--Voilà bien du tapage, monsieur mon propriétaire, dit-il au bouillant
Chaignard. Vous risquez une attaque d'apoplexie; mais c'est là le
moindre inconvénient: le pire, c'est de réveiller à huit heures du matin
un de vos locataires qui n'est rentré qu'à six.
--De quoi vous mêlez-vous? s'écria Chaignard hors de lui.
--Sont-ce là vos manières? sont-ce là vos moeurs, mons Chaignard? reprit
Laravinière; vous n'aurez pas longtemps l'honneur de ma présence et le
bénéfice de mon loyer dans votre hôtel, si vous traitez ainsi devant moi
les enfants de la patrie!
--La patrie veut qu'on paie ses dettes, s'écria Chaignard; je suis
lieutenant de la garde nationale...
--Je le sais bien, répliqua Laravinière avec sang-froid; c'est pour cela
que je vous engage à vous calmer.
--Et je connais mes devoirs de citoyen, continua Chaignard.
--En ce cas, nous nous entendrons avec vous, reprit Laravinière; je
connais beaucoup M. Horace Dumontet, et, s'il lui faut une caution
auprès de vous, je lui offre la mienne.»
J'ignore jusqu'à quel point la garantie de Laravinière rassura le
propriétaire; mais il ne demandait qu'un prétexte pour couper court à la
scène désagréable dont il venait d'être le plastron. L'orage s'apaisa,
et jusqu'à nouvel ordre chacun se retira dans son appartement.
Au bout d'un quart d'heure, Jean Laravinière ayant quitté ce qu'il
appelait son costume de Romain, pour une mise plus moderne et plus
décente, il alla frapper à la porte d'Horace. Depuis qu'Horace vivait
avec Marthe, il avait eu soin d'écarter toutes ses connaissances, à la
réserve de deux ou trois amis qui ne pouvaient lui inspirer de jalousie,
et qui avaient pour lui cette admiration respectueuse qu'un jeune homme
intelligent et présomptueux inspire toujours à une demi-douzaine de
camarades plus simples et plus modestes. On peut même dire, en passant,
que la principale cause de l'orgueil qui ronge la plupart des jeunes
talents de notre époque, c'est l'engouement naïf et généreux de ceux qui
les entourent. Mais cette réflexion est ici hors de propos. Laravinière
n'était point au nombre des admirateurs d'Horace; il n'avait
d'engouement que dans l'ordre des capacités politiques. S'il venait
le trouver sous prétexte de rire avec lui de M. Chaignard, il avait
probablement d'autres motifs que celui de renouer une liaison qui
n'avait jamais été bien intime, et qui depuis deux ou trois mois
semblait totalement abandonnée de part et d'autre.
Horace avait toujours éprouvé un profond dédain pour ces républicains
tout d'une pièce (c'est ainsi qu'il les appelait) qui professaient
une sorte de mépris pour les arts, pour les lettres, et même pour les
sciences, et qui, un peu entachés de babouvisme, n'étaient pas éloignés
de l'idée d'abattre les palais pour mettre des chaumières à la place.
Une telle brusquerie de moyens était inconciliable avec les besoins
d'élégance et les rêves de grandeur individuelle que nourrissait Horace.
Il tenait donc Laravinière pour un de ces instruments de destruction que
des révolutionnaires plus prudents laissent volontiers mettre en avant,
mais auxquels ils n'aimeraient pas à confier leur avenir personnel.
Quoi qu'il en soit, il le reçut à bras ouverts, sans trop savoir
pourquoi. Horace se sentait bien disposé; il était en train de rire: il
venait de raconter à sa compagne les moqueries dont il avait accablé le
pauvre Chaignard, et il était bien aise de lui présenter un témoin de sa
victoire. Et puis, qui de vous ne l'a pas éprouvé, jeunes gens au sort
précaire? quand on est dans la détresse, un visage connu, quel qu'il
soit, donne toujours une lueur de courage ou de sécurité qui dispose à
la bienveillance.
En voyant Marthe, Jean fit un pas en arrière, murmura quelques excuses,
et parut vouloir se retirer; mais Horace le retint, le présenta à sa
compagne, qui lui tendit la main en souvenir d'une rencontre nocturne
où il l'avait protégée et respectée, et qui lui demanda en souriant le
récit de la scène avec M. Chaignard.
Quand ils se furent assez égayés sur ce chapitre, Laravinière attira
Horace dans le corridor, et lui dit: «D'après ce qui s'est passé tout à
l'heure, je vois que vous êtes dans une de ces crises financières que
nous connaissons tous par expérience. Je ne vous offre pas de solder
M. Chaignard, je ne le pourrais pas, et d'ailleurs quelques procédés
évasifs suffiront pour le museler jusqu'à nouvel ordre. Mais si vous
étiez à court de ces quelques écus toujours nécessaires, et souvent
introuvables au moment où on en a le plus besoin, je puis partager avec
vous les cinq ou six qui me restent.
Horace hésita. Il avait souvent assez mal parlé de Laravinière à Marthe
et à moi; il lui avait gardé une sorte de rancune pour l'assistance
qu'il s'était vanté d'avoir donné à la fugitive du café Poisson; enfin
il lui répugnait d'accepter les services d'un homme qu'il connaissait à
peine. Mais en pensant à la pauvre Marthe, qui n'avait pas déjeuné, il
se ravisa, et accepta avec une franche gratitude.
«A charge de revanche, lui dit Laravinière. Vous ne me devez pas de
remercîments: quand nous changerons de position, nous changerons de
rôle. Chacun son tour.
--C'est bien ainsi que je l'entends, répondit Horace, qui dès qu'il eut
l'argent dans sa poche, se sentit plus froid et plus contraint avec
Laravinière.
Le Mont-de-Piété, ce véritable calvaire de la détresse, fut donc évité
ce jour-là. Marthe insista néanmoins pour aller chercher de l'ouvrage;
et après qu'Horace lui eut fait jurer qu'elle ne s'adresserait pas à
Eugénie, il la laissa prendre des mesures pour s'en procurer. Elle
n'y réussit pas vite, et le succès de ses démarches ne fut pas
très-brillant. Cependant, au bout de quelques semaines, elle put
pourvoir, ainsi qu'elle l'avait annoncé, au pain quotidien; quelques
nouvelles avances de Laravinière pourvurent au reste, et Horace songea
sérieusement à travailler aussi pour payer ses dettes.
