George Sand

Horace
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N'avait-il pas raison?-«Jusqu'ici, me dis-je, il y a eu dans son
ambition quelque chose de trop personnel qui lui a montré l'avenir sous
un jour d'égoïsme. A présent qu'il aime, son âme va s'ouvrir à des
notions plus larges, plus vraies, plus généreuses. Le dévouement va
se révéler, et, avec le dévouement, la nécessité et le courage de
travailler.»



XIV.

Lorsque Eugénie fut de retour, et qu'elle vit ses efforts désormais
inutiles, elle songea qu'il était temps d'informer Arsène de la vérité,
ou tout au moins de la lui faire pressentir. Elle me demanda conseil sur
la manière dont elle s'y prendrait; et, après que nous eûmes envisagé la
question sous tous ses aspects, elle s'arrêta au parti suivant.

Ne se fiant plus aux murailles de sa mansarde, qu'elle disait avoir des
oreilles, elle voulut surprendre Horace au milieu de ses pensées, par la
solennité d'une démarche que sa bonne réputation et la dignité de son
caractère lui donnaient le droit de risquer.

«Écoutez, lui dit-elle; vous avez su vous faire aimer; mais vous ne
savez pas l'étendue des devoirs que vous avez contractés envers Marthe.
Vous lui faites perdre la protection d'Arsène, protection courageuse et
persévérante, qui ne lui eût jamais manqué et qui eût toujours porté ses
fruits. Elle ne sait pas ce qu'elle lui doit, ce qu'elle lui aurait dû
encore si elle ne se fût pas mise dans la nécessité de renoncer à son
assistance. Mais moi, je vous le dirai, parce qu'il faut que vous
sachiez tout. Arsène n'eût jamais abandonné la peinture, qu'il aimait
passionnément, si sa pensée secrète n'eût été de mettre, grâce à son
travail, Marthe à l'abri du besoin. Il n'eût jamais songé à faire venir
ses soeurs de la province, si son unique but n'eût été de lui donner
une société et une protection derrière laquelle sa protection à lui se
serait toujours cachée. Enfin, à l'heure qu'il est, il vient d'obtenir
un tout petit emploi dans les bureaux d'une société industrielle. Rien
au monde n'est plus contraire à ses goûts, à ses habitudes d'activité,
au mouvement rapide et généreux de son esprit; je le sais, et je crains
qu'il n'y succombe. Mais je sais aussi qu'il veut gagner de l'argent, et
qu'il en gagne assez pour subvenir indirectement à tous les besoins de
Marthe, en ayant l'air de ne s'occuper que de ses soeurs. Je sais que
nos petits travaux d'aiguille ne rapportent pas suffisamment pour faire
vivre trois femmes (ma part prélevée) dans l'aisance, la propreté et la
liberté où vivent Marthe et les soeurs d'Arsène. Tout ce que je sais,
tout ce que je vous dis, Marthe l'ignore encore. Elle n'a jamais tenu un
ménage par elle-même; elle a l'inexpérience d'un enfant à cet égard-là.
Arsène la trompe, et nous l'y aidons, pour qu'elle ne connaisse ni les
privations ni l'excès du travail. Par contre-coup, il faut aussi tromper
les soeurs, sur la discrétion desquelles nous ne pouvons pas compter.
Jusqu'ici je me suis chargée de la comptabilité; je leur ai fait croire
à toutes que les recettes l'emportaient sur les dépenses, tandis que
c'est le contraire qui est vrai. Mais cet état de choses ne peut durer
désormais. Arsène s'est toujours flatté secrètement que Marthe prendrait
pour lui une affection sérieuse, lorsque, revenue de ses terreurs
et guérie de ses blessures, son âme s'ouvrirait à de plus douces
impressions. J'ai partagé son illusion, je vous l'avoue, et j'ai fait
tout mon possible pour préserver Marthe d'un autre attachement. Je n'ai
pas réussi. Maintenant, dites-moi ce que vous feriez à ma place du
secret d'Arsène, et quel conseil vous donneriez à l'un et à l'autre.»

Cette ouverture déconcerta beaucoup Horace. «Je suis sans fortune,
dit-il; comment pourrai-je servir de protecteur à une femme, moi qui
n'ai encore pu m'aider et me guider moi-même?»

Il se promena dans sa chambre avec agitation, et peu à peu ses idées se
rembrunirent. «Je n'avais pas prévu tout cela, moi! s'écria-t-il avec un
chagrin qui n'était pas sans mélange d'humeur. Je n'ai jamais songé à
rien de pareil. Pourquoi faut-il absolument qu'entre deux êtres qui
s'aiment, il y ait un protecteur et un protégé? Vous, Eugénie, qui
réclamez toujours l'égalité pour votre sexe...

--Oh! Monsieur, répondit-elle, je la réclame et je la pratique, bien
qu'elle soit difficile à conquérir dans la société présente. Je sais
borner mes besoins au peu que mon industrie me procure. Vous savez
comment je vis avec Théophile, et vous savez par conséquent que je
ne perds pas un jour, pas une heure. Mais savez-vous en quoi je le
considère comme mon protecteur légitime et naturel? Si je tombais
malade et que je fusse longtemps privée de travail, au lieu d'aller à
l'hôpital, je trouverais dans son coeur un refuge contre l'isolement et
la misère. Si un homme était assez lâche pour m'insulter, j'aurais un
appui et un vengeur. Enfin, si je devenais mère... ajouta-t-elle en
baissant les yeux par un sentiment de dignité pudique, et en les
relevant sur lui avec fermeté pour lui faire sentir la conséquence
possible de ses amours avec Marthe, mes enfants ne seraient pas exposés
à manquer de pain et d'éducation. Voilà, Monsieur, pourquoi il importe
à des femmes comme nous de trouver dans leurs amants de l'affection
durable et un dévouement égal au leur.

--Eugénie, Eugénie, dit Horace en tombant sur une chaise, vous me jetez
dans un grand trouble. Je ne suis pas l'amant de Marthe au point d'avoir
réfléchi aux résultats sérieux de l'ivresse qui s'allume dans mon
cerveau. Eh bien, chère Eugénie, je me confesse à vous, je m'accuse; je
ne peux ni ne veux vous tromper. Je désire Marthe de toutes les forces
de mon être, et je l'aime de toute la puissance de mon coeur; mais
puis-je lui promettre d'être pour elle ce que Théophile est pour vous?
Puis-je m'engager à la soustraire à tous les dangers, à tous les maux de
l'avenir? Théophile est riche, en comparaison de moi; il a une petite
fortune assurée; il peut travailler pour l'avenir. Et moi, qui n'ai que
des dettes, il faudrait donc que je pusse travailler pour l'avenir, pour
le présent et pour le passé en même temps!

--Mais Arsène n'a rien, reprit Eugénie, et en outre il soutient ses deux
soeurs.

