à la société bourgeoise
qui nous opprime. Ne faisons pas celui de la jeunesse, car elle a été ce
que la jeunesse, prise en masse et mise en contact avec elle-même, est
et sera toujours, enthousiaste, romanesque et généreuse. Ce qu'il y a de
meilleur dans le bourgeois, c'est donc encore l'étudiant; n'en doutez
pas.

[Illustration: M Poisson parlait ainsi debout.]

Je n'entreprendrai pas de contredire dans le détail les assertions de
l'auteur, que j'incrimine sans aucune aigreur, je vous jure. Il est
possible qu'il soit mieux informé des moeurs des étudiants que je ne
puis l'être relativement à ce qu'elles sont aujourd'hui; mais je dois en
conclure, ou que l'auteur s'est trompé, ou que les étudiants ont bien
changé; car j'ai vu des choses fort différentes.

Ainsi, de mon temps, nous n'étions pas divisés en deux espèces, l'une,
appelée les _bambocheurs_, fort nombreuse, qui passait son temps à la
Chaumière, au cabaret, au bal du Panthéon, criant, fumant, vociférant
dans une atmosphère infecte et hideuse; l'autre fort restreinte, appelée
les _piocheurs_, qui s'enfermait pour vivre misérablement, et s'adonner
à un travail matériel dont le résultat était le crétinisme. Non! il y
avait bien des oisifs et des paresseux, voire des mauvais sujets et des
idiots; mais il y avait aussi un très-grand nombre de jeunes gens
actifs et intelligents, dont les moeurs étaient chastes, les amours
romanesques, et la vie empreinte d'une sorte d'élégance et de poésie, au
sein de la médiocrité et même de la misère. Il est vrai que ces jeunes
gens avaient beaucoup d'amour-propre, qu'ils perdaient beaucoup de
temps, qu'ils s'amusaient à tout autre chose qu'à leurs études, qu'ils
dépensaient plus d'argent qu'un dévouement vertueux à la famille ne
l'eût permis; enfin, qu'ils faisaient de la politique et du socialisme
avec plus d'ardeur que de raison, et de la philosophie avec plus de
sensibilité que de science et de profondeur. Mais s'ils avaient, comme
je l'ai déjà confessé, des travers et des ridicules, il s'en faut de
beaucoup qu'ils fussent vicieux, et que leurs jours s'écoulassent dans
l'abrutissement, leurs nuits dans l'orgie. En un mot, j'ai vu beaucoup
plus d'étudiants dans le genre d'Horace, que je n'en ai vu dans celui de
l'_Étudiant_ esquissé par l'écrivain que j'ose ici contredire.

[Illustration: On le reconnaissait à son chapeau pointu.]

Celui dont j'ai maintenant à vous faire le portrait, Jean Laravinière,
était un grand garçon de vingt-cinq ans, leste comme un chamois et fort
comme un taureau. Ses parents ayant eu la coupable distraction de ne pas
le faire vacciner, il était largement sillonné par la petite-vérole,
ce qui était, pour son bonheur, un intarissable sujet de plaisanteries
comiques de sa part. Quoique laide, sa figure était agréable, sa
personne pleine d'originalité comme son esprit. Il était aussi généreux
qu'il était brave, et ce n'était pas peu dire. Ses instincts de
_combativité_, comme nous disions en phrénologie, le poussaient
impétueusement dans toutes les bagarres, et il y entraînait toujours une
cohorte d'amis intrépides, qu'il fanatisait par son sang-froid héroïque
et sa gaieté belliqueuse. Il s'était battu très-sérieusement en juillet;
plus tard, hélas! il se battit trop bien ailleurs.

C'était un tapageur, un _bambocheur_, si vous voulez; mais quel loyal
caractère, et quel dévouement magnanime! Il avait toute l'excentricité
de son rôle, toute l'inconséquence de son impétuosité, toute la crânerie
de sa position. Vous eussiez pu rire de lui; mais vous eussiez été forcé
de l'aimer. Il était si bon, si naïf dans ses convictions, si dévoué
à ses amis! Il était censé carabin, mais il n'était réellement et ne
voulait jamais être autre chose qu'étudiant émeutier, _bousingot_, comme
on disait dans ce temps-là. Et comme c'est un mot historique qui s'en va
se perdre, si l'on n'y prend garde, je vais tâcher de l'expliquer.

Il y avait une classe d'étudiants, que nous autres (étudiants un peu
aristocratiques, je l'avoue) nous appelions, sans dédain toutefois,
_étudiants d'estaminet_. Elle se composait invariablement de la plupart
des étudiants de première année, enfants fraîchement arrivés de
province, à qui Paris faisait tourner la tête, et qui croyaient tout
d'un coup se faire hommes en fumant à se rendre malades, et en battant
le pavé du matin au soir, la casquette sur l'oreille; car l'étudiant de
première année a rarement un chapeau. Dès la seconde année, l'étudiant
en général devient plus grave et plus naturel. Il est tout à fait retiré
de ce genre de vie, à la troisième. C'est alors qu'il va au parterre des
Italiens, et qu'il commence à s'habiller comme tout le monde. Mais un
certain nombre de jeunes gens reste attaché à ces habitudes de flânerie,
de billard, d'interminables fumeries à l'estaminet, ou de promenade par
bandes bruyantes au jardin du Luxembourg. En un mot, ceux-là font, de la
récréation que les autres se permettent sobrement, le fond et l'habitude
de la vie. Il est tout naturel que leurs manières, leurs idées, et
jusqu'à leurs traits, au lieu de se former, restent dans une sorte
d'enfance vagabonde et débraillée, dans laquelle il faut se garder de
les encourager, quoiqu'elle ait certainement ses douceurs et même sa
poésie. Ceux-là se trouvent toujours naturellement tout portés aux
émeutes. Les plus jeunes y vont pourvoir, d'autres y vont pour agir; et,
dans ce temps-là, presque toujours tous s'y jetaient un instant et s'en
retiraient vite, après avoir donné et reçu quelques bons coups. Cela ne
changeait pas la face des affaires, et la seule modification que ces
tentatives aient apportée, c'est un redoublement de frayeur chez les
boutiquiers, et de cruauté brutale chez les agents de police. Mais aucun
de ceux qui ont si légèrement troublé l'ordre public dans ce temps-là
ne doit rougir, à l'heure qu'il est, d'avoir eu quelques jours de
chaleureuse jeunesse. Quand la jeunesse ne peut manifester ce qu'elle
a de grand et de courageux dans le coeur que par des attentats à la
société, il faut que la société soit bien mauvaise!