Malgré les efforts de l'un et les résolutions de l'autre, ces deux
amants tombèrent dans une gêne toujours croissante. Marthe s'y résigna
avec une sorte de satisfaction mélancolique. Au milieu de ses fatigues,
elle était fière d'être désormais la pierre angulaire de l'existence de
son amant; car il faut bien avouer que, sans elle, le dîner eût souvent
fait défaut. Elle avait, en de certains moments, assez d'empire sur lui
pour obtenir qu'il fît prendre patience à ses créanciers par quelques
sacrifices: Et puis, les créanciers d'un étudiant sont de meilleure
composition que ceux d'un dandy. Ils savent bien qu'avec le fils du
bourgeois, ce qui est différé n'est pas perdu, et que, rentré dans sa
famille, le jeune citoyen de province tient à honneur de payer ses
dettes. Cela se fait lentement; mais enfin, dans cette classe, il n'y a
pas de banqueroute réelle, et le désordre n'est que momentané. Horace
put donc encore trouver assez de crédit chez ses fournisseurs pour
paraître avec une certaine élégance. Mais chose étrange, et cependant
chose infaillible! son goût pour la dépense augmenta en raison de
l'inquiétude et des contrariétés qui en furent le résultat. Les
caractères légers ont cela de particulier, que les obstacles et les
privations irritent leur soif de jouissances, et redoublent leur au lace
à se les procurer. Après avoir confessé à sa scrupuleuse compagne le
véritable état de ses affaires, après lui avoir laissé lire les lettres
de doux reproches et de plaintes bien fondées que sa mère lui écrivait,
il n'était plus possible de lui faire illusion, et de l'arracher à son
travail, à son plan d'économie consciencieuse et sévère. C'eût été
encourir le blâme de Marthe, et Horace tenait à être admiré tout autant
qu'à être aimé. Il fallut donc Qu'il s'accoutumât à la voir reprendre
ses humbles habitudes, et qu'il jouât auprès d'elle le rôle d'un
stoïque. Mais ce rôle lui pesait horriblement, et dès lors cet intérieur
dont il avait fait ses délices cessa de lui plaire. L'ennui l'emporta
sur la jalousie. Il était de ces organisations d'artistes voluptueux
chez qui l'amour succombe à la réalité prosaïque. Le tableau de ce
ménage austère et pauvre devint trop lugubre pour sa riante imagination.
Au lieu de puiser dans l'exemple de Marthe le courage de travailler, il
sentit le travail lui devenir plus lourd, plus impossible que jamais.
Il avait froid dans cette petite chambre mal chauffée, et le froid,
qui n'engourdissait pas les doigts diligents de Marthe, paralysait le
cerveau du jeune homme. Et puis cette nourriture sobre, que Marthe
préparait elle-même avec assez de soin et de propreté pour aiguiser
l'appétit, n'était ni assez substantielle ni assez abondante pour
alimenter les forces d'un homme de vingt ans, habitué à ne se rien
refuser. Il adressait alors à sa ménagère patiente des reproches dont la
grossièreté le faisait rougir de lui-même et pleurer l'instant d'après,
mais qui recommençaient le lendemain. Il l'accusait de parcimonie
mesquine; et lorsqu'elle répondait, les yeux pleins de larmes, qu'elle
n'avait que vingt sous par jour pour entretenir la table, il lui
demandait parfois avec âcreté ce qu'elle avait fait des cent francs
qu'il lui avait remis la semaine précédente: il oubliait qu'il avait
repris cet argent peu à peu sans le compter, et qu'il l'avait dépensé
dehors en babioles, en spectacles, en glaces, en déjeuners et en prêts
à ses amis. Car Horace était la générosité même: il n'aimait pas à
restituer, mais il aimait à donner; et tandis qu'il oubliait de rendre
dix francs à un pauvre diable qui avait des bottes percées, il faisait
le magnifique avec un joyeux compagnon qui lui en demandait quarante
pour régaler sa maîtresse. Il prenait des bains parfumés, et donnait
cent sous au garçon qui l'avait massé; il jetait une pièce d'or à un
petit ramoneur pour voir ses joyeuses cabrioles et se faire appeler
_mon prince_; il achetait à Marthe une robe de soie qui lui était fort
inutile, vu qu'elle manquait d'une robe d'indienne; il louait des
chevaux de selle pour aller courir au bois de Boulogne; enfin le peu
d'argent qu'après mille pressurages sur les besoins de sa famille,
madame Dumontet réussissait à lui envoyer était gaspillé en trois jours,
et il fallait retourner aux pommes de terre, à la retraite forcée, et
aux bâillements mélancoliques du ménage.
Cependant un témoin juste et sincère assistait au lent supplice que
subissait la pauvre Marthe. C'était Jean, le bousingot, dont la présence
dans la maison n'était pas une chose aussi fortuite qu'il le laissait
croire. Jean était dévoué corps et âme à un homme qui, ne pouvant
approcher du triste sanctuaire où pâlissait l'objet de son amour,
voulait du moins veiller à la dérobée et lui continuer sa mystérieuse
sollicitude. Cet homme c'était Paul Arsène. Au profond abattement qu'il
avait d'abord éprouvé, avait succédé une pensée de dévouement politique.
Il s'était toujours dit qu'il lui resterait assez de force pour se faire
casser la tête au nom de la république. En conséquence, il était allé
trouver le seul homme qu'il connût dans le mouvement organisé, et Jean
l'avait reçu à bras ouverts.
XX.
