Eugénie les introduisit tout de suite dans leur appartement. Elles le
trouvèrent petit et bas. Une pièce donnait sur le prolongement de mon
balcon. Louise s'y avança, et se rejetant aussitôt en arrière, se laissa
tomber sur une chaise.
«Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle, ça me donne le vertige; il me semble que
je suis sur la pointe de notre clocher.»
Nous voulûmes les faire souper. Eugénie avait préparé un petit repas
dans mon appartement, comptant, à ce moment-là, leur présenter Marthe.
«Vous avez bien de la bonté, monsieur et madame, dit Louison en jetant
un coup d'oeil prohibitif à Suzanne; mais nous n'avons pas faim.»
Elle avait l'air désespéré; Suzanne s'était hâtée de défaire les malles
et de ranger les effets, comme si c'était la chose la plus pressée du
monde.
«Ah ça! pourquoi donc trois lits? fit observer tout à coup Louise. Paul
va donc demeurer avec nous? A la bonne heure!
--Non, Paul ne peut pas encore demeurer avec vous, lui répondis-je. Mais
vous aurez une payse, une ancienne amie, qu'il voulait vous présenter
lui-même...
--Tiens! qui donc ça? Nous n'avons pas grand'payse ici, que je sache.
Comment donc qu'il ne nous en a rien marqué dans ses lettres?...
--Il avait à vous dire là-dessus beaucoup de choses qu'il vous
expliquera lui-même. En attendant, il m'a chargé de vous la présenter.
Elle demeure déjà ici, et, pour le moment, elle apprête votre souper.
Voulez-vous que je vous l'amène?
--Nous irons bien la voir nous-mêmes, répondit Louison, dont la
curiosité était fortement éveillée; où donc est-ce qu'elle est, cette
payse?»
Elle me suivit avec empressement.
«Tiens! c'est la Marton, cria-t-elle d'une voix âpre en reconnaissant la
belle Marthe. Comment vous en va, Marton? Vous êtes donc veuve, que vous
allez demeurer avec nous? Vous avez fait une vilaine chose, pas moins,
de vous _ensauver_ avec ce monsieur qui vous a _soulevée_ à votre père.
Mais enfin on dit que vous vous êtes mariée avec lui, et à tout péché
miséricorde!»
Marthe rougit, pâlit, et perdit contenance. Elle ne s'était pas attendue
à un pareil accueil. La pauvre femme avait oublié ses anciennes
compagnes, comme Arsène avait oublié ses soeurs. Le mal du pays fait cet
effet-là à tout le monde: il transforme les objets de nos souvenirs en
idéalités poétiques, dont les qualités grandissent à nos yeux, tandis
que les défauts s'adoucissent toujours avec le temps et l'absence, et
vont jusqu'à s'effacer dans notre imagination.
Et puis, lorsque Marthe avait quitté le pays cinq ans auparavant, Louise
et Suzanne n'étaient que des enfants sans réflexion sur quoi que ce
soit. Maintenant c'étaient deux dragons de vertu, principalement
l'aînée, qui avait tout l'orgueil d'une beauté célèbre à deux lieues à
la ronde et toute l'intolérance d'une sagesse incontestée. En quittant
le terroir où elles brillaient de tout leur éclat, ces deux plantes
sauvages devaient nécessairement (Arsène ne l'avait pas prévu) perdre
beaucoup de leur charme et de leur valeur. Au village elles donnaient le
bon exemple, rattachaient à des habitudes de labeur et de sagesse les
jeunes filles de leur entourage. A Paris, leur mérite devait être
enfoui, leurs préceptes inutiles, leur exemple inaperçu; et les qualités
nécessaires à leur nouvelle position, la bonté, la raison, la charité
fraternelle, elles ne les avaient pas, elles ne pouvaient pas les avoir.
Il était bien tard pour faire ces réflexions. Le premier mouvement de
Marthe avait été de s'élancer dans les bras de la soeur d'Arsène, le
second fut d'attendre ses premières démonstrations, le troisième fut de
se renfermer dans un juste sentiment de réserve et de fierté; mais une
douleur profonde se trahissait sur son visage pâli, et de grosses larmes
roulaient dans ses yeux.
Je lui pris la main, et, la lui serrant affectueusement, je la fis
asseoir à table; puis je forçai Louise de s'asseoir auprès d'elle.
--Vous n'avez le droit de lui faire ni questions ni reproches, dis-je à
cette dernière d'un ton ferme qui l'étonna et la domina tout d'un coup;
elle a l'estime de votre frère et la nôtre. Elle a été malheureuse, le
malheur commande le respect aux âmes honnêtes. Quand vous aurez refait
connaissance avec elle, vous l'aimerez, et vous ne lui parlerez jamais
du passé.
Louison baissa les yeux, interdite et non pas convaincue. Suzanne, qui
l'avait suivie par derrière, cédant à l'impulsion de son coeur, se
pencha vers Marthe pour l'embrasser; mais un regard terrible de Louise,
jeté en dessous, paralysa son élan. Elle se borna à lui serrer la main;
et Eugénie, craignant que Marthe ne fût mal à l'aise entre ses deux
compatriotes, se plaça auprès d'elle, affectant de lui témoigner plus
d'amitié et d'égards qu'aux autres. Ce repas fut triste et gêné. Soit
par dépit, soit que les mets ne fussent pas de son goût, Louison
ne touchait à rien. Enfin, Arsène arriva, et, après les premiers
embrassements, devinant, avec le sang-froid qu'il possédait au plus haut
degré, ce qui se passait entre nous tous, il emmena ses deux soeurs dans
une chambre, et resta plus d'une heure enfermé avec elles.
Au sortir de cette conférence, ils avaient tous le teint animé. Mais
l'influence de l'autorité fraternelle, si peu contestée dans les moeurs
du peuple de province, avait maté la résistance de Louise. Suzanne, qui
ne manquait pas de finesse, voyant dans Arsène un utile contre-poids à
l'autorité de sa soeur, n'était pas fâchée, je crois, de changer un peu
de maître. Elle fit franchement des amitiés à Marthe, tandis que
Louise l'accablait de politesses affectées très-maladroites et presque
blessantes.
Arsène les envoya coucher presque aussitôt.
«Nous attendrons madame Poisson, dit Louise sans se douter qu'elle
enfonçait un nouveau poignard dans le coeur de Marthe en l'appelant
ainsi.
--Marthe n'a pas voyagé, répondit le Masaccio froidement; elle n'est
pas condamnée à dormir avant d'en voir envie. Vous autres, qui êtes
fatiguées, il faut aller vous reposer.»