--Ah! s'écria Horace, frappé de l'allusion et entrant dans une sorte de
fureur, il faudra donc que je me fasse garçon de café, moi! Non, il n'y
a pas de femme au monde pour qui je me résoudrai à m'avilir dans une
profession indigne de moi. Si Marthe s'imagine cela...

--Oh! Monsieur, ne blasphémez pas, dit Eugénie. Marthe ne s'imagine
rien, car je lui ai fait un grand mystère de tout ceci; et le jour où
elle saurait que de pareilles questions ont été soulevées à propos
d'elle, je suis sûre qu'elle nous fuirait tous dans la crainte d'être à
charge à quelqu'un d'entre nous. Je vois bien que vous ne l'aimez pas;
car vous ne la comprenez guère, et vous ne l'estimez nullement. Ah!
pauvre Marthe, je savais bien qu'elle se trompait!»

Eugénie se leva pour s'en aller. Horace la retint.

«Et maintenant, dit-il, vous allez encore travailler contre moi?

--Comme j'ai fait jusqu'ici, je ne vous le cache point.

--Vous allez me présenter comme un être odieux, comme un monstre
d'égoïsme, parce que je suis pauvre au point de ne pouvoir entretenir
une femme, et que je me respecte au point de ne vouloir pas me faire
laquais? Ah! sans doute, si le mérite d'un homme se mesure au poids
de l'argent qu'il sait gagner, Paul Arsène est un héros et moi un
misérable!

--Il y a dans tout ce que vous dites, répliqua Eugénie, des idées
insultantes pour Marthe et pour moi, auxquelles je ne daignerai plus
répondre. Laissez-moi partir, Monsieur. La vérité est dure; mais il
faudra que Marthe l'apprenne, et qu'elle renonce dans le même jour à son
ami, à cause de vous, à vous, à cause d'elle-même. Heureusement que
nous lui resterons! Théophile saura bien remplacer Arsène, avec plus de
désintéressement encore; moi aussi, je travaillerai pour elle et avec
elle; et jamais l'idée ne nous viendra que cela s'appelle _entretenir_
une femme!

--Eugénie, dit Horace en lui prenant les mains avec feu, ne me jugez pas
sans me comprendre. Vous vous repentiriez un jour de m'avoir avili aux
yeux de Marthe et aux miens propres. Je n'ai pas les doutes infâmes que
vous m'attribuez. Je parle sans mesure et sans discernement peut-être;
mais aussi votre susceptibilité s'effarouche pour des mots, et la mienne
s'emporte à cause du blessant parallèle que vous établissez toujours
entre ce Masaccio et moi. Je n'ai pas l'instinct de l'imitation, j'ai
horreur des modèles qui posent pour la vertu; mais, sans rien affecter,
sans rien jurer, je puis bien, ce me semble, pratiquer dans l'occasion
le dévouement jusqu'au sacrifice. Que pouvez-vous savoir de moi, puisque
Je n'en sais rien moi-même; je n'ai pas encore été mis à l'épreuve; mais
j'ai beau me tâter et m'interroger, je ne trouve en moi ni éléments
de lâcheté ni germes d'ingratitude. Pourquoi donc me condamnez-vous
d'avance? Vous avez de cruelles préventions contre moi, Eugénie; et je
ne pourrai plus respirer, faire un pas, ou dire un mot, que vous ne les
interprétiez à ma honte. Marthe ne pourra plus étouffer un soupir ou
verser une larme qui ne me soient imputés. Enfin, nous ne pourrons plus
exister l'un et l'autre sans que le nom d'Arsène soit suspendu sur nos
têtes comme un arrêt. Cela gêne et contriste déjà tous les élans de
mon coeur; mon avenir perd sa poésie, et mon âme sa confiance. Cruelle
Eugénie, pourquoi m'avez-vous dit toutes ces choses?

--Et vous n'avez pas plus de courage que cela? reprit Eugénie. Vous
craignez de vous humilier en me disant que l'exemple d'Arsène ne vous
effraie pas, et que vous vous sentez bien capable, comme lui, des plus
grands actes d'abnégation pour l'objet de votre amour?

--Mais que voulez-vous donc que je fasse? A quoi faut-il m'engager?
Dois-je donc épouser? Mais cela n'a pas le sens commun! Je suis mineur,
et mes parents ne me permettront jamais...

--Vous savez que je suis de la religion saint-simonienne à certains
égards, répondit Eugénie, et que je ne vois dans le mariage qu'un
engagement volontaire et libre, auquel le maire, les témoins et le
sacristain ne donnent pas un caractère plus sacré que ne le font l'amour
et la conscience. Marthe est, je le sais, dans les mêmes idées, et je
crois que jamais elle ni moi ne vous parlerons de mariage légal. Mais il
y a un mariage vraiment religieux, qui se contracte à la face du ciel;
et si vous reculez devant celui-là...

--Non, Eugénie, non, ma noble amie, s'écria Horace: celui-là n'a rien
que je repousse. Je me plains seulement de la méfiance que vous me
témoignez; et, si vous la faites partager à votre amie, nous allons
changer, grand Dieu! la passion la plus spontanée et la plus vraie en
quelque chose d'arrangé, de guindé et de faux, qui nous refroidira tous
les deux.»

Pendant qu'Eugénie sondait ainsi avec une attention sévère le coeur
d'Horace, à la même heure, au même instant, des atteintes plus profondes
étaient portées à celui d'Arsène. Il était venu voir ses soeurs, ou
plutôt Marthe, à la faveur de ce prétexte; et Louison étant sortie à
ce moment-là, Suzanne, qui était mécontente du despotisme de sa soeur
aînée, avait résolu, elle aussi, de frapper un coup décisif. Elle prit
Arsène à part.

«Mon frère, lui dit-elle, je vous demande votre protection, et je
commence par réclamer le secret le plus profond sur ce que je vais vous
confier.»

Arsène le lui ayant promis, elle lui raconta toute la conduite de
Louison à l'égard de Marthe.

«Vous croyez, dit-elle, qu'elle s'est réconciliée de bonne foi avec
Marton, et qu'elle ne lui cause plus aucun chagrin? Eh bien, sachez
qu'elle lui en prépare de bien plus grands, et qu'elle la hait plus que
jamais. Voyant que vous l'aimiez, et qu'elle ne réussirait pas à vous
détacher d'elle par des paroles, elle a résolu de l'avilir à vos yeux.
Elle a voulu la perdre, et je crois bien qu'elle y a réussi déjà.

--L'avilir! la perdre! s'écria Paul Arsène. Est-ce ma soeur qui parle?
est ce de ma soeur que j'entends parler?