A cette époque, l'association politique la plus importante et la mieux
organisée était celle des _Amis du peuple_. Plusieurs des chefs qui la
représentaient avaient joué déjà un rôle dans la charbonnerie; ceux-là
et d'autres plus jeunes en ont joué un plus brillant depuis 1830. Parmi
ces hommes, qui ont surgi et grandi durant cette période de dix années,
et qui ont déjà des noms historiques, la société des _Amis de peuple_
comptait Trélat, Guinard, Raspail, etc.; mais celui qui exerçait le plus
de prestige sur les jeunes gens des Écoles tels que Laravinière, et
sur les jeunes républicains populaires tels que Paul Arsène, c'était
Godefroy Cavaignac. Presque seul, il n'avait pas cette suffisance
puérile qui perce chez la plupart des hommes remarquables de notre
temps, et qui fait chez eux de l'affectation une seconde nature. Sa
grande taille, sa noble figure, quelque chose de chevaleresque répandu
dans ses manières et dans son langage, sa parole heureuse et franche,
son activité, son courage et son dévouement, tout cela eût suffi pour
enflammer la tête du belliqueux Jean, et pour échauffer le coeur du
généreux Arsène, quand même Godefroy n'eût pas émis les idées sociales
les plus complètes, les plus logiques, je dirai même les plus
philosophiques qui aient pris une forme à cette époque dans les sociétés
populaires. Ce président, des _Amis du peuple_ a seul professé dans ces
clubs ce qu'on peut appeler les doctrines; doctrines qui, à beaucoup
d'égards, ne satisfaisaient pas encore le secret instinct d'Arsène et
les vastes aspirations de son âme vers l'avenir, mais qui, du moins,
marquaient un progrès immense, incontestable, sur le libéralisme de la
Restauration. Suivant Arsène, et suivant le jugement toujours sévère et
méfiant du peuple, les autres républicains étaient un peu trop occupés
de renverser le pouvoir, et point assez d'asseoir les bases de la
république; lorsqu'ils l'essayaient, c'était plutôt des règlements et
une discipline qu'ils imaginaient, que des lois morales et une société
nouvelle. Cavaignac, tout en faisant cette belle opposition qu'il a si
largement et si fortement développée l'année suivante jusque devant la
pâle et menteuse opposition de la chambre, s'occupait à mûrir des
idées, à poser des principes. Il songeait à l'émancipation du peuple, à
l'éducation publique gratuite, au libre vote de tous les citoyens, à la
modification progressive de la propriété, et il ne renfermait pas, comme
certains républicains d'aujourd'hui, ces deux principes nets et vastes
dans l'hypocrite question d'_organisation du travail_ et de _réforme
électorale_; mots bien élastiques, si l'on n'y prend garde, et dont le
sens est susceptible de se resserrer autant que de s'étendre. En 1832,
on ne craignait pas comme aujourd'hui de passer pour _communiste_, ce
qui est devenu l'épouvantail de toutes les opinions de ce temps-ci. Un
jury acquitta Cavaignac, après qu'il eut dit, entre autres choses d'une
admirable hardiesse: «Nous ne contestons pas le droit de propriété.
Seulement nous mettons au-dessus celui que la société conserve, de le
régler suivant le plus grand avantage commun.» Dans ce même discours, le
plus complet et le plus élevé parmi tous ceux des procès politiques
de l'époque[1], Cavaignac dit encore: «Nous lui contestons (_à votre
société officielle_) le monopole des droits politiques; et ne croyez pas
que ce soit seulement pour le revendiquer en faveur des capacités. Selon
nous, quiconque est utile est capable. Tout service entraîne un droit.»
[Note 1: Procès du droit d'association, décembre 1832.]
Arsène assistait à ce procès; il écouta avec une émotion contenue;
et, tandis que la plupart des auditeurs, subjugués par le magnétisme
qu'exerce toujours sur les masses le débit et l'aspect de l'orateur,
éclataient en applaudissements passionnés, il garda un profond silence;
mais il était le plus pénétré de tous, et il n'entendit pas, ce jour-là,
les autres plaidoiries[2]. Il s'absorba entièrement dans les idées que
Godefroy avait éveillées en lui, et il se retira plein de celle-ci,
qu'il vint me répéter mot à mot:
«La religion, comme nous l'entendons, nous, c'est le droit sacré de
l'humanité. Il ne s'agit plus de présenter au crime un épouvantail après
la mort, au malheureux une consolation de l'autre côté du tombeau.
Il faut fonder en ce monde la morale et le bien-être, c'est-à-dire
l'égalité. Il faut que le titre d'homme vaille à tous ceux qui le
portent un même respect religieux pour leurs droits, une pieuse
sympathie pour leurs besoins. Notre religion, à nous, c'est celle qui
changera d'affreuses prisons en hospices pénitentiaires, et qui, au nom
de l'inviolabilité humaine, abolira la peine de mort... Nous n'adoptons
plus une foi qui met tout au ciel, qui réduit l'égalité devant Dieu, à
cette égalité posthume que le paganisme proclamait aussi bien que le
christianisme; etc.»
[Note 2: C'est pourtant dans la même Séance que Piocque dit ces
belles paroles: «Est-ce que le dénouement et le besoin ne peuvent pas
logiquement réclamer la faculté de se constituer leurs représentants,
avocats de la faim, de la misère, et de l'ignorance?»]
«Théophile, s'écria Arsène en mettant sa main dans la mienne, voilà de
grandes paroles et une idée neuve, du moins pour moi. Elle me donne tant
à réfléchir, que tout, mon passé, c'est-à-dire tout ce que j'ai cru
jusqu'à ce jour, se bouleverse à mes propres yeux.
--Ce n'est pas une idée qui soit absolument propre à l'orateur que vous
venez d'entendre, lui répondis-je: c'est une idée qui appartient au
siècle, et qui a été déjà émise sous plusieurs formes. On pourrait même
dire que c'est l'idée qui a dominé nos révolutions depuis cent ans,
et l'humanité tout entière depuis qu'elle existe, par une instinctive
révélation de son droit, plus puissante que les théories religieuses de
l'ascétisme et du renoncement. Mais c'est toujours une chose neuve et
grande que de voir le droit humain, pris à son point de vue religieux,
proclamé par un révolutionnaire. Il y avait bien assez longtemps que vos
républicains oubliaient de donner à leurs théories la sanction divine
qu'elles doivent avoir. Moi, qui suis _légitimiste_, ajoutai-je en
souriant...
--Ne parlez pas comme cela, reprit vivement Paul Arsène, vous n'êtes
pas légitimiste dans le sens qu'on attache à ce mot; vous sentez que la
légitimité est dans le droit du peuple.
--C'est la vérité, Arsène, je le sens profondément; et quoique mon père
fût attaché, de fait et par délicatesse de conscience, aux hommes du
passé, plus il approchait de la tombe, plus il s'élevait à la
conception et au respect des institutions de l'avenir. Croyez-vous que
Chateaubriand ne se soit pas dit cent fois que Dieu est au-dessus des
rois, dans le même sens que Cavaignac vous proclamait aujourd'hui le
droit de la société au-dessus de celui des riches?
