George Sand

Horace
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«Marthe, lui dit Eugénie en la pressant sur son sein, pourquoi donc
cette douleur? Est-ce du regret pour le passé, est-ce la crainte de
l'avenir? Tu as disposé de toi, tu étais libre, personne n'a le droit
de t'humilier. Pourquoi te caches-tu au lieu de venir à moi, qui t'ai
attendue avec tant d'inquiétude et qui te retrouve toujours avec tant de
joie?

--Chère Eugénie, j'ai plus que des regrets, j'ai de la honte et des
remords, répondit Marthe en l'embrassant. Je n'ai pas disposé de moi
dans la liberté de ma conscience et dans le calme de ma volonté. J'ai
cédé à des transports que je ne partageais pas, glacée que j'étais par
le souvenir des injures récentes et par l'appréhension de nouveaux
outrages. Eugénie! Eugénie! il ne m'aime pas; j'ai le profond sentiment
de mon malheur! Il a de la passion sans amour, de l'enthousiasme sans
estime, de l'effusion sans confiance. Il est jaloux parce qu'il ne croit
point en moi, parce qu'il me juge indigne d'inspirer un amour sérieux,
et incapable de le partager.

--C'est parce qu'il en est indigne et incapable lui-même! s'écria
Eugénie.

--Non, ne dites pas cela; tout vient de moi, de ma destinée misérable.
Lui, qui n'a point encore aimé, lui dont le coeur est aussi vierge que
les lèvres, il méritait de rencontrer une femme aussi pure que lui.

--C'est pour cela, dit Eugénie en haussant les épaules, qu'il s'était
épris de la vicomtesse de Chailly, qui a trois amants à la fois!

--Cette femme-là du moins, répliqua Marthe, a pour elle l'intelligence,
une brillante éducation, et toutes les séductions de la naissance, des
belles manières et du luxe. Moi, je suis obscure, bornée, ignorante;
je sais à peine lire, je ne sais que comprendre; mais je ne puis rien
exprimer, je n'ai pas une idée à moi, je ne pourrai en aucun moment
dominer le coeur et l'esprit d'un homme comme lui! Oh! il me l'a bien
fait sentir, il me l'a bien dit cette nuit dans l'emportement de nos
querelles, et à présent je vois que j'étais folle de me plaindre de lui.
C'est moi seule que je dois accuser, c'est ma vie passée que je dois
maudire.

--Eh quoi! en êtes-vous là? dit Eugénie consternée. Il a déjà fait le
maître et le supérieur à ce point? J'aurais pensé que, du moins, pendant
la première ivresse, il se serait oublié un peu lui-même, pour ne
voir et n'admirer que vous; et, au lieu d'être à vos pieds pour vous
remercier de cette preuve d'amour et de confiance si solennelle que nous
donnons quand nous ouvrons nos bras et notre âme sans réserve, déjà
il s'est levé en dominateur miséricordieux, pour vous honorer de son
indulgence et de son pardon! En vérité, Marthe, tu as raison d'être
honteuse: car tu es bien humiliée...

--Ne dis pas cela, Eugénie. Si tu avais vu son trouble, sa souffrance,
ses pleurs, et comme il me disait humblement et tendrement parfois ces
choses si cruelles! Non, il ne savait pas le mal qu'il me faisait, il
n'y songeait pas. Il souffrait tant lui-même! Il n'avait qu'une pensée,
celle de se débarrasser de soupçons qui le torturaient; et lorsqu'il
m'accusait, c'était pour être rassuré par mes réponses. Mais moi, je
n'avais pas la force de le faire. J'étais si effrayée de voir ce noble
orgueil, cette pure jeunesse, cette grande intelligence, qui exigeaient
tant de moi, et qui avaient le droit de tant exiger; et je me sentais si
peu de chose pour répondre à tout cela! J'étais accablée, et il prenait
tout à coup ma tristesse pour le remords de quelque faute ou le retour
de quelque mauvais sentiment. «Qu'as-tu donc? me disait-il, tu n'es pas
heureuse dans mes bras! Tu es sombre, préoccupée; tu penses donc à un
autre?» Alors il s'imaginait que j'avais des rapports secrets avec Paul
Arsène, et il me suppliait de le chasser d'ici, et de ne jamais le
revoir. J'y aurais consenti, oui, j'aurais eu cette faiblesse, s'il
eût persisté à me le demander avec tendresse. Mais, dès mon premier
mouvement d'hésitation, il me laissait voir un dépit et une aigreur qui
me rendaient la force de lui résister; car, moi aussi, je prenais du
dépit, je devenais amère. Et nous nous sommes dit des choses bien dures,
qui me sont restées sur le coeur comme une montagne!

--Tu avais raison de dire qu'il ne t'aime pas, reprit Eugénie; mais tu
te trompes quand tu t'imagines que c'est à cause de toi et de ton passé.
Le mal ne vient que de son orgueil à lui, et d'un fonds d'égoïsme que tu
vas encourager par ta faiblesse. L'homme qui a le coeur fait pour aimer
ne se demande pas si l'objet de son amour est digne de lui. Du moment
qu'il aime, il n'examine plus le passé; il jouit du présent, et il croit
à l'avenir. Si sa raison lui dit qu'il y a dans ce passé quelque chose à
pardonner, il pardonne dans le secret de son coeur, sans faire sonner sa
générosité comme une merveille. Cet oubli des torts est si simple,
si naturel à celui qui aime! Arsène t'a-t-il jamais accusée, lui? Ne
t'a-t-il pas toujours défendue contre toi-même, comme il t'aurait
défendue contre le monde entier?

--Je douterais même d'Arsène, dit Marthe en soupirant. Je crois qu'en
amour on est humble et généreux tant qu'on est repoussé; mais le bonheur
rend exigeant et cruel. Voilà ce qui m'arrive avec Horace. Durant ces
heures de la nuit que nous avons passées ensemble, il y avait une
alternative continuelle de douceur et de fierté entre nous. Quand je me
révoltais contre lui, il était à mes pieds pour me calmer; mais, à peine
m'avait-il amenée à m'humilier devant lui, qu'il m'accablait de nouveau.
Ah! je crois que l'amour rend méchant!

--Oui, l'amour des méchants,» répliqua Eugénie en secouant tristement la
tête.

Eugénie était injuste; elle ne voyait pas la vérité mieux que Marthe.
Toutes deux se trompaient, chacune à sa manière. Horace n'était ni aussi
respectable ni aussi méchant qu'elles se l'imaginaient. Le triomphe le
rendait volontiers insolent; il avait cela de commun avec tant d'autres,
que si on voulait condamner rigoureusement ce travers, il faudrait
mépriser et maudire la majeure partie de notre sexe. Mais son coeur
n'était ni froid ni dépravé. Il aimait certainement beaucoup; seulement,
l'éducation morale de l'amour lui ayant manqué, ainsi qu'à tous les
hommes, comme il n'était pas du petit nombre de ceux dont le dévouement
naturel fait exception, il aimait seulement en vue de son propre
bonheur, et, si je puis m'exprimer ainsi, pour l'amour de lui-même.

