Je passai deux ans près de lui, occupé à compléter mes premières études,
et à développer les idées dont il m'avait donné le germe. Il me fit
examiner les éléments de plusieurs sciences, afin de voir pour laquelle
je me sentirais le plus d'aptitude. J'ignore si c'est la douleur de le
voir continuellement souffrir sans pouvoir le soulager qui m'influença,
mais il est certain qu'une vocation prononcée me poussa vers l'étude de
la médecine.
Lorsque mon père s'en fut bien assuré, il voulut m'envoyer à Paris; mais
il était dans un si déplorable état de santé, que j'obtins de lui de
rester encore quelques mois pour le soigner. Nous marchions, hélas! vers
une éternelle séparation. Son mal empirait toujours; les mois et les
saisons se succédaient sans lui apporter aucun soulagement, mais sans
rien ôter à son courage. À chaque redoublement de la maladie, il voulait
me renvoyer, disant que j'avais quelque chose de plus important à faire
que de soigner un moribond, mais il céda à ma tendresse, et me permit de
lui fermer les yeux. Un moment avant que d'expirer, il me fit renouveler
le serment que je lui avais fait bien des fois d'entreprendre
sur-le-champ mes éludes.
Je tins religieusement ma promesse, et, malgré la douleur dont j'étais
accablé, je poussai activement les préparatifs de mon départ. Il avait
lui-même mis ordre à mes affaires, en affermant sa propriété pour neuf
ans, afin que j'eusse un revenu assuré pendant mes années de travail à
Paris. Et c'est ainsi que j'existais depuis quatre ans, vivant de mes
trois mille francs de rente, et voyant approcher l'époque de mes examens
sans avoir rien négligé pour obéir aux dernières volontés du meilleur
des pères, et sans avoir interrompu mes anciennes relations avec celles
de nos connaissances pour lesquelles il avait eu de l'estime et de
l'affection.
De ce nombre était la comtesse de Chailly, qui, dans sa jeunesse, malgré
la différence des fortunes, avait eu, disait-on, pour mon père des
sentiments fort tendres. Une amitié loyale avait survécu à cet amour,
et mon père, en mourant, m'avait dit: «N'abandonne jamais cette
personne-là; c'est la meilleure femme que j'aie rencontrée dans ma vie.»
Elle était effectivement aussi bonne que spirituelle. Quoique fort
riche, elle n'avait aucune vanité, et quoique fort bien née, elle
n'avait aucun préjugé aristocratique. Elle possédait plusieurs châteaux,
l'un desquels touchait à la petite propriété de mon père, et c'est dans
celui-là qu'elle passait les étés de préférence. Elle avait, en outre,
un petit hôtel dans la rue de Varennes, et, comme elle aimait la
causerie, elle y rassemblait une société assez agréable. L'étiquette
et la morgue en étaient bannies; on y voyait des gens du monde, tous
appartenant à l'ancienne noblesse ou à l'opinion légitimiste, et en même
temps quelques gens de lettres et des artistes de toutes les opinions.
On pouvait professer là les idées les plus nouvelles; mais le
juste-milieu et la bourgeoisie parvenue ne trouvaient point grâce devant
madame de Chailly; elle s'arrangeait mieux, comme toutes les carlistes,
des opinions républicaines et de la pauvreté fière et discrète.
Cette année-là elle avait été retenue à Paris par des affaires
importantes, et quoique la saison fût avancée, elle ne se disposait pas
encore à partir. Son cercle était fort restreint, et l'élément artiste
et littéraire, qui ne va guère à la campagne qu'en automne (quand il y
va), _donnait_ plus dans son salon que l'élément noble. Elle m'accorda
gracieusement la faveur de lui présenter un de mes amis, et un soir je
lui menai Horace.
Celui-ci m'avait demandé fort ingénument des instructions sur la manière
de se présenter dans le monde, et de s'y tenir convenablement. Ce
n'était pas tout à fait la première l'ois qu'il lui arrivait de voir
des personnes de cette classe; mais il n'ignorait pas qu'on a plus
d'indulgence à la campagne qu'à Paris, et il tenait beaucoup à ne pas
avoir l'air d'un rustre dans le salon de madame de Chailly. Il se
faisait de ce qu'il appelait cette partie une sorte de fête; il se
promettait d'observer, d'examiner et de recueillir des faits pour son
prochain roman; et cependant il éprouvait bien quelques angoisses à
l'idée de glisser sur un parquet bien ciré, d'écraser la patte d'un
petit chien, de heurter lourdement quelque meuble, en un mot de faire le
personnage ridicule de la comédie classique.
Quand il eut mis son bel habit, son plus beau gilet, des gants
jaune-paille, et quand il eut brossé son chapeau, Eugénie, qui fondait
de grandes espérances de salut pour Marthe de ce _début parmi les
comtesses_, s'amusa à ajuster sa cravate avec plus de distinction qu'il
ne savait le faire; elle lui fit rentrer deux pouces de manchette, lui
apprit à ne pas mettre son chapeau sur l'oreille, et sut, en un mot, lui
donner un air presque _comme il faut_. Il se prêta de fort bonne grâce à
ses corrections, s'émerveillant de cette délicatesse de tact qui faisait
deviner à une femme du peuple mille petites choses de goût dont il ne
se fût jamais avisé tout seul, et s'étonna de l'indifférence, peut-être
affectée, avec laquelle Marthe assistait à ces préparatifs. Au fond,
Marthe s'inquiétait beaucoup de cette fantaisie d'aller dans le monde,
et quoiqu'elle ne se fût point avoué qu'elle aimait Horace, elle avait
le coeur serré d'une épouvante secrète. Il y eut un moment où Horace,
riant aux éclats, et faisant la répétition de son entrée, s'approcha
d'elle d'une manière comique, lui attribuant le rôle de la comtesse de
Chailly. A ce moment-là, Marthe, frappée du salut respectueux qu'il lui
adressait, devint Tremblante, et se tournant vers moi;
«Vraiment, dit-elle, est-ce ainsi qu'on salue les grandes dames?
--Ce n'est pas mal, répondis-je, mais c'est encore un peu leste; madame
de Chailly est une personne âgée. Recommencez-moi cela, Horace. Et
puis, tenez, quand vous vous retirerez, madame de Chailly vous
invitera certainement à revenir; elle vous adressera quelques paroles
très-cordiales, et il est possible qu'elle vous tende la main, parce
qu'elle a coutume d'être extrêmement maternelle pour mes amis. Vous
devez alors prendre cette main du bout de vos doigts, et l'approcher de
vos lèvres.
--Comme cela?» dit Horace en essayant de baiser la main de Marthe.
Marthe retira vivement sa main. Sa figure exprimait une vive souffrance.