--A la bonne heure, dit Arsène. Il est donc vrai que nous avons droit au
bonheur en cette vie, que ce n'est pas un crime de le chercher, et que
Dieu même nous en fait un devoir? Cette idée ne m'avait pas encore
frappé. J'étais partagé entre un sentiment révolutionnaire qui me
rendait presque athée, et des retours vers la dévotion de mon enfance
qui me rendaient compatissant jusqu'à la faiblesse. Ah! si vous saviez
comme j'ai été froidement cruel aux trois journées au milieu de mon
délire! Je tuais des hommes, et je leur disais: Meurs, toi qui as fait
mourir! Sois tué, toi qui tues! Cela me paraissait l'exercice
d'une justice sauvage; mais je m'y sentais forcé par une impulsion
surnaturelle. Et puis, quand je fus calmé, quand je m'agenouillai sur
les tombes de juillet, je pensai à Dieu, à ce Dieu de soumission et
d'humilité qu'on m'avait enseigné, et je ne savais plus où réfugier ma
pensée. Je me demandais si mon frère était damné pour avoir levé la main
contre la tyrannie, et si je le serais pour avoir vengé mon frère et mes
frères les hommes du peuple. Alors j'aimais mieux ne croire rien; car je
ne pouvais comprendre qu'au nom de Jésus crucifié, il fallût se laisser
mettre en croix par les délégués de ses ministres. Voilà où nous en
sommes, nous autres enfants de l'ignorance: athées ou superstitieux,
et souvent l'un et l'autre à la fois. Mais à quoi songent donc nos
instituteurs, les chefs républicains, de ne pas nous parler de ce qui
est le fond même de notre être, le mobile de toutes nos actions! Nous
prennent-ils pour des brutes, qu'ils ne nous promettent jamais que la
satisfaction de nos besoins matériels? Croient-ils que nous n'ayons pas
des besoins plus nobles, celui d'une religion, tout aussi bien qu'ils
peuvent l'avoir? Ou bien est-ce qu'ils ne l'ont pas eux? Est-ce qu'ils
seraient plus grossiers, plus incrédules que nous? Allons, ajouta-t-il,
Godefroy Cavaignac sera mon prêtre, mon prophète; j'irai lui demander ce
qu'il faut croire sur tout cela.
--Il ne pourra que vous dire d'excellentes choses, cher Arsène, lui
répondis-je; mais ne croyez pas, encore une fois, que le seul foyer
des idées nouvelles soit dans cette opinion. Élevez votre esprit à
une conception plus vaste du temps où nous vivons. Ne vous donnez pas
exclusivement à tel ou tel homme comme à la vérité incarnée; car les
hommes sont mobiles. Quelquefois en croyant progresser, ils reculent;
en croyant s'améliorer, ils s'égarent. Il y en a même qui perdent leur
générosité avec leur jeunesse, et qui se corrompent étrangement!
Mais attachez-vous à ces mêmes idées dont vous cherchez la solution.
Instruisez-vous en buvant à différentes sources. Voyez, lisez, comparez,
et réfléchissez. Votre conscience sera le lien logique entre plusieurs
notions contradictoires en apparence. Vous verrez que les hommes probes
ne diffèrent pas tant sur le fond des choses que sur les mots; qu'entre
ceux-là un peu d'amour-propre jaloux est quelquefois le seul obstacle à
l'unité de croyances; mais qu'entre ceux-là et les hommes du pouvoir,
il y a l'immense abîme qui sépare la privation de la jouissance, le
dévouement de l'égoïsme, le droit de la force.
--Oui, il faudrait s'instruire, dit Arsène. Hélas! si j'avais le temps!
Mais quand j'ai passé ma journée entière à faire des chiffres, je n'ai
plus la force de lire; mes yeux se ferment malgré moi, ou bien j'ai la
fièvre; et, au lieu de suivre avec l'esprit ce que je lis avec les yeux,
je poursuis mes propres divagations en tournant des pages que j'ai
remplies moi-même. Il y a longtemps que j'ai envie d'apprendre ce que
c'est que le _fouriérisme_. Aujourd'hui, Cavaignac l'a cité, ainsi que
la _Revue Encyclopédique_ et les _saint-simoniens_. Il a dit de ces
derniers, qu'au milieu de leurs erreurs, ils avaient soutenu avec
dévouement des idées utiles, et développé le principe d'association.
Eugénie, j'irai les entendre prêcher.»
Eugénie était là sur son terrain; c'était une adepte assez fervente de
la réhabilitation des femmes. Elle commença à endoctriner son ami le
Masaccio, ce qu'elle n'avait pas fait encore; car elle était de ces
esprits délicats et prudents qui ne risquent pas leur influence à moins
d'une occasion sûre. Elle savait attendre comme elle savait choisir.
Elle ne m'avait pas parlé dix fois de ses croyances saint-simoniennes;
mais elle ne l'avait jamais fait sans produire sur moi une grande
impression. Je connaissais mieux qu'elle peut-être, par l'examen et par
la lecture, le fort et le faible de cette philosophie; mais j'admirais
toujours avec quelle pureté d'intention et quelle finesse de tact elle
savait éliminer tacitement des discussions où s'élaborait la doctrine
des adeptes secondaires, tout ce qui révoltait ses instincts nobles et
pudiques, pour conclure souvent _à priori_, des secrètes élucubrations
des maîtres, ce qui répondait à sa fierté naturelle, à sa droiture et à
son amour de la justice. Je me disais parfois que cette femme forte et
intelligente appelée par les _apôtres_ à formuler les droits et les
devoirs de la femme, c'eût été Eugénie. Mais, outre que sa réserve et sa
modestie l'eussent empêchée de monter sur un théâtre où l'on jouait
trop souvent la comédie sociale au lieu du drame humanitaire, les
saint-simoniens, dans la déviation inévitable où leurs principes se
trouvaient alors, l'eussent jugée, ceux-ci trop rigide, ceux-là
trop indépendante. Le moment n'était pas venu. Le saint-simonisme
accomplissait une première phase, qui devait laisser une lacune avant la
seconde. Eugénie le sentait, et prévoyait qu'il faudrait encore dix
ans, vingt ans d'arrêt peut-être, avant que la marche progressive du
saint-simonisme pût être reprise.
[Illustration: Jean, vous êtes un grossier, un brutal.]
Paul Arsène, frappé de ce qu'elle lui fit entrevoir dans une première
conversation, alla écouter les prédications saint-simoniennes. Il se
lia avec de jeunes apôtres; et sans avoir précisément le temps de
s'instruire, il se mit au courant de la discussion, et s'y forma un
jugement, des sympathies, des espérances. Ce fut une rapide et profonde
révolution dans la vie morale de cet enfant du peuple, qui jusque-là
n'était pas sans préjugés, et qui dès lors les perdit ou acquit du moins
la force de les combattre en lui-même. L'amour qu'il nourrissait encore,
faute d'avoir pu l'étouffer (car il y avait fait son possible), se
retrempa à cette source d'examen qu'il n'avait pas encore abordée,
et prit un caractère encore plus calme et plus noble, un caractère
religieux pour ainsi dire.