Il vint dans la journée; et, au lieu d'être confus devant nous, il se
présenta d'un air de triomphe que je trouvai moi-même d'assez mauvais
goût. Il s'attendait à des plaisanteries de ma part, et il s'était
préparé à les recevoir de pied ferme. Au lieu de cela, je me permis de
lui faire des reproches.

«Il me semble, lui dis-je en l'emmenant dans mon cabinet, que tu aurais
pu avoir avec Marthe des entrevues secrètes qui ne l'eussent pas
compromise. Cette nuit passée dehors sans préparation, sans prétexte,
pourra faire beaucoup jaser les gens de la maison.»

Horace reçut fort mal cette observation.

--J'admire fort, dit-il, que tu prennes tant d'ombrage pour elle,
lorsque tu vis publiquement avec Eugénie!

--C'est pour cela qu'Eugénie est respectée de tout ce qui m'entoure,
répondis-je. Elle est ma soeur, ma compagne, ma maîtresse, ma femme, si
l'on veut. De quelque façon qu'on envisage notre union, elle est absolue
et permanente. Je me suis fait fort de la rendre acceptable à tous ceux
qui m'aiment, et d'entourer Eugénie d'assez d'amis dévoués pour que le
cri de l'intolérance n'arrive pas jusqu'à ses oreilles. Mais je n'ai pas
levé le voile qui couvrait nos secrètes amours avant de m'être assuré
par la réflexion et l'expérience de la solidité de notre affection
mutuelle. Après une première nuit d'enivrement, je n'ai pas présente
Eugénie à mes camarades en leur disant: «Voici ma maîtresse,
respectez-la à cause de moi.» J'ai caché mon bonheur jusqu'à ce que
j'aie pu leur dire avec confiance et loyauté: «Voici ma femme, elle est
respectable par elle-même.»

--Eh bien, moi, je me sens plus fort que vous, dit Horace avec hauteur.
Je dirai à tout le monde: «Voici mon amante, je veux qu'on la respecte.
Je contraindrai les récalcitrants à se prosterner, s'il me plaît, devant
la femme que j'ai choisie.»

--Vous n'y parviendrez pas ainsi, eussiez-vous le bras invincible des
antiques _pourfendeurs_ de la chevalerie. Au temps où nous vivons, les
hommes ne se craignent pas entre eux; et on ne respectera votre amante,
comme vous l'appelez, qu'autant que vous la respecterez vous-même.

--Mais vous êtes singulier, Théophile! En quoi donc ai-je outragé celle
que j'aime? Elle est venue se jeter dans mes bras, et je l'y ai retenue
une heure ou deux de plus qu'il ne convenait d'après votre code des
convenances. Vraiment, j'ignorais que la vertu et la réputation d'une
femme fussent réglées comme le pouvoir des recors, d'après le lever et
le coucher du soleil.

--Ce sont là de bien mauvaises plaisanteries, lui dis-je, pour une
journée aussi solennelle que celle-ci devrait l'être dans l'histoire de
vos amours. Si Marthe en prenait aussi légèrement son parti, j'aurais
peu d'estime pour elle. Mais elle en juge tout autrement, à ce qu'il me
parait, car elle n'a pas cessé de pleurer depuis ce matin. Je ne vous
demande pas la cause de ses larmes; mais n'aurez-vous pas la lui
demander avec un visage moins riant et des manières moins dégagées?

--Écoutez, Théophile, dit Horace en reprenant son sérieux, je vais vous
parler franchement, puisque vous m'y contraignez. L'amitié que j'ai pour
vous me défendait de provoquer une explication que votre sévérité envers
moi rend indispensable. Sachez donc que je ne suis plus un enfant, et
que s'il m'a plu jusqu'ici de me laisser traiter comme tel, ce n'est pas
un droit que vous avez acquis irrévocablement et que je ne puisse pas
vous ôter quand bon me semblera. Je vous déclare donc aujourd'hui que
je suis las, extrêmement las, de l'espèce de guerre qu'Eugénie et vous
faites, au nom de M. Paul Arsène, à mes amours avec Marthe. Je n'agis
pas aussi légèrement que vous le croyez en mettant de côté toute feinte
et toute retenue à cet égard. Il est bon que vous sachiez tous, vous
et vos amis, que Marthe est ma maîtresse et non celle d'un autre.
Il importe à ma dignité, à mon honneur, de n'être pas admis ici en
surnuméraire, mais d'être bien pour vous, pour eux, pour Marthe, pour
tout le monde et pour moi-même, l'amant, le seul amant, c'est-à-dire le
maître de cette femme. Et comme depuis quelque temps, grâce au singulier
rôle que vous me faites jouer, grâce aux prétentions obstinées de M.
Paul Arsène, grâce à la protection peu déguisée que lui accorde Eugénie
(grâce à votre neutralité, Théophile), grâce à l'amitié équivoque qui
règne entre Marthe et lui, grâce enfin à mes propres soupçons, qui me
font cruellement souffrir, je ne sais plus où j'en suis, ni ce que je
suis ici, j'ai résolu de savoir enfin à quoi m'en tenir, et de bien
dessiner ma position. C'est pour cela que je me présente ici ce matin,
la tête levée, et que je viens vous dire à tous, sans tergiversation
et sans ambiguïté: «Marthe a passé cette nuit dans mes bras, et si
quelqu'un le trouve mauvais, je suis prêt à connaître de ses droits, et
à lui céder les miens, s'ils ne sont pas les mieux fondés.»

--Horace, lui dis-je en je regardant fixement, si telle est votre pensée
ce matin, à la bonne heure, je l'accepte; mais si c'était celle que vous
aviez hier soir en retenant Marthe auprès de vous pour la compromettre,
c'est un calcul bien froid pour un homme aussi ardent que vous le
paraissez, et je vois là plus de politique que de passion.

--La passion n'exclut point une certaine diplomatie, répondit-il en
souriant. Vous savez bien, Théophile, que j'ai commencé ma vie par la
politique. Si je deviens homme de sentiment, j'espère qu'il me restera
pourtant quelque chose de l'homme de réflexion. Mais rassurez-vous, et
ne vous scandalisez pas ainsi. Je vous avoue qu'hier soir j'ai été fort
peu diplomate, que je n'ai pensé à rien, et que j'ai cédé à l'ivresse du
moment. Mais ce matin, en me résumant, j'ai reconnu qu'au lieu d'un
sot repentir je devais avoir le contentement et l'énergie d'un amant
heureux.

--Ayez-les donc, lui dis-je, mais faites que votre visage et votre
contenance n'expriment pas autre chose que ce que vous éprouvez; car, en
ce moment, vous avez, malgré vous, l'air d'un fat.»