«Comme cela, en ce cas? dit Horace en prenant la grosse main rouge de
Louison, et en baisant son propre pouce.
--Voulez-vous bien finir vos bêtises? s'écria Louison toute scandalisée.
On a bien raison de dire que le plus beau monde est le plus malhonnête.
Voyez-vous ça! cette vieille comtesse qui se fait baiser les mains par
des jeunes gens! Ah çà! n'y revenez plus; je ne suis pas comtesse, moi,
et je vous campe le plus beau soufflet....
--Tout doux, ma colombe, répondit Horace en pirouettant, on n'a pas
envie de s'y exposer. Allons, Théophile, partons-nous? Je me sens tout
à fait à l'aise, et tu vas voir comme je saurai prendre des airs de
marquis. Je vais bien m'amuser.»
Il fit son entrée beaucoup mieux que je ne m'y attendais. Il traversa
une douzaine de personnes pour saluer la maîtresse de maison, sans
gaucherie, et avec un air qui n'avait rien de trop dégagé ni de trop
humble. Sa figure frappa tout le monde, et la vicomtesse de Chailly,
belle-fille de ma vieille comtesse, ne lui témoigna, chose merveilleuse,
aucune des méfiances hautaines qu'elle avait en général pour les
nouveaux venus.
On venait de prendre le café, on passa au jardin, et l'on s'y distribua
en deux groupes: l'un qui se promena avec la belle-mère, active
et enjouée, l'autre qui s'assit autour de la bru, romanesque et
nonchalante.
C'était un petit jardin à l'ancienne mode, avec des arbres taillés, des
statues malingres, et un mince filet d'eau qu'on faisait jaillir quand
la vicomtesse l'ordonnait. Elle prétendait aimer _ce bruit d'eau fraîche
sous le feuillage quand la nuit tombait, parce qu'alors, ne voyant plus
ce bassin misérable et cette eau verdâtre, elle pouvait se figurer être
à la campagne auprès d'une eau libre et courante à travers les prés_.
En parlant ainsi, elle s'étendit sur une causeuse qu'on lui roula du
salon sur le gazon un peu jauni du tapis vert. Un petit arbre exotique
se penchait sur sa tête avec de faux airs de palmier. Sa cour, composée
de ce qu'il y avait de plus jeune et de plus galant dans la société de
ce jour-là, s'assit autour d'elle; et l'on échangea, dans une béatitude
un peu guindée, une foule de jolis propos qui ne signifiaient rien du
tout. Ce groupe n'eût pas été celui que j'aurais choisi, si la nécessité
de surveiller Horace dans sa première apparition ne m'eût forcé
d'écouter l'esprit _cherché_ de la vicomtesse, bien inférieur, selon
moi, à l'esprit _chercheur_ de sa belle-mère. Je craignais qu'Horace
n'en fût bientôt las; mais, à ma grande surprise, il y trouva un plaisir
extrême, quoique son rôle y fut assez délicat et difficile à remplir.
En effet, ce n'était pas une petite épreuve pour son aplomb et son bon
sens. Il était évident que, dès le premier coup d'oeil, la vicomtesse
avait pris une sorte d'intérêt à pénétrer en lui, pour savoir si _son
ramage se rapportait à son plumage_. Au lieu de le tenir à distance
jusqu'à ce qu'il eût fait preuve d'esprit à la pointe de l'épée, elle
lui facilitait avec une complaisance sournoise l'occasion de montrer
d'emblée s'il était un homme de sens ou un sot. Elle mit tout de suite
la conversation sur des sujets où il était infaillible qu'il émettrait
son sentiment, et l'attaqua indirectement sur la littérature, en jetant
à la tête du premier venu cette question insidieuse: «Avez-vous lu la
dernière pièce de vers de M. de Lamartine?
--_Est-ce à moi_, Madame, _que ce discours s'adresse?_ demanda un jeune
poëte monarchique et religieux qui s'était assis presque à ses pieds
d'un air contemplatif.
--Comme vous voudrez,» répliqua la vicomtesse en faisant voltiger avec
le vent de son éventail ses longues touffes de cheveux châtains roulés
en spirales légères.
Le jeune poëte déclara qu'il trouvait les dernières _Méditations_
très-faibles. Depuis qu'il avait perdu l'espoir d'imiter M. de
Lamartine, il le rabaissait avec amertume.
La vicomtesse lui fit un peu sentir qu'elle connaissait son motif, et
Horace, encouragé par un regard distrait qu'elle laissa tomber sur lui,
hasarda quelques syllabes. Des trois ou quatre autres personnes qui le
guettaient, trois au moins étaient, de fondation, les adorateurs de la
vicomtesse, et par conséquent se sentaient assez mal disposés pour
le nouveau venu, dont la crinière avantageuse et la parole accentuée
annonçaient quelque prétention à la supériorité. On prit généralement
parti contre lui, et même avec assez de malice, espérant qu'il se
fâcherait et dirait quelque sottise.
L'attente ne fut qu'à moitié remplie. Il s'emporta, parla beaucoup trop
haut, et mit plus d'obstination et d'âpreté qu'il n'était de bon goût
et de bonne compagnie de le faire; mais il ne dit point les sottises
auxquelles on s'attendait.
Il en dit d'autres auxquelles on ne s'attendait pas, mais qui donnèrent
la plus haute idée de son esprit à la vicomtesse et même à ses
adversaires; car dans un certain monde superficiel et ennuyé, on vous
pardonne plus aisément un paradoxe qu'une platitude, et, en faisant
preuve d'originalité, on est certain d'être approuvé par plus d'une
femme blasée.
Dirai-je toute ma pensée à cet égard? Je le dois à la vérité. Dussé-je
être accusé de trahir les miens, ou du moins de me séparer d'intentions
de la classe où je suis né, je suis forcé de déclarer ici que, sauf
quelques exceptions, la société légitimiste était encore, en 1831, d'une
médiocrité d'esprit incroyable. Cette ancienne causerie française,
qu'on a tant vantée, est aujourd'hui perdue dans les salons. Elle est
descendue de plusieurs étages; et si l'on veut trouver encore quelque
chose qui y ressemble, c'est dans les coulisses de certains théâtres ou
dans certains ateliers de peinture qu'il faut aller la chercher. Là,
vous entendez un dialogue plus trivial, mais aussi rapide, aussi enjoué,
et beaucoup plus coloré que celui de l'ancienne bonne compagnie. Cela
seul pourra donner à un étranger quelque idée de la verve et de la
moquerie dont notre nation a eu si longtemps le monopole. Pour ne
parler que de l'esprit qui se consomme abondamment dans les mansardes
d'étudiant ou d'artiste, je puis bien dire qu'on en débite en une heure,
entre jeunes gens animés par la fumée des cigares, de quoi défrayer tous
les salons du faubourg Saint-Germain pendant un mois. Il faut l'avoir
entendu pour le croire. Moi qui, sans prévention et sans parti pris,
passais fréquemment d'une société à l'autre, j'étais confondu de la
différence, et je m'étonnais souvent de voir certain bon mot faire le
tour d'un salon comme un joyau précieux qu'on se passait de main en
main, qui avait tant traîné chez nous que personne n'eût voulu le
ramasser. Je ne parle pas de la bourgeoisie en général: elle a bien
prouvé qu'elle avait plus d'esprit de conduite que la noblesse; quant à
de l'esprit proprement dit, elle n'en a qu'à la seconde génération.