Elles obéirent, et, quand elles furent sorties:
«Je vous supplie de pardonner à mes soeurs, dit-il à Marthe, certains
préjugés de province qu'elles auront bientôt perdus, je vous en réponds.
--N'appelez point cela des préjugés, répondit Marthe. Elles ont raison
de me mépriser: j'ai commis une faute honteuse. Je me suis livrée à un
homme que je devais bientôt haïr, et qui n'était pas fait pour être
aimé. Vos soeurs ne sont scandalisées que parce que mon choix était
indigne. Si je m'étais fait enlever par un homme comme vous, Arsène,
je trouverais de l'indulgence, et peut-être de l'estime dans tous les
coeurs. Vous voyez bien que tous ceux qui approchent d'Eugénie la
respectent. On la considère comme la femme de votre ami, quoiqu'elle
ne se soit jamais fait passer pour telle; et moi, quoique je prisse le
titre d'épouse, tout le monde sentait que je ne l'étais point. En voyant
quel maître farouche je m'étais donné, personne n'a cru que l'amour pût
m'avoir jetée dans l'abîme.»
En parlant ainsi, elle pleurait amèrement, et sa douleur, trop longtemps
contenue, brisait sa poitrine.
Arsène étouffa des sanglots prêts à lui échapper.
«Personne n'a jamais dit ni pensé de mal de vous, s'écria-t-il; quant à
moi, je saurai bien faire partager à mes soeurs le respect que j'ai pour
vous.
--Du respect! Est-il possible que vous me respectiez, vous! Vous ne
croyez donc pas que je me sois vendu?
--Non! non! s'écria Paul avec force, je crois que vous avez aimé cet
homme haïssable; et où est donc le crime? Vous ne l'avez pas connu, vous
avez cru à son amour; vous avez été trompée comme tant d'autres. Ah!
Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant à moi, vous ne pensez pas non plus
que Marthe ait jamais pu se vendre, n'est-ce pas?»
J'étais un peu gêné dans ma réponse. Depuis quelques jours que nous
connaissions la situation de Marthe à l'égard de M. Poisson, nous nous
étions déjà demandé plusieurs fois, Horace et moi, comment une créature
si belle et si intelligente avait pu s'éprendre du _Minotaure_. Parfois
nous nous étions dit que cet homme, si lourd et si grossier, avait
pu avoir, quelques années auparavant, de la jeunesse et une certaine
beauté; que ce profil de Vitellius, maintenant odieux, pouvait avoir eu
du caractère avant l'invasion subite et désordonnée de l'embonpoint.
Mais parfois aussi nous nous étions arrêtés à l'idée que des bijoux et
des promesses, l'appât des parures et l'espoir d'une vie nonchalante
avaient enivré cette enfant avant que l'intelligence et le coeur fussent
développés en elle. Enfin nous pensions que son histoire pourrait bien
ressembler à celle de toutes les filles séduites que les besoins de la
vanité et les suggestions de la paresse précipitent dans le mal.
[Illustration: Chut! ne faites pas de bruit!]
Malgré mon empressement à la rassurer, Marthe vit ce qui se passait en
moi. Elle avait besoin de se justifier.
«Écoutez, dit-elle, je suis bien coupable, mais pas autant que je le
parais. Mon père était un ouvrier pauvre et chagrin, qui cherchait dans
le vin, comme tant d'autres, l'oubli de ses maux et de ses inquiétudes.
Vous ne savez pas ce que c'est que le peuple, Monsieur! non, vous ne le
savez pas! C'est dans le peuple qu'il y a les plus grandes vertus et les
plus grands vices. Il y a là des hommes comme lui (et elle posait sa
main sur le bras d'Arsène), et il y a aussi des hommes dont la vie
semble livrée à l'esprit du mal. Une fureur sombre les dévore,
un désespoir profond de leur condition alimente en eux une rage
continuelle. Mon père était de ceux-là. Il se plaignait sans cesse, avec
des jurements et des imprécations, de l'inégalité des fortunes et de
l'injustice du sort, Il n'était pas né paresseux; mais il l'était devenu
par découragement, et la misère régnait chez nous. Mon enfance s'est
écoulée entre deux souffrances alternatives: tantôt une compassion
douloureuse pour mes parents infortunés, tantôt une terreur profonde
devant les emportements et les délires de mon père. Le grabat où nous
reposions était à peu près notre seule propriété: tous les jours
d'avides créanciers nous le disputaient. Ma mère mourut jeune par suite
des mauvais traitements de son mari. J'étais alors enfant. Je sentis
vivement sa perte, quoique j'eusse été la victime sur laquelle elle
reportait les outrages et les coups dont elle était abreuvée. Mais il
ne me vint pas dans l'idée d'insulter à sa mémoire et de me réjouir de
l'espèce de liberté que sa mort me procurait. Je mettais toutes ses
injustices sur le compte de la misère, aussi bien les siennes que celles
de mon père. La misère était l'unique ennemi, mais l'ennemi commun,
terrible, odieux, que, dès les premiers jours de ma vie, je fus habituée
à détester et à craindre.
[Illustration: Louise, découragée, s'assit sur la dernière marche.]
«Ma mère, en dépit de tout, était laborieuse et me forçait à l'être.
Quand je fus seule et abandonnée à tous mes penchants, je cédai à celui
qui domine l'enfance: je tombai dans la paresse. Je voyais à peine mon
père; il partait le matin avant que je fusse éveillée, et ne rentrait
que tard le soir lorsque j'étais couchée. Il travaillait vite et bien;
mais à peine avait-il touché quelque argent, qu'il allait le boire; et
lorsqu'il revenait ivre au milieu de la nuit, ébranlant le pavé sous son
pas inégal et pesant, vociférant des paroles obscènes sur un ton qui
ressemblait à un rugissement plutôt qu'à un chant, je m'éveillais
baignée d'une sueur froide et les cheveux dressés d'épouvante. Je me
cachais au fond de mon lit, et des heures entières s'écoulaient ainsi,
moi n'osant respirer, lui marchant avec agitation et parlant tout seul
dans le délire; quelquefois s'armant d'une chaise ou d'un bâton, et
frappant sur les murs et même sur mon lit, parce qu'il se croyait
poursuivi et attaqué par des ennemis imaginaires. Je me gardais bien de
lui parler; car une fois, du vivant de ma mère, il avait voulu me tuer,
pour me préserver, disait-il, du malheur d'être pauvre. Depuis ce temps,
je me cachais à son approche; et souvent, pour éviter d'être atteinte
par les coups qu'il frappait au hasard dans l'obscurité, je me glissais
sous mon lit, et j'y restais jusqu'au jour, à moitié nue, transie de
peur et de froid.