J'étais irrité en effet par je ne sais quoi de vain et d'arrogant qu'il
avait ce jour-là, et que, pour toute l'affection que je lui portais,
j'eusse voulu lui ôter. Je craignais que Marthe n'en fût blessée;
mais la pauvre femme n'avait plus cette force de réaction. Elle fut
intimidée, abattue et comme saisie d'un frisson convulsif à son
approche. Il la rassura par des manières plus douces et plus tendres;
mais il y eut entre eux une gêne extrême. Horace désirait d'être seul
avec elle; et Marthe, retenue par un sentiment de honte, n'osait plus
nous quitter pour lui accorder un tête-à-tête. Il espéra quelques
instants qu'elle aurait le courage de le faire, et il suscita divers
prétextes, qu'elle feignit de ne pas comprendre. Eugénie craignait de
paraître affectée en leur cédant la place, et sur ces entrefaites Paul
Arsène arriva.

Malgré tout l'empire que ce dernier exerçait sur lui-même, et quoiqu'il
se fût bien préparé à la possibilité de rencontrer Horace, il ne put
dissimuler tout a fait l'espèce d'horreur qu'il lui inspirait. Horace
vit l'altération soudaine de son visage pâli et affaissé déjà par les
angoisses de la nuit; et, saisi d'un transport d'orgueil insurmontable,
il leva fièrement la tête, et lui tendit la main de l'air d'un souverain
à un vassal qui lui rend hommage. Arsène, dans sa généreuse candeur, ne
comprit pas ce mouvement, et, l'attribuant à un sentiment tout opposé,
il saisit et pressa énergiquement la main de son rival, avec un regard
de douleur et de franchise qui semblait dire: «Vous me promettez de la
rendre heureuse, je vous en remercie.»

Cette muette explication lui suffit. Après s'être informé de la santé
de Marthe, et lui avoir serré la main aussi avec effusion, il échanges
quelques mots de causerie générale avec nous, et se retira au bout de
cinq minutes.



XVII.

Horace n'était pas réellement jaloux d'Arsène au point d'être inquiet
des sentiments de Marthe pour lui, mais il craignait qu'il n'y eût
entre eux, dans le passé, un engagement plus intime qu'elle ne voulait
l'avouer. Il pensait que, pour être si fidèlement dévoué à une femme
qui vous sacrifie, il fallait conserver, ou une espérance, ou une
reconnaissance bien fondée; et ces deux suppositions l'offensaient
également. Depuis qu'Eugénie lui avait révélé tout le dévouement
d'Arsène, il avait pris encore plus d'ombrage. Ainsi qu'il l'avait
naïvement avoué, il était blessé d'un parallèle qui ne lui était pas
avantageux dans l'esprit d'Eugénie, et qui lui deviendrait funeste dans
celui de Marthe, s'il devait être continuellement sous ses yeux. Et puis
notre entourage voyait confusément ce qui se passait entre eux. Ceux qui
n'aimaient pas Horace se plaisaient à douter de son triomphe, du
moins ils affectaient devant lui de croire à celui d'Arsène. Ceux qui
l'aimaient blâmaient Marthe de ne pas se prononcer ouvertement pour
lui en chassant son rival, et ils le faisaient sentir à Horace.
Enfin, d'autres jeunes gens qui, n'étant pour nous que de simples
connaissances, ne venaient pas chez nous et jugeaient de nous avec une
légèreté un peu brutale, se permettaient sur Marthe ces propos cruels
que l'on pèse si peu et qui se répandent si vite. Obéissant à cette
jalousie non raisonnée que l'on éprouve pour tout homme heureux en
amour, ils rabaissaient Marthe, afin de rabaisser le bonheur d'Horace à
leurs propres yeux. Plusieurs de ceux-là, qui avaient fait la cour à la
beauté du café Poisson, se vengeaient de n'avoir pas été écoutés, en
disant que ce n'était pas une conquête si difficile et si glorieuse,
puisqu'elle écoutait un hâbleur comme Horace. Quelques-uns même disaient
qu'elle avait eu pour amant son premier garçon de café. Enfin, je ne
sais quel esprit fut assez bas, et quelle langue assez grossière, pour
émettre l'opinion qu'elle était à la fois la maîtresse d'Arsène, celle
d'Horace et la mienne.

Ces calomnies n'arrivèrent pas alors jusqu'à moi; mais on eut
l'imprudence de les répéter à Horace. Il eut la faiblesse d'en être
impressionné, et il ne songea bientôt plus qu'à éblouir et terrasser ses
détracteurs par une démonstration irrécusable de son triomphe sur tous
ses rivaux vrais ou supposés. Il tourmenta Marthe si cruellement qu'il
lui fit un crime et un supplice de la vie tranquille et pure qu'elle
menait auprès de nous. Il voulut qu'elle se montrât seule avec lui au
spectacle et à la promenade. Ces témérités affligeaient Eugénie, et
ne lui paraissaient que d'inutiles bravades contre l'opinion. Tout ce
qu'elle tentait pour empêcher son amie de s'y prêter poussait à bout
l'impatience et l'aigreur d'Horace.

«Jusqu'à quand, disait-il à Marthe, resterez-vous sons l'empire de ce
chaperon incommode et hypocrite, qui se scandalise dans les autres de
tout ce qui lui semble personnellement légitime? Comment pouvez-vous
subir les admonestations pédantes de cette prude, qui n'est pas sans
vues intéressées, j'en suis certain, et qui regarde comme l'amant
préférable celui qui peut donner à sa maîtresse le plus de bien-être et
de liberté? Si vous m'aimiez, vous la réduiriez promptement au silence,
et vous ne souffririez pas qu'elle m'accusât sans cesse auprès de vous.
Puis-je être satisfait quand je vois ce tiers indiscret s'immiscer dans
tous les secrets de notre amour? Puis-je être tranquille lorsque je sais
que votre unique amie est mon ennemie jurée, et qu'en mon absence elle
vous aigrit et vous met en garde contre moi?»