Les parvenus de ce temps-ci ont poussé à l'ombre de l'industrie, dans
l'atmosphère pesante des usines, l'âme toute préoccupée de l'amour du
gain, et toute paralysée par une ambition égoïste. Mais leurs enfants,
élevés dans les écoles publiques, avec ceux de la petite bourgeoisie,
qui, à défaut d'argent, veut parvenir, elle aussi, par les voies de
l'intelligence, sont en général incomparablement plus cultivés,
plus vifs et plus fins que les héritiers étiolés de l'aristocratie
nobiliaire. Ces malheureux jeunes gens, hébétés par des précepteurs
dont on enchaîne la liberté intellectuelle, à force de prescriptions
religieuses et politiques, sont rarement intelligents, et jamais
instruits. L'absence de cour, la perte des places et des emplois, le
dépit causé par les triomphes d'une aristocratie nouvelle, achèvent de
les effacer; et leur rôle, qui commence pourtant à devenir meilleur à
mesure qu'ils le comprennent et l'acceptent, était, à l'époque de mon
récit, le plus triste qu'il y eût en France.
[Illustration: Horace... se livrait à des essais littéraires.]
Je n'ai rien dit du peuple, et le peuple français, surtout celui des
grandes villes, passe pour infiniment spirituel. Je conteste l'épithète.
L'esprit n'existe qu'à la condition d'être épuré par un goût que le
peuple ne peut pas avoir, ce goût lui-même étant le résultat de certains
vices de civilisation qui ne sont pas ceux du peuple. Le peuple n'a donc
pas d'esprit, selon moi. Il a mieux que cela: il a la poésie, il a le
génie. Chez lui la forme n'est rien, il n'use pas son cerveau à la
chercher; il la prend comme elle lui vient. Mais ses pensées sont
pleines de grandeur et de puissance, parce qu'elles reposent sur un
principe de justice éternelle, méconnu par les sociétés et conservé au
fond de son coeur. Quand ce principe se fait jour, quelle qu'en soit
l'expression, elle saisit et foudroie comme l'éclair de la vérité
divine.
XXII.
Horace parla beaucoup. Emporté comme il l'était toujours par le feu de
la discussion, il défendit ses auteurs romantiques, qu'on lui contestait
en masse et en détail. Il rompit des lances pour tous, et fut vivement
soutenu par la vicomtesse de Chailly, qui se piquait d'éclectisme en
matière d'art et de belles-lettres. Il faut avouer que les adversaires
furent bien faibles, et je ne concevais pas comment Horace pouvait
perdre son temps et ses paroles à leur tenir tête.
La vieille comtesse, qui passait et repassait avec ses amis dans une
allée voisine, m'appela d'un signe.
[Illustration: La vicomtesse Léonie de Chailly.]
«Tu as un ami bien bruyant, me dit-elle: qu'a-t-il donc à tempêter de la
sorte? Est-ce que ma belle-fille le raille? Prends garde à lui. Tu sais
qu'elle est fort cruelle, et qu'elle abuse de son esprit avec ceux qui
n'en ont pas.
--Rassurez-vous, chère maman, lui répondis-je (j'avais, depuis mon
enfance, l'habitude de l'appeler ainsi), il a de l'esprit tout autant
qu'il lui en faut pour se défendre, et même pour se faire goûter.
--Oui-da! m'aurais-tu amené un homme dangereux? Il est fort bien de sa
personne, et il me parait fort romantique. Heureusement Léonie n'est pas
romanesque. Mais appelle-le un peu ici, que je jouisse à mon tour de son
esprit.»
J'arrachai Horace (à son grand déplaisir ) à l'auditoire qu'il avait
captivé, et je restai un peu derrière la charmille pour écouter ce qu'on
dirait de lui.
«C'est un drôle de corps que ce petit monsieur-là, dit la vicomtesse en
reprenant le jeu de son éventail.
--C'est un fat, répondit le poëte légitimiste.
--Un fat! c'est être bien sévère, dit le vieux marquis de Vernes; je
crois que _présomptueux_ serait un mot plus juste. Mais c'est un jeune
homme de beaucoup de mérite, qui pourra devenir homme d'esprit s'il voit
le monde.
--Pour de l'esprit, il en a, reprit la vicomtesse.
--Parbleu! il en a à revendre, dit le marquis; mais il manque de tact et
de mesure.
--Il m'amusait, reprit-elle; pourquoi donc maman s'en est-elle emparée?
Vous ne vous prononcez pas, monsieur de Meilleraie? dit-elle à un jeune
dandy qu'elle avait l'air de subjuguer.
--Mon Dieu! Madame, répondit celui-ci avec une aigreur froide, vous vous
prononcez tellement vous-même, que je ne puis que baisser la tête et
dire _amen_.»
La vicomtesse Léonie de Chailly n'avait jamais été belle; mais elle
voulait absolument le paraître, et à force d'art elle se faisait passer
pour jolie femme. Du moins elle en avait tous les airs, tout l'aplomb,
toutes les allures et tous les privilèges. Elle avait de beaux yeux
verts d'une expression changeante qui pouvait, non charmer, mais
inquiéter et intimider. Sa maigreur était effrayante et ses dents
problématiques; mais elle avait des cheveux superbes, toujours arrangés
avec un soin et un goût remarquables. Sa main était longue et sèche,
mais blanche comme l'albâtre, et chargée de bagues de tous les pays du
monde. Elle possédait une certaine grâce qui imposait à beaucoup de
gens. Enfin, elle avait ce qu'on peut appeler une beauté artificielle.