«Dans ce temps-là, je courais souvent dans les prairies qui entourent
notre petite ville avec les enfants de mon âge; nous y avons souvent
joué ensemble, Arsène; et vous savez bien que cette enfant, qui traînait
toujours un reste de soulier attaché par une ficelle, en guise de
cothurne, autour de la jambe, et qui avait tant de peine à faire rentrer
ses cheveux indisciplinés sous un lambeau de bonnet, vous savez bien que
cette enfant-là, craintive et mélancolique jusque dans ses jeux, était
aussi pure et aussi peu vaine que vos soeurs. Mon seul crime, si c'en
est un quand on a une existence si malheureuse, était de désirer, non la
richesse, mais le calme et la douceur de moeurs que procure l'aisance.
Quand j'entrais chez quelque bourgeois, et que je voyais la tranquillité
polie de sa famille, la propreté de ses enfants, l'élégante simplicité
de sa femme, tout mon idéal était de pouvoir m'asseoir pour lire ou pour
tricoter sur une chaise propre dans un intérieur silencieux et paisible;
et quand je m'élevais jusqu'au rêve d'un tablier de taffetas noir, je
croyais avoir poussé l'ambition jusqu'à ses dernières limites. J'appris,
comme toutes les filles d'artisan, le travail de l'aiguille; mais
j'y fus toujours lente et maladroite. La souffrance avait étiolé mes
facultés actives; je ne vivais que de rêverie, heureuse quand je n'étais
pas rudoyée, terrifiée et presque abrutie quand je l'étais.
«Mais comment vous raconterai-je la principale et la plus affreuse cause
de ma faute? Le dois-je, Arsène, et ne ferai-je pas mieux d'encourir un
peu plus de blâme, que de charger d'une si odieuse malédiction la tête
de mon père?
--Il faut tout dire, répondit Arsène, ou plutôt je vais le dire pour
vous; car vous ne pouvez pas vous laisser accuser d'un crime quand vous
êtes innocente. Moi, je sais tout, et je viens de le dire à mes soeurs,
qui l'ignoraient encore. Son père, dit-il en s'adressant à nous
(pardonnez-lui, mes amis; la misère est la cause de l'ivrognerie, et
l'ivrognerie est la cause de tous nos vices), ce malheureux homme,
avili, dégradé, privé de raison à coup sûr, conçut pour sa fille une
passion infâme, et cette passion éclata précisément un jour où Marthe,
ayant été remarquée à la danse sans le savoir, par un commis voyageur,
avait excité le jalousie insensée de son père. Ce voyageur avait été
très-empressé auprès d'elle; il n'avait pas manqué, comme ils font tous
à l'égard des jeunes filles qu'ils rencontrent dans les provinces, de
lui parler d'amour et d'enlèvement. Marthe l'avait à peine écouté. Dès
la nuit suivante il devait repartir, et la nuit suivante, au moment
où il repartait, il vit une femme échevelée courir sur ses traces et
s'élancer dans sa voiture. C'était Marthe qui fuyait, nouvelle Béatrix,
les violences sinistres d'un nouveau Cenci. Elle aurait pu, direz-vous,
prendre un autre parti, chercher un refuge ailleurs, invoquer la
protection des lois; mais dans ce cas-là, il fallait déshonorer son
père, affronter la honte d'un de ces procès scandaleux d'où l'innocent
sort parfois aussi souillé dans l'opinion que le coupable. Marthe crut
avoir trouvé un ami, un protecteur, un époux même; car le voyageur,
voyant sa simplicité d'enfant, lui avait parlé de mariage. Elle crut
pouvoir l'aimer par reconnaissance, et, même après qu'il l'eut trompée,
elle crut lui devoir encore une sorte de gratitude.
--Et puis, reprit Marthe, mes premiers pas dans la vie avaient été
marqués de scènes si terribles et de dangers si affreux, que je n'avais
plus le droit d'être si difficile. J'avais changé de tyran. Mais
le second, avec ses jalousies et ses emportements, avait une sorte
d'éducation qui me le faisait paraître bien moins rude que le premier.
Tout est relatif. Cet homme, que vous trouvez si grossier, et que
moi-même j'ai trouvé tel à mesure que j'ai eu des objets de comparaison
autour de moi, me paraissait bon, sincère, dans les commencements. La
douceur exceptionnelle que j'avais acquise dans une vie si contrainte
et si dure, encouragea et poussa rapidement à l'excès les instincts
despotiques de mon nouveau maître. Je les supportai avec une résignation
que n'auraient pas eue des femmes mieux élevées. J'étais en quelque
sorte blasée sur les menaces et les injures. Je rêvais toujours
l'indépendance, mais je ne la croyais plus possible pour moi. J'étais
une âme brisée; je ne sentais plus en moi l'énergie nécessaire à un
effort quelconque, et sans l'amitié, les conseils et l'aide d'Arsène, je
ne l'aurais jamais eue. Tout ce qui ressemblait à des offres d'amour,
les simples hommages de la galanterie, ne me causaient qu'effroi et
tristesse. Il me fallait plus qu'un amant, il me fallait un ami: je l'ai
trouvé, et maintenant je m'étonne d'avoir si longtemps souffert sans
espoir.
--Et maintenant vous serez heureuse, lui dis-je; car vous ne trouverez
autour de vous que tendresse, dévouement et déférence.
--Oh! de votre part et de celle d'Eugénie, s'écria-t-elle en se jetant
au cou de ma compagne, j'y compte; et quant à l'amitié de celui-ci,
ajouta-t-elle en prenant la tête d'Arsène entre ses deux mains, elle me
fera tout supporter.»
Arsène rougit et pâlit tour à tour.
«Mes soeurs vous respecteront, s'écria-t-il d'une voix émue, ou bien...
--Point de menaces, répondit-elle, oh! jamais de menaces à cause de moi.
Je les désarmerai, n'en doutez pas; et si j'échoue, je subirai leur
petite morgue. C'est si peu de chose pour moi! cela me paraît un jeu
d'enfant.
Sois sans inquiétude, cher Arsène. Tu as voulu me sauver, tu m'as sauvée
en effet, et je te bénirai tous les jours de ma vie.»
Transporté d'amour et de joie, Arsène retourna au café Poisson, et
Marthe alla doucement prendre possession de son petit lit auprès des
deux soeurs, dont les vigoureux ronflements couvrirent le bruit léger de
ses pas.
X.