On les appelait alors les _bousingots_, à cause du chapeau marin de cuir
verni qu'ils avaient adopté pour signe de ralliement. Ils portèrent
ensuite une coiffure écarlate en forme de bonnet militaire, avec un
velours noir autour. Désignés encore à la police, et attaqués dans la
rue par les mouchards, ils adoptèrent le chapeau gris; mais ils n'en
furent pas moins traqués et maltraités. On a beaucoup déclamé contre
leur conduite; mais je ne sache pas que le gouvernement ait pu justifier
celle de ses agents, véritables assassins qui en ont assommé un bon
nombre sans que le boutiquier en ait montré la moindre indignation ou la
moindre pitié.

Le nom de _bousingots_ leur resta. Lorsque le _Figaro_, qui avait fait
une opposition railleuse et mordante sous la direction loyale de M.
Delatouche, passa en d'autres mains, et peu à peu changea de couleur, le
nom de bousingot devint un outrage; car il n'y eut sorte de moqueries
amères et injustes dont on ne s'efforçât de le couvrir. Mais les vrais
bousingots ne s'en émurent point, et notre ami Laravinière conserva
joyeusement son surnom de _président des bousingots_, qu'il porta
jusqu'à sa mort, sans craindre ni mériter le ridicule ou le mépris.

Il était si recherché et si adoré de ses compagnons, qu'on ne le voyait
jamais marcher seul. Au milieu du groupe ambulant qui chantait ou criait
toujours autour de lui, il s'élevait comme un pin robuste; et fier au
sein du taillis, ou comme la Calypso de Fénelon au milieu du menu fretin
de ses nymphes, ou enfin comme le jeune Saül parmi les bergers d'Israël.
(Il aimait mieux cette comparaison.) On le reconnaissait de loin à son
chapeau gris pointu à larges bords, à sa barbe de chèvre, à ses longs
cheveux plats, à son énorme cravate rouge sur laquelle tranchaient les
énormes revers blancs de son gilet _à la Marat_. Il portait généralement
un habit bleu à longues basques et à boutons de métal, un pantalon
à larges carreaux gris et noirs, et un lourd bâton de cormier qu'il
appelait son _frère Jean_, par souvenir du bâton de la croix dont le
frère Jean des Entommeures fit, selon Rabelais, un si _horrificque_
carnage des hommes d'armes de Pichrocole. Ajoutez à cela un cigare gros
comme une bûche, sortant d'une moustache rousse à moitié brûlée, une
voix rauque qui s'était cassée, dans les premiers jours d'août 1830, à
détonner la _Marseillaise_, et l'aplomb bienveillant d'un homme qui a
embrassé plus de cent fois Lafayette, mais qui n'en parle plus en 1831
qu'en disant: _Mon pauvre ami_; et vous aurez au grand complet Jean
Laravinière, président des bousingots.



VII.

--Vous demandez madame Poisson? dit-il à Horace, qui n'accueillait pas
trop bien en général sa familiarité. Eh bien! vous ne verrez plus madame
Poisson. Absente par congé, madame Poisson. Pas mal fait. M. Poisson ne
la battra plus.

--Si elle avait voulu me prendre pour son défenseur, s'écria le petit
Paulier, qui n'était guère plus gros qu'une mouche, elle n'aurait pas
été battue deux fois. Mais enfin, puisque c'est le _président_ qu'elle a
honoré de sa préférence....

--Excusez! cela n'est pas vrai, répondit le président des bousingots
en élevant sa voix enrouée pour que tout le monde l'entendît. A moi,
Arsène, un verre de rhum! j'ai la gorge en feu. J'ai besoin de me
rafraîchir.

Arsène vint lui verser du rhum, et resta debout près de lui, le
regardant attentivement avec une expression indéfinissable.

«Eh bien, mon pauvre Arsène, reprit Laravinière sans lever les yeux
sur lui et tout en dégustant son petit verre: tu ne verras plus ta
bourgeoise! Cela te fait plaisir peut-être? Elle ne t'aimait guère, ta
bourgeoise?

--Je n'en sais rien, répondit Arsène de sa voix claire et ferme; mais où
diable peut-elle être?

--Je te dis qu'elle est partie. _Partie_, entends-tu bien? Cela veut
dire qu'elle est où bon lui semble; qu'elle est partout excepté ici.

--Mais ne craignez-vous pas d'affliger ou d'offenser beaucoup le mari en
parlant si haut d'une pareille affaire? dis-je en jetant les yeux vers
la porte du fond, où nous apparaissait ordinairement M. Poisson vingt
fois par heure.

--Le citoyen Poisson n'est pas céans, répondit le bousingot Louvet: nous
venons de le rencontrer à l'entrée de la Préfecture de police, où il va
sans doute demander des informations. Ah! dame, il cherche; il cherchera
longtemps. Cherche, Poisson, cherche! Apporte!

--Pauvre bête! reprit un autre. Ça lui apprendra qu'on ne prend pas les
mouches avec du vinaigre. Arsène? à moi, du café!

--Elle a bien fait! dit un troisième. Je ne l'aurais jamais crue capable
d'un pareil coup de tête, pourtant! Elle avait l'air usé par le chagrin,
cette pauvre femme! A moi, Arsène, de la bière!»

Arsène servait lestement tout le monde, et il venait toujours se planter
derrière Laravinière, comme s'il eût attendu quelque chose.

«Eh! qu'as-tu là à me regarder? lui dit Laravinière, qui le voyait dans
la glace.