--Écoutez, Paul, reprit Suzanne, voici ce qui s'est passé. Louison a
écouté, à travers la cloison de sa chambre, ce que M. Théophile et
Eugénie se disaient dans la leur. Elle a appris de cette manière
qu'Eugénie voulait vous faire épouser Marthe, et que Marthe commençait
à aimer M. Horace. Alors elle m'a dit:--Nous sommes sauvées, et notre
frère va bientôt savoir qu'on se joue de lui. Seulement il faut lui en
fournir la preuve; et quand il aura découvert quelle femme perdue il
nous a donnée pour compagnie, il la chassera, et il ne croira plus que
nous.--Mais quelle preuve lui en donnerez-vous? lui ai-je dit; Marthe
n'est pas une femme perdue.--Si elle ne l'est pas, elle le sera
bientôt, je t'en réponds, a dit Louison. Tu n'as qu'à faire comme moi
et à m'obéir en tout, et tu verras bien comme la folle donnera dans le
panneau. Alors elle a fait semblant de demander pardon à Marthe, et elle
s'est mise à dire toujours comme elle pour lui faire plaisir. Et puis
elle a dit je ne sais quoi à M. Horace pour l'encourager à courtiser
Marton; et puis elle disait toute la journée à Marton que M. Horace
était un beau jeune homme, un brave jeune homme, et qu'à sa place elle
ne le ferait pas tant languir; et puis, enfin, elle leur ménageait des
tête-à-tête, elle leur donnait l'occasion de se rencontrer dehors, et,
tant qu'Eugénie a été malade, elle les a laissés exprès ensemble toute
la journée dans une chambre, m'a emmenée dans l'autre, et deux ou trois
fois Marthe est venue tout effrayée et tout émue auprès de nous, comme
pour se réfugier, et cependant Louison lui fermait la porte au nez, et
feignait de ne pas l'entendre frapper. Dieu sait ce qui est résulté de
tout cela! C'est toujours bien affreux de la part d'une fille comme
Louison, qui me fait des sermons épouvantables quand l'épingle de mon
fichu n'est pas attachée juste au-dessous du menton, et qui ne se
laisserait pas prendre le bout du doigt par un homme, de jeter ainsi une
pauvre fille dans les pièges du diable, et de favoriser un jeune homme
dont certainement les intentions sont peu chrétiennes. Cela m'a fait
beaucoup de honte pour elle et de peine pour Marthe. J'ai essayé de
faire comprendre à celle-ci qu'on ne lui voulait pas de bien en agissant
ainsi, et que M. Horace n'était qu'un enjôleur. Marthe a mal pris la
chose, elle a cru que je la haïssais. Louison m'a menacée de me rouer de
coups, si je disais un mot de plus, et Eugénie, me voyant triste, m'a
reproché d'avoir de l'humeur. Enfin, le moment est venu où le coup qu'on
vous prépare va vous arriver. N'en soyez pas surpris, mon frère, et
montrez de l'indulgence à cette pauvre Marthe, qui n'est pas la plus
coupable ici.»

Arsène sut renfermer la terrible émotion que lui causa cette confidence.
Il douta quelque temps encore. Il se demanda si Louison était un monstre
de perfidie, ou si Suzanne était une calomniatrice infâme; et, dans l'un
comme dans l'autre cas, il se sentit blessé et atterré d'avoir un
tel être dans sa famille. Il attendit que Louison fût rentrée, pour
l'interroger d'un air calme et confiant sur les relations de Marthe avec
Horace. «On m'a dit qu'ils s'aimaient, lui dit-il. Je n'y vois pas le
moindre mal, et je n'ai pas le plus petit droit de m'en offenser. Mais
j'aurais cru que, comme mes soeurs, vous m'en auriez averti plus tôt,
puisque vous pensiez que j'y prenais grand intérêt.»

Louison vit bien que, malgré cet air résigné, Paul avait les lèvres
pâles et la voix suffoquée. Elle crut qu'une jalousie concentrée était
la seule cause de sa souffrance, et, se réjouissant de son triomphe,--Ah
dame! Paul, vois-tu lui dit-elle, on ne peut parler que quand on est
sûr de son fait, et tu nous as si mal reçues quand nous avons voulu
t'avertir! Mais, à présent, je puis bien te parler franchement, si
toutefois tu l'exiges, et si tu me promets que Marton ne le saura pas.

En parlant ainsi, elle tira de sa poche une lettre qu'Horace l'avait
chargée de remettre à Marthe. Arsène ne l'eût pas ouverte lors même que
sa vie en eût dépendu. D'ailleurs, dans ses idées simples et rigides,
une lettre était par elle-même une preuve concluante. Il mit celle-là
dans sa poche, et dit à Louison: «Il suffit, je te remercie; mon parti
était déjà pris en venant ici. Je te donne ma parole d'honneur que
Marthe ne saura jamais le service que tu viens de me rendre.»

[Illustration: Tenez, lui dit-il en lui remettant la lettre.]

Il passa dans mon cabinet, où je venais de rentrer moi-même, et,
quelques instants après, Eugénie arriva. «Tenez, lui dit-il en lui
remettant la lettre d'Horace, voici une lettre pour Marthe, que j'ai
trouvée par terre dans la chambre de mes soeurs. C'est l'écriture de M.
Horace; je la connais.

--Paul, il est temps que je vous parle, dit Eugénie.

--Non, Mademoiselle, c'est inutile, dit Paul; je ne veux rien savoir.
Je ne suis pas aimé; le reste ne me regarde pas. Je n'ai jamais été
importun, je ne le serai jamais. Je n'ai été indiscret qu'avec vous,
en vous parlant souvent de moi, et en vous imposant la société de mes
soeurs, qui ne vous a pas été toujours des plus agréables. Louison
est difficile à vivre; et l'occasion s'étant présentée de la placer
ailleurs, je venais vous dire que, dès demain, je vous en débarrasse,
ainsi que de Suzanne, en vous remerciant toutefois des bontés que vous
avez eues pour elles, et en vous priant de me garder votre amitié, dont
je viendrai toujours me réclamer le plus souvent qu'il me sera possible,
tant que M. Théophile ne le trouvera pas mauvais.

--Vos soeurs ne me sont nullement à charge, répondit Eugénie. Suzanne a
toujours été fort douce, et Louison l'est devenue depuis quelque temps.
Je conçois que vos idées sur l'avenir ayant changé, vous vouliez rompre
l'union que nous avions formée sous de meilleurs auspices; mais pourquoi
vous tant presser?

--Il faut que mes soeurs s'en aillent bien vite, reprit Arsène. Elles ne
sont peut-être pas aussi bonnes qu'elles en ont l'air, et je suis tout à
fait en mesure de les établir. Écoutez, Eugénie, dit-il en la prenant
à part, j'espère que vous garderez Marthe auprès de vous tant qu'elle
n'aura pas pris un parti contraire, et que vous veillerez à ce que tous
ses désirs soient satisfaits, tant qu'un autre ne s'en sera pas chargé.
Voici une partie de la somme que j'ai touchée ce matin; destinez-la au
même usage qu'à l'ordinaire, et, comme à l'ordinaire, gardez mon secret.