Les soeurs d'Arsène se radoucirent en effet. Après quelques jours de
fatigue, d'étonnement et d'incertitude, elles parurent prendre leur
parti et s'associer, sans arrière-pensée, à la compagne qui leur était
imposée. Il est vrai que Marthe leur témoigna une obligeance qui allait
presque jusqu'à la soumission. Les bonnes manières qu'elle avait su
prendre, jointes à sa douceur naturelle et à une sensibilité toujours
éveillée et jamais trop expansive, rendaient son commerce le plus
aimable que j'aie, jamais rencontré dans une femme. Il n'avait fallu
que deux ou trois jours pour inspirer à Eugénie et à moi une amitié
véritable pour elle. Sa politesse imposait à l'altière Louison; et
lorsque celle-ci éprouvait le besoin de lui chercher noise, sa voix
douce, ses paroles choisies, ses intentions prévenantes calmaient ou
tout au moins mataient l'humeur querelleuse de la villageoise.
De notre côté, nous faisions notre possible pour réconcilier Louise et
Suzanne avec ce Paris dont le premier aspect les avait tant irritées.
Elles s'étaient imaginé, au fond de leur village, que Paris était un
Eldorado où, relativement, la misère était ce que l'on considère comme
richesse en province. Jusqu'à un certain point leur rêve était bien
réalisé, car lorsqu'elles allaient en fiacre (je leur donnai deux ou
trois fois ce plaisir luxueux), elles se regardaient l'une l'autre
d'un air ébahi, en disant: «Nous ne nous gênons pas ici! nous roulons
carrosse.» Et puis, la vue des moindres boutiques leur causait des
éblouissements d'admiration. Le Luxembourg leur paraissait un lieu
enchanté. Mais si la vue des objets nouveaux vint à bout de les
distraire pendant quelques jours, elles n'en firent pas moins de tristes
retours sur leur condition nouvelle, lorsqu'elles se retrouvèrent dans
cette petite chambre au cinquième où leur vie devait se renfermer.
Quelle différence, en effet, avec leur existence provinciale! Plus
d'air, plus de liberté, plus de causerie sur la porte avec les voisines;
plus d'intimité avec tous les habitants de la rue; plus de promenade sur
un petit rempart planté de marronniers, avec toutes les jeunes filles de
l'endroit, après les journées de travail; plus de danses champêtres le
dimanche! Aussitôt qu'elles furent installées au travail, elles virent
bien qu'à Paris les jours étaient trop courts pour la quantité des
occupations nécessaires, et que, si l'on gagnait le double de ce qu'on
gagne en province, il fallait aussi dépenser le double et travailler
le triple. Chacune de ces découvertes était pour elles une surprise
fâcheuse. Elles ne concevaient pas non plus que la vertu des filles fût
exposée à tant de dangers, et qu'il ne fallût pas sortir seules le soir,
ni aller danser au bal public quand on voulait se respecter. «Ah! mon
Dieu! s'écriait Suzanne consternée, le monde est donc bien méchant ici?»
Mais cependant elles se soumirent, non sans murmure intérieur. Arsène
les tenait en respect par de fréquentes exhortations, et elles ne
manifestaient plus leur mécontentement avec la sauvagerie du premier
jour. Ce voisinage de deux filles mal satisfaites et passablement
malapprises eût été assez désagréable, si le travail, remède souverain à
tous les maux quand il est proportionné à nos forces, ne fût venu
tout pacifier. Grâce aux petites précautions qu'Eugénie avait prises
d'avance, l'ouvrage arrivait; et elle songeait sérieusement, voyant
l'estime et la confiance que lui témoignaient ses pratiques, à monter
un atelier de couturière. Marthe n'était pas fort diligente, mais elle
avait beaucoup de goût et d'invention. Louison cousait rapidement et
avec une solidité cyclopéenne. Suzanne n'était pas maladroite. Eugénie
ferait les affaires, essaierait les robes, dirigerait les travaux, et
partagerait loyalement avec ses associées. Chacune, étant intéressée
au succès du _phalanstère_, travaillerait, non à la tâche et sans
conscience, comme font les ouvrières à la journée, mais avec tout le
zèle et l'attention dont elle était susceptible. Cette grande idée
souriait assez aux soeurs d'Arsène; restait à savoir si le caractère
de Louison s'assouplirait assez pour rendre l'association praticable.
Habituée à commander, elle était bouleversée de voir que cette fainéante
de Marthe (comme elle l'appelait tout bas dans l'oreille de sa sœur)
avait plus de génie qu'elle pour imaginer un ornement de manche, ou
agencer les parties délicates d'un corsage. Lorsque, fidèle à ses
traditions antédiluviennes, elle taillait à sa guise, et qu'Eugénie
venait bouleverser ses plans et détruire toutes ses notions, la virago
avait bien de la peine à ne pas lui jeter sa chaise à la tête. Mais une
douce parole de Marthe et un malin sourire de Suzon faisaient rentrer
toute cette colère, et elle se contentait de mugir sourdement, comme la
mer après une tempête.
Pendant qu'on faisait dans nos mansardes cet essai important d'une vie
nouvelle, Horace, retranché dans la sienne, se livrait à des essais
littéraires. Dès que je fus un peu rendu à la liberté, j'allai le voir;
car depuis plusieurs jours j'étais privé de sa société. Je trouvai son
intérieur singulièrement changé. Il avait arrangé sa petite chambre
garnie avec une sorte d'affectation. Il avait mis son couvre-pied sur
sa table, afin de lui donner un air de bureau. Il avait placé un de ses
matelas dans l'embrasure de la porte, afin d'intercepter les bruits du
voisinage; et de son rideau d'indienne, roulé autour de lui, il s'était
fait une robe de chambre, ou plutôt un manteau de théâtre. Il était
assis devant sa table, les coudes en avant, la tête dans ses mains,
la chevelure ébouriffée; et quand j'ouvris la porte, vingt feuillets
manuscrits, soulevés par le courant d'air, voltigèrent autour de lui, et
s'abattirent de tous côtés, comme une volée d'oiseaux effarouchés.
Je courus après eux, et en les rassemblant j'y jetai un regard
indiscret. Tous portaient en tête des titres différents.
«C'est un roman, m'écriai-je, cela s'appelle _la Malédiction_, chapitre
Ier! mais non, cela s'appelle _le Nouveau René_, Ier chapitre... Eh non!
voici _Une Déception_, livre Ier. Ah! maintenant, cet autre, _le Dernier
Croyant_, Ière partie... Eh mais! voici des vers! un poème! chant Ier,
_la Fin du monde_. Ah! une ballade! _la Jolie Fille du roi maure_,
strophe Ière; et sur cette autre feuille, _la Création_, drame
fantastique, scène Ière; et puis voici un vaudeville, Dieu me pardonne!
_les Truands philosophes_, acte Ier; et par ma foi! encore autre chose!
un pamphlet politique, page Ière. Mais si tout cela marche de front, tu
vas, mon cher Horace, faire invasion dans la littérature.»