En effet, jusque-là Marthe n'avait été pour lui que l'objet d'une
passion tenace, invincible. Il l'avait maudite cent fois, cette passion
qui puisait des forces nouvelles dans tout ce qui eût dû la détruire;
mais comme elle régnait là sur une grande âme, bien qu'elle y fût
mystérieuse, incompréhensible pour celui-là même qui la ressentait, elle
n'y produisait que des résultats magnanimes, une générosité sans exemple
et sans bornes. Aussi quels affreux combats cette âme fière et rigide
se livrait ensuite à elle-même! Comme Arsène rougissait d'être ainsi
l'esclave d'un attachement que l'austérité un peu étroite de son
éducation populaire lui apprenait à réprouver! Lui dont les moeurs
étaient si pures, épris à ce point de l'ex-maîtresse de M. Poisson, de
la maîtresse actuelle d'un autre! Jamais il n'eût voulu profiter de
l'espèce de faiblesse et d'entraînement que cette conduite de Marthe lui
laissait entrevoir, pour arracher, en secret, à la reconnaissance, à
l'amitié exaltée, des faveurs qu'il aurait voulu devoir seulement
à l'amour exclusif et durable. Mais malgré le peu d'espoir qui lui
restait, il se surprenait toujours à désirer la fin de cet amour pour
Horace, et à caresser le rêve d'un mariage légal avec Marthe. C'est là
que l'attendaient pour le faire souffrir ses anciens préjugés, le blâme
de ses pareils, l'indignation de sa soeur Louise, l'effroi de sa soeur
Suzanne, la crainte du ridicule, une sorte de mauvaise honte, toute
puissante parfois sur des caractères élevés; car elle leur est enseignée
par l'opinion, comme le respect de soi-même et des autres. C'est alors
qu'Arsène essayait d'arracher son amour de son sein, comme une flèche
empoisonnée. Mais sa nature évangélique s'y refusait: il était forcé
d'aimer. La haine et le mépris qu'il appelait à son secours ne voulaient
pas entrer dans ce coeur plein d'indulgence, parce qu'il était plein de
justice.
[Illustration: Il le trouva environné de fusils.]
Durant cet hiver qu'il passa loin de Marthe et qu'il consacra à étudier
du mieux qu'il put la religion, la nature et la société, sous les
nouveaux aspects qui s'ouvraient devant lui de toutes parts; tour à tour
et à la fois fouriériste, républicain, saint-simonien et chrétien (car
il lisait aussi l'_Avenir_ et vénérait ardemment M. Lamennais), Arsène,
s'il ne put réussir à bâtir une philosophie de toutes pièces, épura
son âme, éleva son esprit, et développa son grand coeur d'une manière
prodigieuse. J'en étais frappé chaque jour davantage, et, d'une semaine
à l'autre, j'admirais ces progrès rapides. J'avais fini par découvrir sa
retraite; et, affrontant l'accueil revêche de sa soeur aînée, j'allais
quelquefois, le soir, le surprendre au milieu de ses méditations. Tandis
que les deux soeurs travaillaient en échangeant les idées les plus
niaises, lui, assis au bout de la table, la tête dans ses mains, un
livre ouvert entre ses coudes, et les yeux à demi fermés, étudiait ou
rêvait à la lueur d'une triste lampe dont la clarté arrivait à peine
jusqu'à lui. A voir son teint jaune, ses yeux fatigués, son attitude
morne, on l'eût pris pour un homme usé par la fatigue et la misère;
mais dès qu'il parlait, son regard reprenait du feu, son front de la
sérénité, et son langage révélait une énergie de mieux en mieux trempée.
Je l'emmenais faire un tour de promenade sur les quais, et là, tout en
fumant nos cigares de la régie, nous devisions ensemble. Quand nous
avions passé en revue les idées générales, nous en venions à nos
sentiments individuels; et il me disait souvent, à propos de Marthe:
«L'avenir est à moi; le règne d'Horace ne saurait durer longtemps. Le
pauvre enfant ne comprend pas le bonheur qu'il possède, il n'en jouit
pas, il n'en profitera pas; et vous verrez que Marthe apprendra ce que
c'est qu'un véritable amour, en éprouvant tout ce qui manque de grandeur
et de vérité à celui qu'elle inspire maintenant. Voyez-vous, mon ami,
j'ai remporté une grande victoire le jour où j'ai compris que ce qu'on
appelle les fautes d'une femme étaient imputables à la société et non à
de mauvais penchants. Les mauvais penchants sont rares, Dieu merci;
ils sont exceptionnels, et Marthe n'en a que de bons. Si elle a choisi
Horace au lieu de moi, c'est qu'alors je n'étais pas digne d'elle et
qu'Horace lui a semblé plus digne. Incertain et farouche, tout en
m'offrant à elle avec dévouement, je ne savais pas lui dire ce qu'elle
eût aimé à entendre. Le souvenir de ses malheurs m'inspirait de la pitié
seulement; elle le sentait, et elle voulait du respect. Horace a su lui
exprimer de l'enthousiasme; elle s'y est trompée, mais la faute n'en est
point à elle. Maintenant, je saurais bien lui dire ce qui doit fermer
ses anciennes blessures, rassurer sa conscience, et lui donner en moi
la confiance qu'elle n'a pas eue. Mon austérité lui a fait peur, elle
a craint mes reproches; elle n'a eu pour moi que cette froide estime
qu'inspire un homme sage et passablement humain. Elle avait besoin
d'un appui, d'un sauveur, d'un initiateur à une vie nouvelle, toute
d'exaltation et de charité. Je le répète, Horace, avec ses beaux yeux
et ses grands mots, lui est apparu en révélateur de l'amour. Elle l'a
suivi. _Mea culpa!_»
Je trouvais Arsène injuste envers lui-même, à force de générosité. Il
fallait bien faire, dans l'aveuglement de Marthe, la part d'une certaine
faiblesse et d'une sorte de vanité qui est, chez les femmes, le résultat
d'une mauvaise éducation et d'une fausse manière de voir. Chez Marthe
particulièrement, c'était l'effet d'une absence totale d'instruction
et de jugement dans cet ordre d'idées, si nécessaires et si négligées
d'ailleurs chez les femmes de toutes les classes.
Marthe avait tout appris dans les romans. C'était mieux que rien,
on peut même dire que c'était beaucoup; car ces lectures excitantes
développent au moins le sentiment poétique et ennoblissent les fautes.