La vicomtesse de Chailly n'avait jamais eu d'esprit; mais elle voulait
absolument en avoir, et elle faisait croire qu'elle en avait. Elle
disait le dernier des lieux communs avec une distinction parfaite, et le
plus absurde des paradoxes avec un calme stupéfiant. Et puis elle avait
un procédé infaillible pour s'emparer de l'admiration et des hommages:
elle était d'une flagornerie impudente avec tous ceux qu'elle voulait
s'attacher, d'une causticité impitoyable pour tous ceux qu'elle voulait
leur sacrifier. Froide et moqueuse, elle jouait l'enthousiasme et la
sympathie avec assez d'art pour captiver de bons esprits accessibles
à un peu de vanité. Elle se piquait de savoir, d'érudition et
d'excentricité. Elle avait lu un peu de tout, même de la politique et de
la philosophie; et vraiment c'était curieux de l'entendre répéter, comme
venant d'elle, à des ignorants ce qu'elle avait appris le matin dans un
livre ou entendu dire la veille à quelque homme grave. Enfin, elle avait
ce qu'on peut appeler une intelligence artificielle.
La vicomtesse de Chailly était issue d'une famille de financiers qui
avait acheté ses titres sous la régence; mais elle voulait passer pour
bien née, et portait des couronnes et des écussons jusque sur le manche
de ses éventails. Elle était d'une morgue insupportable avec les jeunes
femmes, et ne pardonnait pas à ses amis de faire des mariages d'argent.
Du reste, elle accueillait assez bien les jeunes gens de lettres et les
artistes. Elle tranchait avec eux de la patricienne tout à son aise,
affectant devant eux seulement de ne faire cas que du mérite. Enfin,
elle avait une noblesse artificielle, comme tout le reste, comme ses
dents, comme son sein, et comme son coeur.
Ces femmes-là sont plus nombreuses qu'on ne pense dans le monde, et
qui on a vu une les a toutes vues. Horace joignait au plaisir de la
nouveauté une ingénuité si complète, qu'il prit au sérieux la vicomtesse
à la première parole, et que la tête lui en tourna.
«Mon cher, c'est une femme adorable! me disait-il en revenant le soir
dans les longues rues désertes du faubourg Saint-Germain; c'est un
esprit, une grâce, un je ne sais quoi qui n'a pas de nom pour moi, mais
qui me pénètre comme un parfum. Quel bijou précieux qu'une femme ainsi
travaillée, ainsi façonnée à plaire par de longues études! Tu appelles
cela de la coquetterie? Soit! va pour la coquetterie! C'est bien beau et
bien aimable, dans tous les cas. C'est toute une science, cela, et une
science au profit des autres. Je ne sais vraiment pas pourquoi l'on
médit des coquettes: une femme qui est occupée d'un autre soin que
celui de plaire n'est plus une femme à mes yeux. Certainement, voici la
première femme véritable que je rencontre.
--Il y a pourtant des hommes à qui la vicomtesse déplaît, et, pour mon
compte...
--C'est qu'elle veut déplaire à ces hommes-là: elle ne les trouve pas
dignes de la moindre attention. Elle a du discernement.
--Grand merci de l'application,» repris-je. Il ne m'entendit même pas;
il avait la cervelle remplie de la vicomtesse. Il ne se gêna pas pour en
parler devant Marthe le lendemain, et dit contre les femmes simples et
sévères des choses si dures, qu'elle en fut offensée et alla travailler
dans une autre chambre.
«Cela marche à merveille, me dit tout bas Eugénie; l'épreuve a réussi
mieux que je n'espérais. Il a pris feu comme un brin de paille; j'espère
que Marthe est guérie.»
Arsène vint, et trouva Marthe plus affectueuse et plus gaie que de
coutume, quoiqu'elle souffrît horriblement. Il nous annonça que sa
présence au café Poisson n'étant plus nécessaire, il changeait de
condition.
«Ah! ah! lui dit Horace, vous allez reprendre la peinture?
--Peut-être le ferai-je plus tard, répondit le Masaccio; mais pas
maintenant. Mes soeurs n'ont pas encore assez d'ouvrage assuré pour
l'année. Est-ce que vous ne pourriez pas me faire placer quelque part
comme employé, pour tenir une comptabilité quelconque? dans une régie de
théâtre, dans une administration d'omnibus, que sais-je? Vous avez des
connaissances, vous autres!
--Mon cher, dit Horace, vous n'écrivez ni assez bien ni assez vite. Et
puis, savez-vous la tenue des livres?
--J'apprendrai, dit Arsène.
--Il ne doute de rien, dit Horace. Moi, si j'ai un conseil à vous
donner, c'est de persévérer dans la condition que vous venez d'essayer;
vous vous en acquittez fort bien. Seulement vous avez un peu de fatigue.
Servez dans une bonne maison, au lieu de servir dans un café; vous
gagnerez beaucoup, et vous ne travaillerez guère. Si Théophile le veut,
il peut vous placer chez quelque grand seigneur, ou seulement chez
quelque brave dame du faubourg Saint-Germain. Est-ce que la comtesse ne
le prendrait pas pour domestique, si tu le lui recommandais? Réponds
donc, Théophile!
--C'est assez de domesticité comme cela, répondit Arsène, qui comprenait
fort bien l'intention qu'avait Horace de le rabaisser aux yeux de
Marthe; j'y reviendrai si je ne puis trouver mieux. Mais puisque c'est
un état qu'on méprise...
--Qu'est-ce qui se permet de le mépriser? s'écria Louison tout en feu,
en suivant la direction involontaire qu'avait prise le regard de Paul;
est-ce que c'est vous, Marton, qui méprisez mon frère?
--Cousez donc! dit le Masaccio à Louison d'un ton sévère, pour faire
baisser ses yeux menaçants levés sur Marthe.
--Mais enfin, reprit-elle, je trouve un peu drôle qu'on te méprise:
je ne sais pas où on prend ce droit-là, et je ne vois pas en quoi
mademoiselle Marton...»
Marthe regarda Arsène d'un air triste, et lui tendit la main pour
l'apaiser. Il était prêt à éclater contre sa soeur.
«Elle est folle,» dit-il en haussant les épaules, et il s'assit auprès
de Marthe en tournant le dos à Louison, dont les yeux se remplirent de
larmes.
«C'est qu'aussi c'est indigne! s'écria-t-elle aussitôt qu'il fut parti.
Voyez-vous, monsieur Théophile, je ne peux pas supporter cela de
sang-froid. Mademoiselle Marthe et M. Horace, qui s'entendent fort bien,
je vous assure, ne font pas autre chose que de _déconsidérer_ mon frère.
--Vous êtes folle, répliqua Eugénie, et votre frère, qui vous l'a dit,
vous connaît bien. Jamais Marthe n'a dit un mot de Paul qui ne fût à son
honneur et à sa louange.