--Non, Paul, cela ne se peut plus, dit Eugénie. Ce serait avilir en
quelque sorte la pauvre Marthe que de lui rendre encore de tels services
après ce que vous savez. Il faut qu'elle apprenne enfin à qui elle doit
le bien-être dont elle a joui jusqu'à présent, afin qu'elle vous en
rende grâce et qu'elle y renonce à jamais.

[Illustration: Non! non! elle ne rentrera pas avec Théophile, dit
Arsène.]

--Eugénie, dit Paul vivement, si vous agissez ainsi, je ne pourrai plus
remettre les pieds chez vous, et je ne pourrai jamais revoir Marthe.
Elle rougirait devant moi, elle serait humiliée, elle me haïrait
peut-être. Laissez-moi donc sa confiance et son amitié, puisque je ne
dois jamais prétendre à autre chose. Quant à refuser pour elle les
derniers services que je veux lui rendre, vous n'en avez pas le droit,
pas plus que vous n'avez celui de trahir le secret que vous m'avez
juré.»

J'appuyai ses résolutions auprès d'Eugénie, et il fut convenu que Marthe
ne saurait rien. Elle rentra bientôt avec Horace, qu'elle avait attendu,
je crois, sur l'escalier. Arsène lui souhaita le bonjour, et, parlant
avec calme de choses générales, il l'observa attentivement ainsi
qu'Horace, sans que ni l'un ni l'autre s'en aperçût; les amoureux ont,
à cet égard-là, une faculté d'abstraction vraiment miraculeuse. Au bout
d'un quart d'heure, Arsène se retira après avoir serré fortement la main
de Marthe et avoir salué Horace tranquillement. Je compris le regard
d'Eugénie, et je descendis avec lui. Je craignais que cette fermeté
stoïque ne cachât quelque projet désespéré, d'autant plus qu'il faisait
son possible pour m'éloigner. Enfin, ne pouvant plus lutter contre
lui-même et contre moi, il s'appuya sur le parapet, et je le vis
défaillir. Je le forçai d'entrer chez un pharmacien et d'y prendre
quelques gouttes d'éther. Je lui parlai longtemps; il parut m'écouter,
mais je crois bien qu'il ne m'entendit pas. Je le reconduisis chez lui,
et ne le quittai que lorsque je l'eus vu se mettre au lit. Au bout de la
rue, je fus assailli du souvenir tragique de tant de suicides nocturnes
causés par des désespoirs d'amour; je revins sur mes pas, et rentrai
chez lui. Je le trouvai assis sur son lit, suffoqué par des sanglots
qui ne pouvaient trouver d'issue et qui le torturaient. Mes témoignages
d'amitié firent tomber de ses yeux quelques larmes, qui le soulagèrent
faiblement. Un peu revenu à lui, et voyant mon inquiétude:

«Tranquillisez-vous donc, Monsieur, me dit-il; je vous donne ma parole
d'honneur que je serai _un homme_. Peut-être quand je serai seul
pourrai-je pleurer; ce serait le mieux. Laissez-moi donc, et comptez sur
moi. J'irai vous voir demain, je vous le jure.»

Quand je rentrai chez moi, je trouvai Marthe d'une gaieté charmante.
Horace, d'abord troublé par la présence de son rival, s'était battu les
flancs pour être aimable, et celle qui l'aimait ne se faisait pas prier
pour trouver son esprit ravissant. Elle ne s'était seulement pas doutée
que Paul eût la mort dans l'âme, et mon visage altéré ne lui en donnait
pas le moindre soupçon. O égoïsme de l'amour! pensai-je.



XV.

Dès le lendemain Arsène vint chercher ses soeurs; et, sans presque
leur donner le temps de nous faire leurs adieux, il les emmena
silencieusement dans le nouveau domicile qu'il leur avait préparé à la
hâte.

--Maintenant, leur dit-il, vous êtes libres de me dire si vous voulez
rester ici ou si vous aimez mieux retourner au pays.

--Retourner au pays? s'écria Louison stupéfaite; tu veux donc nous
renvoyer, Paul? tu veux donc nous abandonner?

--Ni l'un ni l'autre, répondit-il; vous êtes mes soeurs, et je connais
mon devoir. Mais j'ai cru que vous haïssiez la capitale et que vous
désiriez partir.

Louison répondit qu'elle s'était habituée à la vie de Paris, qu'elle ne
trouverait plus d'ouvrage au pays, puisque son départ lui avait fait
perdre sa clientèle, et qu'elle désirait rester.

Depuis qu'à force d'écouter à travers la cloison, Louise avait surpris
tous les secrets de notre ménage, elle s'était réconciliée avec le
séjour de Paris, grâce aux avantages qu'elle avait cru pouvoir tirer du
dévouement incomparable de son frère. Jusque-là elle n'avait pas connu
Arsène; elle avait compté sur une sorte d'assistance, mais non pas sur
un complet abandon de ses goûts, de sa liberté, de son existence tout
entière. Elle n'avait pas compris non plus cette activité, ce courage,
cette aptitude au gain, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui se
développaient en lui lorsqu'il était mû par une passion généreuse. Dès
qu'elle sut tout le parti qu'on pouvait tirer de lui, elle le regarda
comme une proie qui lui était assurée et qu'elle devait se mettre en
mesure d'accaparer. Les seules passions qui gouvernent les femmes mal
élevées, lorsqu'une grandeur d'âme innée ne contre-balance pas les
impressions journalières, ce sont la vanité et l'avarice. L'une les mène
au désordre, l'autre à l'égoïsme le plus étroit et le plus impitoyable.
Louison, privée de bonne heure des soins d'une mère, sacrifiée à
une marâtre, et abandonnée à de mauvais exemples ou à de mauvaises
inspirations, devait subir l'une ou l'autre de ces passions funestes.
Elle pencha par réaction vers celle que sa belle-mère n'avait pas, et,
vertueuse par haine du vice qu'elle avait sous les yeux, elle se livra
par instinct à celui que lui suggéraient la misère et les privations.
Elle devint cupide; et, ne songeant plus qu'à satisfaire ce besoin
impérieux, elle y puisa une adresse et une fourberie dont son
intelligence bornée n'eût pas semblé susceptible. C'est ainsi qu'elle
avait poussé Marthe dans le piège, et que désormais elle se flattait de
régner sans partage sur la conscience de son frère.

«Ce qu'il faisait pour nous, disait-elle tout bas à Suzanne, à cause de
cette païenne, il le fera encore mieux quand il saura, grâce à nous,
combien elle en était indigne.»