--J'attends pour vous verser un second petit verre, répondit
tranquillement Arsène.

--Joli garçon, va! dit le président en lui tendant son verre. Ton
coeur comprend le mien. Ah! si tu avais pu te poser ainsi en Hébé à la
barricade de la rue Montorgueil, l'année passée, à pareille époque!
J'avais une si abominable soif! Mais ce gamin-là ne songeait qu'à
descendre des gendarmes. Brave comme un lion, ce gamin-là! Ta chemise
n'était pas aussi blanche au'aujourd'hui, hein? Rouge de sang et noire
de poudre. Mais où diable as-tu passé depuis?

--Dis-nous donc plutôt où madame Poisson a passé la nuit, puisque tu le
sais? reprit Paulier.

--Vous le savez? s'écria Horace le visage en feu.

--Tiens! ça vous intéresse, vous? répondit Laravinière. Ça vous
intéresse diablement, à ce qu'il parait! Eh bien! vous ne le saurez pas,
soit dit sans vous lâcher; car j'ai donné ma parole, et vous comprenez.

--Je comprends, dit Horace avec amertume, que vous voulez nous donner à
entendre que c'est chez vous que s'est retirée madame Poisson.

--Chez moi! je le voudrais: ça supposerait que j'ai un _chez moi_. Mais
pas de mauvaises plaisanteries, s'il vous plaît. Madame Poisson est une
femme fort honnête, et je suis sûr qu'elle n'ira jamais ni chez vous ni
chez moi.

--Raconte-leur donc comment tu l'as aidée à se sauver? dit Louvet en
voyant avec quel intérêt nous cherchions à deviner le sens de ses
réticences.

--Voilà! écoutez! répondit le président. Je peux bien le dire: cela ne
fait aucun tort à la dame. Ah! tu écoutes, toi? ajouta-t-il en voyant
Arsène toujours derrière lui. Tu voudrais faire le capon, et redire cela
à ton bourgeois.

--Je ne sais pas seulement de quoi vous parlez, répondit Arsène en
s'asseyant sur une table vide et en ouvrant un journal. Je suis là pour
vous servir: si je suis de trop, je m'en vas.

--Non, non! reste, enfant de juillet! dit Laravinière. Ce que j'ai à
dire ne compromet personne.»

C'était l'heure du dîner des habitants du quartier. Il n'y avait dans
le café que Laravinière, ses amis et nous. Il commença son récit en ces
termes:

«Hier soir... je pourrais aussi bien dire ce matin (car il était minuit
passé, près d'une heure), je revenais tout seul à mon gîte, c'était par
le plus long. Je ne vous dirai ni d'où je venais, ni en quel endroit
je fis cette rencontre; j'ai posé mes réserves à cet égard. Je voyais
marcher devant moi une vraie taille de guêpe, et cela avait un air
si _comme il faut_, cela avait la marche si peu agaçante que nous
connaissons, que j'ai hésité par trois fois... Enfin, persuadé que ce ne
pouvait être autre chose qu'un _phalène_, je m'avance sur la même ligne;
mais je ne sais quoi de mystérieux et d'indéfinissable (style choisi,
mes enfants!) m'aurait empêché d'être grossier, quand même la galanterie
française ne serait pas dans les mœurs de votre président.--Femme
charmante, lui dis-je, pourrait-on vous offrir le bras?--Elle ne répond
rien et ne tourne pas la tête. Cela m'étonne. Ah bah! elle est peut-être
sourde, cela s'est vu. J'insiste. On me fait doubler le pas.--N'ayez
donc pas peur!--Ah!---Un petit cri, et puis on s'appuie sur le parapet.

--Parapet? c'était sur le quai, dit Louvet.

--J'ai dit parapet comme j'aurais dit borne, fenêtre, muraille
quelconque. N'importe! je la voyais trembler comme une femme qui
va s'évanouir. Je m'arrête, interdit. Se moque-t-on de moi?--Mais,
Mademoiselle, n'ayez donc pas peur.--Ah! mon Dieu! c'est vous, monsieur
Laravinière?--Ah! mon Dieu! c'est vous, madame Poisson? (Et voilà, un
coup de théâtre!)--Je suis bien aise de vous rencontrer, dit-elle d'un
ton résolu. Vous êtes un honnête homme, vous allez me conduire. Je
remets mon sort entre vos mains, je me lie à vous. Je demande le
secret.--Me voilà, Madame, prêt à passer l'eau et le feu pour vous et
avec vous. Elle prend mon bras.--Je pourrais vous prier de ne pas me
suivre, et je suis sûre que vous n'insisteriez pas; mais j'aime mieux me
confier à vous. Mon honneur sera en bonnes mains; vous ne le trahirez
pas.»

«J'étends la main, elle y met la sienne. Voilà la tête qui me tourne
un peu, mais c'est égal. J'offre mon bras comme un marquis, et sans me
permettre une seule question, je l'accompagne...

--Où, demanda Horace impatient.

--Où bon lui semble, répondit Laravinière. Chemin faisant:--Je quitte M.
Poisson pour toujours, me répondit-elle; mais je ne le quitte pas pour
me mal conduire. Je n'ai pas d'amant, Monsieur; je vous jure devant
Dieu, qui veille sur moi, puisqu'il vous a envoyé vers moi en ce moment,
que je n'en ai pas et n'en veux pas avoir. Je me soustrais à de mauvais
traitements, et voilà tout. J'ai un asile, chez une amie, chez une femme
honnête et bonne; je vais vivre de mon travail. Ne venez pas me voir; il
faut que je me tienne dans une grande réserve après une pareille fuite;
mais gardez-moi un souvenir amical, et croyez que je n'oublierai
jamais... Nouvelle poignée de main; adieu solennel, éternel peut-être,
et puis, bonsoir, plus personne. Je sais où elle est, mais je ne sais
chez qui, ni avec qui. Je ne chercherai pas à le savoir, et je ne
mettrai personne sur la voie de le découvrir. C'est égal, je n'en ai pas
dormi de la nuit et me voilà amoureux comme une bête! À quoi cela me
servira-t-il?