Il exigea qu'elle éloignât tout à fait Paul Arsène, et il y eut dans
cette expulsion qu'il lui imposait quelque chose de bien particulier. Il
craignait beaucoup le ridicule qui s'attache aux jaloux, et l'idée que
le Masaccio pourrait se glorifier de lui avoir causé de l'inquiétude
lui était insupportable. Il voulut donc que Marthe agît comme de propos
délibéré et sans paraître subir aucune influence étrangère. Il rencontra
de sa part beaucoup d'opposition à cette exigence injuste et lâche; mais
il l'y amena insensiblement par mille tracasseries impitoyables. Elle
n'avait plus le droit de serrer la main de son ami, elle ne pouvait
plus lui sourire. Tout devenait crime entre eux: un regard, un mot,
lui étaient reprochés amèrement. Si Arsène, obéissant à une habitude
d'enfance, la tutoyait en causant, c'était la preuve flagrante d'une
ancienne intrigue entre eux. Si, lorsque nous nous promenions tous
ensemble, elle acceptait le bras d'Arsène, Horace prenait un prétexte
ridicule, et nous quittait avec humeur, disant tout bas à Marthe qu'il
ne se souciait pas de passer pour l'antagoniste de Paul, et que c'était
bien assez de succéder à un M. Poisson, sans partager encore avec son
laquais. Quand Marthe se révoltait contre ces persécutions iniques, il
la boudait durant des semaines entières; et l'infortunée, ne pouvant
supporter son absence, allait le chercher, et lui demander pour ainsi
dire pardon des torts dont elle était victime. Mais si elle offrait
alors d'avoir une franche explication avec le Masaccio, avant de le
renvoyer:

«C'est cela, s'écriait Horace, faites-moi passer pour un fou, pour un
tyran ou pour un sot, afin que M. Paul Arsène aille partout me railler
et me diffamer! Si vous agissez ainsi, vous me mettrez dans la nécessité
de lui chercher querelle et de le souffleter, quelque beau matin, en
plein café.»

Épuisée de cette lutte odieuse, Marthe prit un jour la main d'Arsène, et
la portant à ses lèvres:

«Tu es mon meilleur ami, lui dit-elle, tu vas me rendre un dernier
service, le plus pénible de tous pour toi, et surtout pour moi. Tu vas
me dire un éternel adieu. Ne m'en demande pas la raison; je ne peux pas
et je ne veux pas te la dire.

--C'est inutile, j'ai deviné depuis longtemps, répondit Arsène. Comme tu
ne me disais rien, je pensais que mon devoir était de rester tant que tu
semblerais désirer ma protection. Mais puisqu'au lieu de t'être utile,
elle te nuit, je me retire. Seulement, ne me dis pas que c'est pour
toujours, et promets-moi que quand tu auras besoin de moi, tu me
rappelleras. Tu n'auras qu'un mot à dire, un geste à faire, et je serai
à tes ordres. Tiens, Marthe, si tu veux, je passerai tous les jours sous
ta fenêtre: tu n'as qu'à y attacher un mouchoir, un ruban, un signe
quelconque, le même jour tu me verras accourir. Promets-moi Cela.»

[Illustration: Cette femme, c'était Marthe.]

Marthe le promit en pleurant; Arsène ne revint plus. Mais ce n'était
pas assez pour satisfaire l'orgueil d'Horace. Un jour que, suivant sa
coutume, il avait emmené Marthe chez lui, nous l'attendîmes en vain pour
souper, et nous reçûmes d'elle, le soir, le billet suivant:

«Ne m'attendez pas, chers et dignes amis. Je ne rentrerai plus dans
votre maison. J'ai découvert que je n'y devais pas mon bien-être à votre
seule générosité, mais que Paul y avait longtemps contribué, et qu'il y
contribue encore, puisque tous les meubles que vous m'avez soi-disant
prêtés lui appartiennent. Vous comprenez que, sachant cela, je n'en puis
plus profiter. D'ailleurs, le monde est si méchant qu'il calomnie les
affections les plus vertueuses. Je ne veux pas vous répéter les vils
propos dont je suis l'objet. J'aime mieux, en les faisant cesser et en
m'arrachant avec douleur d'auprès de vous, ne vous parler que de mon
éternelle reconnaissance pour vos bontés envers moi, et de l'attachement
inaltérable que vous porte à jamais.

«Votre amie, MARTHE.»

«Voici encore une lâcheté d'Horace, s'écria Eugénie indignée. Il lui a
révélé un secret que j'avais confié à son honneur.

--Ces sortes de choses échappent, malgré soi, dans l'emportement de la
colère, lui répondis-je; et c'est le résultat d'une querelle entre eux.

--Marthe est perdue, reprit Eugénie, perdue à jamais! car elle
appartient sans réserve et sans retour à un méchant homme.

--Non pas à un méchant homme, Eugénie, mais à quelque chose de plus
funeste pour elle, à un homme faible que la vanité gouverne.»

[Illustration: Voilà bien du tapage, monsieur mon propriétaire.]

J'étais outré aussi, et je me refroidis extrêmement pour Horace. Je
pressentais tous les maux qui allaient fondre sur Marthe, et je tentai
vainement de les détourner. Toutes nos démarches furent infructueuses.
Horace, prévoyant que nous ne lui abandonnerions pas sa proie sans la
lui disputer, avait changé immédiatement de domicile Il avait loué, dans
un autre quartier, une chambre où il vivait avec Marthe, si caché,
qu'il nous fallut plus d'un mois pour les découvrir. Quand nous y fûmes
parvenus, il était trop tard pour les faire changer de résolution et
d'habitudes. Nos représentations ne servirent qu'à les irriter contre
nous. Horace exerçait sur sa maîtresse un tel empire, que désormais elle
nous retira toute sa confiance. Oubliant qu'elle nous avait longtemps
raconté tous ses griefs contre lui, elle voulait nous faire croire
désormais à son bonheur, et nous reprochait de lui supposer gratuitement
des souffrances dont son visage portait déjà l'empreinte profonde.
Prévoyant bien qu'elle allait manquer, qu'elle manquait déjà d'argent et
d'ouvrage, nous ne pûmes lui faire accepter le plus léger service. Elle
repoussa même nos offres avec une sorte de hauteur qu'elle ne nous avait
jamais témoignée.

--Je craindrais, nous dit-elle, qu'un bienfait d'Arsène ne fût encore
caché derrière le vôtre; et, quoique je sache combien votre conduite
envers moi a été généreuse, je vous confesse que j'ai de la peine à vous
pardonner les trop justes méfiances que cet état de choses a inspirées à
Horace contre moi.

Eugénie poussa la constance de son dévouement envers sa malheureuse
compagne jusqu'à l'héroïsme; mais tout fut inutile. Horace la détestait
et indisposait Marthe contre elle; toutes ces avances furent reçues avec
une froideur voisine de l'ingratitude. A la fin, nous en fûmes blessés
et fatigués; et, voyant qu'on nous fuyait, nous évitâmes de devenir
importuns. Dans le courant de l'hiver qui suivit, nous nous vîmes à
peine trois fois; et au printemps, un jour que je rencontrai Horace,
je vis clairement qu'il affectait de ne pas me reconnaître, afin de
se soustraire à un moment d'entretien. Nous nous regardâmes comme
définitivement brouillés, et j'en souffris beaucoup, Eugénie encore
davantage; elle ne pouvait prononcer le nom de Marthe sans que ses yeux
s'emplissent de larmes.



XVIII.