Horace était furieux. Il se plaignit de ma curiosité, et, m'arrachant
des mains tous ces commencements, dont aucun n'avait été poussé au delà
d'une demi-page, il les froissa, en fit une boule, et la jeta dans la
cheminée.
«Quoi! tant de rêves, tant de projets, tant de conceptions entièrement
abandonnées pour une plaisanterie? lui dis-je.
--Mon cher ami, si tu viens ici pour te divertir, répondit-il, je le
veux bien! Causons, rions tant que tu voudras; mais si tu me railles
avant que mon char soit lancé, je ne pourrai jamais remettre mes chevaux
au galop.
--Je m'en vais, je m'en vais, dis-je en reprenant mon chapeau; je ne
veux pas te déranger dans le moment de l'inspiration.
--Non, non, reste, dit-il en me retenant de force; l'inspiration ne
viendra pas aujourd'hui. Je suis stupide, et tu viens à point pour me
distraire de moi-même. Je suis harassé, j'ai la tête brisée. Il y a
trois nuits que je n'ai dormi, et cinq jours que je n'ai pris l'air.
--Eh bien, c'est un beau courage, et je t'en félicite. Tu dois avoir
quelque chose en train. Veux-tu me le lire?
--Moi! Je n'ai rien écrit. Pas une ligne de rédaction; c'est une chose
plus difficile que je ne croyais de se mettre à barbouiller du papier.
Vraiment, c'est rebutant. Les sujets m'obsèdent. Quand je ferme les
yeux, je vois une armée, un monde de créations se peindre et s'agiter
dans mon cerveau. Quand je rouvre les yeux, tout cela disparaît. J'avale
des pintes de café, je fume des pipes par douzaines, je me grise dans
mon propre enthousiasme; il me semble que je vais éclater comme un
volcan. Et quand je m'approche de cette table maudite, la lave se fige
et l'inspiration se refroidit. Pendant le temps d'apprêter une feuille
de papier et de tailler ma plume, l'ennui me gagne; l'odeur de l'encre
me donne des nausées. Et puis cette horrible nécessité de traduire par
des mots et d'aligner en pattes de mouches des pensées ardentes, vives,
mobiles comme les rayons du soleil teignant les nuages de l'air! Oh!
c'est un métier, cela aussi! Où fuir le métier, grand Dieu? Le métier me
poursuivra partout!
--Vous avez donc la prétention, lui dis-je, de trouver une manière
d'exprimer votre pensée qui n'ait pas une forme sensible? Je n'en
connais pas.
--Non, dit-il, mais je voudrais m'exprimer de prime abord, sans fatigue,
mais sans effort, comme l'eau murmure et comme le rossignol chante.
--Le murmure de l'eau est produit par un travail, et le chant du
rossignol est un art. N'avez-vous jamais entendu les jeunes oiseaux
gazouiller d'une voix incertaine et s'essayer difficilement à leurs
premiers airs? Toute expression précise d'idées, de sentiments, et même
d'instincts, exige une éducation. Avez-vous donc, dès le premier essai,
l'espoir d'écrire avec l'abondance et la facilité que donne une longue
pratique?»
Horace prétendit que ce n'était ni la facilité ni l'abondance qui
lui manquaient, mais que le temps matériel de tracer des caractères
anéantissait toutes ses facultés. Il mentait, et je lui offris de
sténographier sous sa dictée, tandis qu'il improviserait à haute voix.
Il refusa, et pour cause. Je savais bien qu'il pouvait rédiger une
lettre spirituelle et charmante au courant de la plume; mais il me
semblait bien que donner une forme tant soit peu étendue et complète à
une idée quelconque demandait plus de patience et de travail. L'esprit
d'Horace n'était certes pas stérile; il avait raison de se plaindre du
trop d'activité de ses pensées et de la multitude de ses visions; mais
il manquait absolument de cette force d'élaboration qui doit présider à
l'emploi de la forme. Il ne savait pas travailler; plus tard, j'appris
qu'il ne savait pas souffrir.
Et puis ce n'était pas là le principal obstacle. Je crois que pour
écrire il faut avoir une opinion arrêtée et raisonnée sur le sujet
qu'on traite, sans compter une certaine somme d'autres idées également
arrêtées pour appuyer ses preuves. Horace n'avait d'opinion affermie sur
quoi que ce soit. Il improvisait ses convictions en causant, à mesure
qu'il les développait, et il le faisait d'une façon assez brillante;
aussi en changeait-il souvent, et le Masaccio, en l'écoutant, avait
coutume de répéter entre ses dents cet axiome proverbial: «Les jours se
suivent et ne se ressemblent pas.»
Pourvu qu'on se borne à des causeries, on peut occuper et amuser ses
auditeurs à ses risques et périls, en usant de ce procédé. Mais quand on
fait de la parole un emploi plus solennel, il faut peut-être savoir
un peu mieux ce qu'on prétend dire et prouver. Horace n'était pas
embarrassé de le trouver dans une discussion; mais ses opinions,
auxquelles il ne croyait qu'au moment de les émettre, ne pouvaient pas
échauffer le fond de son cœur, émouvoir son imagination, et opérer en
lui ce travail intérieur, mystérieux, puissant, qui a pour résultat
l'inspiration, comme l'oeuvre des cyclopes, qui était manifestée par la
flamme de l'Etna.
A défaut de convictions générales, les sentiments particuliers peuvent
nous émouvoir et nous rendre éloquents; c'est en général la puissance de
la jeunesse. Horace ne l'avait pas encore; et n'ayant ni ressenti les
émotions passionnées ni vu leurs effets dans la société; en un mot,
n'ayant appris ce qu'il savait que dans les livres, il ne pouvait être
poussé ni par une révélation supérieure ni par un besoin généreux, au
choix de tel ou tel récit, de telle ou telle peinture. Comme il était
riche de fictions entassées dans son intelligence par la culture, et
toutes prêtes à être fécondées quand sa vie serait complétée, il se
croyait prêt à produire. Mais il ne pouvait pas s'attacher à ces
créations fugitives qui ne remuaient pas son âme, et qui, à vrai dire,
n'en sortaient pas, puisqu'elles étaient le produit de certaines
combinaisons de la mémoire. Aussi manquaient-elles d'originalité, sous
quelque forme qu'il voulût les résoudre, et il le sentait; car il
était homme de goût, et son amour-propre n'avait rien de sot. Alors
il raturait, déchirait, recommençait, et finissait par abandonner son
oeuvre pour en essayer une autre qui ne réussissait pas mieux.