--Je ne suis pas folle, s'écria Louison en sanglotant, et je veux que
vous me jugiez tous. Je ne l'aurais pas dit devant lui, de crainte
d'amener une querelle; mais puisqu'il n'est plus là, et que voici les
coupables (elle désignait alternativement Marthe, qui l'écoutait avec
une pitié douloureuse, et Horace, qui, le dos étendu sur la commode et
les jambes sur le dossier d'une chaise, ne daignait pas l'interrompre),
je dirai ce que j'ai entendu, pas plus tard qu'avant-hier, lorsque
_monsieur_ et _madame_ causaient en tête-à-tête, comme ça leur arrive
assez souvent, Dieu merci! elle dans une chambre, nous dans l'autre;
avec ça que c'est commode pour s'entendre sur l'ouvrage! On va, on
vient, ça promène; et, comme dit cet autre, les amoureux ont du temps à
perdre.
--Charmant! charmant! dit Horace en se soulevant sur son coude et en
la regardant avec un calme plein de mépris: eh bien, poursuivez, fille
d'Hérodias! Je verrai ensuite à vous donner ma tête sur un plat pour
votre souper. Qu'ai-je dit? voyons, parlez donc, puisque vous écoutez
aux portes.
--Oui, que j'écoute aux portes quand j'entends le nom de mon frère! Et
vous disiez comme cela que c'était bien dommage qu'il se fût fait valet,
et qu'il était perdu. Et mademoiselle Marton, au lieu de vous
traiter comme vous le méritiez pour ce mot-là, disait d'un petit air
étonné:--Comment donc? comment donc, perdu?--Oui, que vous avez dit: il
aurait beau changer de condition, maintenant, il lui resterait toujours
quelque chose de laquais, un cachet de honte qui ne s'efface pas. Enfin
comme pour dire, le voilà marqué comme un galérien.
--Si vous aviez écouté un peu plus longtemps, dit Marthe avec une
douceur angélique, vous auriez entendu ma réponse: j'ai dit que quand
cela serait vrai, Arsène ennoblirait la plus vile des conditions.
--Et quand vous auriez dit cela, est-ce beau? N'est-ce pas avouer que
mon frère est dans une condition vile? Je voudrais bien savoir comment
étaient faits vos ancêtres, et si nous n'avons pas tous été élevés à
travailler pour vivre.»
Je coupai court à cette querelle, qui eût pu durer toute la nuit; car
il n'y a pas de gens plus difficiles à convaincre que ceux qui ne
comprennent pas la valeur des mots, et qui en altèrent le sens dans leur
imagination. J'envoyai coucher les deux soeurs, leur donnant tort, selon
ma coutume, et les menaçant, pour la première fois, de me plaindre à
Paul des amères tracasseries qu'elles suscitaient à leur compagne.
«Oui, oui! faites cela, répondit Louison en sanglotant sur le ton le
plus aigu; ce sera humain de votre part! Ce ne sera pas difficile car
il en est si bien coiffé, de cette Marton, que quand nous aurons assez
travaillé pour la nourrir, il nous mettra à la porte au premier mot
qu'elle lui dira contre nous. Allez, allez, Messieurs, Mesdames, et
vous, Marton! ce n'est pas beau de mettre la guerre entre frères et
soeurs; vous vous en repentirez au jugement dernier! J'en appelle au
jugement de Dieu!»
Elle sortit d'un air tragique, entraînant Suzanne, nous jetant des
imprécations, et poussant les portes avec fracas.
«Vous avez là pour compagnes d'abominables diablesses, dit Horace en
rallumant son cigare avec tranquillité. Paul Arsène vous a rendu, mes
pauvres amis, un étrange service. Il a déchaîné l'enfer dans votre
intérieur.
--Quant à nous, nous n'en prendrions guère de souci personnel, répondit
Eugénie; ce sont des nuages qui passent. Mais c'est bien cruel pour
toi, Marthe; et si tu m'en croyais, il y aurait un remède à toutes les
persécutions dont tu es victime.
--Je sais ce que tu veux dire, ma bonne Eugénie, dit Marthe en
soupirant; mais sois sûre que cela est impossible. D'ailleurs je serais
encore bien plus odieuse aux soeurs d'Arsène, si...
--Si quoi? demanda Horace, voyant qu'elle n'achevait pas sa phrase.
--Si elle l'épousait, dit Eugénie. Voilà ce qu'elle s'imagine; mais elle
se trompe.
--Si vous l'épousiez? s'écria Horace, oubliant tout à coup la vicomtesse
et revenant aux sentiments que naguère Marthe lui avait inspirés; vous,
épouser Arsène! Qui donc a pu avoir une pareille idée?
--C'est une idée fort raisonnable, reprit Eugénie, qui voulait saper de
plus en plus dans sa base leur naissante inclination. Ils sont du même
pays, de la même condition, et à peu de chose près du même âge. Ils se
sont aimés dès leur enfance, et ils s'aiment encore. C'est un scrupule
de délicatesse qui empêche Marthe de dire oui. Mais je le sais, moi,
et je le lui dirai clairement, parce que le moment est venu de parler.
C'est l'unique désir, l'unique pensée d'Arsène.»
L'attente d'Eugénie fut dépassée par l'effet que produisit cette
déclaration. Marthe, devenue aux yeux d'Horace la fiancée de Paul
Arsène, tomba si bas dans sa pensée, qu'il rougit d'avoir pu l'aimer.
Humilié, blessé, et se croyant joué par elle, il prit son chapeau, et,
le mettant sur sa tête avant que de sortir:
«Si vous parlez affaires, dit-il, je suis de trop, et je vais voir Odry,
qui joue ce soir dans _l'Ours et le Pacha_.»
Marthe resta atterrée. Eugénie lui parla encore d'Arsène; elle ne
répondit pas, voulut se lever pour sortir, et tomba évanouie au milieu
de la chambre.
«Ma pauvre amie, dis-je à Eugénie en l'aidant à relever sa compagne, nul
ne peut détourner la destinée! Tu as cru pouvoir préserver celle-ci. Il
n'est déjà plus temps: Horace est aimé!»
XIII.
Cette crise se termina par de longs sanglots. Quand Marthe fut plus
calme, elle voulut reprendre ce sujet d'entretien, et manifesta une
volonté qu'elle n'avait pas encore indiquée depuis deux mois que nous
vivions ensemble. Elle parla de nous quitter, et d'aller habiter seule
une mansarde, où nos relations d'amitié ne seraient plus attristées par
l'humeur intolérante et intolérable de Louison.
«Vous continuerez à m'employer à vos travaux, dit-elle; je viendrai
chaque jour vous rapporter l'ouvrage que vous m'aurez confié. De cette
manière, votre repos ne sera plus troublé par ma présence; mais je
sens que j'avais trop présumé de mes forces en croyant qu'il me
serait possible de supporter ces querelles grossières et ces lâches
accusations. Je vois que j'en mourrais.»