Horace avait pris, dans les romans où il avait étudié la femme, des
idées si vagues et si diverses sur l'espèce en général, qu'il jouait
avec Marthe comme un enfant ou comme un chat joue avec un objet inconnu
qui l'attire et l'effraie en même temps. Après les sombres et délirantes
figures de femmes dont le romantisme avait rempli l'imagination des
jeunes gens, l'élément féminin du dix-huitième siècle, _le Pompadour_,
comme on commençait à dire, arrivait dans sa primeur de résurrection,
et faisait passer dans nos rêves des beautés plus piquantes et plus
dangereuses. Jules Janin donnait, je crois, vers cette époque, la
définition ingénieuse du _joli_, dans le goût, dans les arts, dans les
modes; il la donnait à tout propos, et toujours avec grâce et avec
charme. L'école de Hugo avait embelli le _laid_, et le vengeait des
proscriptions pédantesques du _beau_ classique. L'école de Janin
ennoblissait le _maniéré_ et lui rendait toutes ses séductions, trop
longtemps niées et outragées par le mépris un peu brutal de nos
souvenirs républicains. Sans qu'on y prenne garde, la littérature fait
de ces miracles. Elle ressuscite la poésie des époques antérieures; et,
laissant dormir dans le passé tout ce qui fut pour les intelligences du
passé l'objet de justes critiques, elle nous apporte, comme un parfum
oublié, les richesses méconnues d'un goût qui n'est plus à discuter,
parce qu'il ne règne plus arbitrairement. L'art, quoiqu'il se pose en
égoïste (_l'art pour l'art_), fait de la philosophie progressive sans le
savoir. Il fait sa paix avec les fautes et les misères du passé, pour
enregistrer, ainsi qu'en un musée, les monuments de la conquête.

Horace ayant une des imaginations les plus impressionnables de cette
époque si impressionnable déjà, vivant plus de fiction que de réalité,
regardait sa nouvelle maîtresse à travers les différents types que ses
lectures lui avaient laissés dans la tête. Mais quoique ce fussent des
types charmants dans les poèmes et dans les romans, ce n'étaient point
des types vrais et vivants dans la réalité présente. C'étaient des
fantômes du passé, riants ou terribles. Alfred de Musset avait pris pour
épigraphe de ses belles esquisses le mot de Shakspeare: _Perfide comme
l'onde_; et quand il traçait des formes plus pures et plus idéales,
habitué à voir dans les femmes de tous les temps les dangereuses _filles
d'Eve_, il flottait entre un coloris frais et candide et des teintes
sombres et changeantes qui témoignaient de sa propre irrésolution. Ce
poëte enfant avait une immense influence sur le cerveau d'Horace. Quand
celui-ci venait de lire _Portia_ ou _la Camargo_, il voulait que la
pauvre Marthe fût l'une ou l'autre. Le lendemain, après un feuilleton
de Janin, il fallait qu'elle devint à ses yeux une élégante et coquette
patricienne. Enfin, après les chroniques romantiques d'Alexandre Dumas,
c'était une tigresse qu'il fallait traiter en tigre; et après _la Peau
de chagrin_ de Balzac, c'était une mystérieuse beauté dont chaque regard
et chaque mot recelait de profonds abîmes.

Au milieu de toutes les fantaisies d'autrui, Horace oubliait de regarder
le fond de son propre coeur et d'y chercher, comme dans un miroir
limpide, la fidèle image de son amie. Aussi, dans les premiers temps,
fut-elle cruellement ballottée entre les femmes de Shakespeare et celles
de Byron.

Cette appréciation factice tomba enfin, quand l'intimité lui montra dans
sa compagne une femme véritable de notre temps et de notre pays, tout
aussi belle peut-être dans sa simplicité que les héroïnes éternellement
vraies des grands maîtres, mais modifiée par le milieu où elle vivait,
et ne songeant point à faire du modeste ménage d'un étudiant de nos
jours la scène orageuse d'un drame du moyen âge. Peu à peu Horace céda
au charme de cette affection douce et de ce dévouement sans bornes dont
il était l'objet. Il ne se raidit plus contre des périls imaginaires; il
goûta le bonheur de vivre à deux, et Marthe lui devint aussi nécessaire
et aussi bienfaisante qu'elle lui avait semblé lui devoir être funeste.
Mais ce bonheur ne le rendit pas expansif et confiant: il ne le ramena
pas vers nous; il ne lui inspira aucune générosité à l'égard de Paul
Arsène. Horace ne rendit jamais à Marthe la justice qu'elle méritait
dans le passé aussi bien que dans le présent; et, au lieu de reconnaître
qu'il l'avait mal comprise, il attribua à sa domination jalouse la
victoire qu'il croyait remporter sur le souvenir du Masaccio. Marthe
aurait désiré lui inspirer une plus noble confiance: elle souffrait de
voir toujours le feu de la colère et de la haine prêt à se rallumer au
moindre mot qu'elle hasarderait en faveur de ses amis méconnus. Elle
rougissait des précautions minutieuses et assidues qu'elle était forcée
de prendre pour maintenir le calme de son esclavage, en écartant toute
ombre de soupçon. Mais comme elle n'avait aucune velléité d'indépendance
étrangère à son amour, comme, à tout prendre, elle voyait Horace
satisfait de ses sacrifices et fier de son dévouement, elle se trouvait
heureuse aussi; et pour rien au monde elle n'eût voulu changer de
maître.

Cet état de choses constituait un bonheur incomplet, coupable en
quelque sorte; car aucun des deux amants n'y gagnait moralement et
intellectuellement, ainsi qu'il l'aurait dû faire dans les conditions
d'un plus pur amour. Je crois qu'on doit définir passion noble celle qui
nous élève et nous fortifie dans la beauté des sentiments et la grandeur
des idées; passion mauvaise, celle qui nous ramène à l'égoïsme, à la
crainte et à toutes les petitesses de l'instinct aveugle. Toute passion
est donc légitime ou criminelle, suivant qu'elle amène l'un ou l'autre
résultat, bien que la société officielle, qui n'est pas le vrai
consentement de l'humanité, sanctifie souvent la mauvaise en proscrivant
la bonne.

L'ignorance où, la plupart du temps, nous naissons et mourons par
rapport à ces vérités, fait que nous subissons les maux qu'entraîne leur
violation, sans savoir d'où vient le mal et sans en trouver le remède.
Alors nous nous acharnons à alimenter la cause de nos souffrances,
croyant les adoucir par des moyens qui les enveniment sans cesse.

C'est ainsi que vivaient Marthe et Horace: lui croyant arriver à la
sécurité en redoublant d'ombrage et de précautions pour régner sans
partage; elle, croyant calmer cette âme inquiète en lui faisant
sacrifice sur sacrifice, et donnant par là chaque jour plus d'extension
à sa douloureuse tyrannie; car dans toutes les espèces de despotisme,
l'oppresseur souffre au moins autant que l'opprimé.