--Et vous croyez, dit Horace ému, qu'elle n'a pas d'amant, qu'elle est
chez une femme, qu'elle...

--Ah! je ne crois rien, je ne sais rien, et peu m'importe! Elle s'est
emparée de moi. Me voilà forcé de tenir ce que j'ai promis, puisqu'on
m'a subjugué. Ces diables de femmes! Arsène, du rhum! l'orateur est
fatigué.»

Je regardai Arsène: son visage ne trahissait pas la moindre émotion.
Je cessai de croire à son amour pour madame Poisson; mais, en voyant
l'agitation d'Horace, je commençai à penser que le sien prenait un
caractère sérieux. Nous nous séparâmes à la rue Gît-le-Coeur. Je rentrai
accablé de fatigue. J'avais passé la nuit précédente auprès d'un ami
malade, et je n'étais pas revenu chez moi de la journée.

Quoique j'eusse vu briller de la lumière derrière mes fenêtres, je
fus tenté de croire qu'il n'y avait personne chez moi, à la lenteur
qu'Eugénie mit à me recevoir. Ce ne fut qu'au troisième coup de sonnette
qu'elle se décida à ouvrir la porte, après m'avoir bien regardé et
interrogé par le guichet.

«Vous avez donc bien peur? lui dis-je en entrant.

--Très-peur, me répondit-elle; j'ai mes raisons pour cela. Mais puisque
vous voilà, je suis tranquille.»

Ce début m'inquiéta beaucoup. «Qu'est-il donc arrivé? m'écriai-je.

--Rien que de fort agréable, répondit-elle en souriant, et j'espère que
vous ne me désavouerez pas; j'ai, en votre absence, disposé de votre
chambre.

--De ma chambre! grand Dieu! et moi qui ne me suis pas couché la nuit
dernière! Mais pourquoi donc? et que veut dire cet air de mystère?

--Chut! ne faites pas de bruit! dit Eugénie en mettant sa main sur ma
bouche. Votre chambre est habitée par quelqu'un qui a plus besoin de
sommeil et de repos que vous.

--Voilà une étrange invasion! Tout ce que vous faites est bien, mon
Eugénie, mais enfin...

--Mais enfin, mon ami, vous allez vous retirer de suite, et demander à
votre ami Horace ou à quelque autre (vous n'en manquerez pas) de vous
céder la moitié de sa chambre pour une nuit.

--Mais vous me direz au moins pour qui je fais ce sacrifice?

--Pour une amie à moi, qui est venue me demander un refuge dans une
circonstance désespérée.

--Ah! mon Dieu! m'écriai-je, un accouchement dans ma chambre! Au diable
le butor à qui je dois cet enfant-là!

--Non, non! rien de pareil! dit Eugénie en rougissant. Mais parlez donc
plus bas, il n'y a point là d'affaire d'amour proprement dite; c'est un
roman tout à fait pur et platonique. Mais, allez-vous-en.

--Ah ça, c'est donc une princesse enlevée pour qui vous prenez tant de
précautions respectueuses?

--Non; mais c'est une femme comme moi, et elle a bien droit à quelque
respect de votre part.

--Et vous ne me direz pas même son nom?

--A quoi bon ce soir? Nous verrons demain ce qu'on peut vous confier.

--Et, c'est une femme?... dis-je avec un grand embarras.

--Vous en doutez?» répondit Eugénie en éclatant de rire.

Elle me poussa vers la porte, et j'obéis machinalement. Elle me rendit
ma lumière, et me reconduisit jusqu'au palier d'un air affectueux et
enjoué, puis elle rentra, et je l'entendis fermer la porte à double
tour, ainsi qu'une barre que j'y avais fait poser pour plus de sécurité
quand je laissais Eugénie seule, le soir, dans ma mansarde.

Quand je fus au bas de l'escalier, je fus pris d'un vertige. Je ne suis
point jaloux de ma nature, et d'ailleurs, jamais ma douce et sincère
compagne ne m'avait donné le moindre sujet de méfiance. J'avais pour
elle plus que de l'amour, j'avais une estime sans bornes pour son
caractère, une foi absolue en sa parole. Malgré tout cela, je fus saisi
d'une sorte de délire, et ne pus jamais me résoudre à descendre le
dernier étage. Je remontai vingt fois jusqu'à ma porte; je redescendis
autant de fois l'escalier. Le plus profond silence régnait dans ma
mansarde et dans toute la maison. Plus je combattais ma folie, plus elle
s'emparait de mon cerveau. Une sueur froide coulait de mon front. Je
pensai plusieurs fois à enfoncer la porte: malgré la serrure et la barre
de fer, je crois que j'en aurais eu la force dans ce moment-là; mais
la crainte d'épouvanter et d'offenser Eugénie par cette violence et
l'outrage d'un tel soupçon, m'empêchèrent de céder à la tentation. Si
Horace m'eût vu ainsi, il m'aurait pris en pitié ou raillé amèrement.
Après tout ce que je lui avais dit pour combattre les instincts de
jalousie et de despotisme qu'il laissait percer dans ses théories de
l'amour, j'étais d'un ridicule achevé.

Je ne pus néanmoins prendre sur moi de sortir de la maison. Je songeai
bien à passer la nuit à me promener sur le quai; mais la maison avait
une porte de derrière sur la rue _Gît-le-Coeur_, et pendant que j'en
ferais le tour, on pouvait sortir d'un côté ou de l'autre. Une fois que
j'aurais franchi la porte principale, soit que le portier fut prévenu,
soit qu'il allât se coucher, j'étais sur de ne pas pouvoir rentrer passé
minuit. Les portiers sont fort inhumains envers les étudiants, et le
mien était des plus intraitables. Au diable l'hôtesse inconnue et sa
réputation compromise! pensai-je; et ne pouvant renoncer à garder mon
trésor à vue, ne pouvant plus résister à la fatigue, je me couchai sur
la natte de paille dans l'embrasure de ma porte, et je finis par m'y
endormir.