Suzanne n'avait pas, à beaucoup près, l'âme aussi noire que sa soeur;
mais, habituée à trembler devant elle, elle n'avait que des remords
tardifs ou des réactions avortées. Arsène était bien loin de soupçonner
la bassesse calculée des intentions de Louise. Il attribua son affreuse
perfidie envers Marthe à une de ces haines de femme fondées sur le
préjugé, l'intolérance religieuse et l'esprit de domination refoulé
jusqu'à la vengeance. Il trouva bien une monstrueuse inconséquence entre
sa conduite officieuse envers Horace et ses maximes de pudeur farouche;
il attribua ces contradictions à l'ignorance, à une dévotion mal
entendue. Il en fut attristé profondément; mais, plein de compassion et
de courage, il résolut d'ensevelir dans le secret de son âme le crime de
cette soeur altière et cruelle. Il se promit de la convertir peu à peu
à des sentiments plus vrais et plus nobles; et de ne lui faire de
reproches que le jour où elle serait capable de comprendre sa faute et
de la réparer. Par la suite il disait à Eugénie, informée malgré sa
discrétion de ce qui s'était passé entre sa soeur et lui:

«Que voulez-vous! si je vous eusse dit alors le mal qu'elle m'avait
fait, vous l'auriez tous haïe et méprisée; vous eussiez dit: C'est un
monstre! Et comme la perte de l'estime des honnêtes gens est le plus
grand malheur qui puisse arriver, ma soeur m'a causé dans ce moment-là
tant de pitié, que je n'ai presque pas eu de colère.»

Aussi lui montra-t-il une douceur pleine de tristesse, qu'elle prit pour
un redoublement d'affection.

«Si vous désirez rester ici et que ce soit dans vos intérêts, leur
dit-il, je ne m'y oppose pas. Je vous chercherai de l'ouvrage, et je
vous soutiendrai en attendant. Nous ne sommes pas assez _fortunés_ pour
avoir des logements séparés; je demeurerai avec vous. Voilà qui est
convenu jusqu'à nouvel ordre.

--Qu'est-ce que tu veux dire avec ton nouvel ordre? demanda Louison.

--Cela veut dire jusqu'à ce que vous puissiez vous passer de moi,
répondit-il; car ma vie n'est pas assurée contre la mort comme une
maison contre l'incendie. Avisez donc peu à peu aux moyens de vous
rendre indépendantes, soit par d'honnêtes mariages, soit en vous
faisant, par votre intelligence et votre activité, une bonne clientèle.

--Sois sûr, dit Louison un peu déconcertée, en affectant de la fierté,
que nous ne resterons pas à ta charge sans rien faire; nous voulons au
contraire te débarrasser de nous le plus tôt possible.

--Il ne s'agit pas de cela, reprit Arsène, qui craignit de l'avoir
blessée. Tant que je serai vivant, tout ce qui est à moi est à vous;
mais, je vous l'ai dit, je ne suis pas immortel, et il faut songer...

--Mais quelles idées a-t-il donc aujourd'hui! s'écria Louison en se
retournant avec effroi vers Suzanne; ne dirait-on pas qu'il veut se
faire périr? Ah çà, mon frère, est-ce que le chagrin te prend? Est-ce
que tu vas te faire de la peine pour cette...

--Je vous défends de jamais prononcer devant moi le nom de Marthe!
dit Arsène avec une expression qui fit pâlir les deux soeurs. Je vous
défends de jamais me parler d'elle, même indirectement, soit en bien,
soit en mal, entendez-vous? La première fois que cela vous arrivera,
vous me verrez sortir d'ici pour n'y jamais rentrer. Vous êtes averties.

--Il suffit, dit Louison terrassée, on s'y conformera. Mais ce n'est
pas vous parler d'elle, Paul, que de vous conjurer de ne pas avoir de
chagrin.

--Ceci ne regarde personne, reprit-il avec la même énergie, et je ne
veux pas non plus qu'on m'interroge. J'ai parlé de mort tout à l'heure,
et je dois vous dire que je ne suis pas homme à me suicider. Je ne suis
pas un lâche; mais le temps est à la guerre, et je ne dis pas qu'une
révolution se déclarant, je n'y prendrais point part comme j'ai déjà
fait l'année dernière. Ainsi, habituez-vous à l'idée de vous suffire
un jour à vous-mêmes, comme d'honnêtes artisanes doivent et peuvent le
faire. Je vais à mon bureau. Raccommodez vos nippes en attendant; car
dans quelques jours vous aurez de l'ouvrage. Mais je vous défends d'en
demander ou d'en accepter d'Eugénie.»

«Vois-tu, dit Louison à sa soeur dès qu'il fut sorti, tout a réussi
comme je le voulais. Il déteste aussi Eugénie à présent. Il croit que
c'est elle qui a perdu Marthe.»

Suzanne baissa la tête avec embarras, puis elle dit: «Il a le coeur bien
gros; il ne pense qu'à mourir.

--Bah! c'est l'histoire du premier jour, reprit l'autre; tu verras que
bientôt il n'y pensera plus. Arsène est fier; il ne voudra pas se faire
de la peine pour une fille qui se moque de lui avec un autre, et tu
verras aussi qu'il sera le premier à nous en parler, et à être content
quand nous dirons du mal d'elle.

--C'est égal, je ne le ferai jamais, dit Suzanne.

--Oh! toi, _une sans coeur_, une sotte qui aurait tout supporté de la
part de Marton sans rien dire! Tu as trop d'indulgence, Suzon. Si tu
avais des principes, tu saurais qu'il ne faut pas être trop bonne pour
les femmes sans moeurs. Tu verras, je te dis, qu'un jour n'est pas loin
où mon frère te reprochera aussi ton indifférence sur ce chapitre-là.

--C'est égal, je te répète, dit Suzanne, que je ne me hasarderai jamais
à lui dire un mot contre Marthe, quand même il aurait l'air de m'y
encourager. Je suis bien sûre qu'il ne le supporterait pas. Essaies-en,
puisque tu te crois si fine!»