Ne comprenant pas les causes de son impuissance, il se trompait en
l'attribuant au dégoût de la forme. La forme était la seule richesse
qu'il eût pu acquérir dès lors avec de la patience et de la volonté;
mais cela n'aurait jamais suppléé à un certain fonds qui lui manquait
essentiellement, et sans lequel les oeuvres littéraires les plus
chatoyantes de métaphores, les plus chargées de tours ingénieux et
charmants, n'ont cependant aucune valeur.
Je lui avais bien souvent répété ces choses, mais sans le convaincre.
Après l'essai que, depuis plus d'un mois, il s'obstinait à faire, il
s'aveuglait encore. Il croyait que le bouillonnement de son sang,
l'impétuosité de sa jeunesse, l'impatience fiévreuse de s'exprimer,
étaient les seuls obstacles à vaincre. Cependant, il avouait que tout ce
qu'il avait essayé prenait, au bout de dix lignes ou de trois vers,
une telle ressemblance avec les auteurs dont il s'était nourri, qu'il
rougissait de ne faire que des pastiches. Il me montra quelques vers et
quelques phrases qui eussent pu être signés Lamartine, Victor Hugo, Paul
Courier, Charles Nodier, Balzac, voire Béranger, le plus difficile de
tous à imiter, à cause de sa manière nette et, serrée; mais ces courts
essais, qu'on aurait pu appeler des fragments de fragments, n'eussent
été, dans l'oeuvre de ses modèles, que des appendices servant d'ornement
à des pensées individuelles, et cette individualité, Horace ne l'avait
pas. S'il voulait émettre l'idée, on était choqué (et il l'était
lui-même) du plagiat manifeste, car cette idée n'était point à lui: elle
était à eux; elle était à tout le monde. Pour y mettre son cachet, il
eût fallu qu'il la portât dans sa conscience et dans son coeur, assez
profondément et assez longtemps pour qu'elle y subît une modification
particulière; car aucune intelligence n'est identique à une autre
intelligence, et les mêmes causes ne produisent jamais les mêmes
effets dans l'une et dans l'autre; aussi plusieurs maîtres peuvent-ils
s'essayer simultanément à rendre un même fait ou un même sentiment, à
traiter un même sujet, sans le moindre danger de se rencontrer. Mais
pour qui n'a point subi cette cause, pour qui n'a pas vu ce fait ni
éprouvé ce sentiment par lui-même, l'individualité, l'originalité, sont
impossibles. Aussi se passa-t-il bien des jours encore sans qu'Horace
fût plus avancé qu'à la première heure. Je dois dire qu'il y usa en pure
perte le peu de volonté qu'il avait amassée pour sortir de l'inaction.
Quand il fut harassé de fatigue, abreuvé de dégoût, presque malade, il
sortit de sa retraite, et se répandit de nouveau au dehors, cherchant
des distractions et voulant même essayer, disait-il, des passions, pour
voir s'il réveillerait par là sa muse engourdie.
Cette résolution me fit trembler pour lui. S'embarquer sans but sur
cette mer orageuse, sans aucune expérience pour se préserver, c'est
risquer plus qu'on ne pense. Il s'était aventuré de même dans la
carrière littéraire; mais comme là il ne devait pas trouver de complice,
le seul désastre qu'il eût éprouvé, c'était un peu d'encre et de temps
perdu. Mais qu'allait-il devenir, aveugle lui-même, sous la conduite de
l'_aveugle dieu?_
Son naufrage ne fut pas aussi prompt que je le craignais. En fait de
passions, ne se perd pas qui veut. Horace n'était point né passionné. Sa
personnalité avait pris de telles dimensions dans son cerveau, qu'aucune
tentation n'était digne de lui. Il lui eût fallu rencontrer des êtres
sublimes pour éveiller son enthousiasme; et, en attendant, il se
préférait, avec quelque raison, à tous les êtres vulgaires avec lesquels
il pouvait établir des rapports. Il n'y avait pas à craindre qu'il
risquât sa précieuse santé avec des prostituées de bas étage. Il était
incapable de rabaisser son orgueil jusqu'à implorer celles qui ne cèdent
qu'à des offres considérables ou à des démonstrations d'engouement qui
raniment leur coeur éteint et réveillent leur curiosité blasée. Il
faisait profession pour celles-là d'un mépris qui allait jusqu'à
l'intolérance la plus cruelle. Il ne comprenait pas le sens religieux et
vraiment grand de _Marion Delorme_. Il aimait l'oeuvre sans être pénétré
de la moralité profonde qu'elle renferme. Il se posait en Didier, mais
seulement pour une scène, celle où l'amant de Marion, étourdi de
sa découverte, accable cette infortunée de ses sarcasmes et de ses
malédictions; et, quant au pardon du dénouement, il disait que Didier
ne l'eût jamais accordé s'il n'eût dû avoir, une minute après, la tête
tranchée.
Ce qu'il y avait à craindre, c'est que, s'adressant à des existences
plus précieuses, il ne les flétrît ou ne les brisât par son caprice
ou son orgueil, et qu'il ne remplît la sienne propre de regrets ou de
remords. Heureusement cette victime n'était pas facile à trouver. On ne
trouve pas plus l'amour, quand on le cherche de sang-froid et de parti
pris, qu'on ne trouve l'inspiration poétique dans les mêmes conditions.
Pour aimer, il faut commencer par comprendre ce que c'est qu'une femme,
quelle protection et quel respect on lui doit. A celui qui est pénétré
de la sainteté des engagements réciproques, de l'égalité des sexes
devant Dieu, des injustices de l'ordre social et de l'opinion vulgaire à
cet égard, l'amour peut se révéler dans toute sa grandeur et dans
toute sa beauté; mais à celui qui est imbu des erreurs communes de
l'infériorité de la femme, de la différence de ses devoirs avec les
nôtres en fait de fidélité; à celui qui ne cherche que des émotions et
non un idéal, l'amour ne se révélera pas. Et, à cause de cela, l'amour,
ce sentiment que Dieu a fait pour tous, n'est connu que d'un bien petit
nombre.
Horace n'avait jamais remué dans sa pensée cette grande question
humaine. Il riait volontiers de ce qu'il ne comprenait pas, et, ne
jugeant le saint-simonisme (alors en pleine propagande) que par ses
côtés défectueux, il rejetait tout examen d'un pareil charlatanisme.
C'était son expression; et si elle était méritée à beaucoup d'égards, ce
n'était du moins sous aucun rapport sérieux à lui connu. Il ne voyait
là que les habits bleus et les fronts épilés des _pères_ de la nouvelle
doctrine, et c'en était assez pour qu'il déclarât absurde et menteuse
toute l'idée saint-simonienne. Il ne cherchait donc aucune lumière, et
se laissait aller à l'instinct brutal de la priorité masculine que
la société consacre et sanctifie, sans vouloir tremper dans aucun
pédantisme, pas plus, disait-il, dans celui des conservateurs que dans
celui des novateurs.