Mais ce n'était pas assez. Le récit émouvant des passions, le drame de
la vie moderne, comme nous le concevons, n'embrasse pas les causes, et
ne peint que des effets plus contagieux que profitables aux esprits
sevrés de toute autre culture. J'ai toujours pensé que les bons romans
étaient fort utiles, mais comme un délassement et non comme un aliment
exclusif et continuel de l'esprit.
Je faisais part de cette observation au Masaccio, et il en tirait la
conséquence que Marthe était d'autant plus innocente qu'elle était plus
bornée à certains égards. Il se promettait de l'instruire un jour de la
vraie destinée qui convient aux femmes; et lorsqu'il me développait ses
idées sur ce point, j'admirais qu'il eût su, ainsi qu'Eugénie, rejeter
du saint-simonisme tout ce qui n'était pas applicable à notre époque,
pour en tirer ce sentiment apostolique et vraiment divin de la
réhabilitation et de l'émancipation du genre humain dans la _personne
femme_.
J'admirais aussi la belle organisation de ce jeune homme qui, aux
facultés perceptives de l'artiste, joignait d'une manière si imprévue
les facultés méditatives. C'était à la fois un esprit d'analyse et de
synthèse; et quand je le regardais marcher à côté de moi, avec ses
habits râpés, ses gros souliers, son air commun et ses manières
_peuple_, je me demandais, en véritable anatomiste phrénologue que
j'étais, pourquoi je voyais les livrées du luxe et les grâces de
l'élégance orner autour de nous tant d'êtres disgraciés du ciel, portant
au front des signes évidents de la dégradation intellectuelle, physique
et morale.
XXI.
Le bon Laravinière n'était pas, à beaucoup près, un aussi grand
philosophe. Sa tête était plus haute que large, c'est dire qu'il avait
plus de facultés pour l'enthousiasme que pour l'examen. Il n'y avait de
place dans cette cervelle ardente que pour une seule idée, et la sienne
était l'idée révolutionnaire. Brave et dévoué avec passion, il se
reposait du soin de l'avenir sur les nombreuses idoles dont il avait
meublé son Panthéon républicain: Cavaignac, Carrel, Arago, Marrast,
Trélat, Raspail, le brillant avocat Dupont, et _tutti quanti_,
composaient le comité directeur de sa conscience sans qu'il eût beaucoup
songé à se demander si ces hommes supérieurs sans doute, mais incertains
et incomplets comme les idées du moment, pourraient s'accorder ensemble
pour gouverner une société nouvelle. Le bouillant jeune homme voulait le
renversement de la puissance bourgeoise, et son idéal était de combattre
pour en hâter la chute. Tout ce qui était de l'opposition avait droit
à son respect, à son amour. Son mot favori était: «Donnez-moi de
l'ouvrage.»
Il se prit pour Arsène d'une vive amitié, non qu'il comprît toute la
beauté de son intelligence, mais parce que sous les rapports de bravoure
intrépide et de dévouement absolu où il pouvait le juger, il le trouva à
la hauteur de son propre courage et de sa propre abnégation. Il s'étonna
beaucoup de voir qu'il cultivait, avec une sorte de soin, une passion
qui n'était pas payée de retour; mais il céda affectueusement à ce qu'il
appelait la fantaisie d'Arsène, en allant demeurer sous le même toit que
la belle Marthe, et en provoquant une sorte de confiance et d'intimité
de la part d'Horace. C'était un rôle assez délicat pour un homme aussi
franc que lui. Pourtant il s'en tira d'une manière aussi loyale que
possible, en ne témoignant point à Horace une amitié qu'il ne ressentait
en aucune façon. Suivant les instructions d'Arsène, il fut obligeant,
sociable et enjoué avec lui; rien de plus. L'amour-propre confiant
d'Horace fit le reste. Il s'imagina que Laravinière était attiré vers
lui par son esprit et le charme qu'il exerçait sur tant d'autres. Cela
eût pu être; mais cela n'était pas. Laravinière le traitait comme un
mari qu'on ne veut pas tromper, mais que l'on ménage et que l'on se
concilie pour cultiver l'amitié ou l'agréable société de sa femme. Dans
toutes les conditions de la vie cela se pratique en tout bien tout
honneur, et non-seulement Laravinière n'avait pas de prétentions pour
lui-même, mais encore il avait fait ses réserves avec Arsène, en lui
déclarant que, ne voulant pas agir en traître, il ne parlerait jamais à
Marthe ni contre son amant, ni en faveur d'un autre. Arsène l'entendait
bien ainsi; il lui suffisait d'avoir tous les jours des nouvelles de
Marthe, et d'être averti à temps de la rupture qu'il prévoyait et qu'il
attendait entre elle et Horace, pour conserver cette forte et calme
espérance dont il se nourrissait.
Laravinière voyait donc Marthe tous les jours, tantôt seule, tantôt en
présence d'Horace, qui ne lui faisait pas l'honneur d'être jaloux de
lui; et tous les soirs il voyait Arsène, et parlait avec lui de Marthe
un quart d'heure durant, à la condition qu'ils parleraient ensuite de la
république pendant une demi-heure.
Quoique Jean ne se fût pas posé en surveillant, il lui fut impossible de
ne pas observer bientôt l'aigreur et le refroidissement d'Horace envers
la pauvre Marthe, et il en fut choqué. Il n'avait pas plus réfléchi sur
la nature et le sort de la femme qu'il ne l'avait fait sur les autres
questions fondamentales de la société; mais, chez cet homme, les
instincts étaient si bons, que la réflexion n'eût rien trouvé à
corriger. Il avait pour les femmes un respect généreux, comme l'ont
en général les hommes braves et forts. La tyrannie, la jalousie et la
violence sont toujours des marques de faiblesse. Jean n'avait jamais été
aimé. Sa laideur lui inspirait une extrême réserve auprès des femmes
qu'il eût trouvées dignes de son amour; et quoique à la rudesse de son
langage et de ses manières, on ne l'eût jamais soupçonné d'être timide,
il l'était au point de n'oser lever les yeux sur Marthe qu'à la dérobée.
Cette méfiance de lui-même était parfaitement déguisée sous un air
d'insouciance, et il ne parlait jamais de l'amour sans une espèce
d'emphase satirique dont il fallait rire malgré soi. Les femmes en
concluaient généralement qu'il était une brute; et cet arrêt une fois
prononcé contre lui, il eût fallu au pauvre Jean un grand courage et
une grande éloquence pour le faire révoquer. Il le sentait bien, et
le besoin d'amour qu'il avait refoulé au fond de son coeur était trop
délicat pour qu'il voulût l'exposer aux doutes moqueurs qu'eût provoqués
une première explication. Faute de pouvoir abjurer un instant le rôle
qu'il s'était fait, il s'était donc condamné à ne fréquenter que des
femmes trop faciles pour lui inspirer un attachement sérieux, mais
qu'il traitait cependant avec une douceur et des égards auxquels elles
n'étaient guère habituées.