Heureusement nous demeurions au dernier étage de la maison, et la seule
chambre qui donnât sur notre palier n'était pas louée. Je ne courais
pas risque d'être surpris dans cette ridicule situation par des voisins
médisants.

Je ne dormis ni longtemps ni paisiblement, comme on peut croire. Le
froid du matin m'éveilla de bonne heure. J'étais brisé, je fumai pour
me ranimer, et quand, vers six heures, j'entendis ouvrir la porte de la
maison, je sonnai à la mienne. Il me fallut encore attendre et encore
subir l'examen du guichet. Enfin il me fut permis de rentrer.

«Ah! mon Dieu! dit Eugénie en frottant ses yeux appesantis par un
sommeil meilleur que le mien. Vous me paraissez changé! Pauvre
Théophile! vous avez donc été bien mal couché chez votre ami Horace?

--On ne peut pas plus mal, répondis-je, un lit très dur. Et votre hôte,
est-il enfin parti?

--Mon hôte!» dit-elle avec un étonnement si candide que je me sentis
pénétré de honte.

Quand on est coupable, on a rarement l'esprit de se repentir à temps.
Je sentis le dépit me gagner, et n'ayant rien à dire qui eût le sens
commun, je posai ma canne un peu brusquement sur la table, et je jetai
mon chapeau avec humeur sur une chaise: il roula par terre, je lui
donnai un grand coup de pied; j'avais besoin de briser quelque chose.

Eugénie, qui ne m'avait jamais vu ainsi, resta stupéfaite: elle ramassa
mon chapeau en silence, me regarda fixement, et devina enfin ma
souffrance, en voyant l'altération profonde de mes traits. Elle étouffa
un soupir, retint une larme, et entra doucement dans ma chambre à
coucher, dont elle referma la porte sur elle avec soin. C'était là
qu'était le personnage mystérieux. Je n'osais plus, je ne voulais plus
douter, et, malgré moi, je doutais encore. Les pensées injustes, quand
nous leur laissons prendre le dessus, s'emparent tellement de nous,
qu'elles dominent encore notre imagination alors que la raison et la
conscience protestent contre elles. J'étais au supplice; je marchais
avec agitation dans mon cabinet, m'arrêtant à chaque tour devant cette
porte fatale, avec un sentiment voisin de la rage. Les minutes me
semblaient des siècles.

Enfin la porte se rouvrit, et une femme vêtue à la hâte, les cheveux
encore dans le désordre du sommeil et le corps enveloppé d'un grand
châle, s'avança vers moi, pâle et tremblante. Je reculai de surprise,
c'était madame Poisson.



VIII.

Elle s'inclina devant moi, presque jusqu'à mettre un genou en terre; et
dans cette attitude douloureuse, avec sa pâleur, ses cheveux épars, et
ses beaux bras nus sortant de son châle écarlate, elle eût désarmé un
tigre; mais j'étais si heureux de voir Eugénie justifiée, que j'eusse
accueilli mon affreuse portière avec autant de courtoisie que la belle
Laure. Je la relevai, je la fis asseoir, je lui demandai pardon d'être
rentré si matin, n'osant pas encore demander pardon, ni même jeter un
regard à ma pauvre maîtresse.

«Je suis bien malheureuse et bien coupable envers vous, me dit Laure
encore tout émue. J'ai failli amener un chagrin dans votre intérieur.
C'est ma faute, j'aurais dû vous prévenir, j'aurais dû refuser la
généreuse hospitalité d'Eugénie. Ah! Monsieur, ne faites de reproche
qu'à moi: Eugénie est un ange. Elle vous aime comme vous le méritez,
comme je voudrais avoir été aimée, ne fût-ce qu'un jour dans ma vie.
Elle vous dira tout, Monsieur; elle vous racontera mes malheurs et ma
faute, ma faute, qui n'est pas celle que vous croyez, mais qui est plus
grave mille fois, et dont je ferai pénitence toute ma vie.»

Les larmes lui coupèrent la parole. Je pris ses deux mains avec
attendrissement. Je ne sais ce que je lui dis pour la rassurer et la
consoler; mais elle y parut sensible, et, m'entraînant vers Eugénie,
elle hâta avec une grâce toute féminine l'explosion de mon remords et le
pardon de ma chère compagne. Je le reçus à genoux. Pour toute réponse,
celle-ci attira Laure dans mes bras, et me dit: «Soyez son frère, et
promettez-moi de la protéger et de l'assister comme si elle était ma
soeur et la vôtre. Voyez que je ne suis pas jalouse, moi! Et pourtant
combien elle est plus belle, plus instruite, et plus faite que moi pour
vous tourner la tête!»

Le déjeuner, modeste comme à l'ordinaire, mais plein de cordialité et
même d'un enjouement attendri, fut suivi des arrangements que prit
Eugénie pour installer Laure dans l'appartement qui donnait sur notre
palier, et que le portier n'avait pu mettre encore à sa disposition,
quoique à mon insu il fût retenu à cet effet depuis plusieurs jours.
Tandis que notre nouvelle voisine s'établissait avec une certaine
lenteur mélancolique dans ce mystérieux asile, sous le nom de
mademoiselle Moriat (c'était le nom de famille d'Eugénie, qui la faisait
passer pour sa soeur), ma compagne revint me donner les éclaircissements
dont j'avais besoin pour la secourir.

«Vous avez de l'amitié pour le Masaccio? me dit-elle pour commencer;
vous vous intéressez à son sort? et vous aimerez d'autant mieux Laure,
qu'elle est plus chère à Paul Arsène?

--Quoi! Eugénie, m'écriai-je, vous sauriez les secrets du Masaccio? Ces
secrets, impénétrables pour moi, il vous les aurait confiés?»

Eugénie rougit et sourit. Elle savait tout depuis longtemps. Tandis
que le Masaccio faisait son portrait, elle avait su lui inspirer une
confiance extraordinaire. Lui, si réservé, et même si mystérieux,
il avait été dominé par la bonté sérieuse et la discrète obligeance
d'Eugénie. Et puis l'homme du peuple, méfiant et fier avec moi, avait
ouvert fraternellement son coeur à la fille du peuple: c'était légitime.