Avec ces notions vagues et cette absence totale de dogme religieux
et social, il voulait expérimenter l'amour, la plus religieuse des
manifestations de notre vie morale, le plus important de nos actes
individuels par rapport à la société! Il n'avait ni l'élan sublime qui
peut réhabiliter l'amour dans une intelligence hardie, ni la persistance
fanatique, qui peut du moins lui conserver une apparence d'ordre et une
espèce de vertu en suivant les traditions du passé.
Sa première passion fut pour la Malibran.
Il allait quelquefois au parterre des Italiens; il emprunta de l'argent,
et y alla toutes les fois que la divine cantatrice paraissait sur la
scène. Certes, il y avait de quoi allumer son enthousiasme, et j'aurais
désiré que cette adoration continue occupât plus longtemps son
imagination. Elle l'eût préparé à recevoir des impressions plus durables
et plus complètes. Mais Horace ne savait pas attendre. Il voulut
réaliser son rêve, et il fit _des folies_ pour madame Malibran,
c'est-à-dire qu'il s'élança sous les roues de sa voiture (après l'avoir
guettée à la sortie), sans toutefois se laisser faire aucun mal; puis
il jeta un ou deux bouquets sur la scène; puis enfin il lui écrivit une
lettre délirante, comme il avait écrit quelques semaines auparavant à
madame Poisson. Il ne reçut pas plus de réponse cette fois que l'autre,
et il ignora de même le sort de sa lettre, si on l'avait méprisée, si on
l'avait reçue.
Je craignais que ce premier échec ne lui causât un vif chagrin. Il en
fut quitte pour un peu de dépit. Il se moqua de lui-même pour avoir cru
un instant que «l'orgueil du génie s'abaisserait jusqu'à sentir le prix
d'un hommage ardent et pur.» Je le trouvai un jour écrivant une seconde
lettre qui commençait ainsi: «Merci, femme, merci! vous m'avez désabusé
de la gloire;» et qui finissait par: «Adieu, Madame! soyez grande, soyez
enivrée de vos triomphes! et puissiez-vous trouver, parmi les illustres
amis qui vous entourent, un coeur qui vous comprenne, une intelligence
qui vous réponde!»
Je le déterminai à jeter cette lettre au feu, en lui disant que
probablement madame Malibran en recevait de semblables plus de trois
fois par semaine, et qu'elle ne perdait plus son temps à les lire. Cette
réflexion lui donna à penser.
«Si je croyais, s'écria-t-il, qu'elle eût l'infamie de montrer ma
première lettre et d'en rire avec ses amis, j'irais la siffler ce soir
dans _Tancrède_; car enfin elle chante faux quelquefois!
--Votre sifflet serait couvert sous les applaudissements, lui dis-je; et
s'il parvenait jusqu'aux oreilles de la cantatrice, elle se dirait, en
souriant: «Voici un de mes billets doux qui me siffle; c'est le revers
du bouquet d'avant-hier.» Ainsi votre sifflet serait un hommage de plus
au milieu de tous les autres hommages.»
Horace frappa du poing sur sa table.
«Faut-il que je sois trois fois sot d'avoir écrit cette lettre!
s'écria-t-il; heureusement j'ai signé d'un nom de fantaisie, et si
quelque jour j'illustre le nom obscur que je porte, _elle_ ne pourra pas
dire: «J'ai celui-là dans mes épluchures.»
XI.
Horace abandonna pour quelques instants les lettres et l'amour, et vint,
après ces premières crises, se reposer sur le divan de mon balcon, en
regardant d'un air de sultan les quatre femmes de nos mansardes, et en
me cassant des pipes, selon son habitude.
Forcé de m'absenter une partie de la journée pour mes études et pour mes
affaires, il fallait bien le laisser étendu sur mon tapis; car, pour le
tirer de sa superbe indolence, il eût fallu lui signifier que cela me
déplaisait; et, en somme, cela n'était pas. Je savais bien qu'il ne
ferait pas la cour à Eugénie, que les soeurs d'Arsène lui casseraient la
figure avec leurs fers à repasser s'il s'avisait de trancher du jeune
seigneur libertin avec elles; et comme je l'aimais véritablement,
j'avais du plaisir à le retrouver quand je rentrais, et à lui faire
partager notre modeste repas de famille.
Quant à Marthe, elle ne paraissait pas plus faire de lui une mention
particulière dans ses secrètes pensées, que lorsqu'elle était l'objet de
ses oeillades au comptoir du café Poisson. Il lui rendait désormais la
pareille, ne lui pardonnant pas d'avoir méprisé sa déclaration, que,
dans le fait, elle n'avait pas reçue. Cependant il était toujours
frappé, malgré lui, de son exquise manière d'être, de sa conversation
sobre, sensée et délicate. Elle embellissait à vue d'oeil. Toujours
mélancolique, elle n'avait plus cette expression d'abattement que donne
l'esclavage. M. Poisson l'avait déjà remplacée, et ne lui causait plus
de crainte. Elle prenait avec nous l'air de la campagne le dimanche; et
sa santé, longtemps altérée, se consolidait par le régime doux et
sain que je lui prescrivais, et qu'elle observait avec une absence
de caprices et de révoltes rare chez une femme nerveuse. Sa présence
attirait bien chez moi quelques amis de plus que par le passé; Eugénie
se chargeait d'éconduire ceux dont la sympathie était trop visiblement
improvisée. Quant aux anciens, nous leur pardonnions d'être un peu plus
assidus que de coutume. Ces petites réunions, où des étudiants hardis
et espiègles dans la rue prenaient tout à coup, sous nos toits, des
manières polies, une gaieté chaste et un langage sensé, pour complaire
à d'honnêtes filles et à des femmes aimables, avaient quelque chose
d'utile et de beau en soi-même. Il aurait fallu avoir le coeur froid et
de l'esprit farouche pour ne pas goûter, dans cet essai de sociabilité
bienveillante et pure, un plaisir d'une certaine élévation. Tous s'en
trouvaient bien. Horace y devenait moins personnel et moins âpre. Nos
jeunes gens y prenaient l'idée et le goût de moeurs plus douces que
celles dont ailleurs ils recevaient l'exemple. Marthe y oubliait
l'horreur de son passé; Suzanne y riait de bon coeur, et s'y faisait un
esprit plus juste que celui de la province. Louison y progressait moins
que les autres; mais elle y acquérait la puissance de contenir sa rude
franchise, et, quoique toujours farouche dans son rigorisme, elle
n'était pas fâchée d'être traitée comme une dame par des jeunes gens
dont elle s'exagérait peut-être beaucoup l'élégance et la distinction.