Le moindre échec devait donc troubler cette fragile félicité; et, la
jalousie apaisée, la satiété devait s'emparer d'Horace. Il en fut ainsi
dès que son existence redevint difficile. Un ennemi veillait à sa porte,
c'était la misère. Pendant trois mois il avait réussi à l'écarter, en
confiant à Marthe une petite somme que ses parents lui avaient envoyée
en surplus de sa pension. Cette somme, il l'avait demandée pour payer
des dettes _imprévues_, dont il n'osait avouer qu'une très-petite
partie, tant elles dépassaient le budget de sa famille; et au lieu de la
consacrer à amortir cette portion de la dette, il l'avait attribuée
aux besoins journaliers de son nouveau ménage, accordant à peine aux
créanciers quelques légers _à-compte_, dont ils avaient bien voulu se
contenter. Son tailleur était le moins compromis dans cette banqueroute
imminente. J'avais donné ma caution, et je commençais à m'en repentir
un peu, car les dépenses allaient leur train, et chaque fois qu'on
présentait le mémoire à Horace, il se tirait d'affaire par des promesses
et des commandes nouvelles, toujours plus considérables à mesure que la
dette augmentait: il n'avait plus le droit de limiter le dandysme que ce
fournisseur, bien avisé dans ses propres intérêts, venait chaque jour
lui imposer. Quand je vis qu'il y avait spéculation de la part de ce
dernier et légèreté inouïe de la part d'Horace, je me crus en droit
de borner ma caution aux dépenses faites, et de signifier au tailleur
qu'elle ne s'étendrait pas aux dépenses à faire. Déjà j'étais engagé
pour plus d'une année de mon petit revenu; je prévoyais une gêne dont je
me ressentis, en effet, pendant dix ans, et que je n'avais pas le droit
d'imposer à des êtres plus chers et plus précieux que ce nouvel ami, si
peu soigneux de son honneur et du mien. Quand il sut mes réserves, il
fut indigné de ce qu'il appelait ma méfiance, et m'écrivit une lettre
pleine d'orgueil et d'amertume, pour m'annoncer qu'il ne voulait plus
recevoir de moi aucun service, qu'il avait subi ma protection à son insu
et par oubli total de mes offres et de mes démarches, qu'il me priait de
ne plus me mêler de ses affaires, et que le tailleur serait payé dans
huit jours. Il fut payé effectivement, mais ce fut par moi; car Horace
oublia aussi vite les promesses qu'il venait de lui faire que celles
qu'il avait acceptées de moi; et je m'efforçai d'oublier de même sa
lettre insensée, à laquelle je ne répondis point.

Mais les autres créanciers, que je ne pouvais tenir en respect, vinrent
l'assaillir. C'étaient de bien petites dettes, à coup sûr, qui feraient
sourire un dissipateur de la Chaussée-d'Antin; mais tout est relatif, et
ces embarras étaient immenses pour Horace. Marthe ignorait tout. Il ne
lui permettait pas de travailler pour vivre et lui cachait sa situation,
afin qu'elle n'eût pas de remords. Il avait une telle aversion pour tout
ce qui eût pu lui rappeler la grisette, que c'était tout au plus s'il
lui laissait coudre ses propres ajustements. Il eût mieux aimé, quant à
lui, porter son linge en lambeaux, que de voir l'objet de son amour y
faire des reprises. Il fallait que la modeste Marthe ne s'occupât que
de lecture et de toilette, sous peine de perdre toute poésie aux yeux
d'Horace, comme si la beauté perdait de son prix et de son lustre en
remplissant les conditions d'une vie naïve et simple. Il fallut que
pendant trois mois elle jouât le rôle de Marguerite devant ce Faust
improvisé; qu'elle arrosât des fleurs sur sa fenêtre; qu'elle tressât
plusieurs fois par jour ses longs cheveux d'ébène, vis-à-vis d'un miroir
_gothique_ dont il avait fait l'emplette pour elle, à un prix beaucoup
trop élevé pour sa bourse; qu'elle apprit à lire et à réciter des vers;
enfin qu'elle posât du matin au soir dans un tête-à-tête nonchalant. Et
quand elle avait cédé à ses caprices, Horace ne s'apercevait pas que ce
n'était pas la vraie et ingénue Marguerite, allant à l'église et à la
fontaine, mais une Marguerite de vignette, une héroïne de keepsake.

Le moment vint pourtant où il fallut avouer à Marguerite que Faust
n'avait pas de quoi lui donner à dîner, et que Méphistophélès
n'interviendrait pas dans les affaires. Horace, après avoir longtemps
gardé son secret avec courage, après avoir épuisé une à une, pendant
plusieurs semaines, la petite bourse de ses amis, après avoir simulé
pendant plusieurs jours un manque d'appétit qui lui permettait de
laisser quelques aliments à sa compagne, fut pris tout à coup d'un excès
de désespoir; et, à la suite d'une journée de silence farouche, il
confessa son désastre avec une solennité dramatique que ne comportait
pas la circonstance. Combien d'étudiants se sont endormis gaiement
à jeun deux fois par semaine, et combien de maîtresses patientes et
robustes ont partagé leur sort sans humeur et sans effroi! Marthe était
née dans la misère; elle avait grandi et embelli en dépit des angoisses
fréquentes d'une faim mal apaisée. Elle s'effraya beaucoup de la
tragédie que jouait très-sérieusement Horace; mais elle s'étonna qu'il
fut embarrassé du dénouement. «J'ai là encore deux petits pains de
seigle, lui dit-elle; ce sera bien assez pour souper, et demain matin
j'irai porter mon châle au Mont-de-Piété. J'en aurai vingt francs,
qui nous feront vivre plus d'une semaine, si tu veux me permettre de
conduire notre ménage avec économie.

--Avec quel horrible sang-froid tu parles de ces choses-là! s'écria
Horace en bondissant sur sa chaise. Ma situation est ignoble, et je
ne comprends pas que tu veuilles la partager. Quitte-moi, Marthe,
quitte-moi. Une femme comme toi ne doit pas demeurer vingt-quatre heures
auprès d'un homme qui ne sait pas la soustraire à de tels abaissements.
Je suis maudit!

--Vous ne parlez pas sérieusement, reprit Marthe. Vous quitter parce que
vous êtes pauvre? Est-ce que je vous ai jamais cru riche! J'ai toujours
bien prévu qu'un moment viendrait où vous seriez forcé de me laisser
reprendre mon travail; et si j'ai consenti à être à votre charge, c'est
que je comptais sur la nécessité qui me rendrait bientôt le droit de
m'acquitter envers vous. Allons, j'irai demain chercher de l'ouvrage,
et dans quelques jours je gagnerai au moins de quoi assurer le pain
quotidien.

--Quelle misère! s'écria de nouveau Horace, irrité de voir sa fierté
vaincue. Et quand tu auras pourvu aux exigences de la faim, en quoi
serons-nous plus avancés? irons-nous mettre un à un nos effets au
Mont-de-Piété?

--Pourquoi non, s'il le faut?

--Et les créanciers?