Eugénie avait promis le secret; elle l'avait religieusement gardé. Elle
me fit subir un interrogatoire très-judicieux et très-fin, et quand
elle se fut assurée que ma curiosité n'était fondée que sur un intérêt
sincère et dévoué pour son protégé, elle m'apprit beaucoup de choses; à
savoir: primo, que madame Poisson n'était pas madame Poisson, mais bien
une jeune ouvrière née dans la même ville de province et dans la même
rue que le petit Masaccio. Celui-ci avait eu pour elle, presque dès
l'enfance, une passion romanesque et tout à fait malheureuse; car la
belle Marthe, encore enfant elle-même, s'était laissé séduire et enlever
par M. Poisson, alors commis voyageur, qui était venu avec elle dresser
la tente de son café à la grille du Luxembourg, comptant sans doute sur
la beauté d'une telle enseigne pour achalander son établissement. Cette
secrète pensée n'empêchait pas M. Poisson d'être fort jaloux, et, à la
moindre apparence, il s'emportait contre Marthe, et la rendait fort
malheureuse. On assurait même dans le quartier qu'il l'avait souvent
frappée.

En second lieu, Eugénie m'apprit que Paul Arsène, ayant un soir,
contrairement à ses habitudes de sobriété, cédé à la tentation de boire
un verre de bière, était entré, il y avait environ trois mois, au café
Poisson; que là, ayant reconnu dans cette belle dame vêtue de blanc
et coiffée de ses beaux cheveux noirs, en châtelaine du moyen âge, la
pauvre Marthe, ses premières, ses uniques amours, il avait failli se
trouver mal. Marthe lui avait fait signe de ne pas lui parler, parce que
le surveillant farouche était là; mais elle avait trouvé moyen, en lui
rendant la monnaie de sa pièce de cinq francs, de lui glisser un billet
ainsi conçu:

«Mon pauvre Arsène, si tu ne méprises pas trop ta payse, viens causer
avec elle demain. C'est le jour de garde de M. Poisson. J'ai besoin de
parler de mon pays et de mon bonheur passé.»

«Certes, continua Eugénie, Arsène fut exact au rendez-vous. Il en sortit
plus amoureux que jamais. Il avait trouvé Marthe embellie par sa pâleur,
et ennoblie par son chagrin. Et puis, comme elle avait lu beaucoup de
romans à son comptoir, et même quelquefois des livres plus sérieux, elle
avait acquis un beau langage et toutes sortes d'idées qu'elle n'avait
pas auparavant. D'ailleurs, elle lui confiait ses malheurs, son
repentir, son désir de quitter la position honteuse et misérable que son
séducteur lui avait faite, et Arsène se figurait que les devoirs de
la charité chrétienne et de l'amitié fraternelle l'enchaînaient seuls
désormais à sa compatriote. Il ne cessa de rôder autour d'elle, sans
toutefois éveiller les soupçons du jaloux, et il parvint à causer avec
Marthe toutes les fois que M. Poisson s'absentait. Marthe était bien
décidée à quitter son tyran; mais ce n'était pas, disait-elle, pour
changer de honte qu'elle voulait s'affranchir. Elle chargeait Arsène de
lui trouver une condition où elle pût vivre honnêtement de son travail,
soit comme femme de charge chez de riches particuliers, soit comme
demoiselle de comptoir dans un magasin de nouveautés, etc.; mais toutes
les conditions que Paul envisageait pour elle lui semblaient indignes
de celle qu'il aimait. Il voulait lui trouver une position à la fois
honorable, aisée et libre: ce n'était pas facile. C'est alors qu'il
a conçu et exécuté le projet de quitter les arts et de reprendre une
industrie quelconque, fût-ce la domesticité. Il s'est dit que sa tante
allait bientôt mourir, qu'il ferait venir ses soeurs à Paris, qu'il
les établirait comme ouvrières en chambre avec Marthe, et qu'il les
soutiendrait toutes les trois tant qu'elles ne seraient pas mises dans
un bon train d'affaires, sauf à ne jamais reprendre la peinture, si ses
avances et leur travail ne suffisaient pas pour les faire vivre dans
l'aisance. C'est ainsi que Paul a sacrifié la passion de l'art à celle
du dévouement, et son avenir à son amour.

«Ne trouvant pas d'emploi plus lucratif pour le moment que celui de
garçon de café, il s'est fait garçon de café, et il a justement choisi
le café de M. Poisson, où il a pu concerter l'enlèvement de Marthe, et
où il compte rester encore quelque temps pour détourner les soupçons.
Car la tante Henriette est morte, les soeurs d'Arsène sont en route,
et je m'étais chargée de veiller à leur établissement dans une maison
honnête: celle-ci est propre et bien habitée. L'appartement à côté du
nôtre se compose de deux petites pièces; il coûte cent francs de loyer.
Ces demoiselles y seront fort bien. Nous leur prêterons le linge et les
meubles dont elles auront besoin en attendant qu'elles aient pu se les
procurer, et cela ne tardera pas; car Paul, depuis deux mois qu'il gagne
de l'argent, a déjà su acheter une espèce de mobilier assez gentil qui
était là-haut dans votre grenier et à votre insu. Enfin, avant-hier
soir, tandis que vous étiez auprès de votre malade, Laure, ou, pour
mieux dire, Marthe, puisque c'est son véritable nom, a pris son grand
courage, et au coup de minuit, pendant que M. Poisson était de garde,
elle est partie avec Arsène, qui devait l'amener ici, et retourner
bien vite à la maison avant que son patron fût rentré; mais à peine
avaient-ils fait trente pas, qu'ils ont cru voir de la lumière à
l'entre-sol de M. Poisson, et ils ont délibéré s'ils ne rentreraient
pas bien vite. Alors Marthe, prenant son parti avec désespoir, a forcé
Arsène à rentrer et s'est mise à descendre à toutes jambes la rue de
Tournon, comptant sur la légèreté de sa course et sur la protection du
ciel pour échapper seule aux dangers de la nuit. Elle a été suivie par
un homme sur les quais; mais il s'est trouvé par bonheur que cet homme
était votre camarade Laravinière, qui lui a promis le secret et qui l'a
amenée jusqu'ici. Arsène est venu nous voir en courant ce matin. Le
pauvre garçon était censé faire une commission à l'autre bout de Paris.
Il était si baigné de sueur, si haletant, si ému, que nous avons cru
qu'il s'évanouirait en haut de l'escalier. Enfin, en cinq minutes de
conversation, il nous a appris que leur frayeur au moment de la fuite
n'était qu'une fausse alerte, que M. Poisson n'était rentré qu'au jour,
et qu'au milieu de son trouble et de sa fureur, il n'avait pas le
moindre soupçon de la complicité d'Arsène.