Insensiblement Horace trouva un grand charme dans la société de Marthe.
Ne pouvant pas savoir si elle avait jamais reçu sa lettre, il eut
l'esprit de se conduire comme un homme qui ne veut pas se faire
repousser deux fois. Il lui témoigna une sorte de sympathie dévouée
qui pouvait devenir de l'amour si on n'en arrêtait pas brusquement le
progrès, et qui, en cas de résistance soutenue, était une réparation de
bon goût pour le passé.
Cette situation est la plus favorable au développement de la passion. On
y franchit de grandes distances d'une manière insensible. Quoique
mon jeune ami ne fût disposé, ni par nature, ni par éducation, aux
délicatesses de l'amour, il y fut initié par le respect dont il ne put
se défendre. Un jour, il parla d'instinct le langage de la passion, et
fut éloquent. C'était la première fois que Marthe entendait ce langage.
Elle n'en fut pas effrayée comme elle s'était attendue à l'être; elle y
trouva même un charme inconnu, et, au lieu de le repousser, elle s'avoua
surprise, émue, demanda du temps pour comprendre ce qui se passait en
elle, et lui laissa l'espérance.
Confident d'Horace, je l'étais indirectement d'Arsène par
l'intermédiaire d'Eugénie. Je m'intéressais à l'un et à l'autre; j'étais
l'ami de tous deux; si j'estimais davantage Arsène, je puis dire
que j'avais plus d'amitié et d'attrait pour Horace. Entre ces deux
poursuivants de la Pénélope dont j'étais le gardien, j'eusse été assez
embarrassé de me prononcer, si j'avais eu un conseil à donner. Mon
affection me défendait de nuire à l'un des deux; mais Eugénie éclaira ma
conscience.
«Arsène aime Marthe d'un amour éternel, me dit-elle, et Horace n'a pour
Marthe qu'une fantaisie. Dans l'un elle trouvera, quoi qu'elle fasse,
un ami, un protecteur, un frère; l'autre se jouera de son repos, de son
honneur peut-être; et l'abandonnera pour un nouveau caprice. Que votre
amitié pour Horace ne soit pas puérile. C'est à Marthe que vous devez
votre sollicitude tout entière. Malheureusement elle semble écouter cet
écervelé avec plaisir; cela m'afflige, et je crois que plus je dis de
mal de lui, plus elle en pense de bien. C'est à vous de l'éclairer: elle
croira plus en vous qu'en moi. Dites-lui qu'Horace ne l'aime pas et ne
l'aimera jamais.»
Cela était bien difficile à prouver et bien téméraire à affirmer. Qu'en
savions-nous après tout? Horace était assez jeune pour ignorer même
l'amour; mais l'amour pouvait opérer une grande crise en lui, et mûrir
tout à coup son caractère. Je convins que ce n'était pas à la noble
Marthe de courir les hasards d'une pareille expérience, et je promis de
tenter le moyen qu'Eugénie me suggéra, qui était de mener Horace dans le
monde pour le distraire de son amour, ou pour en éprouver la force.
Dans le monde! me dira-t-on, vous, un étudiant, un carabin? Eh! mon Dieu
oui. J'avais, avec plusieurs nobles maisons, des relations, non pas
assidues, mais régulières et durables, qui pouvaient toujours me
mettre en rapport, à ma première velléité, avec ce que le faubourg
Saint-Germain avait de plus brillant et de plus aimable. J'avais un
unique habit noir qu'Eugénie me conservait avec soin pour ces grandes
occasions, des gants jaunes qu'elle faisait servir trois fois à force de
les frotter avec de la mie de pain, du linge irréprochable, moyennant
quoi je sortais environ une fois par mois de ma retraite; j'allais voir
les anciens amis de ma famille, et j'étais toujours reçu à bras
ouverts, quoiqu'on sût fort bien que je ne me piquais pas d'un ardent
légitimisme. Le mot de l'énigme, et pardonnez-moi, cher lecteur,
de n'avoir pas songé plus tôt à vous le dire, c'est que j'étais né
gentilhomme et de très-bonne souche.
Fils unique et légitime du comte de Mont..., ruiné, avant de naître, par
les révolutions, j'avais été élevé par mon respectable père, l'homme le
plus juste, le plus droit et le plus sage que j'aie jamais connu. Il
m'avait enseigné lui-même tout ce qu'on enseigne au collège; et, à
dix-sept ans, j'avais pu aller chercher à Paris avec lui mon diplôme
de bachelier ès-lettres. Puis nous étions revenus ensemble dans notre
modeste maison de province, et là il m'avait dit:--Tu vois que je suis
attaqué d'infirmités très-graves; il est possible qu'elles m'emportent
plus tôt que nous ne pensons, ou du moins qu'elles affaiblissent ma
mémoire, ma volonté et mon jugement. Je veux employer ce peu de lucidité
qui me reste à causer sérieusement avec toi de ton avenir, et t'aider à
fixer tes idées.
«Quoi qu'en disent les gens de notre classe qui ne peuvent se consoler
de la perte du régime de la dévotion et de la galanterie, le siècle est
en progrès et la France marche vers des doctrines démocratiques que
je trouve de plus en plus équitables et providentielles, à mesure que
j'approche du terme où je retournerai nu vers celui qui m'a envoyé nu
sur la terre. Je t'ai élevé dans le sentiment religieux de l'égalité
des droits entre tous les hommes, et je regarde ce sentiment comme
le complément historique et nécessaire du principe de la charité
chrétienne. Il sera bon que tu pratiques cette égalité en travaillant,
selon tes forces et tes lumières, pour acquérir et maintenir ta place
dans la société. Je ne désire point pour toi que cette place soit
brillante. Je te la désire indépendante et honorable. Le mince héritage
que je te laisserai ne servira guère qu'à te donner les moyens
d'acquérir une éducation spéciale; après quoi tu te soutiendras et tu
soutiendras ta famille, si tu en as une, et si cette éducation a porté
ses fruits. Je sais bien que les nobles de notre entourage me blâmeront
beaucoup, dans les commencements, de donner à mon fils une profession,
au lieu de le placer sous la protection d'un gouvernement. Mais un jour
n'est pas loin peut-être où ils regretteront beaucoup d'avoir rendu les
leurs propres uniquement à profiter des faveurs de la cour. Moi, j'ai
appris dans l'émigration quelle triste chose c'est qu'une éducation de
gentilhomme, et j'ai voulu t'enseigner d'autres arts que l'équitation
et la chasse. J'ai trouvé en toi une docilité affectueuse dont je te
remercie au nom de l'amour que je te porte, et tu me remercieras encore
plus un jour de l'avoir mise à l'épreuve.»