Ceci est l'histoire de bien des hommes. Une fierté singulière les
empêchait de se montrer tels qu'ils sont, et ils portent toute leur vie
la peine d'une innocente dissimulation dans laquelle on les oblige à
persister. Mais comme le naturel perce toujours, malgré l'espèce de
mépris railleur que notre bousingot professait pour les sentiments
romanesques, il ne pouvait voir humilier et affliger une femme, quelle
qu'elle fût, sans une profonde indignation. S'il voyait une prostituée
frappée dans la rue par un de ces hommes infâmes qui leur sont associés,
il prenait parti héroïquement pour elle, et la protégeait au péril de sa
vie. A plus forte raison avait-il peine à se contenir lorsqu'il voyait
une femme délicate recevoir de ces blessures qui sont plus cruelles au
coeur d'un être noble que les coups ne le sont aux épaules d'un être
avili. Dès les commencements de son séjour dans la maison Chaignard, il
vit sur les joues de Marthe la trace de ses larmes; il surprit souvent
Horace dans des accès de colère que ce dernier avait bien de la peine à
réprimer devant lui. Peu à peu Horace, s'habituant à le considérer comme
un témoin sans conséquence, s'habitua aussi à ne plus se contraindre,
et Laravinière ne put rester longtemps impassible spectateur de ses
emportements. Un jour il le trouva dans une véritable fureur: Horace
avait passé la nuit au bal de l'Opéra; il avait les nerfs agacés, et
regardait comme une injure de la part de Marthe, comme un empiétement
sur sa liberté, comme une tentative de despotisme, qu'elle lui eût
adressé quelques reproches sur cette absence prolongée. Marthe n'était
pas jalouse, ou, du moins, si elle l'était, elle n'en laissait jamais
rien paraître; mais elle avait été inquiète toute la nuit, parce
qu'Horace lui avait promis de rentrer à deux heures. Elle avait craint
une querelle, un accident, peut-être une infidélité. Quoi qu'elle eût
souffert, elle ne se plaignait que de ne pas avoir été avertie, et sa
figure altérée disait assez les angoisses de son insomnie cruelle.
«N'est-ce pas odieux, je vous le demande, dit Horace en s'adressant
à Laravinière, d'être traité comme un enfant par sa bonne, comme un
écolier par son précepteur? Je n'ai pas le droit de sortir et de rentrer
à l'heure qu'il me plaît! Il faut que je demande une permission; et si
je m'oublie un peu, je trouve que le délai expiré est devant moi comme
un arrêt, comme la mesure exacte et compassée du temps où il m'est
permis de me distraire. Voilà qui est plaisant! je me ferai signer un
permis avec un dédit de tant par minute.
--Vous voyez bien qu'elle souffre! lui dit Laravinière à demi-voix.
--Parbleu! et moi, croyez-vous que je sois sur des roses? reprit Horace
à voix haute. Est-ce que des souffrances puériles et injustes doivent
être caressées, tandis que des souffrances poignantes et légitimes comme
les miennes s'enveniment de jour en jour?
--Je vous rends donc bien malheureux, Horace! dit Marthe en levant sur
lui, d'un air de douleur sévère, ses grands yeux d'un bleu sombre. En
vérité, je ne croyais pas travailler ici à votre malheur.
--Oui, vous me rendez malheureux, s'écria-t-il, horriblement malheureux!
Si vous voulez que je vous le dise en présence de Jean, votre éternelle
tristesse rend mon intérieur odieux. C'est à tel point que quand j'en
sors, je respire, je m'épanouis, je reviens à la vie; et que, quand
j'y rentre, ma poitrine se resserre et je me sens mourir. Votre amour,
Marthe, c'est la machine pneumatique, cela étouffe. Voilà pourquoi,
depuis quelque temps, vous me voyez moins souvent.
--Je crois que vous faites une erreur de date, répondit Marthe, à qui la
fierté blessée rendit le courage. Ce n'est pas ma tristesse continuelle
qui vous a forcé à vous absenter; c'est votre absence continuelle qui
m'a forcée à être triste.
--Vous l'entendez, Laravinière! dit Horace, qui avait besoin de trouver
une excuse dans la conscience d'autrui, et à qui l'air soucieux de Jean
faisait craindre un jugement sévère. Ainsi c'est parce que je sors,
parce que je mène la vie qui sied à un homme, parce que je fais de mon
indépendance l'usage qui me convient, que je suis condamné à trouver,
en rentrant, un visage bouleversé, un sourire amer, des doutes, des
reproches, de la froideur, des accusations, des sentences! Mais c'est le
plus affreux supplice qui soit au monde!
--Je vois, dit Laravinière en se levant, que vous êtes tous les deux
fort à plaindre. Écoutez; si vous voulez m'en croire, vous vous
quitterez.
--C'est tout ce qu'il désire! s'écria Marthe en mettant ses deux mains
sur son visage.
--Et c'est ce que vous demandez formellement par la bouche de
Laravinière, reprit Horace avec emportement.
--Un instant, dit Laravinière. Ne me faites pas jouer ici un personnage
que je désavoue. Je n'ai reçu en particulier les confidences d'aucun de
vous, et ce que je viens de dire, je l'ai dit de mon propre mouvement,
parce que c'est mon opinion. Vous ne vous convenez pas, vous ne vous
êtes jamais convenu; vous marchez de l'engouement à la haine, et vous
feriez mieux de mettre le pardon et l'amitié entre vous.
--J'accorde que ce beau discours soit une inspiration et une
improvisation de Laravinière, dit Horace; au moins, Marthe, vous me
direz si c'est l'expression de votre pensée?
--Il a pu aisément la supposer, la deviner peut-être, répondit-elle avec
dignité, en vous entendant m'accuser de votre malheur.»
Ce n'est pas ainsi qu'Horace l'entendait. Il voulait bien que Marthe fût
délaissée par lui; mais il ne voulait pas être quitté par elle. La force
qu'elle montrait en ce moment, et que la présence d'un tiers lui avait
inspirée, causa à Horace un des plus violents accès de dépit qu'il eût
encore éprouvés. Il se leva, brisa sa chaise, donna un libre cours à sa
colère et à son chagrin. L'ancienne jalousie même se réveilla, le nom
abhorré de M. Poisson revint sur ses lèvres comme une vengeance; et
celui d'Arsène allait s'en échapper, lorsque Laravinière, prenant le
bras de Marthe, lui dit avec force:
--Vous avez choisi pour votre défenseur un enfant sans raison et sans
dignité; à votre place, Marthe, je ne resterais pas un instant de plus
chez lui.