La journée se passa en querelles, comme à l'ordinaire. Néanmoins,
lorsque Arsène rentra, il trouva sa chambre bien rangée, tout son linge
raccommodé, ses effets nettoyés, pliés, et les légumes du souper cuits
et servis proprement. Louison lui fit sonner très-haut tous ces bons
offices, et l'accabla de prévenances importunes, qu'il subit sans
impatience. Elle s'efforça de l'égayer, mais elle ne put lui arracher
un sourire; à peine eut-il avalé quelques bouchées, qu'il sortit sans
répondre aux questions qu'elle lui adressait. Il fut ainsi le lendemain,
le surlendemain, et tous les jours suivants. Il agit avec tant d'esprit
et de zèle, qu'il sut en peu de temps leur procurer de l'ouvrage, et il
mit toujours à leur disposition, pour l'entretien de tous trois, les
deux tiers de l'argent qu'il gagnait; mais il fit une part de l'autre
tiers, et elles n'en connurent jamais la destination. En vain Louison
chercha jusque dans la paillasse de son lit, jusque sous les carreaux de
sa chambre, pour voir s'il ne se faisait pas une bourse particulière,
elle ne trouva rien; en vain hasarda-t-elle d'adroites questions, elle
n'obtint pas de réponse; en vain essaya-t-elle de lui faire placer cet
argent invisible en meubles, en linge, en objets qu'elle disait utiles
au ménage, il fit la sourde oreille, ne les laissa manquer d'aucune
chose nécessaire à leur entretien, mais se refusa constamment la moindre
superfluité personnelle. Ce fut un grand souci pour Louison, qui,
comptant pour rien de disposer de la majeure partie du bien de son
frère, se creusait la cervelle pour arriver à la conquête du reste. Il
lui semblait qu'Arsène commettait une injustice, presque un vol, en se
réservant quelques écus pour un usage mystérieux. Elle n'en dormait
pas; et, si elle l'eût osé, elle eût manifesté le dépit qu'elle en
ressentait; mais avec sa douceur impassible et son silence glacé, Arsène
la tenait sous une domination qu'elle n'avait pas prévue si austère. Il
fallut pourtant s'y soumettre, renoncer à connaître le fond de ce coeur
qui s'était fermé pour jamais, et à surprendre une pensée sur ce visage
qui s'était pétrifié.

J'ai dit ces détails de son intérieur, quoique je n'y aie point pénétré
à cette époque; mais tout ce qui tient aux personnes dont je raconte
ici l'histoire m'a été peu à peu dévoilé par elles-mêmes avec tant de
précision, que je puis les suivre dans les circonstances de leur vie où
je n'ai pris aucune part, avec la même fidélité que je ferai quant à
celles où j'ai assisté personnellement.

Le départ des deux soeurs fut pour nous un véritable soulagement; mais
le mystère et la promptitude qu'Arsène avait mis à effectuer cette
séparation furent longtemps inexplicables pour nous. Nous pensâmes
d'abord qu'il voulait ne jamais revoir Marthe, et qu'il s'en ôtait
courageusement l'occasion et le prétexte. Mais il revint nous voir comme
à l'ordinaire; et lorsque Marthe lui demanda l'adresse de ses soeurs, il
éluda ses questions, et finit par lui dire qu'elles étaient placées chez
une maîtresse couturière à Versailles. Je savais le contraire, parce
que je les rencontrais quelquefois dans les alentours de la maison de
commerce où Arsène était occupé; leur affectation à m'éviter me faisait
pressentir et respecter la volonté d'Arsène. Il fut impossible à Eugénie
d'avoir le mot de cette énigme; elle ne put même pas amener Arsène à une
nouvelle explication sur ses sentiments secrets et sur ses résolutions à
l'égard de Marthe. Effrayée du calme qu'il montrait, et craignant qu'il
ne conservât un reste d'espérance trompeuse, elle essayait souvent de le
désabuser; mais il coupait court à tout entretien de ce genre, en lui
disant à la hâte: «Je sais bien! je sais bien! inutile d'en parler.»

Du reste, pas un mot, pas un regard qui pût faire soupçonner à Marthe
qu'elle était l'objet d'une passion ardente et profonde. Il joua si bien
son rôle qu'elle se persuada n'avoir jamais été qu'une amie à ses yeux;
et nous-mêmes nous commençâmes à croire qu'il avait triomphé de son
amour et qu'il était guéri.

Eugénie, qui prévoyait la confusion et le chagrin de Marthe lorsqu'elle
apprendrait les services d'argent qu'il lui avait rendus à son insu, le
força de reprendre celui qu'il avait apporté en dernier lieu. Désormais
elle voulut rester chargée exclusivement de son amie, et cette charge
était bien légère. Marthe était d'une sobriété excessive; elle était
vêtue avec une simplicité modeste, et elle aidait assidûment Eugénie
dans son travail. La seule trace des bienfaits d'Arsène que nous
n'eussions pas fait disparaître, de peur d'affliger trop cet excellent
jeune homme, c'était un petit mobilier qu'il avait acquis pour elle, et
qui se composait d'une couchette en fer, de deux chaises, d'une table,
d'une commode en noyer, et d'une petite toilette qu'il avait choisie
lui-même, hélas! avec tant d'amour! Nous faisions accroire à Marthe que
ces meubles étaient à nous, et que nous les lui prêtions. Elle agréait
nos soins avec tant de candeur et de charme, que nous eussions été
heureux de les lui faire agréer toute notre vie; mais il n'en devait pas
être ainsi. Un mauvais génie planait sur la destinée de Marthe: c'était
Horace.

Après la déclaration formelle d'Eugénie, il s'était attendu à une lutte
avec Arsène. Il était fort humilié d'avoir un semblable rival; et
cependant, comme il le savait très-fin, très-hardi, très-estimé de nous
tous, et de Marthe la première, c'en était assez pour qu'il acceptât
cette lutte. Quelques jours auparavant, il eût abandonné la partie
plutôt que de commettre son esprit élégant et cultivé avec la malice un
peu crue et un peu rustique du Masaccio; mais à ce moment-là, son amour
était arrivé à un paroxysme fébrile, et il n'eût pas rougi de disputer
l'objet de ses désirs à M. Poisson lui-même.

A la grande surprise de tous, Paul Arsène parut calme jusqu'à
l'indifférence, et Horace pensa qu'Eugénie avait beaucoup exagéré son
amour. Mais lorsqu'il sut que Paul n'ignorait plus le sien, et lorsque
je lui eus raconté dans quelles angoisses de douleur j'avais surpris ce
courageux jeune homme, il commença à s'inquiéter de sa persévérance à
reparaître devant lui, et de l'espèce de tranquillité triomphante qu'il
semblait jouer pour le braver. Sa jalousie s'alluma; les plus étranges
soupçons s'éveillèrent dans son esprit, et il les laissa paraître.
Marthe n'y comprit rien d'abord: sa conscience était trop pure pour
qu'elle pût s'offenser de doutes qui n'avaient pas de sens pour elle.
Le sombre dépit d'Horace la troubla sans l'éclairer. Eugénie eut la
délicatesse de ne pas se mêler de ce qui se passait entre eux, mais elle
espéra qu'en s'apercevant de l'outrage qui lui était fait, Marthe se
relèverait fière et blessée.

Dans ses accès de jalousie, Horace me pria, par dépit, de le conduire
chez madame de Chailly. Il y retourna deux ou trois fois, et affecta
de trouver la vicomtesse de plus en plus adorable. Ce furent autant de
blessures dans le coeur de Marthe; mais l'amour naissant est comme un
serpent fraîchement coupé par morceaux, qui trouve en soi la force de se
rapprocher et de se réunir. Aux tristesses, aux insomnies, aux querelles
vives et amères, succédèrent les raccommodements pleins d'exaltation et
d'ivresse; aux serments de ne plus se voir, les serments de ne se jamais
quitter. Ce fut un bonheur plein d'orages et mêlé de beaucoup de larmes;
mais ce fut un bonheur plein d'intensité et rendu plus vif par les
réactions.