--Nous vendrons ces bijoux que vous m'avez donnés bien malgré moi, et ce
sera toujours de quoi gagner du temps.

--Folle! ce sera une goutte d'eau dans la mer. Tu n'as aucune idée de la
vie réelle, ma pauvre Marthe; tu vis dans les nues, et tu crois que l'on
se tire d'affaire par une péripétie de roman.

--Si je vis dans les romans et dans les nues, c'est vous qui l'exigez,
Horace. Mais laissez-moi en descendre, et vous verrez bien que je n'y ai
pas perdu le goût du travail et l'habitude des privations. Est-ce que je
suis née dans l'opulence? Est-ce que je n'ai jamais manqué de rien, pour
avoir le droit de me montrer difficile?

--Eh bien, voilà, dit Horace, ce qui m'humilie, ce qui me révolte. Tu
étais née dans la misère; je ne m'en souvenais pas, parce que je te
voyais digne d'occuper un trône. Je conservais le parfum de ta noblesse
naturelle avec un soin jaloux. Je prenais plaisir à te parer, à
préserver ta beauté comme un dépôt précieux qui m'a été confié. A
présent il faudra donc que je te voie courir dans la crotte, marchander
avec des bourgeoises pour quelques sous; faire la cuisine, balayer la
poussière, gâter et empuantir tes jolis doigts, veiller, pâtir, porter
des savates et rapiécer tes robes, être enfin comme tu voulais être au
commencement de notre union? Pouah! pouah! tout cela me fait horreur,
rien que d'y penser. Ayez donc une vie poétique et des idées élevées
au sein d'une pareille existence! Je ne pourrai jamais rêver, jamais
penser, jamais écrire. S'il faut que je vive de la sorte, j'aime mieux
me brûler la cervelle.

--Depuis trois mois que nous menons une vie de princes, vous n'écrivez
pas, dit Marthe avec douceur. Peut-être la nécessité vous donnera-t-elle
un élan imprévu. Essayez, et peut-être que vous allez vous illustrer et
vous enrichir tout à coup.

--Elle me sermonne et me raille par-dessus le marché! s'écria Horace en
frappant de sa botte au milieu de la bûche, hélas! la dernière bûche qui
brûlait encore dans la cheminée.

--Dieu m'en préserve! répondit Marthe; je voulais vous consoler en vous
disant que je ne suis pas fière, et que le jour où vous serez dans
l'aisance, je ne rougirai pas d'en profiter. Mais, en attendant,
laissez-moi travailler, Horace, voyons, je vous en supplie, laissez-moi
vivre comme je l'entends.

--Jamais! reprit-il avec énergie, jamais je ne consentirai à ce que tu
redeviennes une grisette, une femme d'étudiant; cela ne se peut pas,
j'aime mieux que tu me quittes.

--Voilà une affreuse parole que vous répétez pour la troisième fois.
Vous ne m'aimez donc plus, que la misère vous effraie avec moi?

--O mon Dieu! est-ce pour moi que je la crains? Est-ce que je n'ai pas
traversé déjà plusieurs fois des crises désespérées? est-ce que je sais
seulement si j'en ai souffert? Je ne me souviens pas même comment j'ai
fait pour en sortir.

--C'est donc pour moi que vous vous inquiétez! Eh bien, rassurez-vous:
l'inaction à laquelle vous me condamnez me pèse et me tue; le travail,
en même temps qu'il détournera la misère, rendra ma vie plus douce et
mon coeur plus gai.

--Mais ce travail dont tu parles et cette misère que tu nargues, c'est
tout un; oui, Marthe, c'est la même chose pour moi. Non, non, c'est
impossible que je souffre cela! Je trouverai, j'inventerai quelque
chose. J'emprunterai le dernier écu du petit Paulier, et j'irai à la
roulette. Peut-être gagnerai-je un million!

--Ne le faites pas, Horace, au nom du ciel, n'essayez pas de cette
affreuse ressource!

--Tu veux bien aller au Mont-de-Piété, toi? Au Mont-de-Piété! avec les
femmes les plus viles, avec les filles perdues! Ce serait la première
fois de ta vie, n'est-ce pas? réponds, Marthe! Dis-moi que tu n'y as
jamais été.

--Quand j'y aurais été, je n'en serais pas plus humiliée pour cela.
C'est une ressource dont toute honte est pour la société. On y voit
plus de mères de famille que de filles perdues, croyez-moi, et bien
des pauvres créatures y ont jeté leur dernière nippe plutôt que de se
vendre.

--Ah! tu y as été, Marthe! Je vois que tu y as été! Tu en parles avec
une aisance qui me prouve que ce ne serait pas la première fois... Mais
pourquoi donc y as-tu été? Tu ne manquais de rien avec M. Poisson, et
ensuite Arsène ne t'y aurait pas laissée aller!»

Et, au lieu de songer au dévouement tranquille de sa maîtresse, Horace
se creusait la cervelle pour lui chercher dans le passé quelque faute
qui aurait pu la réduire aux expédients qu'elle venait d'imaginer pour
le sauver.

«Je vous jure, lui dit Marthe, sur le visage de qui le nom de M. Poisson
accolé à celui d'Arsène venait de faire passer un nuage de honte et de
douleur, que j'irai demain pour la première fois de ma vie.

--Mais qui t'a donné cette idée d'y aller?

--J'ai lu ce matin, dans les _Mémoires de la Contemporaine_, une scène
qu'elle raconte de sa misère. Elle avait été porter là son dernier
joyau, et en voyant une pauvre femme qui pleurait à la porte parce qu'on
refusait de prendre son gage, elle partagea avec elle les dix francs
qu'elle venait de recevoir. C'est bien beau, n'est-ce pas?

--Quoi? dit Horace, je n'ai pas écouté. Tu me racontes des histoires,
comme si j'avais l'esprit aux histoires!»

On a remarqué avec raison que les malheurs et les contrariétés se
tenaient par la main pour nous assaillir sans relâche au milieu des
mauvaises veines. Horace rêvait au moyen d'écarter le dernier créancier
avec lequel il avait eu, deux heures auparavant, une conférence
orageuse, lorsque M. Chaignard, propriétaire de l'hôtel garni qu'il
occupait alors, vint lui réclamer deux mois arriérés d'un loyer de deux
chambres à vingt francs par quinzaine. Horace, déjà mal disposé, le
reçut avec hauteur, et, pressé par lui, menacé, poussé à bout, le menaça
à son tour de le jeter par les fenêtres. Chaignard, qui n'était pas
brave, se retira en annonçant une invasion à main armée pour le
lendemain.

«Tu vois bien qu'il faut aller au Mont-de-Piété demain, pour empêcher un
scandale, dit Marthe en s'efforçant de le calmer par ses caresses. Si
tu te laisses mettre dehors, les autres créanciers deviendront plus
pressants, et il n'y aura pas moyen de gagner du temps.