Nous sentions bien aussi qu'elle ne pouvait pas subir plus longtemps une
pareille domination; mais nous ne voulions pas l'abandonner aux ennuis
et aux dangers de l'isolement. Nous résolûmes de nous expliquer avec
Arsène, afin qu'il établît ses soeurs dans une autre maison. On
resterait associé pour le travail, et Marthe, que nous aimions comme une
soeur, ne cesserait point d'être notre voisine et notre commensale.
Mais cet arrangement ne la satisfit pas. Elle avait une arrière-pensée
que nous devinions fort bien: elle ne pouvait plus supporter la présence
d'Horace, et voulait le fuir à tout prix. C'était bien la plus prompte
manière de couper court à cet attachement dangereux; mais comment faire
comprendre à Arsène cette raison majeure qui devait porter la mort dans
ses espérances? Au point où en étaient encore les choses, Eugénie se
flattait de tout réparer en gagnant du temps. Marthe guérirait; Horace
lui-même l'y aiderait par ses dédains, à mesure qu'il s'éprendrait de
la vicomtesse de Chailly, et peu à peu Arsène se ferait écouter. Tels
étaient les rêves qu'elle nourrissait encore. Le plus pressé était
d'éloigner Louison et Suzanne, dont la société commençait à nous peser
beaucoup à nous-mêmes, un instant de colère et de folie de leur part
détruisant tout l'effet de nos jours de patience et de ménagements.
Ce fut Louison qui mit un terme à nos perplexités par un changement
subit et imprévu.
Dès le lendemain, à l'aube naissante, elle alla chuchoter auprès du lit
de sa soeur, si bas que Marthe, qui sommeillait à peine, et qui pensa
qu'elles tramaient contre elle quelque noirceur, ne put rien entendre de
ce qu'elles se confiaient. Mais tout à coup elle vit Louison s'approcher
de son lit, se mettre à genoux, et lui dire en joignant les mains:
«Marthe, nous vous avons offensée, pardonnez-nous. Tout le tort vient de
moi. J'ai une mauvaise tête, Marton; mais au fond, je vous plains, et
je veux me corriger. Viens, Suzon, viens, ma soeur; aide-moi à ôter à
Marthe le chagrin que je lui ai fait.»
Suzanne s'approcha, mais avec une répugnance que Marthe attribua à
un éloignement prononcé pour elle. Marthe était bonne et généreuse;
l'humilité de Louison la toucha si vivement, qu'elle lui jeta ses bras
autour du cou, et lui pardonna de toute son âme, n'ayant plus le courage
de l'affliger en suivant son projet de la veille, et ne sachant plus
quel prétexte donner à la séparation dont, à cause d'Horace, elle
éprouvait si vivement le besoin.
Nous fûmes tous fort émus du repentir de Louison, et nous passâmes cette
journée dans des effusions de coeur qui parurent soulager Marthe d'une
partie de sa tristesse.
Le soir, Eugénie, pour éviter de recevoir la visite d'Horace, qui
s'était annoncé pour cette heure-là, nous proposa de faire un tour de
promenade. Marthe accepta avec empressement, et nous étions déjà tous
sur l'escalier, lorsque Louison dit qu'elle ne se sentait pas bien, et
nous pria de la laisser à la maison.
--Je me coucherai de bonne heure, disait-elle, et demain je ne m'en
ressentirai plus; je connais cela, c'est ma migraine.
Elle resta donc, et, au lieu de se coucher, elle passa sur le balcon. Ce
n'était pas sans dessein. Horace, qui venait pour nous voir, et à qui le
portier assurait que nous étions tous sortis, leva la tête, et vit une
femme sur le balcon. Comme il était un peu myope, il s'imagina que ce
devait être Marthe. L'idée lui vint de se venger par quelque cruel
persiflage de ce qu'il appelait une _rouerie_ de sa part; car il croyait
que, s'entendant avec Arsène, elle avait accepté ses soins et accueilli
à demi sa déclaration, pour le jouer ou mener de front deux intrigues.
Il monta l'escalier rapidement, et sonna tout essoufflé, le coeur gonflé
d'un plaisir amer et cuisant; mais lorsqu'au lieu de Marthe, _la fille
d'Hérodias_ vint lui ouvrir la porte, il recula de trois pas, et ne se
gêna pas pour jurer.
Louison ne s'effaroucha pas pour si peu; et, entrant tout de suite en
matière, elle lui adressa des excuses aussi douces et aussi polies
qu'elle put le faire, pour la manière dont elle s'était conduite la
veille avec lui.
Horace, tout émerveillé de cette conversion, lui promit d'oublier tout;
et trouvant qu'un peu de hardiesse lui donnerait, à ses propres yeux, un
air don Juan qui compléterait son rôle à l'égard de Marthe, il appliqua
un gros baiser de protection familière sur la joue vermeille et rebondie
de la villageoise. Malgré sa pruderie habituelle, elle ne s'en fâcha
point trop, el lui parla ainsi:
«Si j'avais tant d'humeur hier soir, monsieur Horace, c'est que je me
trompais. Je m'étais imaginé, voyant mon frère si épris de mademoiselle
Marthe, que celle-ci consentait à l'écouter en même temps qu'elle vous
écoutait, et que vous vous entendiez tous les deux pour tromper mon
pauvre Arsène.
--Je vous remercie de la supposition, répondit Horace; permettez-moi de
vous en témoigner ma reconnaissance en embrassant cette autre joue qui
fait des reproches à sa voisine.
--Que celui-là soit le dernier, dit Louison en se laissant donner
un second baiser, non sans rougir beaucoup: nous sommes bien assez
raccommodés comme cela. Je me disais donc comme ça que c'était bien
vilain de la part de Marthe d'écouter deux galants; foi d'honnête fille,
je ne savais pas que mon frère ne lui avait tant seulement pas dit un
mot d'amourette.
--Ah! dit Horace d'un air indifférent, c'est singulier!»
Et il commença cependant à écouter avec intérêt.
«Eh! pardine, vous le savez bien, peut-être, reprit Louison. Il paraît
(et c'est même bien sûr) que Marton ne veut pas qu'on lui parle de se
marier. Et puis, voyez-vous, Monsieur (je peux bien vous dire ça entre
nous), Marton est fière, trop fière pour une fille qui n'a ni sou ni
maille; mais ça a des idées de princesse, ça lit dans les livres, et ça
voudrait filer le parfait amour avec un jeune homme bien mis et bien
éduqué. Elle trouve mon pauvre frère trop commun, et d'ailleurs elle a
la tête montée pour un autre que vous savez bien.
--Le diable m'emporte si je le sais, dit Horace étonné des gros yeux
malins de Louison.
--Allons donc! dit-elle en le poussant du coude d'une façon toute
rustique; vous n'êtes pas si simple, vous savez bien qu'elle est folle
de vous.