Un jour qu'Horace avait voulu railler et dénigrer Arsène eu son absence,
et que Marthe le défendait avec chaleur, il prit son chapeau, comme
il faisait dans ses emportements, et partit sans dire mot à personne.
Marthe savait bien qu'il reviendrait le lendemain, et qu'il demanderait
pardon de ses torts; mais elle était de ces âmes tendres et passionnées
qui ne savent pas attendre fièrement la fin d'une crise douloureuse.
Elle se leva, jeta son châle sur ses épaules, et s'élança vers la porte.

«Que faites-vous donc? lui dit Eugénie.

--Vous le voyez, répondit Marthe hors d'elle-même, je cours après lui.

--Mais, mou amie, vous n'y songez pas; n'encouragez pas de semblables
injustices, vous vous en repentirez.

--Je le sais bien, dit Marthe; mais c'est plus fort que moi, il faut que
je l'apaise.

--Il reviendra de lui-même, laissez-lui-en du moins le mérite.

--Il reviendra demain!

--Eh bien! oui, demain, certainement.

--Demain, Eugénie? Vous ne savez pas ce que c'est que d'attendre jusqu'à
demain! Passer toute la nuit avec la fièvre, avec le coeur gonflé, avec
une insomnie qui compte les heures, les minutes, avec cette horrible
pensée impossible à chasser: il ne m'aime pas! et celle-ci plus affreuse
encore: il n'est pas bon, il n'est pas généreux, je ne devrais pas
l'aimer! Oh! non, vous ne connaissez pas cela, vous.

--Mon Dieu, s'écria Eugénie, vous comprenez que vous avez tort de
l'aimer, et quand il vous vient une lueur de raison, vous êtes
impatiente de la perdre.

--Laissez-moi la perdre bien vite, dit Marthe; car cette clarté est la
plus intolérable souffrance qu'il y ait au monde.» Et, se dégageant
des bras d'Eugénie, elle s'élança dans l'escalier et disparut comme un
éclair.

Eugénie n'osa pas la suivre, dans la crainte d'attirer les regards sur
elle et d'occasionner un scandale dans la maison. Elle espéra qu'au bas
de l'escalier ces amants insensés se rencontreraient, et qu'au bout
de quelques instants elle les verrait revenir ensemble. Mais Horace,
furieux, marchait avec une rapidité extrême. Marthe le voyait à dix pas;
elle n'osait pas l'appeler sur le quai, elle n'avait pas la force de
courir. A chaque pas, elle se sentait prête à défaillir; elle le
voyait frapper de sa canne sur le parapet, dans un mouvement de rage
irréfrénable. Elle se remettait à le suivre, ne songeant plus à sa
souffrance personnelle, mais à celle de son amant. Il renversa deux ou
trois passants, en fit crier et jurer une demi-douzaine en les heurtant,
monta la rue de La Harpe, et arriva à l'hôtel de Narbonne, où il
demeurait, sans s'apercevoir que Marthe était sur ses traces et avait
failli dix fois le joindre. Au moment où il prenait sa clef et son
bougeoir des mains de la portière, il vit le visage renfrogné de
celle-ci regarder par-dessus son épaule:

«Où allez-vous donc, Mam'selle?» dit-elle d'une voix courroucée à une
personne qui s'apprêtait à monter l'escalier sans rien lui dire.

Horace se retourna, et vit Marthe, sans chapeau, sans gants, et pâle
comme la mort. Il la saisit dans ses bras, l'enleva à demi, et lui
jetant un châle sur la tête, comme un voile pour la soustraire aux
regards, il l'entraîna dans l'escalier, et la conduisit légèrement
jusqu'à sa chambre. Là, il se jeta à ses pieds. Ce fut toute
l'explication. Le sujet même de la querelle fut oublié dans ce premier
instant.--Oh! que je suis heureux, s'écria-t-il dans un délire d'amour;
te voilà, tu es avec moi, nous sommes seuls! Pour la première fois de la
vie, je suis seul avec toi, Marthe! Comprends-tu mon bonheur?

--Laisse-moi partir, dit Marthe effrayée; Eugénie m'a peut-être suivie,
peut-être Arsène. Mon Dieu! est-ce un rêve! J'ai vu quelque part, en
te suivant, la figure d'Arsène, je ne sais où. Non, je n'en suis pas
sûre... peut-être!... C'est égal, tu m'aimes, tu m'aimes toujours!
Allons-nous-en, reconduis-moi.

--Oh! pas encore! pas encore! disait Horace; encore un instant! Si
Eugénie vient, je ne réponds pas; si Arsène vient, je le tue. Reste
ainsi, reste encore un instant!

Cependant Eugénie seule, inquiète, épouvantée, comptait les minutes,
allait du palier à la fenêtre, et ne voyait pas revenir Marthe. Enfin
elle entend monter l'escalier. C'est elle, enfin!... Non, c'est le pas
d'un homme.

Elle se réjouit de la pensée que c'était moi, et qu'elle allait pouvoir
m'envoyer à la recherche de Marthe. Elle courut au-devant de moi; mais
au lieu de moi, c'était Arsène.

«Où donc est Marthe? dit-il d'une voix éteinte.

--Elle est sortie pour un instant, dit Eugénie, troublée; elle va
rentrer tout de suite.

--Sortie toute seule à la nuit? dit Arsène; vous l'avez laissée sortir
ainsi?

--Elle va rentrer avec Théophile, dit Eugénie, éperdue.

--Non! non! elle ne rentrera pas avec Théophile, dit Arsène en se
laissant tomber sur une chaise. Ne vous donnez pas la peine de me
tromper, Eugénie; elle ne rentrera pas même avec Horace. Elle rentrera
seule, elle rentrera désespérée.

--Vous l'avez donc vue?

--Oui, je l'ai vue qui courait sur le quai du côté de la rue de la
Harpe.

--Et Horace n'était pas avec elle?

--Je n'ai vu qu'elle.

--Et vous ne l'avez pas suivie?

--Non; mais je vais l'attendre,» dit-il. Et il se leva précipitamment.

«Mais pourquoi n'avez-vous pas couru après elle? dit Eugénie; pourquoi
êtes-vous venu ici?

--Ah! je ne sais plus, dit Arsène d'un air égaré. J'avais une idée,
pourtant!... Oui, oui, c'est cela: je voulais vous demander, Eugénie, si
c'était la première fois qu'elle sortait seule, le soir, ou seule avec
lui?... Dites, est-ce la première fois?

--Oui, c'est la première fois, dit Eugénie. Marthe est encore pure, j'en
fais le serment. Pourquoi, mon Dieu, n'avoir pas couru après elle?