--Emmenez-la donc chez vous, Monsieur! dit Horace avec un mépris
sanglant, j'y consens de grand coeur; car je comprends maintenant ce qui
se passe entre elle et vous.
--Chez moi, Monsieur, reprit Jean, avec calme, elle serait honorée et
respectée, tandis que chez vous elle est humiliée et insultée. Ah! grand
Dieu! ajouta-t-il avec une émotion subite, si j'avais été aimé d'une
femme comme elle, seulement un jour, je ne l'aurais oublié de ma vie...
Et la voix lui manqua tout à coup, comme si tout son coeur eût été prêt
à s'échapper dans une parole. Il y avait tant de vérité dans son accent,
que la jalousie feinte ou subite d'Horace s'évanouit à l'instant même;
l'émotion de Laravinière le gagna par un effet sympathique; et obéissant
à une de ces réactions auxquelles nous portent souvent les scènes
violentes, il fondit en larmes; et lui tendant la main avec effusion:
«Jean, lui dit-il, vous avez raison. Vous avez un grand coeur, et moi
je suis un lâche, un misérable. Demandez pardon pour moi à cette pauvre
femme dont je ne suis pas digne.»
Cette franche et noble résolution termina la querelle, et gagna même le
coeur sincère de Jean.
«A la bonne heure, dit-il en mettant la main de Marthe dans celle
d'Horace, vous êtes meilleur que je ne croyais, Horace; il est beau de
savoir reconnaître ses torts aussi vite et aussi généreusement que vous
venez de le faire. Certainement Marthe ne demande qu'à les oublier.»
Et il s'enfuit dans sa chambre, soit pour n'être pas témoin de la joie
de Marthe, soit pour cacher l'essor d'une sensibilité qu'il était
habitué à réprimer.
Malgré ce beau dénouement, des scènes semblables se répétèrent bientôt,
et devinrent de plus en plus fréquentes. Horace aimait la dissipation;
il y cédait avec une légèreté effrénée. Il ne pouvait plus passer une
seule soirée chez lui; il ne vivait qu'au parterre des Italiens et de
l'Opéra. Là il était condamné à ne point briller; mais c'était pour lui
une jouissance que de lever les yeux sur ces femmes qui étalent, dans
les loges, leur beauté ou leur luxe devant une foule de jeunes gens
pauvres, avides de plaisir, d'éclat et de richesse. Il connaissait par
leurs noms toutes les femmes à la mode dont les titres, l'argent
et l'orgueil semblaient mettre une barrière infranchissable à sa
convoitise. Il connaissait leurs loges, leurs équipages et leurs amants;
il se tenait au bas de l'escalier pour les voir défiler devant lui
lentement, les épaules mal cachées par des fourrures qui tombaient
parfois tout à fait en l'effleurant, et qui bravaient audacieusement
l'audace de ses regards. Jean-Jacques Rousseau n'a rien dit de trop en
peignant l'impudence singulière des femmes du grand monde; mais c'était
une brutalité philosophique dont Horace ne songeait guère à être
complice. Son ambition hardie n'était pas blessée de ces regards froids
et provoquants par lesquels cette espèce de femmes semble vous dire:
«Admirez, mais ne touchez pas.» Le regard effronté d'Horace semblait
leur répondre: «Ce n'est pas à moi que vous diriez cela.» Enfin, les
émotions de la scène, la puissance de la musique, la contagion des
applaudissements, tout, jusqu'à la fantasmagorie du décor et l'éclat
des lumières, enivrait ce jeune homme, qui, après tout, n'avait en cela
d'autre tort que d'aspirer aux jouissances offertes et retirées sans
cesse par la société aux pauvres, comme l'eau à la soif de Tantale.
Aussi, lorsqu'il rentrait dans sa mansarde obscure et délabrée, et qu'il
trouvait Marthe froide et pâle, assoupie de fatigue auprès d'un
feu éteint, il éprouvait un malaise où le remords et le dépit se
combattaient douloureusement. Alors, à la moindre occasion, l'orage
recommençait; et Marthe, n'espérant pas guérir d'une passion aussi
funeste, désirait et appelait la mort avec énergie.
Dans ces sortes de secrets domestiques, dès qu'on a laissé tomber le
premier voile on éprouve de part et d'autre le besoin d'invoquer le
jugement d'un tiers; on le recherche, tantôt comme un confident, tantôt
comme un arbitre. Laravinière fut médiateur dans les commencements. Il
était fâché de se sentir entraîné à prendre part dans la querelle, et
il avouait à Arsène que, malgré ses résolutions de neutralité, il était
obligé de contracter avec Horace une sorte d'amitié. En effet, ce
dernier lui témoignait une confiance et lui prouvait souvent une
générosité de coeur qui l'engageait de plus en plus. Horace avait, en
dépit de tous ses défauts, des qualités séduisantes; il était aussi
prompt à se radoucir qu'il l'était à s'emporter. Une parole sage
trouvait toujours le chemin de sa raison; une parole affectueuse
trouvait encore plus vite celui de son coeur. Au milieu d'un débordement
inouï d'orgueil et de vanité, il revenait tout à coup à un repentir
modeste et ingénu. Enfin, il offrait tour à tour le spectacle des
dispositions et des instincts les plus contraires, et la dispute
que nous avons rapportée en gros ci-dessus résume toutes celles qui
suivirent, et que Laravinière fut appelé à terminer.
Cependant, lorsque ces disputes se furent renouvelées un certain nombre
de fois, Laravinière, obéissant, ainsi qu'Arsène le lui avait
conseillé, à la spontanéité de ses impressions, se sentit porté à moins
d'indulgence envers Horace. Il y a, dans le retour fréquent d'un même
tort, quelque chose qui l'aggrave et qui lasse la patience des âmes
justes. Peu à peu Laravinière fut tellement fatigué de la facilité
avec laquelle Horace s'accusait lui-même et demandait pardon, que son
admiration pour cette facilité se changea en une sorte de mépris. Il
arriva enfin à ne voir en lui qu'un hâbleur sentimental, et à sentir sa
conscience dégagée de cette affection dont il n'avait pu se défendre.
Cet arrêt définitif était bien sévère, mais il était inévitable de la
part d'un caractère aussi ferme et aussi égal que l'était celui de Jean.