--Vous ne savez ce que vous dites, Louison.
--Tiens! tiens! pourquoi donc qu'elle s'attife si bien depuis quelque
temps? Et à qui donc est-ce qu'elle pense, quand elle passe la moitié
de la nuit à soupirer et a geindre au lieu de dormir? Et pourquoi donc
est-ce qu'elle est tombée en pâmoison hier soir après que vous êtes
parti tout fâché?
--Elle est tombée évanouie? Quoi! que dites-vous là, Louison?
--Raide par terre; et des pleurs, et des sanglots! et la voilà
maintenant qui veut s'en aller d'ici pour ne plus vous voir, parce
qu'elle croit que vous ne la regarderez plus.
--Mais qui vous a donc dit tout cela, Louison?
--Ah! dame, Monsieur, on a des yeux et des oreilles! Ayez-en aussi, et
vous verrez bien.
--Mais votre frère et Marthe s'aimaient dès l'enfance? ils devaient se
marier?
--Ça n'est point; c'est une idée d'Eugénie. Elle veut les marier à
présent, et Dieu sait ce qu'elle ne s'imagine point pour cela. Mais
l'autre n'entend à rien, et vous n'avez qu'un mot à lui dire pour
qu'elle parle clair et droit à mon frère.
--Et que ne l'a-t-elle fait plus tôt? Elle le trompe donc?
--Nenni, Monsieur; mais elle a bon coeur, et craint de lui faire de la
peine. D'ailleurs, comme je vous le dis, mon frère ne lui a jamais rien
demandé. C'est Eugénie qui fait tout cela comme une folle qu'elle est.
Le beau service à rendre à Paul que de lui faire épouser une femme qui
en a un autre dans son idée! Ça ne se peut point.»
Quand nous rentrâmes (et notre promenade fut courte, car, étant à la
veille de passer mes examens, je donnais au plus une heure par jour à
mes plaisirs), nous trouvâmes Horace bien différent de ce qu'il nous
avait paru la veille. Il vint à notre rencontre, et serra la main de
Marthe avec une ardeur étrange. Le désir, sinon l'amour, était entré
dans son esprit. Jusque-là l'incertitude du succès avait contrarié son
orgueil et refroidi ses poursuites. Maintenant, sûr de son triomphe, il
en jouissait d'avance avec une sorte de béatitude. Sa figure avait une
expression émue et pensive qui l'embellissait singulièrement. Il était
pale; son regard humide et lent pénétrait la pauvre Marthe comme une
flèche empoisonnée. Elle ne s'attendait pas à le voir ce soir-là; elle
croyait le danger passé pour un jour; elle se sentit défaillir en lui
abandonnant sa main tremblante, qu'il garda dans les siennes jusqu'à ce
qu'Eugénie eût apporté la lampe.
Il s'assit en face d'elle, ne la quitta pas des yeux, et, tandis que
j'écrivais dans une chambre voisine, la porte entr'ouverte, et que les
femmes travaillaient autour de la table, il fit la conversation avec
autant de goût et d'élégance que s'il eût été dans le salon de la
vicomtesse de Chailly. Je n'avais pas le loisir de l'écouter; seulement
j'entendais sa voix montée sur son diapason le plus sonore et le plus
recherché. Eugénie me dit, le soir, que jamais elle ne l'avait vu aussi
aimable, aussi coquet d'esprit que de langage, aussi près du naturel et
de la bonhomie qu'il le fut pendant près de deux heures.
Marthe n'osait ni parler ni respirer; Eugénie ne se prêtait pas à
soutenir la conversation, ne voulant pas faire briller son adversaire.
Louison, toute radoucie, faisait seule l'office d'interlocuteur. Elle
procédait toujours par questions; et, quelque niaises et hors de sens
qu'elle les fit, Horace y répondait avec le charme d'une condescendance
ingénieuse, et trouvait pour elle les explications les plus enjouées,
parfois même les plus poétiques, comme celles qu'on donne aux enfants
quand on les aime et qu'on veut se mettre à leur portée sans cesser
d'être vrai.
Quoique Eugénie mît en oeuvre toutes les ressources de son esprit pour
l'interrompre, l'embrouiller et même le renvoyer, elle n'y réussit pas;
et Marthe fut sous le charme, sans que rien put l'en préserver. Penchée
sur son ouvrage, le sein oppressé, l'oeil voilé, elle hasardait
parfois un regard timide; et rencontrant toujours celui d'Horace, elle
détournait bien vue le sien avec une confusion pleine d'effroi et de
délices.
C'était, je l'ai déjà dit, la première fois que Marthe était recherchée
par une intelligence. La sienne, oisive et seule, dans une secrète et
continuelle exaltation, avait renoncé à cet amour de l'âme que personne
n'avait su lui exprimer. Le pauvre Arsène n'avait jamais osé, jamais pu
parler que d'amitié. Sa personne n'avait aucune séduction, son langage
aucune poésie, ou du moins aucun art. Les autres amours que Marthe avait
inspirés étaient des fantaisies impertinentes qu'elle avait réprimées,
ou des passions brutales qui l'avaient effrayée. Depuis le jour où
Horace lui avait parlé d'amour, elle avait gardé dans son cerveau et
dans son coeur comme le souvenir d'une musique enivrante. Elle y pensait
le jour, elle en rêvait la nuit. Chaste et recueillie, elle n'aspirait
pas à un plus grand bonheur qu'à celui de s'entendre encore dire les
mêmes choses de la même manière. La pensée d'en être à jamais privée
était déjà pour elle un regret aussi profond que si ce bonheur eût duré
des années. Ce soir-là, elle eût donné sa vie pour être un seul instant
avec lui, et pour recommencer le quart d'heure qu'elle avait vécu le
jour de sa première ivresse. Horace comprit bien son silence.
«Marthe est perdue, me dit Eugénie quand tout le monde se fut retiré.
Elle ne peut plus comprendre Arsène; l'amour de celui-là est trop simple
pour des oreilles pleines des belles paroles de l'autre. Vous devriez
mener Horace demain chez la vicomtesse.
--Tu vois bien qu'il ne lui faut qu'un jour pour l'oublier, répondis-je,
car aujourd'hui il est certainement très-épris de Marthe. Mais
pourquoi donc désespérer toujours de lui? Le jour où il aimera il sera
transformé.
--Parle plus bas, reprit Eugénie. Il me semble qu'on doit nous entendre
de l'autre côté du mur.
--C'est le lit de Louison qui se trouve là, et elle ronfle si bien...
--J'ai dans l'idée, répondit-elle, que cette fille n'est pas si simple
qu'elle en a l'air, et qu'elle devine ce qu'elle ne comprend pas.»