--Oh! il est peut-être temps encore de tuer ce misérable! s'écria Arsène
avec fureur.» Et, bondissant comme un chat sauvage, il s'élança dehors.

Eugénie comprit les suites funestes que pouvait avoir une telle
aventure. Épouvantée, elle se mit à courir aussi après Arsène.
Heureusement je montais l'escalier, et je les arrêtai tous deux.

«Où allez-vous donc? leur dis-je; que signifient ees figures
bouleversées?

--Retenez-le, suivez-le, me dit à la hâte Eugénie, en voyant qu'Arsène
m'échappait déjà. Marthe est partie avec Horace, et Paul va faire
quelque malheur; allez!»

Je courus à mon tour après le Masaccio, et je le rejoignis. Je m'emparai
de son bras, mais sans pouvoir le retenir, quoique je fusse beaucoup
plus grand et plus musculeux que lui. La colère avait tellement décuplé
ses forces qu'il m'entraînait comme il eût fait d'un enfant.

J'appris par ses exclamations entrecoupées ce qui s'était passé, et je
vis l'imprudence qu'Eugénie avait commise. La réparer par un mensonge
était le seul moyen qui me restât pour empêcher un événement tragique.

«Comment pouvez-vous croire, lui dis-je, que ce soit la première fois
qu'ils sortent ensemble? c'est au moins la dixième.»

Cette assertion tomba sur lui comme l'eau sur le feu. Il s'arrêta court,
et me regarda d'un air sombre.

«Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites? me demanda-t-il d'une voix
déchirante.

--J'en suis certain..Elle est sa maîtresse depuis plus d'un mois.

--Eugénie m'a donc trompé?

--Non, mais on trompe Eugénie.

--Sa maîtresse! Il ne veut donc pas l'épouser, l'infâme!

--Qu'en savez-vous? lui dis-je, ne songeant qu'à le calmer et à
l'éloigner; Horace est un homme d'honneur et ce que Marthe voudra, il le
voudra aussi.

--Vous êtes sûr qu'il est un homme d'honneur! Jurez-moi cela sur le
vôtre.»

A force d'assurances évasives et de réponses indirectes, je réussis à
lui rendre la raison. Il me remercia du bien que je lui faisais, et il
me quitta, en me jurant qu'il allait rentrer aussitôt chez lui.

Dès que je l'eus vu prendre cette direction, je courus à l'hôtel de
Narbonne; je m'informai d'Horace. «Il est là-haut enfermé avec une
demoiselle ou une dame, répondit la portière, enfin avec ce que vous
voudrez. Mais je vais la faire descendre; je n'entends pas qu'il y ait
du scandale ici.»

Je la priai de parler plus bas, et je l'y engageai par les _arguments
irrésistibles_ de Figaro. Elle m'expliqua que la dame était jolie,
qu'elle avait de longs cheveux noirs et un châle écarlate. Je redoublai
mes arguments, et j'obtins la promesse qu'elle ne ferait point de bruit,
et qu'elle laisserait repartir la fugitive, à quelque heure que ce fût
de la nuit, sans lui adresser une parole et sans faire part à personne
de ce qu'elle avait vu.

Quand je fus tranquille à cet égard, je revins rassurer Eugénie. Je ne
pus me défendre de rire un peu de sa consternation. Arsène mis à la
raison et hors de cause, le dénouement un peu brusque, mais inévitable,
des amours de Marthe et d'Horace, me semblait moins surprenant et moins
sombre que ne le voulait voir ma généreuse amie. Elle me gronda beaucoup
de ce qu'elle appelait ma légèreté.

«Voyez-vous, me dit-elle, depuis qu'elle l'aime, elle me fait l'effet
d'être condamnée à mort; et à présent je ne ris pas plus que je ne
ferais si je la voyais monter à l'échafaud.»

Nous attendîmes une partie de la nuit. Marthe ne rentra pas. Le sommeil
finit par triompher de notre sollicitude.

A l'aube naissante, la porte de l'hôtel de Narbonne s'ouvrit et se
referma plus doucement encore après avoir laissé passer une femme qui
couvrait sa tête d'un châle rouge. Elle était seule, et fit quelques
pas rapidement pour s'éloigner. Mais bientôt elle s'arrêta, faible et
brisée, au coin d'une borne, et s'appuya pour ne pas tomber. Cette
femme, c'était Marthe.

Un homme la reçut dans ses bras: c'était Arsène.

«Quoi! seule! seule! lui dit-il; il ne vous a pas seulement accompagnée!

--Je le lui ai défendu, dit Marthe d'une voix mourante; j'ai craint
d'être rencontrée avec lui, et puis je n'ai pas voulu qu'il me revit
au jour! Je voudrais ne le revoir jamais! Mais que fais-tu ici à cette
heure, Paul?

--Je n'ai pu dormir, répondit-il, et je suis venu vous attendre pour
vous ramener; quelque chose m'avait dit que vous sortiriez de chez lui
seule et désespérée.»



XVI.

Marthe était si confuse et si éperdue qu'elle ne voulait plus rentrer.

«Conduisez-moi auprès de vos soeurs, disait-elle à Arsène; elles, du
moins, ne sauront pas où j'ai passé la nuit.

--Vous n'avez pas d'amie plus fidèle et plus dévouée qu'Eugénie,
répondit Arsène; n'aggravez pas votre position par une plus longue
absence. Venez, je vous accompagnerai jusque chez elle, et je vous
réponds qu'elle ne vous adressera pas un reproche.»

Il la reconduisit jusqu'à la porte de sa chambre. Elle voulut s'y
enfermer seule et y pleurer à son aise avant de nous revoir; mais au
moment de quitter Arsène, avec qui elle avait épanché son coeur comme
s'il n'eût été que son frère, elle se ressouvint tout à coup qu'il avait
pour elle un amour moins calme: elle l'avait oublié, habituée qu'elle
était à compter sur un dévouement aveugle de sa part.

«Eh bien, Arsène, lui dit-elle avec un accent profond; regrettes-tu
maintenant de ne m'avoir pas épousée?

--Je le regretterai toute ma vie, répondit-il.

--Ne me parle pas ainsi, Arsène, dit-elle; tu me déchires. Oh! que ne
puis-je t'aimer comme tu le désires et comme tu le mérites! Mais Dieu me
hait et me maudit!»

Quand elle fut seule, elle se jeta tout habillée sur son lit, et pleura
amèrement. Eugénie, qui l'entendait sangloter à travers la cloison,
frappa vainement à sa porte; elle ne répondit pas. Inquiète, et
craignant qu'elle ne fût en proie à ces convulsions nerveuses auxquelles
elle était sujette, Eugénie prit plusieurs clefs, les essaya dans la
serrure, en trouva une qui ouvrit, et s'élança auprès d'elle. Elle la
trouva la face enfoncée dans son traversin, et les mains crispées dans
ses belles tresses noires toutes ruisselantes de larmes.
                
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