--Et maintenant, dis-je à Eugénie, qu'ont-ils à craindre de M. Poisson?
Aucune poursuite légale, puisqu'il n'est pas marié avec Marthe?

--Non, mais quelque violence dans le premier feu de la colère. Comme
c'est un homme grossier, livré à toutes ses passions, incapable d'un
véritable attachement, il se sera bientôt consolé avec une nouvelle
maîtresse. Marthe, qui le connaît bien, dit que si l'on peut tenir sa
demeure secrète pendant un mois tout au plus, il n'y aura plus rien à
craindre ensuite.

--Si je comprends bien le rôle que vous m'avez réservé dans tout ceci,
repris-je, c'est: _primo_, de vous laisser disposer de tout ce qui est à
nous pour assister nos infortunées voisines; _secundo_, d'avoir toujours
derrière la porte une grosse canne au service des épaules de M. Poisson,
en cas d'attaque. Eh bien, voici, _primo_, un terme de ma rente que j'ai
touché hier, et dont tu feras, comme de coutume, l'emploi que tu jugeras
convenable; _secundo_, voilà un assez bon rotin que je vais placer en
sentinelle.»

Cela fait, j'allai me jeter sur mon lit, où je tombai, à la lettre,
endormi avant d'avoir pu achever de me déshabiller.

Je fus réveillé au bout de deux heures par Horace:--Que diable se
passe-t-il chez toi? me dit-il. Avant d'ouvrir, on parlemente au
guichet, on chuchote derrière la porte, on cache quelqu'un dans la
cuisine, ou dans le bûcher, ou dans l'armoire, je ne sais où; et, quand
je passe, on me rit au nez. Qui est-ce qu'on mystifie? Est-ce toi ou
moi?

A mon tour, je me mis à rire. Je fis ma toilette, et j'allai prendre ma
place au conseil délibératif que Marthe et Eugénie tenaient ensemble
dans la cuisine. Je fus d'avis qu'il fallait se fier à Horace, ainsi
qu'au petit nombre d'amis que j'avais l'habitude de recevoir. En
remettant le secret de Marthe à leur honneur et à leur prudence, on
avait beaucoup plus de chances de sécurité qu'en essayant de le leur
cacher. Il était impossible qu'ils ne le découvrissent pas, quand même
Marthe s'astreindrait à ne jamais passer de sa chambre dans la nôtre, et
quand même je consignerais tous mes amis chez le portier. La consigne
serait toujours violée; et il ne fallait qu'une porte entr'ouverte,
une minute durant, pour que quelqu'un de nos jeunes gens entrevit et
reconnut la belle Laure. Je commençai donc le chapitre des confidences
solennelles par Horace, tout en lui cachant, ainsi que je le fis, à
l'égard des autres, l'intérêt qu'Arsène portait à Laure, la part qu'il
avait prise à son évasion, et jusqu'à leur ancienne connaissance. Laure,
désormais redevenue Marthe, fut, pour Horace et pour tous nos amis,
une amie d'enfance d'Eugénie, qui se garda bien de dire qu'elle ne la
connaissait que depuis deux jours. Elle seule fut censée lui avoir
offert une retraite et la couvrir de sa protection. Son chaperonnage
était assez respectable; tous mes amis professaient à bon droit pour
Eugénie une haute estime, et je ne me vantai jamais, comme on peut le
croire, de mon ridicule accès de jalousie.

Cependant Eugénie ne me le pardonna pas aussi aisément que je m'en étais
flatté. Je puis même dire qu'elle ne me l'a jamais pardonné. Quoiqu'elle
fit, j'en suis convaincu, tous ses efforts pour l'oublier, elle y a
toujours pensé avec amertume. Combien de fois ne me l'a-t-elle pas fait
sentir, en niant énergiquement que l'amour d'un homme fût à la hauteur
de celui d'une femme!--Le meilleur, le plus dévoué, le plus fidèle de
tous, sera toujours prêt, disait-elle, à se méfier de celle qui s'est
donnée à lui. Il l'outragera, sinon par des actes, du moins par la
pensée. L'homme a pris sur nous dans la société un droit tout matériel;
aussi toute notre fidélité, souvent tout notre amour, se résument pour
lui dans un fait. Quant à nous, qui n'exerçons qu'une domination morale,
nous nous en rapportons plus à des preuves morales qu'à des apparences.
Dans nos jalousies, nous sommes capables de récuser le témoignage de nos
yeux; et quand vous faites un serment, nous nous en rapportons à votre
parole comme si elle était infaillible. Mais la nôtre est-elle donc
moins sacrée? Pourquoi avez-vous fait de votre honneur et du nôtre deux
choses si différentes? Vous frémiriez de colère si un homme vous disait
que vous mentez. Et pourtant vous vous nourrissez de méfiance, et vous
nous entourez de précautions qui prouvent que vous doutez de nous. A
celui que des années de chasteté et de sincérité devraient rassurer
à jamais, il suffit d'une petite circonstance inusitée, d'une parole
obscure, d'un geste, d'une porte ouverte ou fermée, pour que toute
confiance soit détruite en un instant.