Malgré la surveillance assidue d'Eugénie, des regards, des mots, des
billets même, furent échangés entre Marthe et Horace. Je proposai à
ce dernier de retourner chez la comtesse, il refusa. Je conseillai à
Eugénie de ne plus chercher à contrarier cette passion, qui semblait
vraie, et qui devenait plus ardente avec les obstacles. Louison était
désormais la douceur et la bonté même. Elle témoignait à Marthe une
amitié charmante; et Marthe s'y abandonnait d'autant plus volontiers,
qu'elle favorisait son amour, et l'aidait à en faire mille petits
mystères inutiles à la trop clairvoyante Eugénie.
Un jour, Eugénie, qui était fort souffrante, gronda Louison d'avoir
envoyé Marthe à sa place en commission.
«Eh, pourquoi donc ne sortirait-elle pas comme une autre? dit Louison,
affectant une grande surprise.
--Marthe est si jolie, qu'on va la regarder et la suivre dans la rue.
--Tiens! dit Louison avec une aigreur qui perça malgré elle, dirait-on
pas qu'il n'y a qu'elle de jolie au monde? On me regarde bien aussi,
moi; mais on ne me suit pas; on voit bien que ça ne prendrait pas... Et
on ne suivra pas Marthe non plus, ajouta-t-elle en se reprenant, parce
qu'on verra bien qu'elle n'encourage personne.»
Louison avait eu soin de dire à Marthe, la veille, de manière à ce
qu'Horace seul l'entendit:
--C'est demain à midi que vous irez rue du Bac, au _petit Saint-Thomas_,
pour ce petit coupon de jaconas qu'on nous a chargées d'assortir.
Il y avait eu quelque chose de si affecté dans la manière de ménager
ainsi à Horace l'occasion de rencontrer Marthe dehors, que celle-ci en
avait été épouvantée. En y réfléchissant, elle crut n'y voir qu'une
étourderie de la part de sa compagne; et, quoique aux battements de son
coeur, elle sentît bien qu'Horace l'attendrait au lieu désigné, elle
voulut se persuader qu'il n'avait point fait attention aux paroles
de Louise. Le lendemain, comme elle approchait du magasin, elle vit
effectivement Horace qui flânait sur le trottoir en l'attendant. Elle
passa près de lui; il ne l'arrêta pas, ne la salua point; mais il la
regarda d'un air si passionné, que cet oubli des formes de la bienséance
ordinaire fut un éloquent témoignage de l'amour qui le pénétrait. Elle
lui sourit d'un air à la fois craintif, heureux et attendri; et ce
regard, ce sourire échangés, se prolongèrent autant que le permirent
quelques pas d'une marche ralentie. Ce fut un siècle de bonheur pour
tous deux.
Quoiqu'ils ne se fussent rien dit, Marthe, faisant ses emplettes à la
hâte, était bien sûre de le retrouver sur le même trottoir, autour du
vitrage du magasin. Elle l'y retrouva en effet; et il l'attendait avec
le projet de l'accompagner au retour, afin de pouvoir causer avec elle
sans témoins. Mais au moment où il s'approchait et se préparait à
passer doucement le bras de Marthe sous le sien, une voiture découverte
s'arrêta devant la porte cochère qui fait face à la boutique. Un
domestique galonné, qui était derrière la voiture en descendit, et entra
dans la maison pour faire quelque message, tandis que la dame qui le lui
avait donné se pencha pour regarder Horace en clignotant, comme si elle
eût cherché à le reconnaître. Horace salua: c'était la vicomtesse de
Chailly. Elle lui rendit son salut fort légèrement, d'un air de doute et
d'incertitude; puis elle prit son lorgnon, comme pour s'assurer qu'elle
le connaissait. Horace ne jugea point nécessaire d'attendre l'effet
de cette exploration un peu impertinente, et il se disposa à aborder
Marthe. Mais ce maudit lorgnon ne le quittait pas. La vicomtesse se
penchait à la portière à mesure qu'il s'éloignait, et la voiture était
tournée de manière à ce qu'elle pût le suivre ainsi de l'oeil jusqu'au
détour de la rue. Horace ne s'en apercevait que trop, et il était au
supplice. Marthe était mise très simplement, mais avec une sorte de
distinction qui lui donnait toute l'apparence d'une femme _comme il
faut_. Mais, hélas! elle portait un paquet dans un foulard, et c'était
le cachet irrécusable de la grisette. Cette futile circonstance et
l'indiscrète curiosité de la vicomtesse eurent assez d'empire sur la
vanité d'Horace pour l'empêcher de céder au mouvement de son coeur. Il
hésita, se reprit à dix fois, revint sur ses pas pour donner le change;
et quand la voiture fut repartie, il se remit à courir. Marthe, qui le
croyait sur ses talons, avait jugé prudent de couper à sa droite par la
rue de l'Université, pour éviter les nombreux passants de la rue du Bac.
Elle comptait qu'il allait la rejoindre. Mais lorsqu'elle se retourna,
elle ne vit personne derrière elle; et Horace, remontant à toutes jambes
la rue du Bac jusqu'à la Seine, ne la rencontra pas devant lui.
C'est ainsi que fut perdue pour lui l'occasion de faire écouter son
amour. Mais Louison sut bien la lui faire retrouver.
Eugénie, à peine rétablie, fut forcée d'aller passer quelques jours à
Saint-Germain, pour soigner une de ses soeurs qui était malade plus
gravement. La mansarde resta confiée à Marthe. Horace y passa des
journées entières. Louise et Suzanne eurent soin de ne pas les troubler.
Abandonnée à son destin, Marthe écouta cet amour dont l'expression avait
pour elle tant de charme et de puissance. Interrogé par moi, Horace me
jura qu'il était bien sérieusement épris d'elle, et qu'il était capable
de tous les dévouements pour le lui prouver. J'insinuai à Marthe qu'elle
devait user de son influence pour le faire travailler; car je voyais ses
embarras grossir de jour en jour, et, si je n'eusse pourvu à ses moyens
quotidiens d'existence, j'ignore où il eût pris de quoi dîner. Cette
assistance que je lui donnais de bien bon coeur me mettait dans la
délicate et ridicule position de n'oser lui reprocher sa paresse.
Quand je hasardais un mot à cet égard, il me répondait d'un air
désespéré:--C'est vrai; je suis à ta charge, et tu dois bien me
mépriser. Si j'essayais de récuser ce motif blessant pour nous deux, en
invoquant son propre intérêt, son propre avenir, il me fermait encore la
bouche en disant:
«Au nom du présent, je te supplie de ne pas me parler de l'avenir.
J'aime, je suis heureux, je suis enivré, je me sens vivre. Comment et
pourquoi veux-tu que je songe à autre chose qu'à ce moment fortuné où
j'existe surabondamment?»