--Eh bien! tu n'iras pas, dit Horace, c'est moi qui irai. J'y porterai
ma montre.

--Quelle montre? tu n'en as pas.

--Quelle montre? celle de ma mère! Ah! malédiction! il y a longtemps
qu'elle y est, et sans doute elle y restera. Ma pauvre mère! si elle
savait que sa belle montre, sa vieille montre, sa grosse montre, est là
au milieu des guenilles, et que je n'ai pas de quoi la retirer!

--Si je mettais à la place la chaîne que tu m'as donnée, dit Marthe
timidement.

--Tu ne tiens guère aux gages de mon amour, dit Horace en arrachant la
chaîne qui était accrochée à la cheminée, et en la roulant dans ses
mains avec colère. Je ne sais ce qui me retient de la jeter par la
fenêtre. Au moins quelque mendiant en profiterait, au lieu que demain
elle ira tomber dans le gouffre de l'usure, sans nous profiter à
nous-mêmes. Belle ressource, ma foi! Allons, j'ai des habits encore
bons; j'ai un manteau surtout dont je peux bien me passer.

--Ton manteau! par le froid qu'il fait! quand l'hiver commence!

--Et que m'importe? Tu veux y mettre ton châle, toi!

--Je ne m'enrhume jamais, et tu l'es déjà. D'ailleurs, est-ce qu'un
homme peut aller mettre ses habits au Mont-de-Piété? Passe pour
une montre, c'est du superflu! mais le nécessaire! Si quelqu'un te
rencontrait?

--Oh! si Arsène me rencontrait, il dirait: Voilà celui qui s'est chargé
de Marthe; elle doit être bien malheureuse, la pauvre Marthe! Peut-être
le dit-il déjà?

--Comment pourrait-il dire ce qui n'est pas?

--Que sais-je? Enfin avoue qu'il aurait un beau triomphe, s'il savait à
quoi nous sommes réduits?

--Mais nous n'irons pas nous en vanter, à quoi bon?

--Bah! tu vas sortir demain, tu vas courir tous les jours pour de
l'ouvrage: tu ne seras pas longtemps sans le rencontrer, il rôde
toujours par ici... Tu le sais bien, Marthe, ne fais pas l'étonnée. Eh
bien! tu le verras; il te fera des questions, et tu lui diras tout dans
un jour de douleur. Car tu en auras de ces jours-là, ma pauvre
enfant! Tu ne prendras pas toujours la chose aussi philosophiquement
qu'aujourd'hui.

--Hélas! je prévois en effet des jours de douleur, répondit Marthe;
mais la misère n'en sera que la cause indirecte. Votre jalousie va
augmenter.»

Ses yeux se remplirent de larmes, Horace les essuya avec ses lèvres,
et s'abandonna aux transports d'un amour plus fiévreux que délicat, ce
soir-là surtout.



XIX.

Marthe était levée depuis longtemps quand Horace se réveilla. Il était
tard. Horace avait bien dormi; il avait l'esprit calme et reposé.
Des idées plus riantes lui vinrent, lorsqu'il entendit les moineaux
s'entre-appeler sur les toits, où le soleil d'une belle matinée d'hiver
faisait fondre la neige de la veille: «Ah! ah! dit-il, on a faim et
froid là-haut? c'est encore pis que chez nous. Si tu n'as plus de pain,
ma pauvre Marthe, tes habitués n'auront plus de miettes, et ils se
plaindront de toi.

--Cela n'arrivera pas, dit Marthe; je leur ai gardé une partie de mon
souper d'hier au soir, un peu de pain de seigle. Ces messieurs ne sont
pas difficiles, ils ont fort bien déjeuné.

--Ils sont plus avancés que nous, n'est-ce pas?

--Qu'est-ce que cela fait? dit Marthe; nous dînerons mieux ce soir.

--Tu parles de dîner, c'est toujours une consolation pour qui a bonne
envie de déjeuner. Ah ça, tu as donc été au Mont-de-Piété?

--Pas encore, tu me l'as presque défendu hier. J'attends ta permission.

--Je te croyais déjà revenue,» dit Horace en bâillant.

Marthe se réjouit de ce changement d'humeur, qu'elle attribuait à de
plus sages idées, et qui n'était autre chose que le résultat d'un
appétit plus impérieux. Elle jeta son vieux châle rouge sur ses épaules,
et plia le neuf dans une belle feuille de papier; puis, craignant
qu'Horace ne vînt à se raviser, elle se hâta de sortir. Mais au bout de
quelques minutes, elle rentra pâle et consternée: M. Chaignard l'avait
forcée de remonter l'escalier en lui disant, d'une manière peu
courtoise, qu'il ne souffrirait pas qu'on emportât le moindre effet de
chez lui tant que le loyer ne serait pas payé. Horace, indigné de cette
insulte, s'élança sur l'escalier, où M. Chaignard grommelait encore, et
une discussion violente s'engagea entre eux. Chaignard fut d'autant plus
ferme qu'il avait des témoins. Prévoyant l'orage, il s'était flanqué de
son portier et d'une espèce de conseil qui avait un faux air d'huissier.
Ces deux acolytes jouaient, l'un le rôle de défenseur de la personne
sacrée du maître, l'autre celui de pacificateur, prêt cependant à
verbaliser. Horace sentit bien qu'il n'avait pas le droit pour lui, et
qu'il faudrait finir par capituler; mais il se donnait la satisfaction
d'accabler le pauvre Chaignard d'épithètes mordantes, et de lui
reprocher sa lésinerie dans les termes les plus âcres et les plus
blessants qu'il pouvait imaginer. Tout ce qu'il dépensa d'esprit et de
verve bilieuse en cette circonstance eût été en pure perte, si le bruit
n'eût attiré quelques auditeurs malins, dont la présence vengea son
amour-propre. Chaignard était rouge, écumant, furieux; l'huissier, ne
voyant point à mordre sur des voies de fait d'une espèce aussi délicate
que des sarcasmes, attendait d'un air attentif quelque mot plus tranché
qui constituât un délit d'offense punissable par la loi. Le portier,
qui n'aimait pas son maître, riait, dans sa barbe grise et sale, des
plaisantes réponses d'Horace; et quelques étudiants avaient entrebâillé
les portes de leurs chambres, pour jouir de ce dialogue pittoresque.
Enfin une de ces portes, s'ouvrant tout à fait, laissa voir une grande
figure hérissée de poils roux, enveloppée dans un vieux couvre-pied d'où
sortaient deux jambes maigres et velues. Le possesseur de cette figure
bizarre et de ces jambes démesurées n'était autre que l'illustre Jean
Laravinière, président des bousingots, installé depuis la veille dans
une chambre à quinze francs par mois, entre-sol délicieux, suivant lui,
dont il était obligé d'ouvrir la porte et la fenêtre lorsqu'il étendait
les deux bras pour passer sa redingote.
                
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