Elle adressait tous ces beaux sermons à Horace, qui avait l'habitude de
se poser pour l'avenir en Othello; mais, en effet, c'était sur mon coeur
que retombaient ces coups acérés. «Où diable prend-elle tout ce qu'elle
dit? observait Horace. Mon cher, tu la laisses trop aller _au prêche_ de
la salle Taitbout.»



IX.

La situation de Paul Arsène à l'égard de Marthe était des plus étranges.
Soit qu'il n'eût jamais osé lui exprimer son amour, soit qu'elle n'eût
pas voulu le comprendre, ils en étaient restés, comme au premier jour,
dans les termes d'une amitié fraternelle. Marthe ignorait le dévouement
de ce jeune homme; elle ne savait pas à quelles espérances il avait dû
renoncer pour s'attacher à son sort. Il ne lui avait pas caché qu'il eût
étudié la peinture; mais il ne lui avait pas dit de quelles admirables
facultés la nature l'avait doué à cet égard; et d'ailleurs il attribuait
son renoncement à la nécessité de faire venir ses soeurs et de les
soutenir. Marthe ne possédait rien, et n'avait rien voulu emporter
de chez M. Poisson. Elle comptait travailler, et les avances qu'elle
acceptait, elle ne les attribuait qu'à Eugénie. Elle n'eût pas fui,
appuyée sur le bras d'Arsène, si elle eût cru lui devoir d'autres
services que de simples démarches auprès d'Eugénie, et un asile auprès
de ses soeurs, qu'elle comptait bien indemniser en payant sa part des
dépenses. En se dévouant ainsi, Paul avait brûlé ses vaisseaux, et il
s'était ôté le droit de lui jamais dire: «Voilà ce que j'ai fait pour
vous;» car, dans l'apparence, il n'avait fait pour elle que ce qui est
permis à la plus simple amitié.

Le pauvre enfant était si accablé d'ouvrage, et tenu de si près par son
patron, qu'il ne put aller recevoir ses soeurs à la diligence. Marthe
ne sortait pas, dans la crainte d'être rencontrée par quelqu'un qui pût
mettre M. Poisson sur ses traces. Nous nous chargeâmes, Eugénie et moi,
d'aller aider au débarquement de Louison et de Suzanne, nos futures
voisines. Louison, l'aînée, était une beauté de village, un peu
virago, ayant la voix haute, l'humeur chatouilleuse et l'habitude du
commandement. Elle avait contracté cette habitude chez sa vieille tante
infirme, qui l'écoutait comme un oracle, et lui laissait la gouverne
de cinq ou six apprenties couturières, parmi lesquelles la jeune soeur
Suzon n'était qu'une puissance secondaire, une sorte de ministre
dirigeant les travaux, mais obéissant à la soeur aînée, sans appel.
Aussi Louison avait-elle des airs de reine, et l'insatiable besoin de
régner qui dévore les souverains.

Suzanne, sans être belle, était agréable et d'une organisation plus
distinguée que celle de Louise. Il était facile de voir qu'elle était
capable de comprendre tout ce que Louise ne comprendrait jamais. Mais
Louise était, au-dessus et autour d'elle, comme une cloche de plomb,
pour l'empêcher de se répandre au dehors et d'en recevoir quelque
influence.

Elles accueillirent nos avances, l'une avec surprise et timidité,
l'autre avec une raideur un peu brutale. Elles n'avaient aucune idée de
la vie de Paris, et ne concevaient pas qu'il pût y avoir pour Arsène
un empêchement impérieux de venir à leur rencontre. Elles remercièrent
Eugénie d'un air préoccupé, Louise répétant à tout propos: «C'est
toujours bien désagréable que Paul ne soit pas là!

Et Suzanne ajoutant, d'un ton de consternation:

--C'est-il drôle que Paul ne soit pas venu!»

Il faut avouer que, venant pour la première fois de leur vie de faire un
assez long voyage en diligence, se voyant aux prises avec les douaniers
pour l'examen de leurs malles, ne sachant tout ce que signifiait ce
bruit de voyageurs partants et arrivants, de chevaux qu'on attelait et
dételait, d'employés, de facteurs et de commissionnaires, il était assez
naturel qu'elles perdissent la tête et ressentissent un peu de fatigue,
d'humeur et d'effroi. Elles s'humanisèrent en voyant que je venais à
leur secours, que je veillais à leurs paquets, et que je réglais leurs
comptes avec le bureau. A peine se virent-elles installées dans un
fiacre avec leurs effets, leurs innombrables corbeilles et cartons (car
elles avaient, suivant l'habitude des campagnards, traîné une foule
d'objets dont le port surpassait la valeur), que Louison fourra la main
jusqu'au coude dans son cabas, en criant: «Attendez, Monsieur; attendez
que je vous paie! Qu'est-ce que vous avez donné pour nous à la
diligence? Attendez donc!»

Elle ne concevait pas que je ne me fisse pas rembourser immédiatement
l'argent que je venais de tirer de ma poche pour elles; et ce trait de
grandeur, que j'étais loin d'apprécier moi-même, commença à me gagner
leur considération.

Nous montâmes dans un cabriolet de place, Eugénie et moi, afin de nous
trouver en même temps qu'elles à la porte de notre domicile commun.

«Ah! mon Dieu! quelle grande maison! s'écrièrent-elles en la toisant de
l'oeil; elle est si haute, qu'on n'en voit pas le faîte.»

Elle leur sembla bien plus haute lorsqu'il fallut monter les
quatre-vingt-douze marches qui nous séparaient du sol. Dès le second
étage, elles montrèrent de la surprise; au troisième, elles firent
de grands éclats de rire; au quatrième, elles étaient furieuses; au
cinquième, elles déclarèrent qu'elles ne pourraient jamais demeurer
dans une pareille lanterne. Louise, découragée, s'assit sur la dernière
marche en disant:--«En voilà-t-il une horreur de pays!»

Suzanne, qui conservait plus d'envie de se moquer que de s'emporter,
ajouta: «Ça sera commode, hein? de descendre et de remonter ça quinze
fois par jour! Il y a de quoi se casser le cou.»
                
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